Ce qui survit à l’épreuve du temps est forcément utile
Introduction : de la fonction des phrases humoristiques répétitives en contexte éducatif
1« Oui mais… - on n’est pas le 8 mai » ; « laisse croire les bonnes sœurs, elles sont payées pour ça » ; « ferme la porte, tu habites dans une église ou quoi ? » ; « quelle heure est-il ? - l’heure de t’acheter une montre ! », « qu’est-ce que tu attends, la chute des feuilles ? »… Voici, extrait d’un grand répertoire possible, un petit échantillon d’expressions humoristiques généralement prononcées par une personne ayant en charge une mission éducative (un enseignant, un parent, un tuteur, …) à l’adresse de personnes plus jeunes, élèves, enfants, adolescents ou jeunes adultes parfois.
2De telles locutions sont considérées la plupart du temps comme des boutades sans importance. Pourtant, le fait que ces expressions se perpétuent à travers le temps, au point de devenir des “classiques”, devrait nous encourager à les étudier de plus près. Nous estimons intéressant d’explorer leur potentiel heuristique, de les traiter comme des analyseurs psychosociaux des relations scolaires ou éducatives. Elles peuvent nous aider à comprendre les contextes dans lesquelles elles sont prononcées en termes de transmission de valeurs, de paradigmes éducatifs, de normes sociales et relationnelles. Leur impact sur les relations scolaires ou éducatives peut également être questionné.
3Que nous apprenent ces expressions humoristiques répétitives sur les relations enfants-adultes dans les contextes éducatifs ? Sur les conceptions de l’apprentissage qui circulent dans nos systèmes péadagogiques ? Sur les relations dans les systèmes éducatifs et la manière de les réguler ? Sur les tensions entre conceptions éducatives des éduquants et besoins des apprenants ? Sur les éventuelles violences qu’elles révèlent ?Et que produisent-elles comme effet ? Telles sont les questions qui animeront notre propos.
4Nous poserons donc ici l’hypothèse que la fonction – ou l’effet - principale de ces expressions en apparence “simplement” humoristiques et superficielles n’est pas (seulement) de faire rire. Au delà, c’est donc à une lecture psychosociale du langage humoristique que nous invitons ici le lecteur.
1 – Cadre théorique
5Par leur caractère récurrent, les expressions humoristiques répétitives constituent ce que l’on peut appeler de “l’humour mort” (ou figé) par opposition à “l’humour vif” qui est créé spécifiquement dans le cadre d’une situation. Nous recourrons à cette distinction par analogie avec la différence entre métaphore vive et métaphore morte que l’on trouve dans l’analyse littéraire (par exemple, Génin, 2001). Les métaphores mortes se caractérisent par le fait que le sens figuré a beau être dérivé d’un sens propre avec lequel il entretient un rapport d’analogie, ce lien de ressemblance s’est tellement affaibli qu’il ne joue plus un rôle actif ni au niveau cognitif ni au niveau pragmatique ou discursif (ce sont les métaphores habituelles, conventionnelles) (Landheer, 2008). Elles sont entrées dans notre culture, s’y sont ancrées. Par exemple, « courir un grand danger », est tellement entré dans nos habitudes que nous n’y voyons plus une métaphore. A contrario, les métaphores vives préservent un fort pouvoir d’invention et de stimulation de la réflexion et de l’imaginaire (ce sont plutôt les métaphores créées « sur le moment », elles sont « originales » ou « nouvelles »).
6De même, on pourrait dire que si l’humour « vif » cherche à inventer et explorer de nouveaux liens entre les éléments de la réalité, suscitant le rire par l’inattendu, l’insolite, le décalage, la surprise, l’ambiguïté, la caricature, la déformation de la réalité, dans l’humour « figé », cet effet s’est fortement affaibli à force de répétition au point que le trait d’esprit ne fait plus vraiment rire.
7Admettre que ces phrases n’ont aujourd’hui plus pour vocation de faire rire, c’est se questionner sur leur utilité sociale puisqu’elles continuent quand même à être employées. Et, en effet, plusieurs études menées dans des contextes différents abordent les fonctions sociales ou relationnelles de l’humour, de l’ironie, de la caricature, montrant par là qu’il ne sert pas qu’à faire rire.
8Ainsi, dans un contexte thérapeutique, Pannichelli (2007) relève que l’humour, selon la manière et par qui il est utilisé, peut servir différentes fonctions dans la relation soignant-soigné telles que éviter, créer des alliances, faire baisser la tension. Goldbeter-Merinfeld, (2007) commente également l’intérêt de mobiliser l’humour en situation de psychothérapie comme outil de décadrage ou de recadrage. Avec des préoccupations plus politiques, Martin (2009) analyse l’humour du Canard Enchainé - et plus particulièrement son ironie ou sa satire - comme une arme : il y est utilisé dans le cadre d’un combat politique et journalistique. L’humour est défini également comme une ressource pour l’action, une manière de créer de l’énergie et de la force dans le cadre des luttes sociales (Besson, 2010). Dans le domaine du management, Bottega (2008) considère l’humour comme un outil de changement organisationnel et individuel. Bref, on le comprend, l’humour ne sert pas qu’à faire rire.
9Entamer une analyse du discours dans cette perspective, c’est aussi questionner la dimension productive du langage. Pour Melchior (1998), une expression ne fait pas que ré-férer, elle inter-fère ce dont elle parle, c’est-à-dire qu’elle contribue à faire exister les réalités qu’elle évoque. Une expression a donc également un pouvoir pragmatique ou perlocutoire (Austin, 1970) en ce sens qu›elle peut produire des effets sur une situation, sur un contexte. Les phrases humoristiques figées peuvent donc être également étudiées comme des messages produisant des injonctions.
10On restera toutefois attentif au fait que la distinction entre humour mort et humour vif relève plus du continuum que de la séparation nette. C’est ce que montre Genin (2001) lorsqu’elle aborde comment la traduction « ravive » les métaphores figées dans Moby Dick. Landheer (2002) relativise également le caractère définitif de « morte » pour préférer des termes comme usée, éteinte, figée, lexicalisée. C’est pourquoi nous retiendrons l’idée d’expression figée afin de ne pas perdre de vue qu’un trait d’humour, même usé, est toujours plus ou moins ravivé dans un contexte particulier.
2 – Approche méthodologique
11Pour conduire notre analyse, nous entreprendrons trois processus enchâssés. Pour chaque expression, nous partirons à la recherche de trois aspects.
- Le sens littéral. Une telle démarche est rendue possible par le fait que les phrases humoristiques comprennent deux niveaux de lecture. Il s’agit d’expressions imagées qui renvoient à des significations assez différentes que ce que leur interprétation littérale pourrait laisser croire (Sander & Hofstadter, 2013). Attendre la chute des feuilles est une métaphore dont nous comprenons aisément la signification. Elle n’en n’est pas moins une expression métaphorique, personne n’attendant effectivement la chute des feuilles, l’expression étant d’ailleurs prononcée en toute saison.
Cela étant, si le sens figuré d’une expression est évident pour la plupart des personnes d’une même communauté culturelle, elle n’en part pas moins d’un sens « au premier degré » qu’il s’agit aussi de prendre au sérieux. C’est la première étape de notre démarche : questionner ce qui est compris explicitement dans l’expression, dans sa lecture littérale. Une telle approche se fonde sur le fait que la métaphore n’est pas seulement une figure de style, elle est un élément indispensable de l’activité de savoir qui produit un effet puissant de communication (Journet, 2008). En effet, comme le montrent Lakoff et Johnson (1996), une métaphore n’est pas à traiter comme un simple effet d’ornementation du discours, elle rend compte d’une façon de penser, la pensée elle-même étant de toute façon impossible sans recourir à des systèmes d’analogies (Hofsdade & Sander, 2010). Plantin (2011) ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que l’analogie est au fondement de toutes les gnoses. - La dimension sémantique. Les expressions humoristiques seront étudiées en tant que message de contenu en se référant au « système isotopique » de chaque expression. L’isotopie est définie par Greimas (1970, p. 91) comme « un ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture uniforme du récit, telle qu’elle résulte des lectures partielles des énoncés et de la résolution de leurs ambiguïtés qui est guidée par la recherche de la lecture unique ». D›après Calvet (2010), nous sommes face aux signes linguistiques comme un analyste face à un rêve : les mots et expressions sont toujours ambigus et nécessitent un travail d›interprétation en fonction du contexte. On s’intéresse donc dans cette deuxième démarche au contenu latent du « rêve », là où c’est le contenu manifeste qui nous a occupé avec le sens littéral, sachant que le deuxième recouvre le premier par déplacement, distorsion, condensation et symbolisme (Plantin, 2011).
Car, au delà des analogies contenues dans ces expressions, et qu’elle soient perçues comme drôles ou choquantes, elles constituent de puissants révélateurs des conceptions pédagogiques qui animent nos systèmes éducatifs. Elles viennent aussi souligner des confrontations de paradigmes pédagogiques, de besoins ou encore de vécus entre apprenants et éducateurs. Comme le dit Flahaut (2006), et ceci vaut pour toute forme de langage, humoristique ou pas, « tout énoncé est lui-même enchâssé dans un acte d’énonciation » (p. 24). Il ne se limite donc pas à sa valeur informative, fut-elle comique, mais dit quelque chose des valeurs, des relations, du contexte culturel dans lequel il est activé. Appliqué à des expressions, on peut ainsi explorer non seulement l’univers sémantique d’une expression, mais aussi, comme on le fait dans ce type d’analyse, sa structure grammaticale ou langagière. - Les effets pragmatiques sur les destinataires. Parler d’effet ne signifie pas que nous pensons qu’il y ait une intentionnalité de la part de ceux qui les formulent. Ces expressions sont d’ailleurs portées par des motivations diverses, notamment pour dédramatiser aimablement une situation, sous le coup d’un agacement ou encore dans une intention éducative. Elles n’en restent pas moins porteuses d’effets pragmatiques sur les apprenants. Dans cette troisième approche, ce n’est pas tant le système de signes qui nous intéresse, mais bien un acte de communication situé dans un réseau relationnel (Pirotton, n.d.) ce qui nous situe dans une approche de pragmatique linguistique (Benveniste, 1966). On considère dans ce cadre que communiquer ne sert pas uniquement à transmettre une information, mais à prendre position dans un contexte en créant, prolongeant ou modifiant des rapports sociaux (Totschnig, 2000). Ce sont donc les effets du discours (Armengaud, 2007) que nous allons prendre en compte. On retrouve ici les perspectives habermasiennes de l’agir stratégique et de l’agir communicationnel. A ce titre, les expressions humoristiques constituent aussi des instruments de régulation groupale extrêmement puissants. L’humour (ou ses cousins plus féroces que sont le sarcasme, l’ironie, la moquerie…) sont des outils d’expression des normes sociales très efficaces : rien de plus utile, pour moduler le comportement d’autrui en groupe, que d’utiliser le rire (Landry, 2006). Pour toutes ces raisons, elles peuvent nous apprendre beaucoup de choses tant sur les présupposés des enseignants et du système éducatif qu’ils incarnent que des postures des apprenants.
Chaque expression a donc été passée au filtre de ces différentes grilles de lecture : sens littéral, système isotopique, portée pragmatique.
12Pour compléter notre approche méthodologique, quelques précisions sont nécessaires pour situer notre démarche et la portée du propos.
13Les expressions sont puissées ici dans le répertoire belge francophone. Certaines sont typiques de la région, aussi, il est possible que certains lecteurs étrangers à ce territoire les découvrent. Bien entendu, le raisonnement que nous déployons sur chaque expression est singulier à celle-ci, mais la démarche est tout à fait exportable dans n’importe quelle locution du même type.
14Nous nous livrons ici à un travail interprétatif sur chaque expression. Par nature, l’interprétation est discutable et personnelle. Nos analyses reflètent notre raisonnement sur l’expression, fondée sur les trois démarches explicitées ci-avant. Pour reprendre la distinction proposée par Henny (2008), notre travail d’interprétation n’a pas pour fin de « fixer le sens, c’est-à-dire de l’arrêter », mais plutôt de « donner accès à un enchaînement, un foisonnement de sens ». Nous en avons complété la démarches en croisant nos interprétations avec différentes sources issues de la littérature scientifique tout en en assumant le caractère subjectif.
15Dans cette optique interprétative, les trois démarches mobilisées forment non pas une chaîne mais un système cohérent, chaque signification étant reliée aux autres. Les analyses sont donc présentées elles aussi sous cette forme systémique : l’expression est abordée sous les trois angles de manière circulaire plutôt que séquentielle.
3 – Les expressions analysées
3.1 – Tu habites dans une église ? Entre espace scolaire et espaces domestique et social
16“Tu habites dans une église ?” Cette question est généralement posée à l’adresse d’un élève qui ne ferme pas la porte derrière lui en entrant dans la classe. Il laisse l’espace ouvert, comme on le ferait dans une église.
17Pour commencer, si l’on prend cette expression au premier degré, il faut indiquer que personne n’habite dans une église. L’humour réside dans cette situation impossible : tout le monde sait que l’élève interpellé ne peut habiter dans une église. À moins que… si quelqu’un devait vraiment habiter dans l’église, ce serait Dieu… Dans cette hypothèse, on peut dire que l’élève se retrouve là littéralement “remis à sa place”. Ne laisse pas la porte ouverte, à moins que tu ne te prennes pour Dieu…
18Sur le plan du système isotopique, on perçoit que, dans cette expression, il est question d’espace. L’espace de vie (habiter), la situation de l’élève dans un espace (dans). Elle évoque la dimension spatialement située de l’école autant que celle de son milieu domestique. Procédant par comparaison entre l’école et le lieu de vie de l’élève, l’expression n’est compréhensible que si l’on admet qu’il y a des points communs entre habiter l’école et habiter une maison. L’idée n’est pas absurde : on y vit ensemble, on y partage des espaces, des règles, des évènements. Jeunes et adultes partagent ces espaces. Du point de vue linguistique, l’isotopie peut être définie autour des notions “milieu de vie”, “communauté”, “localisation”, que l’on retrouve dans une église et dans le fait d’habiter et avec le terme dans.
19Or, puisqu’il est question d’espace domestique et d’espace scolaire, “Tu habites dans une église ?” nous rappelle aussi que certains milieux ont des cultures familiales plus proches de l’école que d’autres (Delay, 2011). Chaque élève transporte son “habitus domestique” dans le milieu scolaire et que certains ont plus d’efforts à faire que d’autres pour le comprendre et s’y adapter. Monde scolaire et monde familial sont deux mondes plus ou moins proches ou éloignés selon les cas (Claes & Comeau, 1996), ce qui n’est pas sans poser problème à l’heure où c’est la proximité qui est de plus en plus prônée (Giuliani & Payet, 2014). Ainsi, si l’élève habite habite dans un milieu familial où l’habitude est de laisser la porte ouverte (comme dans une église), cette expression l’invite à endosser les règles de l’école, plutôt que celles qui ont cours chez lui.
20Or, si l’on prolonge l’isotopie, il est un fait que certains milieux de vie sont effectivement physiquement plus ouverts que d’autres. Et de manière très réductrice, on peut dire qu’il s’agit des milieux populaires, bien connus pour être plus éloignés de la culture scolaire (Delay, 2011). Les portes ouvertes, les enfants qui jouent dans la rue, les maisons mitoyennes, les enfants qui font leurs devoirs dans des pièces où l’on fait également la cuisine évoquent davantage les milieux populaires que les environnements où l’on trouve une porte d’accès verouillée, des pièces dédicacées au travail où l’on peut s’enfermer pour se concentrer, où chacun dispose de sa chambre personnelle qu’il peut à loisir fermer à clé. Il s’agit là d’une caricature, néanmoins illustrative de cette notion de proximité culturelle école-famille (Payet, 1996). Les effets des écarts famille-école peuvent d’ailleurs produire des effets impressionnants si l’on se réfère par exemple à l’étude classique de Zimmerman (1978) qui montre que les comportements non verbaux d’attraction-répulsion des enseignants sont influencés par l’origine sociale des élèves.
21Le raisonnement placé ici sur le terrain social peut aussi s’exporter sur le terrain psychologique. La division, qu’elle soit des espaces, des matières ou du temps, est caractéristique de l’institution scolaire telle que nous la connaissons (Muchielli, 2010). Elle est plus ou moins bien adaptée à la psychologie des élèves. Certains élèves ont davantage la capacité d’analyser, diviser, distinguer espaces et notions. Seront à l’aise ceux qui sont capables de passer rapidement d’une activité à l’autre, qui laissent symboliquement leur esprit mathématique dans une classe pour endosser le rôle d’élève en géographie l’heure suivante ; seront moins à l’aise ceux qui se caractérisent par une pensée plus désordonnée ou dont la concentration est plus problématique.
22Par ailleurs, il y a lieu de se questionner sur l’importance de la porte fermée dans le système d’enseignement. Le cours commence quand la porte se ferme. D’évidentes raisons de confort le justifient : couper avec le bruit ambiant ou éviter de déranger l’extérieur avec le bruit de la classe sont des raisons plus que valables. Mais nous faisons l’hypothèse que si une expression humoristique s’est implantée pour le rappeler, c’est que d’autres enjeux se jouent dans cette situation.
23La porte doit être fermée parce qu’elle garantit et affirme d’autres caractéristiques de notre système scolaire. Tout d’abord le contrôle de l’espace par l’enseignant. Enjeu essentiel pour la prise en main de la classe, il est une clé de l’autorité du maitre (Moulin, 2004). Dans cet espace et durant toute la période où la porte est fermée, il sera le premier à décider ce qu›il s›y passe. En effet, c’est lui qui pose les choix pédagogiques, organise l’apprentissage et en contrôle les fruits. Certes, il y a débat sur la question du pouvoir. D’une part, on peut affirmer avec Vinatier (2003) que l’enseignant n’est pas le seul responsable du déroulement de l’interaction : enseignants et élèves collaborent positivement ou négativement à la construction de l’interaction. D’un autre côté, l’absence de triangulation entre élève et enseignant institue en partie l’espace scolaire comme un espace de non droit (Merle, 2005). L’événement que constitue la visite du directeur ou de l’inspecteur ne fait que souligner par l’inverse la puissance de cette règle de non-triangulation. Quoi qu’il en soit, la relation se construit à l’exclusion d’un autre protagoniste. On peut dénommer ce principe celui du tiers absent. Analogie possible avec l’exclusion du tiers et la binarisation du ternaire, comme dans l’inceste ? (Eliacheff & Heinich, 2005)
24Plus symboliquement, l’école se veut un espace préservé des contraintes extérieures : pression du marché du travail, compétitivité de la vie des adultes, violence, injustices du monde extérieur, avantages sociaux et financiers des plus favorisés. La récente intervention de Jean-Michel Blanquer (2018), Ministre français de l’Éducation Nationale, vient souligner cet incontournable élément de l’institution scolaire. Dans une note intitulée “Protection de l’espace scolaire”, il se dit “particulièrement soucieux de garantir à chaque élève et à l’ensemble de la communauté éducative un espace préservé, nécessaire à un apprentissage serein”. Chez les adultes aussi, on parle de l’importance de construire des « espaces protégés » pour l’apprentissage (Bourgeois & Nizet, 1997). La porte fermée rappelle aussi la distinction entre les savoirs théoriques et la vie pratique ; entre le monde des idées, idéal précisément, et le monde matériel, imparfait, contingent. Elle rappelle que les savoirs ont une valeur en soi, peu importe l’usage que l’on en fera. On comprend donc pourquoi il est si important matériellement et symboliquement pour l’école d’affirmer que la porte de la classe doit être fermée. Car il faut enfin rappeler que, du point de vue de l’enseignement, le monde extérieur peut être source de menace. Comme le rappel Dubet (2003), si l’école républicaine était protégée du monde extérieur, l’école de masse est, comme il le dit, ouverte aux quatre vents des problèmes sociaux. En découle une série de menaces : menace d’être privé de la maîtrise de la situation pédagogique par ingérence externe, menace du jugement des collègues ou des directions, menace d’intrusion de l’extérieur qui pourrait en quelque sorte dicter sa loi – économique, culturelle – à l’enseignant.
25La fermeture de la porte instaure également le temps pédagogique. Il s’agit d’un facteur essentiel de l’enseignement, à la source de nombre de difficultés pour celui-ci (Chopin, 2006). L’élève qui laisse la porte ouverte ne semble pas adhérer au démarrage de ce fameux temps pédagogique. C’est comme s’il le refusait à l’enseignant, en lui demandant de ne pas commencer tout de suite, comme s’il ne voulait pas entrer de plain pied dans cet espace d’apprentissage. Parce qu’il s’y sentirait menacé d’une manière ou d’une autre ? L’hypothèse n’est pas à exclure.
26Pour expliquer pourquoi l’élève laisse la porte ouverte, plusieurs hypothèses sont mobilisables. La première est culturelle : l’élève laisse la porte ouverte parce que dans son milieu, c’est l’habitude, c’est ainsi que cela se pratique. Il vit dans un environnement décloisonné. Somme toute, en quelque sorte, oui, il vit comme dans une église. C’est l’interprétation la plus proche du sens littéral de l’expression. On peut imaginer quelle peut être la violence symbolique de l’expression dans ce cas.
27Autre hypothèse, il laisse la porte ouverte parce que, psychologiquement, il est davantage préoccupé par d’autres questions. Il n’est pas en mesure d’entrer de plain pied dans l’espace scolaire.
28Hypothèse psychopédagogique, cet espace scolaire le menace, alors il laisse la porte ouverte pour pouvoir s’échapper, pour retarder le moment où il y sera emprisonné. Dans ce cas, le monde extérieur le rassure, l’espace de classe pouvant être vécu comme celui de l’humiliation (Merle, 2005).
29Dans le contexte de la société post moderne, où l’on s’oriente de plus en plus vers un décloisonnement des espaces (Erhenberg, 2000 ; Augé, 2004), sous l’influence notamment des nouvelles technologies de l’information qui multiplient les lieux et temps hybrides, l’école est de plus en plus en lutte dans sa volonté d’instaurer un espace protégé avec la porosité de toutes les frontières. Clairement, la question de la porte ouverte ou fermée est un moment de confrontation des besoins, des valeurs, des objectifs, des références culturelles des uns et des autres que vient souligner ce trait d’humour.
3.2 – Quelle heure est-il ? L’heure de t’acheter une montre (variante : l’heure qu’il était hier à la même heure). Les différences de temporalités de l’apprenant et du maître
30L’élève cherche à connaitre l’heure ou demande à l’enseignant l’heure qu’il est. Celui-ci lui répond : l’heure de t’acheter une montre.
31Autre trait d’esprit classique. L’élève demande une information sur un temps fermé, l’enseignant refuse d’entrer dans cette vision : il ne donnera pas l’heure. Notons d’abord ceci : alors que dans l’expression précédente, l’apprenant semble réclamer un espace ouvert en opposition à un enseignant qui prône sa fermeture, dans celle-ci, c’est l’apprenant qui s’interroge sur la cloture temporelle alors que l’enseignant s’inscrit plutôt dans un état d’esprit de non finitude du temps.
32Cette expression peut être mise en rapport avec les nombreux travaux sur les différences de temporalités (Forgeard, 2013 ; Janvier & Testu, 2005 ; Maubant, 2018), c’est-à-dire les différences dans le vécu du temps selon la position sociale, psychologique ou relationnelle de chaque acteur. La temporalité de l’élève, la temporalité de l’enseignant et la temporalité de la société sont trois différences qui entrent en jeu ici. Le vécu du temps dans ces trois situations est radicalement distnct. De manière très générale, il passe beaucoup plus vite pour l’enseignant que pour l’élève. C’est un des commentaires les plus classiques des enseignants en formation qui (re)découvrent, côté apprenant, une perception du temps allongée lorsqu’ils sont placés dans la situation “d’élèves” (Faulx & Danse, 2018).
33En effet, l’enseignant évolue dans un système où il compare le temps qui s’écoule avec tout ce qu’il souhaiterait enseigner. Il est actif physiquement et intellectuellement. Il est immergé dans son activité. A l’inverse, généralement, l’apprenant ne mesure que très peu le chemin à parcourir et est focalisé (au mieux) sur l’apprentissage du moment et non sur une perspective de ce qu’il y aura à apprendre plus tard. Il est aussi plus passif.
34Enfin, il n’est pas immergé dans l’activité d’apprentissage et est potentiellement habité par des préocupations issues de l’extérieur, soit un extérieur qui n’a rien à voir (fuite mentale), soit un extérieur en lien avec l’objet d’apprentissage (réflexion sur les transferts d’apprentissage possible, anticipation de l’évaluation, comparaison sociale avec les pairs, …).
35Ce faisant, il est percuté par d’autres temporalités : ses temporalités familiales, sociales, personnelles (Barbier, n.d.). Somme toute, d’autres mondes l’appellent, là ou l’enseignant qui fait son métier avec engagement, les mette entre parenthèses pendant le temps de son activité d’enseignement. Pour l’enseignant, le temps d’apprentissage est comme un temps suspendu. Pour l’élève, il est un temps parmi d’autres dans sa vie dont il mesure l’intérêt par rapport à ses autres temps d’appartenance. Voilà pourquoi cette réflexion, comme la précédente, est révélatrice d’une tension entre deux vécus, ici deux temporalités.
36Par ailleurs, on sait, grâce aux nombreux travaux sur les rythmes scolaires et d’apprentissage, que l’attention n’est pas continue au cours d’une journée scolaire (Forgeard, 2013). C’est pourquoi l’apprenant a besoin de connaitre l’évolution du temps pour monitorer son attention, puisqu’il est incapable de “tenir” toute la journée (Janvier & Testu, 2013). Cette demande peut donc être supportée par bien des motifs et notamment l’augmentation d’un contrôle perçu sur la situation dont on sait qu’il constitue un facteur clé dans la motivation à l’apprentissage (Galand & Vanlede, 2004).
37Cependant, du point de vue de l’effet pragmatique, cette intervention peut être vécue comme blessante pour l’enseignant qui y voit là une manifestation d’ennui, donc un commentaire de son manque de qualité professionnelle. C’est sa propre évaluation de formateur à travers le regard de l’apprenant qui est mise en jeu (Faulx & Danse, 2015). La réaction humoristique et sarcastique montre bien le caractère difficile à supporter de l’interpellation. L’enseignant avait oublié le temps, voilà que l’apprenant le lui rappelle !
38L’effet pragmatique inverse est cinglant : je ne veux plus que tu t’interroges sur l’heure qu’il est, intime l’expression à l’élève.
39L’expression précédente soulignait des tensions autour de l’espace, celle-ci signale celles relatives au temps.
3.3 – Laisse-croire les béguinnes (ou les bonnes sœurs), elles sont payées pour ça. Une double opposition, entre savoir naïf et savoir scientifique et entre légitimité sociale à penser ou non
40Mais monsieur je croyais que…
41Laisse croire les béguinnes, elles sont payées pour ça…
42En réponse à une intervention de l’élève qui commence par “je croyais que..”, l’adulte répond : “laisse croire les beguines (ou les bonnes sœurs), elles sont payées pour ça”.
43Du point de vue littéral, un des ressorts comique de cette expression vient du double sens de “croire”. Croire dans le sens proposé par l’élève (je croyais que exprime une conviction, une pensée, une représentation) est détourné par croire dans le sens “croire en dieu”, comme le feraient les bonnes sœurs. On glisse de système isotopique : de celui des opinions vers celui des croyances religieuses.
44On retrouve la « dépréciation épistémologique de la croyance » en ce qu’elle « ne répond pas au critère de rationalité auquel est soumis celui de la connaissance vraie » (p. 44) (Cizeron & Gal-Petitfaux, 2004). Cette foi plus ou moins irrationnelle ne repose pas sur un savoir scientifique. Cette expression oppose donc deux façons de penser : l’une rationnelle, prouvée, juste, est l’apanage du maître ; l’autre, irrationnelle, farfelue, suspecte intellectuellement, est caractéristique de l’élève. On retrouve là une dialectique classique entre savoir savant et savoir naïf, ce dernier étant assimilé historiquement à la superstition populaire.
45Or, de nombreux travaux en pédagogie insistent sur l’importance de prendre en compte les représentations des élèves comme base de construction de nouveaux savoirs. Des expériences sur les modes de raisonnement spontannés et erronnés des élèves en calcul ont notamment été réalisées pour montrer que les élèves se construisaient des logiques personnelles (Caye, 2006), qui les amenaient à des réponses fausses quoique cohérentes avec leur propre raisonnement. C’est grâce à cette écoute de leur raisonnement spontané qu’on les faisait le mieux progresser. Giordan est un des auteurs phares à avoir conceptualisé cette vision de l’appreentissage. Pour lui, ‟au départ de tout apprentissage, il faut pouvoir introduire une (ou plusieurs) dissonances qui perturbent le réseau cognitif que constituent les conceptions mobilisées. Cette dissonance crée une tension qui rompt ou déplace le fragile équilibre que le cerveau a réalisé. Seule cette dissonance peut faire progresser” (Giordan, 2008).
46Bien qu’il soit nécessaire de prendre en compte les représentations des élèves (Beitone, Dollo, Hemdane, & Lambert, 2013), elles trouvent peu à s’exprimer dans les activités scolaires habituelles (Astolfi, Darot, Ginsburger-Vogel &Toussaint, 2008). L’expression étudiée ici confirme le peu de légitimité qu’elles peuvent recevoir. Or, souvent, les interventions des apprenants sont en construction (Faulx & Danse, 2015). La sanction par cet humour coupe clairement cet espace d’élaboration possible.
47Et c’est là que l’injection de l’aspect financier (elles sont “payées” pour ça) vient conférer une dimension supplémentaire à l’expression. Il introduit la notion de légitimité sociale à penser. Certaines personnes sont agréées pour penser ou croire car telle est leur fonction sociale. Elles en recoivent même de l’argent. D’autres non. Parmi ces personnes, qui ne sont pas payées pour croire, les élèves. Version optimiste : ils sont payés pour penser, pas pour croire bêtement. Version moins optimiste : ils ne sont même pas payés pour croire, donc encore moins pour penser. Leur activité cognitive se réduit donc à l’assimilation, la mémorisation, la répétition des discours proposés par ceux qui peuvent penser, ceux dont c’est la fonction sociale. Les deux options sont ouvertes par l’analyse littérale. C’est probablement le contexte qui tranchera la portée pragmatique…
48Par extension, on peut s’interroger aussi sur les parents : il y a des parents payés pour penser, d’autres pas. A coup sûr, dans la classe, on trouvera des parents rémunérés pour penser, alors que d’autres, travailleurs manuels, demandeurs d’emplois, femmes au foyer, ne le sont manifestement pas… Retrouverait-on là une vieille hiérarchie entre intellectuels et manuels ? Comme le rappelle Royer (2002), chez les Grecs, le travail manuel est la peine de l’esclave, tandis que l’activité intellectuelle et politique est réservée à l’homme libre. Et aujourd’hui encore, l’orientation vers le travail manuel s’opère encore largement par l’échec dans le système scolaire français (Cadet, 2012). Quoi qu’il en soit, mises ensembles, ces deux lectures dialectiques, l’une qui oppose savoir savant et savoir naïf, l’autre qui opppose producteurs de savoir et consommateurs de savoir, établissent une sorte de hiérarchie : l’enseignant détient un savoir scientifique et une légitimité sociale, la beguinne une légitimité sociale mais un savoir naïf, l’élève un savoir naïf et pas de légitimité. En cela, laisse croire les béguines est une expression redoutable pour réinstaurer un rapport au pouvoir et au savoir - les deux étant liés (Raynal & Rieunier. 2007) - des plus asymétriques.
3.4 – Ton père est vitrier ? Transmission générationnelle et rapports entre apprenants
49Un enfant cache la vue d’un autre ou de l’enseignant par sa présence. Il fait obstacle de son corps, généralement sans s’en rendre compte. Phrase humoristique : “ton père est vitrier ?” Il faudra quelques secondes à la personne concernée pour se rendre compte qu’elle occulte la vue entre quelqu’un et ce que cette personne cherche à voir.
50La situation décrite est plutôt banale mais l’expression vient pourtant souligner des observations intéressantes sur les relations pédagogiques.
51Dans l’analyse littérale, on peut s’interroger sur le rôle tenu par la figure du père qui est ici convoquée. L’expression ne dit pas : “tu te prends pour une vitre ?” Elle suggère une dynamique sociale et générationnelle très simple, si le père est vitrier, l’enfant est une vitre. Là réside évidemment l’humour mais aussi un présupposé social qui n’est pas démenti par la recherche en sociologie de l’éducation : la profession des parents, et plus généralement le milieu familial, constitue un facteur clé de la trajectoire scolaire des enfants (voir par exemple Merle, 2017). De manière très littérale, un père vitrier donnera un enfant transparent. Cette phrase humoristique rappelle donc l’importance de la filliation dans la réussite ou l’échec scolaire. De nouveau, cette observation est abondamment démontrée par les recherches sur les déterminants socoi-économiques des résultats (par exemple Dierendonck & Poncelet, 2010).
52Concrètement, pourquoi l’enfant ne se rend-il pas compte qu’il obstrue la vue d’un autre ? Peut-être parce qu’en contexte scolaire, l’autre n’existe pas. L’enseignant s’adresse non pas à un collectif constitué en tant que groupe, mais à un ensemble d’individu réunis dans un même espace-temps. La répression des interactions latérales en classe (Mucchielli, 2010) caractérise le système scolaire, tant et si bien que les corps eux-mêmes sont incarnés dans cette absence de prise en compte de l›autre.
53L’expression permet aussi de questionner le statut du corps à l’école. Existe-t-il en tant que tel ? L’élève a-t-il conscience de ce corps auquel le cours ne s’adresse que très peu ? L’école, c’est avant tout le développement de l’intellect, de l’esprit, de l’intelligence. Calin (2012) parle du “corps refoulé” à l›école et de son “anti-statut”, lesquels incarnent la “négation ordinaire de la présence des corps dans l’espace scolaire”. Ce développement de relations uniquement symboliques dans la transmission scolaire débouche sur une complète désincarnation tactile, selon l’expression d’Andrieu (2014). Or, le courant de la cognition incarnée ou embodied cognition (Varela, Thompson, & Rosch,1991) a montré que la « corporéité » influence la cognition (Fastrez, 2014). Autrement dit, les représentations mentales sont basées sur des métaphores issues de l’expérience corporelle (Ouss Ryngaert, 2013). Si l’élève perd la conscience de son corps, n’y a-t-il pas là une entrave à son apprentissage ? C’est ce que démontre notamment l’étude de Saint-Cast (2005), l’auteure montrant que des fonctions psychomotrices servent de cadre à tous les apprentissages chez l’enfant, y compris pour des apprentissages intellectuels. L’activité corporelle favorise en effet la progression dans bien des domaines.
54De manière presque paradoxale, l’impact pragmatique de l’expression invite l’élève à la fois à prendre conscience de son corps mais aussi à essayer de le rendre le plus discret possible.
3.5 – “Oui mais…” – “on est pas le 8 mai”. Une manière de gérer les mouvements médiateurs de l’apprenant
55Un élève interpelle le professeur pour une raison ou une autre :
56“oui mais, monsieur, …”.
57“oui mais, oui mais… on n’est pas le huit mai !”, interromp l’adulte.
58Du point de vue interlocutoire, l’expression “on est pas le huit mai” constitue une réponse à une intervention de l’élève qui commence par “oui mais…”. Pour bien contextualiser l’expression de l’enseignant, analysons d’abord l’intervention de l’élève.
59Sur le plan de sa structure, ce “oui mais” comporte deux termes en opposition : “oui” reflète une acceptation et “mais” témoigne d’un mouvement de refus. Le “oui mais” est donc une expression intéressante car elle comprend un double mouvement. Ainsi, le “oui” qui commence la locution signifie que l’apprenant a, à tout le moins, entendu l’enseignant, éventuellement qu’il a pris en compte et compris, voire qu’il a accepté ses propositions.
60Ce “oui”, au niveau relationnel, constitue aussi une manifestation de la reconnaissance d’une forme d’autorité de l’adulte. Avant de contester ou de solliciter une nuance plus ou moins forte au mouvement de l’enseignant, l’apprenant reconnaît la place de cet autre qui maîtrise le savoir et détient le pouvoir conféré par l’insititution, disposant peut-être également d’un crédit attaché à sa personne. L’élève reconnait au moins en partie les offres de significations (Leclercq, 2008) amenées par l’enseignant. Les freudiens rappeleront cependant que le oui direct est équivoque : il peut être aussi dépourvu de sens et même être “hypocrite” (Abend Sander, 2000).
61Ensuite vient le “mais”. Puisqu’il est précédé du “oui”, on en déduit que l’élève ne réclame pas nécessairement la suppression de la relation d’autorité et de déséquilibre de la connaissance, mais une possibilité de relativiser, amender, questionner, contester, peut-être même subvertir partiellement la parole de l’enseignant. Quoi qu’il en soit, en ce sens, le “oui mais” est déjà, sur le plan socio relationnel, une intervention de médiation. Grammaticalement, mais est d’ailleurs une conjonction de coordination. Cette médiation - coordination prend donc en compte deux positions, celle de l’adulte (oui) et la sienne d’élève (mais). L’audace du “mais” est en partie compensée par le “oui” qui le précède. C’est aussi, sur un plan plus intellectuel, une expression du conflit socio-cognitif (Quiamzade, Mugny, Falomir & Chatard, 2006) ou du pont (Faulx & Danse, 2015) entre une chose qu’il a entendue du maître (oui) et un mouvement personnel qu’il s’apprête à décrire (mais…).
62Il y a donc une mise en tension, sachant que ce “mais” de l’élève peut porter sur différentes dimensions : la matière (“oui mais je pensais que le pluriel des noms suivait telle règle”), les procédures d’évaluation (“oui mais vous aviez dit que c’était à cahier ouvert”), la régulation des comportements de l’élève (“oui mais c’était parce que je n’avais pas compris que je parlais à mon voisin”), le comportements autorisés ou non par l’enseignant (“oui mais je croyais qu’on pouvait se lever”), …
63Venons-en maintenant à l’intervention humoristique de l’enseignant.
64Si on analyse “on est pas le huit mai” dans le cadre d’un dialogue, on voit qu’il relève structurellement de deux dynamiques d’interruption dues à la structure même de l’échange.
65La première interruption, cognitive, consiste en une interruption sur le plan du raisonnement : “oui mais…” est évidemment une phrase incomplète, alors que si la personne avait réellement dit “8 mai”, il s’agirait d’une information finie. Ainsi, on traite l’introduction d’un raisonnement comme s’il s’agissait de l’information complète.
66L’autre interruption est relationnelle : “oui mais” vise à proposer une relation de négociation, de l’ordre de la contestation ou de la soumission au raisonnement de l’autre, cela dépend, mais s’intègre en tout cas dans un rapport partenarial, fut-il inégalitaire. On est pas le 8 mai, “réponse” de l’enseignant, repositionne la relation d’autorité. L’enseignant réaffirme sa place en coupant l’amorce tant sémantique que relationnelle et ne laisse pas se déployer ni la négociation sur le contenu (qui allait suivre), ni la négociation implicite sur la relation (le droit de répondre, d’amender, de contester, …).
67Cet hiatus montre la tension entre présupoosés du système éducatif et nécessités de l’apprenantissage. En effet, on sait qu’un apprenant a besoin de résoudre ses conflits socio-cognitifs pour apprendre (Bourgeois & Nizet, 1997) et une des manières de faire est de les exprimer ; l’apprenant aspire aussi à construire non pas une relation dans laquelle il serait nécessairement en position symétrique ou de concurrence avec l’enseignant (auquel cas, ce ne serait pas oui mais, mais non parce que), mais dans laquelle il peut provisiorement occuper une place de pair (Faulx & Danse, 2015), ce qui suppose éventuellement de pouvoir discuter, voire contester.
68Or, cette communication interrompue montre bien la difficulté de distinguer ce qui relève du mouvement clairement subversif ou contestataire de l’apprenant de ce qui relève de la médiation, qu’elle soit sociale ou cognitive. Lorsque cette phrase est utilisée, elle traite dès lors tous ces mouvements de la même manière, en l’occurence par l’interruption, avant même de savoir de quoi il s’agit. Et cela même alors que certains de ces mouvements de médiation sont indisensables à l’apprentissage - par l’activation et résolution du conflit socio-cognitif - ou à la socialisation - par l’élaboration progressive des règles relationnelles et test des limites du pouvoir des uns et des autres.
4 – Discussion
69Notre démarche interprétative, on l’aura compris, ne cherche pas à découvrir “la” signification cachée d’une expression mais plutôt à indiquer la voie à une démarche qui invite chacun à dépasser la banalité apparente de ces expressions, pour questionner plus profondément le sens de ces paroles stéréotypées, traversées par des codes, des normes, des habitudes, des représentations, des catégorisations propres à un univers particulier, ici celui de l’école.
70La méthode employée ici indique une voie pour pratiquer cette interprétation de sorte à la rendre rigoureuse. Elle comprend trois caractéristiques.
71D’abord, elle se base sur une démarche définie, fondée sur trois dimensions (sens littéral, structure lexicale, effets pragmatiques) pour faciliter l’accès à une réflexion qui permet une heuristique de ces expressions d’humour figé.
72Ensuite, ellle consiste à documenter les différentes pistes découvertes à l’aide de la littérature spécialisée sur le sujet. Chaque intuition, chaque lecture peut donner lieu à des recherches complémentaires. C’est pourquoi celles-ci sont jalonnées de références.
73Enfin, elle s’emploie à appliquer l’intersubjectivité en pratiquant des analyses en aveugle à plusieurs chercheurs.
74On obtient donc au final une triple triangulation : par la méthode (avec les trois dimensions), par la littérature scientifique (avec la documentation), par les pairs (avec les autres chercheurs impliqués). Il n’en reste pas moins que l’aspect inévitablement subjectif de l’analyse invite à la prudence et mérite d’être vérifiée auprès des acteurs.
75Une autre limite tient au fait que nous avons travaillé sur le texte de ces expressions. Or, elles s’expriment en contexte et sont en outre assorties d’un langage paraverbal et non verbal qui modifie leur interprétation possible. Selon les cas, les phrases peuvent en effet faire rire, divertir, toucher, titiller, blesser, heurter, mettre mal à l’aise, … Elles peuvent être formulées et entendues comme un rappel à l’ordre, une humilitation, un clin d’œil, une forme de complicité selon la manière dont elles sont dites et le contexte où elles apparaissent. Si cela ne retire rien à leur potentiel heuristique, leur effet relationnel et encore moins leur intentionnalité ne peuvent donc être déduits de la simple analyse textuelle.
Conclusion
76Comme le demandait Goldbeter-Marinfeld (2007) dans le cadre de la psychothérapie, l’humour, est-ce sérieux ? Comme elle, nous pensons que cela peut l’être. Les expressions, humoristique notamment, ont ce pouvoir d’éclairer de créer des espaces conceptuels (Hosfstadtder & Sander, 2005) : elles nous aident à penser. Qui plus est, l’humour figé dispose d’un fort potentiel heuristique : on ne rit plus vraiment avec lui, mais il peut nous donner à réfléchir sur des éléments en tension ou en questionnement dans un système. Nous nous sommes penchés sur un contexte spécifique, celui des expressions adressées par des adultes à des plus jeunes dans un contexte éducatif. Mais bien entendu, la démarche s’applique potentiellement à toute une série d’autres contextes : travail, famille, couple. Qu’attendons-nous pour nous y mettre, la chute des feuilles ?
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