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Article de revue

L’emprise sociétale du langage, instrument du pouvoir

Pages 265 à 305

Note

  • [*]
    La correspondance pour cet article doit être adressée à Pierre De Visscher, route de Liège 75, 4141 Louveigné, Belgique ou par courriel <Pierre.DeVisscher@ulg.ac.be>.
  • [1]
    La Dispute sur le sel et le fer (chinois traditionnel : 鹽鐵論 ; pinyin : Yán Tiě Lùn) est un recueil de textes historiques qui retrace le débat qui s’est tenu en 81 av. J.-C. au sein de la Cour impériale de Chine sur le rôle et la politique de l’État sous la Dynastie Han.

1 – Le langage : acteur sociétal

1.1 – Langage, langue et langues

1Le langage peut être défini comme un ensemble d’événements ou « signes » ayant pour fonction de représenter autre chose qu’eux-mêmes : ces signes, utilisés pour véhiculer les images mentales d’un individu auprès d’un ou plusieurs autres, peuvent être d’ordre divers : sonneries de cloches, tam-tam, minute de silence, télégraphe optique, pied-de-nez, enseigne lumineuse, etc.

2Mais, dans « langage », il y a « langue » et la langue est dans la bouche. Et d’ailleurs « qu’est-ce que la bouche, sinon une oreille qui se meut et qui répond » (Lavelle, 1942, p. 69).

3La langue est donc un organe mais le mot désigne aussi le code propre à une communauté linguistique ; instrument privilégié de la fonction communicative, la langue est, dans ce sens, une forme particulière du langage qui utilise (dans sa forme orale) des signes articulés et se compose d’éléments (phonèmes et morphèmes) et des règles de leur usage. Dans sa forme écrite, la langue usera de dessins, de graphies, de lettres, formant des mots dont la combinaison en phrases est régie par la grammaire.

4Quant aux « langues », elles sont les formes diverses prises par cet instrument dans des sociétés distinctes. Chaque langue constitue une authentique cristallisation d’habitudes, en d’autres termes une institution sociale. Elle en possède toutes les caractéristiques et répond notamment aux quatre critères fondamentaux révélateurs, selon Stuart Chapin (1936), d’une institution sociale : symboles, traits utilitaires, codes, patterns spécifiques de comportement.

5Alphabet et livre peuvent jouer le rôle symbolique de la croix ou du croissant pour une Eglise ou du drapeau et de l’hymne national pour un gouvernement. Bibliothèques et librairies sont des traits utilitaires identifiables à l’instar des églises ou des travaux publics. Les grammaires sont aussi bien des codes de spécification que le Décalogue ou la Constitution. Enfin certaines attitudes et certains patterns de comportement sont déterminés par le langage : notamment prières et discours ont des formes bien établies et socialement codifiées, dépendant parfois d’une distribution de rôles.

6Chaque langue nous fournit une sorte de matrice stratifiée à analyser soigneusement pour mettre en évidence des séquences socioculturelles.

1.2 – Le langage : modeleur de sociétés

7En 1929 déjà, Sapir écrivait : « Le langage est un guide menant à la réalité sociale… Il conditionne puissamment toute pensée relative aux problèmes et processus sociaux. Les êtres humains se trouvent pratiquement à la merci du langage particulier qui est devenu le moyen d’expression de leur société… Le monde réel est dans une large mesure inconsciemment édifié sur les habitudes linguistiques du groupe. Deux langues ne sont jamais suffisamment semblables pour qu’on puisse les considérer comme représentant la même réalité sociale… Les mondes au sein desquels vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, et pas le même monde qui se verrait étiqueté différemment… Même des processus perceptifs relativement élémentaires dépendent bien plus étroitement qu’on pourrait le supposer de ces patterns sociaux qu’on appelle mots. Lorsque, par exemple, nous dessinons une douzaine de lignes de formes différentes nous les percevons comme divisibles en catégories… droites, brisées, courbes, en zigzag. Ces expressions linguistiques suggèrent d’elles-mêmes le type de classification. Nous voyons et entendons et acquérons de l’expérience d’une façon déterminée. Ceci est largement dépendant des habitudes linguistiques de notre communauté qui orientent nos choix et nos interprétations. La compréhension d’un simple poème présuppose non seulement une compréhension de chaque mot dans son sens habituel mais encore une pleine compréhension de la vie entière de la communauté, telle qu’elle se reflète dans les mots ou qu’elle est suggérée par les harmoniques ». (E. Sapir, 1929, passim)

8Si l’on s’en tient au seul plan de la forme linguistique, « Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville » semble bien appartenir à la même catégorie relationnelle d’expérience que « il pleut dans mon jardin comme il neige sur le trottoir » ou encore « il cuit dans la casserole comme il rôtit dans le four ». Si nous trouvons la première phrase poétique et métaphorique, c’est bien parce que d’autres types complexes d’expérience, utilisant un symbole de référence approprié, nous permettent de réinterpréter la situation.

9Le langage serait somme toute un des écrans au travers desquels l’expérience de l’individu se bâtit et ses perceptions se modèlent.

10En outre les langues suivent des chemins sélectifs. Chaque culture devient un ensemble de façons de penser, sentir, réagir tout-à-fait spécifiques, qui est inconsciemment identifié avec « la » réalité. Sapir, Thomas (1937) et bien d’autres précurseurs, ont mis ce point en lumière. La façon dont les gens perçoivent et se représentent les personnes, le monde, et les modes de comportement des uns envers les autres est fonction, en partie du moins, de la dénomination qu’ils en donnent. Morphologie linguistique et vocabulaire acquièrent alors une valeur médiatrice prépondérante.

11À titre d’exemple, dans notre culture, nous pensons en termes de linéarité, d’ordre et d’aboutissement. Si le but n’est pas atteint, l’entreprise nous semble avoir peu de valeur. Notre conception du temps s’étendant le long d’un axe, nous dirons que « le temps m’a paru long » ou que « ça a passé vite !… c’était trop court ! ». Notre insistance sur la signification du succès, de l’échec et de la frustration est basée sur cette conception linéaire, véritable postulat inconscient.

12Par contre dans d’autres cultures, le simple fait d’entreprendre quelque chose a une valeur en soi et non parce que cela conduit à une fin. Le temps ne s’étend pas sur un axe à parcourir. L‘échec n’y a pas de signification symbolique. Ce constat est intimement lié à des particularités du langage, à certaines « déficiences » du vocabulaire. Pour illustration, en hindi et en bengali, on utilise le même mot pour identifier « hier » et « demain ».

13Nonobstant, « la perception du temps en chaque culture paraît si juste, si naturelle si légitime qu’on ne conçoit pas que les autres se réfèrent au temps de manière différente » (L. Saunders, 1954, p. 118).

14Les vocabulaires réfléchissent des moyens distincts de catégoriser l’expérience et les modes de pensée.

15C’est ainsi que certains peuples conçoivent l’eau de mer et l’eau de pluie comme des substances entièrement différentes. Ivan Illich écrit dans H2O, les eaux de l’oubli : « La substance considérée comme ‘eau’ ou comme ‘feu’ varie selon les cultures et les époques… L’eau est le sang qui nourrit avant même que coule le lait. Bien des choses peuvent être des eaux : dans certaines civilisations l’océan salin est aussi différent du sang que de l’eau qui étanche la soif. Et dans certaines cultures forestières, les cieux et la terre sont perçus comme autant de manifestations différentes de l’eau. Chez les Indiens du nord du Brésil, près de la frontière vénézuélienne, les morts se transforment en eau au bout de trois fois sept années et reviennent sur terre sous la forme de femmes, perçues comme la rosée. Même la frontière entre l’eau et le feu peut fluctuer. » (Illich, 2005-1988, vol. 2, pp. 466-467).

16« À partir du moment où le français et l’anglais attribuent des valeurs phonétiques hétérogènes au nom du même aliment, la position sémantique du terme n’est plus absolument la même… fromage et cheese veulent bien dire la même chose mais avec des nuances différentes : fromage évoque une certaine lourdeur, une matière onctueuse et peu friable, une saveur épaisse. C’est un mot particulièrement apte à désigner ce que les crémiers appellent ‘pâtes grasses’ ; tandis que cheese plus léger, frais, un peu aigre et s’escamotant sous la dent, me fait immédiatement penser au fromage blanc. Le ‘fromage archétypal ‘n’est donc pas le même pour moi, selon que je pense en français ou en anglais. » (Lévi-Strauss, 1958, pp. 106-107).

17Par ailleurs « un individu né dans un milieu d’une culture spécifique pensera dans des termes qui tiennent du moyen d’expression en usage dans sa société et par conséquent la nature de la pensée en sera affectée » (Klineberg, 1957, p. 56).

18« Quand nous envisageons le vocabulaire a posteriori, c’est-à-dire déjà constitué, les mots perdent beaucoup de leur arbitraire, car le sens que nous leur donnons n’est plus seulement fonction d’une convention. Il dépend de la manière dont chaque langue découpe l’univers de signification dont relève le mot, il est fonction de la présence ou de l’absence d’autres mots pour exprimer des sens voisins. Ainsi ‘time’ et ‘temps’ ne peuvent avoir le même sens en français et en anglais, du seul fait que l’anglais dispose aussi de weather, qui nous manque. Inversement, chair et armchair se trouvent, rétrospectivement, dans un environnement sémantique plus restreint que chaise et fauteuil. C’est aussi de façon arbitraire que les règlements de circulation ont assigné leurs valeurs sémantiques au feu rouge et au feu vert. » (Lévi-Strauss, p. 108).

19On a souvent tendance, dans la vie de tous les jours, à se servir à la fois de la quantité et de la nature des mots connus par ceux qu’on rencontre, comme d’un critère permettant d’estimer leur condition sociale, leur niveau éducatif et même leur développement intellectuel.

20Le sociologue espagnol de Madariaga a suggéré (1931) que le langage d’un peuple comporte des clefs qui ouvrent la porte d’aspects importants de leur culture. « Fair play », « le droit » et « el honor » seraient, d’après lui, trois clefs significatives respectivement de la culture anglaise, de la culture française, de la culture espagnole.

21Courrier International a consacré un numéro (décembre 2016) à un « voyage à travers ces mots d’ailleurs qui n’ont pas d’équivalent en français ». En voici quelques exemples significatifs :

  • en Algérie, le HOGRA signifie : l’humiliation et le sentiment de mépris que provoquent l’abus de pouvoir et la médiocrité de ceux qui l’exercent ;
  • en javanais, BLUSUKAN signifie : entrer dans un lieu inconnu de façon impromptue pour y chercher quelque chose ; devenu : les descentes dans des lieux publics pour aborder les « vrais » problèmes de la rue ;
  • en hébreu, HABAN signifie : magouilleur indécrottable ;
  • en anglais, UNDERDOG signifie : celui qui est battu dans un combat de chien, un opprimé ;
  • en mandarin, MANJIUYE signifie : tribu des diplômés en lente recherche d’emploi ;
  • en japonais, KAROSHI signifie : la mort par excès de travail (reconnu juridiquement au Japon) ;
  • en espagnol mexicain, AVIATOR signifie : qui figure dans un organigramme, touche un salaire sans travailler ;
  • en hindi, JUGOAD signifie : art du bricolage, trouver des solutions avec des moyens limités ;
  • en portugais brésilien, MALANDRAGEN signifie : stratagèmes qui permettent d’obtenir justice face aux institutions agressives et corrompues.

22De surcroît, les différentes manières de voir le monde et la logique à l’œuvre dans chaque langue, se révèlent dès l’examen de leur grammaire.

23Minaudier (2014), dans La poésie du gérondif, assure posséder 1.163 ouvrages de linguistique qui décortiquent 864 langues. Une grammaire servirait d’appui pour comprendre une langue, mais non pour apprendre une langue. Sa lecture peut alors constituer « un véritable roman policier aux indices inattendus » :

24« Indices ? Les 126 consonnes dont 83 clics et 44 voyelles du xoon (Namibie et Botswana) ou les 7 consonnes et 3 voyelles du pirahä (une langue amazonienne). La répétition du verbe en arapaho (une langue indienne aux Etats-Unis) pour indiquer le passé. Les six passés différents du min, une langue papoue, selon l’éloignement temporel. Les différents futurs du guarani (langue amazonienne surtout au Paraguay où elle est une langue officielle), selon que l’événement à vernir est plus ou moins certain. Les éléments qui permettent, au wai wai du Brésil, de savoir que l’être ou l’objet désigné est mort, abîmé ou inutilisable. Les concepts de gauche et droite remplacés, en taba, une langue d’une île indonésienne, par ‘du côté de la mer’ ou ‘du côté de la terre’ ».

25Tout cela contribue à l’évidence à colorer de multiples façons la perception du monde.

1.3 – Le langage : instrument d’action

26Par le langage nous imposons aux autres, non seulement une certaine perception du monde, mais aussi la reconnaissance de facto de notre existence comme personne. Nous les invitons à nous écouter, à participer à la question qui nous préoccupe. On comprend dès lors la rigueur relative des réglementations de l’échange verbal, cristallisées sous les formes de la politesse. Le langage nous aide aussi à gouverner le développement de notre personnalité. Il a souvent une fonction psychothérapeutique

27« Le langage est, en ordre principal, un instrument d’action. Le sens d’un mot, d’une phrase, n’est pas dans la définition du dictionnaire, mais dans le changement qu’introduit, dans une situation, le seul fait de l’émettre… Nous usons des mots pour arriver à nos fins dans nos rapports avec autrui. Nous échafaudons des descriptions verbales de nous-mêmes et de nos mobiles. Nous enjôlons, nous câlinons, nous protestons, nous invitons, nous menaçons. » (Kluckhohn, 1964, pp. 181-182)

28« Là où l’agression physique est interdite, l’injure est un substitut utile. Le bavardage de la ménagère, la médisance entre honnêtes gens, le mauvais esprit du rebelle, ont une utilité souvent méconnue, en ranimant les valeurs personnelles aux yeux des autres, en restaurant l’estime de soi, en apportant des compensations à un statut qui ne satisfait pas. L’argot a des fonctions psychothérapiques et sociothérapiques. Son caractère généralement ordurier montre qu’il est un substitut de l’expression directe de tendances agressives consécutives à des frustrations. Son caractère ésotérique sert à affirmer l’existence d’un groupe fermé et permet à l’individu de prouver son appartenance. » (Stoetzel, 1963, pp. 195-196)

29Certaines langues, dont l’anglais, sont largement monosyllabiques : langue typique de l’homme d’action qui vit dans le présent, impliquant dès lors des mots courts. Effectivement les mots de plus d’une syllabe sont parfois appelés en anglais des mots « de dictionnaire » c’est-à-dire des mots pour les intellectuels, pour les rats de bibliothèques, presque pour les non-anglophones exclusivement.

30De nouvelles formes de censure sociale opèrent par les dispositifs formels qui les conditionnent.

31Roland Gori, dans « La dignité de penser » les commente comme suit :

32« Les formes du savoir sont indissociables des pratiques sociétales… Les luttes politiques et sociales passent aussi par la culture, par les genres de savoir, les styles de discours qu’exigent les formes de pouvoir. C’est sur la scène des langages plus ou moins infectés par la ‘religion du marché’ que se développent aujourd’hui les luttes pour l‘hégémonie culturelle, instaurant de nouvelles hiérarchies de valeurs et de nouvelles manières de civiliser les individus et de fabriquer des subjectivités.

33Le système numérique et technique rend toujours plus précis et frustes les gestes et les relations de nos existences quotidiennes. Mais les hommes aussi deviennent toujours plus précis et frustes puisque sont retirés à leurs actes (et à leurs pensées) ‘toute circonspection et tout raffinement’ disait Adorno… La colonisation des esprits par la nouvelle religion à prétention universelle, celle des ‘marchés financiers’, de ses valeurs et de ses rituels techniques d’évaluation, provoque des désirs d’indépendance » (Gori, 2011, pp. 10-11).

34Toute langue pétrit l’être, le fait apparaître au monde, le gère. Le linguiste Victor Klemperer écrit à propos de la langue du IIIe Reich : « Elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret. » (Klemperer, 1996, p. 41).

35La domination linguistique colonise des peuples et des individus au départ des rêves et des fictions des dominants. C’est une vision du monde (Weltanschauung) qu’imposent les langues dominantes aux peuples qui se les réapproprient.

36Les langues de vaste diffusion mondiale dictent à tous les peuples la manière dont il convient de vivre et de penser. Comme le remarque le linguiste Claude Hagère : « la pression de certaines langues est redoutable. Dans le cas particulier de l‘anglais, nous avons affaire à quelque chose qui est lié non seulement à la suprématie économique des Etats-Unis mais aussi à celle d‘autres pays anglophones industrialisés, comme l’Angleterre, l’ouest du Canada et l’Australie. C’est parce que ces pays sont riches et puissants que la pression de leur langue est immense. Ce n’est pas celle d’une langue en soi, innocente par nature, c’est celle de la langue de pays dominants et qui ont toutes les raisons de maintenir cette pression de façon constante » (Hagère, 2011, p. 33).

37Cette langue anglaise qui menace de nombreuses langues aujourd’hui n’est pas celle de Shakespeare mais plutôt celle de Wall Street, celle du commerce, des affaires, des media et de la technique.

38« Dans la fabrique des subjectivités comme dans la construction de l’espace démocratique, la parole a perdu de sa dignité… Cette dévalorisation continue de la parole s‘est réalisée au profit de sa composante la plus technique, instrumentale et numérique : l’information. Parler, c’est tisser des liens entre les sujets et à l’intérieur de chacun d’entre eux… Les événements qui nous arrivent… n’acquièrent de sens qu’à partir du moment où ils sont ‘tricotés’ par les mailles du langage, que l’on peut les raconter à soi-même et aux autres. Lorsque ce récit se construit à notre insu, Freud fait l’hypothèse de l’inconscient. » (Gori, 2011, pp. 16-17).

2 – La pluralité des langues

2.1 – L’abondance de biens nuit

39Dans sa « liste de langues », Wikipedia recense 974 langues dont 93 sont désignées comme langue officielle par différents pays. Sont prises en considération uniquement les langues « vivantes » (celles que des locuteurs utilisent spontanément pour la communication interpersonnelle) qu’elles soient « vernaculaires » (c’est-à-dire utilisées quotidiennement pour les relations de proximité) ou « véhiculaires » (c’est-à-dire utilisées pour la communication entre personnes de langues maternelles différentes).

40Chaque langue est une façon différente de voir et de comprendre le monde, bien entendu, mais elle peut varier au fil des temps. Les langues vivantes vont et viennent, et parfois disparaissent. Au début du XIXe siècle par exemple, le patriotisme français a, tantôt habilement tantôt vigoureusement, réprimé ses langues régionales. D’innombrables dialectes locaux très spécifiques échappent à Wikepedia, parfois savoureux d’ailleurs, ainsi que certains argots évanescents de peu de durée et de faible extension.

41Dans le même temps de nouveaux idiomes naissent, s’étendent et s’implantent. Il en est ainsi du spanglish aux Etats-Unis -mélange d’anglais et d’espagnolet du portugnol -mélange de portugais et d’espagnolà la frontière entre l’Uruguay, l’Argentine et le Brésil, ou encore du wolofranglais des jeunes, au Sénégal et en Gambie. Par ailleurs certaines langues renaissent par volonté politique comme l’euskera, au pays basque espagnol.

42Il apparaît donc qu’avec la mondialisation galopante, les peuples, étant donné leur grande diversité linguistique, ont besoin pour communiquer, agir et notoirement commercer entre eux, d’une ou de plusieurs langues véhiculaires relatives à une « niche » de bonne dimension, régionale, nationale voire mondiale.

2.2 – Ces langues qui dominent le monde

43Le classement des principales langues s’effectue selon le nombre des locuteurs. Il fait souvent l’objet de controverses pour des raisons politiques, d’absence de rigueur quant à la méthodologie adoptée ou encore du moment où le comptage est effectué. Certains recensements ne se font que tous les cinq ou dix ans ; parfois ils se limitent à des estimations à partir de résultats d‘échantillons dont la représentativité peut être sujette à caution.

44Par ailleurs chaque personne, outre la première langue, peut connaître une deuxième voire une troisième langue ; de plus le nombre de locuteurs peut en être variable. Un bilinguisme éventuel n’est pas toujours de mise. Les habitants d’une région peuvent n’utiliser que peu ou pas la langue officielle.

45De manière sûre, certaines langues sont systématiquement en tête de liste étant donné le nombre de pays où on en use (par exemple dans les anciennes colonies) et par la densité de la population concernée.

46Le classement des langues les plus parlées dans le monde tient en général compte de la langue maternelle et d’une éventuelle langue seconde.

47C’est ainsi qu’on peut affirmer que le mandarin est parlé par plus d’un milliard de personnes, l’anglais par plus de 500 millions, l’espagnol par plus de 380 millions, l’hindi-ourdou par près de 350 millions, le français et le russe par environ 300 millions, le malais-indonésien, l’arabe, le portugais, le bengali dépassent, vraisemblablement tous, les 200 millions de locuteurs. L’allemand et le japonais s’en rapprochent. Notons qu’en Inde 23 langues seraient officiellement répertoriées, le hindi (s’écrit de gauche à droite) étant la langue utilisée par le gouvernement fédéral avec l’anglais. Au Pakistan l’ourdou (s’écrit de droite à gauche) est compatible avec l’hindi. Avant la partition de 1947 elles constituaient une même langue : l’hindoustani.

48Au sein des organisations internationales, des règles statutaires définissent les langues officielles et les langues de travail. Elles sont 6 aux Nations Unies (mandarin, russe, anglais, français, arabe, espagnol), 24 dans l’Union Européenne (toute langue officielle dans chacun des Etats membres).

49Mais un monolinguisme de fait s’impose peu à peu : l’English lingua franca (ELF). On entend par lingua franca une langue commune, devenue souvent un sabir, utilisé par des locuteurs de langues maternelles différentes. Il s’agit là de l’anglais qui se parle fréquemment en adoptant accents, pratiques, voire néologismes, utilisés aux Etats-Unis ou dans d’autres pays que la Grande-Bretagne.

5050 pays ont l’anglais pour langue officielle, unique ou à côté d’autres langues, aucun sur le continent européen. C’est le cas du Canada, des Philippines, de la Tanzanie, de Bélize et des îles Kiribati mais pas des USA, de la Grande-Bretagne et de l’Australie. Si l’anglais y est la langue la plus parlée, elle n’y a pas de caractère officiel.

2.3 – Des langues de niche internationale européennes

51Ce furent jadis, à tout le moins en Europe, Afrique du Nord et Asie mineure, le cas du grec, puis du latin ; plus tard le français et l’allemand eurent une certaine priorité ; maintenant l’anglais prédomine.

Le grec

52La koinè grecque (« langue commune » du grec ancien) fut parlée et écrite dès 330 av. J.-C., environ, autour des bassins de la Méditerranée et de la mer Noire. Le grec médiéval, quant à lui, fut la langue de l’Empire romain d’Orient entre 330 et 1453, et de ses états successeurs.

Le latin

53L’expansion territoriale de la Rome antique assura au latin une diffusion de plus en plus large à partir du IIIe siècle av. J-C.. Langue officielle de l’Empire romain, langue du droit, de l’administration, de l’armée, elle se répand en Europe occidentale, Afrique du nord, Asie Mineure et régions danubiennes, coexistant avec le grec et les parlers locaux.

54Au Ve siècle, les envahisseurs germaniques adoptent la langue latine afin d’asseoir leur légitimité. Tout au long du Moyen Âge, le latin reste, à côté des langues vernaculaires dérivées, la langue des actes officiels, du droit, de la diplomatie, de la liturgie et de la littérature savante (théologie, philosophie, sciences).

55Au début du IVème siècle, le coup de force de l’empereur Constantin, imposant le christianisme comme religion de l’empire, eut d’immenses conséquences. Alors qu’en l’an 300, à peine 5% de la population de l’Empire romain est chrétienne, à la fin du siècle, le christianisme est devenu la religion largement majoritaire. Constantin, convoquant et régentant très étroitement le concile de Nicée, y institutionnalise la religion catholique (l’adjectif « catholique » signifiant « universel ») sur le modèle impérial. L’Église des IVe et Ve siècles n’a d’autre centralisation que celle que lui donne l’empereur. Même l’orthodoxie vis-à-vis de ce qui est considéré comme « hérésie » se mêle toujours à l’histoire des relations entre l’empereur et l’Église. La profession de foi, y proférée, est depuis des siècles le credo de toutes les liturgies. En chaque province, l’évêque de la cité principale a prééminence sur ses collègues et quelques Églises d’Orient se constituent en patriarcats et étendent leur autorité à plusieurs provinces. Pendant tout le Moyen Âge, et jusqu’à nos jours, le latin fait office de langue liturgique, doctrinale, disciplinaire, juridique et officielle de l’Église catholique romaine. Il reste encore l’une des quatre langues officielles de l’État du Vatican (avec l’italien, le français et l’allemand).

56À la Renaissance, la fonction scientifique et philosophique de la langue latine commence à décliner, tout comme sa fonction diplomatique. Cela n’empêchera pas Érasme de publier en latin tout comme Descartes : si son Discours de la méthode est d’abord publié en français, il sera de surcroît imprimé en latin, comme tout ouvrage de l’époque, pour être diffusé partout en Europe. Dans la partie germanique de celle-ci (où le droit romain sera en vigueur jusqu’à la fin de l’Empire), le latin restera, plus longtemps qu’ailleurs, la langue des publications importantes ou scientifiques, tandis que du côté français, d’énormes efforts seront accomplis (surtout avec Louis XIV) pour le remplacer par un français châtié.

Le français

57Le français est une langue romane. Sa grammaire et la plus grande partie de son vocabulaire sont issues des formes orales et populaires du latin, telles que l’usage les a transformées. Les Serments de Strasbourg, qui scellent en 842 l’alliance entre Charles le Chauve et Louis le Germanique, rédigés en langue romane et en langue germanique, sont considérés comme le plus ancien document écrit en français.

58Au Moyen Âge, la langue « françoise » recouvre une multitude de dialectes variant d’une région à une autre. On y distingue les parlers d’oïl (au Nord) et les parlers d’oc (au Sud). Avec l’établissement de la monarchie capétienne, c’est la langue d’oïl qui s’impose progressivement. Mais la France est, comme tous les autres pays d’Europe à cette époque, un pays bilingue : d’une part, la grande masse de la population parle la langue vulgaire (ou vernaculaire), qui est aussi celle de la Chanson de Roland et du Roman de la rose… ; d’autre part, le latin est la langue de l’Église, des clercs, des savants, de l’enseignement, et c’est aussi l’idiome commun qui permet la communication entre des peuples aux dialectes plus ou moins individualisés. Cette coexistence se prolonge jusqu’au xviie siècle, et même bien plus tard dans le monde de l’Université et dans celui de l’Église.

59L’extension de l’usage d’un français qui puisse être compris par tous est proportionnelle aux progrès de l’administration et de la justice royales dans le pays. Simultanément la généralisation de la langue, du françois au francais, est déterminante dans la construction de la nation française. L’ordonnance de Villers-Cotterêts, en 1539, donna une assise juridique à ce processus : L’article 110 : impose que les arrêts de justice, soient « faits et écrits si clairement, qu’il n’y ait, ni puisse avoir, aucune ambiguïté ou incertitude, ni lieu à demander interprétation. » L’article 111 : impose que « dorénavant tous arrêts, ensemble toutes autres procédures, soit de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soit de registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploits de justice, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties, en langage maternel français et non autrement ». Le manifeste du groupe la Pléiade proclame, dix ans plus tard, la prééminence du français en matière de poésie. L’attachement résolu à la langue française répond à une exigence à la fois politique, juridique et littéraire. De surcroît, Richelieu fonde l’Académie Française pour « donner à l’unité du royaume forgée par la politique une langue et un style qui la symbolisent et la cimentent.

60 » « La principale fonction de l’Académie sera de travailler à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. ». Ce dispositif a franchi les siècles sans modification majeure : le pouvoir politique ne saurait sans abus intervenir directement sur la langue ; il laisse donc à une assemblée indépendante, dont le statut est analogue à celui des cours supérieures, le soin d’enregistrer, d’établir et de régler l’usage.

61La puissance de la monarchie française, les perfectionnements apportés à la langue par l’Académie, l’influence des populations protestantes émigrées, font que le français s’internationalise, aux xviie et xviiie siècles. Il devient la langue de l’aristocratie et des personnes cultivées dans le Nord de l’Europe, en Allemagne, en Pologne, en Russie… C’est aussi la langue de la diplomatie. Tous les grands traités sont rédigés en français, alors qu’ils l’étaient auparavant en latin. L’empire de la langue française dépasse largement l’empire politique et économique.

L’allemand

62Au XIXe siècle, de Goethe à Schiller, de Schopenhauer à Hegel, de Nietzche à Wundt, de Beethoven à Wagner, l’allemand était une langue internationalement importante tant aux niveaux littéraire et artistique qu’aux niveaux philosophique, scientifique et technique mais aussi en histoire et science politique. Les universités attiraient chercheurs et étudiants. La vie économique y était intense et l’industrie lourde et ses cartels importants.

63En tant que langue internationale, elle fut en quelque sorte disqualifiée après deux guerres perdues et la longue période de crise entre les deux conflits. De plus, nombre de ses personnalités scientifiques, notamment juives, émigrèrent aux Etats-Unis. Alors qu’elles publiaient en allemand avant 1935, elles passèrent à l’anglais en émigrants lucides.

2.4 – Une quête d’unicité exclusive

64Le rêve d’une langue unique mais originale, se substituant à toutes les langues existantes, connut de réels efforts d’actualisation au XIXe siècle.

Le volapük

65En 1880 un prêtre bavarois élabora une langue nouvelle en mélangeant des mots français, allemands, anglais : ce volapük se déclinait comme le latin. Il eut un certain succès pendant quelques années.

L’esperanto

66Il fut éclipsé par l’esperanto, beaucoup plus facile à maîtriser : les règles s’apprenaient quasi en un après-midi. C’est en 1887 que Zamenhof, sous le pseudonyme Doktoro Esperanto (Docteur qui espère), qui donnera son nom à la langue, publie le projet Langue Internationale. N’étant la langue d’aucun État, l’esperanto établit un pont neutre entre cultures. à partir d’un nombre limité de racines lexicales et d’affixes. L’Organisation des Nations Unies et l’UNESCO ont publié des recommandations en faveur de l’esperanto en 1954 et 1985. Il semble que quelques centaines de milliers de locuteurs répartis dans une centaine de pays le pratiquent.

L’anglais

67Nonobstant, l’anglais entretemps devient un mode de communication international : jadis langue non écrite de tribus du Danemark de l’âge du fer, il vivait dans l’ombre de souverains francophones à la suite de la conquête normande de l’Angleterre.

68« Les Vikings ont commencé à envahir l’Angleterre à partir du VIIIème siècle et se sont mariés dans la société locale. A l’époque, l’éducation était réservée à l’élite et il n’y avait pas de média. Les enfants de l’Angleterre d’alors ont grandi en entendant leurs pères ‘massacrer’ le vieil anglais et se sont mis à parler comme eux. Le vieil anglais comptait trois genres, cinq cas et une grammaire d’une complexité digne de l’allemand mais il s’est transformé en anglais moderne. Celui-ci est une des rares langues d’Europe à ne pas attribuer de genre aux objets inanimés. Le mandarin, le persan, l’indonésien et d’autres langues ont connu un processus similaire et sont donc moins ‘encombrés’ qu’une langue normale. » (McWhorter, 2016)

69Dans des propos recueillis lors d’un entretien journalistique, l’essayiste et dramaturge Alain Borer rappelle l’apport de la langue française à l’anglais, soit quelque 37 000 mots qui ont investi la Grande-Bretagne à partir du XIe siècle :

70« Les Anglo-Saxons ont deux grands problèmes. Le premier est de ne pas vouloir savoir qu’ils parlent français à 63% : somme toute, l’anglais est du français mal prononcé. C’est un véritable symptôme collectif, un gigantesque refoulement. Le second qu’ils s’interdisent de parler français. Leur projet est explicitement hégémonique. On l’a vu lors des Jeux Olympiques de Londres. A l’exception du prologue, le français en était totalement absent. Même constat dans les aéroports (« control passport ») ou dans les colloques internationaux, etc. : ils font perdre à la langue française sa visibilité. Le drame, c’est que nous collaborons à cette disparition dans tous les domaines et même entre nous. » (Borer, 2014 b).

71Nous sommes passés de l’enrichissement mutuel des langues à l’asphyxie de la langue française par l’anglobal : une forme de parasite, un anglais pourri.

2.5 – Les langues menacées

72En 2200, il restera peut-être quelques centaines de langues sur la planète… Le japonais, le néerlandais et le serbo-croate survivront probablement, mais les langues parlées par des populations plus petites auront des difficultés à se maintenir.

73La colonisation a trop souvent entraîné la disparition de certaines langues à la suite de l’extermination des locuteurs ou au fait d’une politique d’éradication de leur langue. La plupart des idiomes des premiers Américains et des aborigènes d’Australie ont disparus ou sont moribonds.

74L’urbanisation a accéléré le processus en arrachant les gens à leurs terres pour les amener dans les villes où se façonne et règne avec le temps une lingua franca unique.

75Les locuteurs associent aisément grandes langues et perspectives d’avenir et petites langues et arriération, et cessent donc de parler ces dernières à leurs enfants. Or, à moins qu’une langue soit écrite, il suffit qu’une génération ne la transmette pas à ses enfants pour qu’elle soit pratiquement perdue. Nous savons combien il est plus malaisé d’apprendre une langue à l’âge adulte que dans le jeune âge.

76Quand au sein d’une communauté, une langue n’est parlée couramment que par les gens d’un certain âge, la tâche s’avère bien plus ardue pour transmettre certaines expressions, mots, tonalités et terminaisons. Le problème s’est posé récemment avec le navajo : un certain Chris Deschene s’est en effet vu interdire de diriger la nation navajo parce qu’il ne parlait pas couramment la langue. Or c’est une langue à tons, sans verbes réguliers : il y a lieu de mémoriser toutes les variations de chaque verbe.

77De grands efforts sont parfois consentis pour empêcher la mort de certaines langues menacées, mais en vérité il est peu probable que les parents élèvent leurs enfants dans ces langues, ce qui est pourtant le seul moyen pour qu’elles existent à part entière. Nombre de communautés qui transmettent leur langue ancestrale en l’enseignant à l’école et à des adultes en créeront de nouvelles versions, au vocabulaire moins étendu et à la grammaire rationalisée. Le gaélique irlandais que parlent fièrement les bilingues anglais-gaéliques d’aujourd’hui en est un exemple qu’on pourrait baptiser « nouveau gaélique ».

78À partir du moment où un grand nombre de personnes ont pu traverser l’océan ou être importés de force sur un territoire, on a vu de larges groupes d’adultes apprendre de nouvelles langues. Et comme ils ont plus de mal que les très jeunes enfants à maîtriser les subtilités d’une langue, on se trouve devant un constat : ces langues se simplifient.

79Un second moment de simplification des langues apprises malgré eux par des émigrants est intervenu quand certaines puissances européennes ont transporté des esclaves africains dans les plantations ou ont imposé des déplacements aussi radicaux à d’autres populations. Les adultes ont dû apprendre rapidement quelques centaines de mots et quelques vagues structures. Ils ont créé de nouvelles langues simplifiées à partir de ces fondements : ce sont les langues « créoles ».

80Enfin les enfants d’émigrés de langues diverses, tentant de communiquer entre eux dans les villes, utilisent fréquemment une version simplifiée de leur langue d’origine, évacuant des caractéristiques arbitraires comme les verbes irréguliers et le genre pour les objets. Le monde voit aujourd’hui naître des versions légèrement optimisées des vieilles langues. Comme le wolof urbain du Sénégal. Elles resteront essentiellement orales tel le bruxellois de Pitje Scramouille, d’ailleurs évanescent, mélange de français et de flamand. Dans l’avenir, les langues seront plus faciles à apprendre dans leur version parlée qu’elles ne l’étaient auparavant.

3 – La langue anglaise prioritaire

3.1 – Du tout français au tout anglais

81Jean Quatremer, juriste de formation, correspondant européen de Libération à Bruxelles, soutient :

82« L’Europe a basculé du tout français au tout anglais. L’Europe compte 24 langues officielles et on ne peut demander à personne de les parler toutes. C’est pourquoi l’Europe a, de facto, instauré depuis ses débuts un régime de langues de travail : le français et l’allemand mais les choses se faisaient à 99% en français. On y a adjoint l‘anglais quand le Royaume Uni a adhéré à l’Union. Mais c’est à partir de 1995, avec l’adhésion de pays comme la Finlande, la Suède, l’Autriche que l’on a constaté un fort recul du français, qui s’est aggravé avec l‘arrivée des pays de l’Est… en 15 ans, l’Union a basculé du ‘tout français’ au ‘tout anglais’. Jusqu’à présent, il y avait un accord tacite entre Etats qui était que les personnalités nommées à des postes importants devaient maîtriser le français. Cela a même été formalisé lors de l’adhésion de la Grande-Bretagne. Ceux qui ne respectent pas cette exigence ce sont les nouveaux pays de l’UE. La France se désintéresse totalement du statut de la langue française. En 2009 Sarkozy a accepté de nommer Catherine Ashton, qui ne parle pas un mot de français… Aujourd’hui un président du Conseil européen, le polonais Donald Tusk, ne parle pas un mot de français puisqu’il parle déjà à peine l’anglais. Les élites françaises se désintéressent du statut de la langue française. » (Quatremer, 2014, p. 24).

83L’octroi, par le jury suédois, du prix Nobel de littérature à Bob Dylan a soulevé bien des controverses. A tout prendre, avec un jury moins anglophile, on eut pu tout aussi bien le décerner à Brassens, à Brel, voire à Luc Plamandon ou à Jean-Jacques Goldman, non anglophones.

84Aujourd’hui un certain anglais serait parlé ou du moins compris dans une certaine mesure, vraisemblablement par plus d’un milliard de personnes. Certains craignent, de ce fait, que l’anglais n’éradique toutes les autres langues. Cependant la diversité des idiomes est une richesse à ne pas perdre. Le fait que les êtres humains puissent s’exprimer en d’innombrables idiomes aux modalités parfois inopinées est un enchantement à maints égards créatif. Les craintes de perdre cette diversité seraient-elles prématurées ? Est-il envisageable de rompre quelque chose d’aussi intime que la langue que les parents parlent à leurs enfants ?

85Si l’anglais se répand partout, ou quelle qu’autre langue (le mandarin ? ou un hindi renouvelé ?), cela signifie simplement que les locuteurs utiliseront une langue locale dans leur sphère propre et la langue internationalisée, pour l’heure l‘anglais, afin de communiquer au-delà de cette sphère.

86Dans cent ans, il y aura sans doute beaucoup moins de langues et elles seront souvent moins compliquées qu’aujourd’hui, en particulier dans leur version parlée. Certains avanceront que le mandarin finira par devenir la langue mondiale - en raison de la taille de la population chinoise et de la puissance économique croissante de la Chine. C’est possible. Il pourrait en être de même avec l’hindi, au vu du développement démographique de l’Inde. Sans doute l’anglais est-il pour l’heure enraciné dans tout ce qui est imprimé, dans les loisirs et dans les media. Les fanatiques de l’anglais semblent considérer le clavier QWERTY inamovible, les fanatiques du français s’en tenant au clavier AZERTY.

87De plus, assurent les anglophiles, les tons du chinois sont extrêmement difficiles à apprendre après l’enfance et il faut pratiquement « être né dedans » pour en maîtriser l’écriture. Cependant des langues notoirement difficiles comme le grec, l’araméen, l’arabe, le russe et même le chinois ont été adoptées par un grand nombre de personnes dans le passé. Arguer que les Mongols et les Mandchous ont jadis régné sur la Chine sans toucher à la langue chinoise, c’est oublier que le pinyin (retranscription des sons du mandarin en lettres de l’alphabet latin) a depuis lors largement montré son efficacité.

3.2 – L’anglais public versus l’anglais formel. Langue populiste ou langue sophistiquée

88Le sociologue anglais Bernstein (1959) a dénommé langage « public » celui des gens peu éduqués. Il l’a opposé au langage qu’il appelle « formel », celui de ceux qui ont reçu, en Angleterre, une éducation plus étendue. Il en énumère certaines caractéristiques et en discute les effets sur les modes de pensée :

  1. Phrases courtes, grammaticalement simples, souvent non terminées, à pauvre construction syntaxique.
    Ceci peut amener à une réelle difficulté d’aborder des processus complexes.
  2. Usage répété d’un petit nombre de conjonctions (ainsi, et, alors, parce que), fréquemment choisies de façon inappropriée.
    Les articulations de la logique ne peuvent en ce cas être exprimées qu’approximativement.
  3. Usage rigide et limité d’adjectifs et adverbes.
    L’individualisation se réduit de ce chef dans la qualification des objets et la modification possible des processus.
  4. Usage fréquent de prénoms personnalisés (tu, nous, vous).
    L’expérience n’est pas objectivée ni étendue. L’usage du « on » est du même ordre anonymal.
  5. Usage fréquent de questions implicites et vagues (Bernstein parle de sympathetic circularity) (« d’accord’ », « c’est naturel ? n’est-ce pas ? », « sûrement », « bien entendu », « c’est évident »).
    Cela évite de rechercher les causes, limitant la curiosité au travers d’une pseudo solidarité des parties.
  6. Affirmations catégoriques (« faites comme je dis », « cela va de soi », « c’est évident »).
    Elles limitent l’apprentissage et induisent certains types de réaction à l’autorité.
  7. Fréquent usage de phrases idiomatiques, traditionnelles.
    L’insistance est maximale sur une problématique de solidarité ; le caractère émotif des symboles prend le pas sur le caractère logique.
  8. La signification reste généralement implicite, vague et à interprétations diverses.
    Ceci décourage l’emploi de réponses élaborées et susceptibles de différencier les cas d’application. Or, par exemple, le même mot peut signifier des choses différentes d’une classe sociale à l’autre.

89Le langage volontairement populiste d’un Trump se rapproche de façon caractéristique de l’anglais « public », lequel se différencie nettement de l’anglais sophistiqué du gentleman éduqué dans les hautes écoles britanniques. Il en est de même en ce qui concerne le langage fréquemment utilisé dans les campagnes populistes en faveur du « Brexit ».

3.3 – L’anglais d’Europe et l’anglais d’Amérique

90« Les Américains tendent à ordonner les objets sur des échelles de valeur simples, du meilleur au pire, du plus grand au plus petit, du moins cher au plus cher… Ils sont capables d’exprimer une préférence entre des objets très complexes par référence à des échelles simples. La question « Quelle est votre couleur préférée ? » qu’un Américain comprend tout de suite, est dépourvue de sens pour un Anglais (ou tout autre européen). Immédiatement ce dernier rétorque : ma couleur préférée pour quoi ? pour une fleur ? une cravate ? Il voit chaque objet avec un ensemble particulier de qualités. La couleur n’est que l’une d’entre elles : on ne peut extraire une couleur d’une liste et transposer le choix à un grand nombre d’objets de toutes sortes. La tendance de l’Américain à réduire des choses complexes à des échelles simples se comprend aisément si l’on songe à l’incroyable diversité de systèmes de valeurs que des groupes d’immigrants importent aux Etats-Unis. Il fallait trouver des dénominateurs communs, on devait inévitablement simplifier à l’excès. Mais en conséquence, les Américains pensent en termes de qualités estimées sur des échelles à une dimension, tandis que les Anglais (ou tous autres européens) lorsqu’ils pensent à un objet ou à un événement complexes, même s’ils le réduisent à des composantes, laissent à chaque partie toutes les qualités complexes qui s’attachent à l’ensemble. » (Cl. Kluckhohn, p. 201). Les Américains subdivisent l’échelle de références ; les Européens subdivisent l’objet.

91C’est ainsi que le mot « compromise » signifierait en Grande Bretagne trouver une bonne solution moyenne, dont chacun n’a que à se louer, l’aboutissement d’une parfois longue négociation ; aux Etats-Unis il équivaudrait à une situation mauvaise, forcée. En français on différenciera entre compromis et compromission…

92Roland Gori rappelle : « Penser, c’est transgresser les frontières de l’évidence et ne pas s’attarder à l’ornière des résultats… Un langage s’enfonce profondément dans l’équivocité de la langue, dans la polyphonie des discours » (Gori, 2011, pp. 14 et 17).

3.4 – Sabir ou globish (global english) ou anglobal (anglais global)

93Le sabir anglais international, celui des touristes, des halls de gares, des aéroports, est apparenté au langage public tel que décrit par Bernstein.

94Plus proche de l’américain que de l’anglais d’Oxford ou de Cambridge, le vocabulaire restreint retenu l’est surtout aux niveaux technique, politique, commercial, publicitaire, d’internet, des vedettes de la T.V…

95Le proverbe italien : Traduttore, traditore, traduire c’est trahir, n’est ici que trop souvent exact.

96Les traductions littérales de dictionnaire à dictionnaire aboutissent souvent à des choix inappropriés entre les diverses traductions mot à mot. Songeons à certaines pseudo traductions mot à mot de Google.

97Les exemples cités par Kluckhohn sont notoires : demandant à un Japonais qui connaissait assez bien l’anglais, de retraduire en anglais à partir du japonais, l’expression qui, dans la constitution nippone, équivaut au texte américain : ‘la vie, la liberté et la recherche du bonheur’ cela devint : ‘la licence de s’adonner au plaisir voluptueux’ … Par ailleurs en passant au russe et du russe en anglais, le texte d’un télégramme : ‘Geneviève suspendue pour ses fredaines’ devint : ‘Geneviève pendue pour délinquance juvénile’. (Kluckhohn, 1984, p. 195)

98Rappelons que le lancement de la première bombe atomique sur Hiroshima semble bien avoir dépendu d’une traduction erronée. A l’ultimatum leur envoyé le 27 juillet 1946, le premier ministre japonais fit répondre par un mot qui, dans son esprit, signifiait que les Japonais « réservaient leurs commentaires ». Il voulait gagner du temps. Hélas le mot employé (mokusatsu) pouvait aussi signifier « ne tient aucun compte ». Et les émissions radio en langue anglaise de Tokio adoptèrent par erreur cette dernière signification.

4 – Plurilinguisme ou monolinguisme

4.1 – Le plurilinguisme : démocratie inter-étatique

99En 1998, le 5 novembre, Boutros Boutros-Ghali, ancien secrétaire général des Nations Unies et alors président de l’Organisation internationale de la Francophonie s’exprimait comme suit lors du Symposium sur le plurilinguisme dans les organisations internationales tenu à Genève :

100« La première raison de notre position sur le plurilinguisme, c’est le respect de l’égalité entre les Etats. Nous savons tous que le fait d’obliger les fonctionnaires internationaux, diplomates ou ministres à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la leur équivaut à les placer en situation d’infériorité. Cela les prive de la capacité de nuance et de raffinement, ce qui revient à faire des concessions à ceux dont c’est la langue maternelle. Aussi nous savons tous que les concepts qui paraissent similaires sont souvent différents d’une civilisation à l’autre. Les mots expriment une culture, une façon de penser et une vision du monde. Pour toutes ces raisons je crois que, comme la démocratie d’un Etat est fondée sur le pluralisme, la démocratie entre Etats doit être basée sur le plurilinguisme. »

101L’imposition d’une langue unique génère des injustices et des erreurs, alors que la diversité linguistique favorise l’exercice des droits et la vitalité démocratique.

4.2 – L’exclusivisme linguistique, pouvoir de domination

102L’exclusivisme linguistique constitue des murs (et non des ponts) à l’intérieur desquels le pouvoir de domination s’exerce bien souvent au détriment du pouvoir de service : le premier pourrait se définir comme le pouvoir sur les autres ; le second serait le pouvoir pour les autres. En ce cas « Le pouvoir n’est point à moi ; je n’en ai que l’usage et ne l’ai que pour un moment ». (Montesquieu)

103« Ces courants reposent évidemment sur des visions du monde et de l’homme très différentes. Le pouvoir de domination naît de la croyance que les hommes sont mauvais. Il faut donc utiliser la force et la ruse et ne suivre les règles morales que lorsqu’elles coïncident avec l’intérêt de l’organisation. Le pouvoir de service agit comme si le monde pouvait être civilisé et que l’homme est perfectible. C’est par les lois et la justice, l’éthique et la compassion que l’on établira la concorde et la paix. » (De Woot, 1998, p. 11).

104Le pouvoir de service semble être aux antipodes des slogans de la « préférence nationale ». Contre le slogan populiste « mon pays d’abord », écoutons ce que dit Montesquieu dans ses Pensées : « Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime ».

105Dans la vie quotidienne, il apparaît bien que le pouvoir, et notamment le pouvoir de domination, est le plus souvent au cœur de toute organisation, de toute collectivité, de toute société.

106C’est par ses jeux que sont conduits gouvernements, entreprises, administrations, syndicats, universités, ONG…. On ne comprend rien à leur fonctionnement si l’on ne découvre pas les influences, les modes de persuasion ou de contrainte qui les animent et les contrôlent.

107« Chez les Grecs et chez les Romains, l’admiration pour les connaissances politiques et morales fut portée jusqu’à une espèce de culte. Aujourd’hui, nous n’avons d’estime que pour les sciences physiques, nous en sommes uniquement occupés, et le bien et le mal politiques sont, parmi nous, un sentiment plutôt qu’un objet de connaissance. » (Montesquieu)

108« Quant à ceux qui exercent une parcelle de pouvoir, ils baissent pudiquement les yeux lorsque l’on aborde ce thème. Ils évoquent le leadership, le management, la direction… Mais la réalité crue du pouvoir - celle de l’ambition, de la conquête, de l’intrigue et de la raison d’Etaton ne la dévoile pas. C’est comme si l‘on abordait un sujet inconvenant, impudique, dangereux. Les hommes n’aiment pas parler de leurs passions. » (De Woot, 1998, p. 9).

109Aristote disait déjà : « Chacun se soucie au plus haut point de ce qui lui appartient en propre, mais quand il s’agit de ce qui appartient à tout le monde, on s’y intéresse bien moins, ou seulement dans la mesure de son intérêt personnel ». Et Chateaubriand confirmait : « Les institutions passent par trois périodes : celle des services, celle des privilèges, celle des abus », tandis que Valéry relativisait : « C’est l’instinct de l’abus du pouvoir qui fait songer si passionnément au pouvoir. Le pouvoir sans abus perd le charme ».

4.3 – Le pouvoir du monolinguisme anglais

110L’article de Dominique Hoppe, paru dans Le Monde diplomatique, en mai 2015, « Le coût du monolinguisme » est sous-titré « Quand la pluralité des langues recule dans les organisations internationales ».

111Emblématique d’une certaine vision du monde, le monolinguisme constitue un indicateur important des équilibres géopolitiques globaux actuels. Le limiter traduirait la capacité des nations à agir ensemble harmonieusement dans le respect de leurs différences.

112En théorie, généraliser l’usage de l’anglais, ou du moins d’une langue unique, dans les organisations internationales, permettrait de réaliser des économies. Cet argument ne résiste toutefois pas à l’analyse. Réduire ou supprimer les traductions n’en élimine pas le besoin : la charge et son coût sont alors transférés ailleurs que dans l’organisation internationale telle qu’elle. Les traductions en 24 langues se feraient alors aux frais de leurs auteurs ! Le monolinguisme n’est donc pas moins coûteux, dans les faits, que le plurilinguisme.

113En la matière, le lancement en 2014 du nouveau programme ERASMUS a été particulièrement significatif. En contradiction avec les règles linguistiques de l’Union européenne, le guide du programme des dossiers a été initialement publié uniquement en anglais pour n’être traduit qu’après la date limite du dépôt des dossiers, comme si l’ELF (l’English lingua franca) était officiellement reconnu. Le document a alors été traduit en fonction des moyens de chacun dans plusieurs langues mais pas dans toutes. L’accès au contenu était partiel et changeait d’une langue à l’autre. Les anglophones, eux, purent profiter de la situation puisqu’ils accédèrent facilement aux outils permettant de demander des fonds et aux possibilités offertes par le programme.

114Sait-on qu’au cœur de Paris, l’Unesco n’établit ses documents internes qu’en anglais, malgré les protestations de ses membres francophones ?

4.4 – L’hégémonie linguistique néo-libérale

115Parlant déjà des Américains, de Tocqueville disait : « Ils considéraient la terre moins comme un pouvoir que comme un revenu. La partie politique avait disparu, la portion pécuniaire seule était restée ».

116Ce constat induit une certaine vision du monde : dans des domaines aussi variés que ceux couverts par l’Autorité bancaire européenne, l’Agence de coopération des régulateurs d’énergie ou l’Agence européenne de défense, la connaissance de l’anglais est nécessaire pour s’informer. Sans parler des rapports réguliers sur la menace islamiste en Europe, qui sont publiés par Europol uniquement en anglais !

117Mondialement, les signes de l’hégémonie culturelle et conceptuelle sont incontestables. On sait que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont depuis les années 80, construit une forme de développement fondée sur l’idéologie néo-libérale et appliquée indifféremment en Amérique latine, en Asie du Sud-Est et aujourd’hui en Europe du Sud. Comment ne pas s’inquiéter du glissement progressif de la justice pénale internationale vers un modèle privilégiant le droit jurisprudentiel de la common law (cf. Cyril Lancet : Quand le droit anglo-saxon s’impose, Le Monde diplomatique, avril 2014). Et les exemples de même ordre sont nombreux. Comment dès lors s’étonner de la méfiance qu’éprouvent les citoyens envers les institutions multilatérales ?

118« L’anglais est porteur d’une certaine idéologie néo-libérale qui menace de détruire nos cultures dans la mesure où elle est axée essentiellement sur le profit. Les Américains veulent imposer l’idée selon laquelle un livre ou un film doit être considéré comme n’importe quel objet commercial. Ils ont compris qu’à côté de l’armée, de la diplomatie et du commerce, il existe aussi une guerre culturelle, celle du formatage des esprits, meilleur moyen d’écouler les produits américains. Songez que le cinéma représente leur poste d’exportation le plus important, bien avant les armes, l’aéronautique ou l’informatique ! D’où leur volonté d’imposer l’anglais comme langue mondiale. Même si l’on note depuis peu un certain ralentissement de leur influence. Leurs échecs, en Irak et en Afghanistan, ont dû leur faire prendre conscience que certaines guerres se perdent aussi faute de compréhension des autres cultures. Ensuite, parce qu’Internet favorise la diversité : actuellement, les langues qui y ont connu la croissance la plus rapide seraient l’arabe, le chinois, le portugais, l’espagnol mais aussi le français. Enfin, les peuples se montrent attachés à leurs idiomes maternels et certains du moins se révoltent peu à peu contre cette politique insidieuse, sauf peut-être, en France notamment, certaines ‘élites vassalisées’ qui mèneraient un travail de sape contre le français. » (Hagège, 2012 b)

119Dans la Francophonie, ce sont les Québécois voire les Belges qui sont le plus concernés par l’omniprésence de l’anglais, pas les Français. Dans les conseils des ministres européens, le Belge francophone et le Luxembourgeois seraient les derniers à parler, parfois, français… Alors ministre des finances, Christine Lagarde ne parlait qu’anglais à Bruxelles.

120« L’élite française a toujours aimé parler un langage que le peuple ne comprenait pas. Pendant très longtemps, cela a été le latin ; ensuite cela a été le français, qui n’est devenu la langue véhiculaire de la majorité des Français qu’au début du XXème siècle ; aujourd’hui c’est l’anglais. » (Quatremer, 2014).

121« C’est d’ailleurs un invariant de l’Histoire. Le gaulois a disparu parce que les élites gauloises se sont empressées d’envoyer leurs enfants à l’école romaine. Tout comme les élites provinciales, plus tard, ont appris à leur progéniture le français au détriment des langues régionales. Les classes dominantes sont souvent les premières à adopter le parler de l’envahisseur. » (Hagège, 2012 b).

5 – Les conflits d’emprise sociétale

5.1 – Conflit d’emprise sociétale anglo-hispanique

122En anglais une montre court (runs) tandis qu’en espagnol elle marche (el reloj anda). Et de même l’anglo-saxon « rate » son bus tandis que pour l’hispanique le bus « le laisse » sur place. Le cas des hispaniques vivant en milieu majoritairement anglo-saxon dans le sud-ouest des Etats-Unis est une illustration typique de difficultés de communication dues à des barrières linguistiques.

123« Pour les Anglos, le temps se mesure avec précision et a de la valeur. L’heure qu’il est, est une notion importante ; on la mesure par des montres, par des horloges, on la reçoit par la radio. Les rendez-vous se donnent pour une heure déterminée. Le rythme de la vie est quotidien, chaque petit segment de la journée étant consacrée à une activité précise. La notion de gaspillage de temps est importante : il s’agit de ne pas manquer de faire une chose qui produira des effets dans l’avenir. La planification exige l’usage du calendrier et de l’agenda : on planifie les jours, les semaines, les mois et même les années. Enfin le présent est subordonné à l’avenir.

124Les hispaniques ne sont pas orientés vers l’avenir. Ils vivent dans le présent. Le rythme de leur vie est moins journalier que saisonnier car il se passe à la campagne. Ce que je fais aujourd’hui n’importe guère ; ce qui importe c’est ce que j’aurai fait en cette saison. On remet au lendemain ce qui n’a pas besoin d’être fait maintenant. C’est l’idée de la manana, mal comprise par les Anglo-Saxons. Non, le Mexicain n’est pas paresseux. Il fait effectivement aujourd’hui ce qui ne peut pas être fait demain comme la célébration d’une fête ou un anniversaire. Mais pourquoi ferait-il aujourd’hui ce qu’il pourra tout aussi bien faire demain ? » (P. De Visscher, 2012, p. 20). Campa a décrit le cas d’un écolier hispanique dans un univers scolaire anglophone (traduit et adapté de A. Campa, 1951, pp. 41-46).

125

« Prenons le cas de Juan, écolier quelque part dans le sud de la Californie. On dit de lui, qu’il a une certaine quantité d’amorproprio, mot traduit en anglais par pride, fierté, généralement entendu au sens de false pride, avoir de la prétention. Un beau jour le voilà en conflit avec Pedro, un garçon de son école : comme il n’y a pas de mot pour compromis dans leur vocabulaire ni dans leur pattern culturel, ils ont recours à des arguments physiques, où Pedro a le dessous.
L’institutrice demande - en anglais - à Juan de s’excuser auprès de Pedro pour ce qu’il a fait : ‘apologize to him’. Juan ne sait que dire, parce qu’il n’y a pas de mot approprié en espagnol et d’ailleurs la coutume de présenter ses excuses lui est inconnue.
L’institutrice insiste : ‘dis-lui que tu es désolé’ : ‘you are sorry’. Ceci il refuse de faire : il est le produit d’une culture réaliste pour qui il n’est pas concevable que la réalité puisse être transformée par un mot. Ainsi est-il mis en retenue pour avoir été entêté, désobéissant, incorrigible.
Juan ne connaît toujours pas le sens du mot apology. Il cherche le mot dans un dictionnaire où il est traduit littéralement comme apologia. Ne connaissant pas davantage ce mot de quatre sous, il en cherche la définition dans le dictionnaire de l‘Académie où il trouve, à son grand ahurissement, la définition suivante : Discurso en alabanza de una persona (des propos en l’honneur d’une personne). Maintenant il en veut à l’institutrice, d’autant que, dans son conflit avec Pedro, c’est bien lui qui a eu le dessus ! »

126Déjà parlé par 550 millions de personnes, l’espagnol est en train d’acquérir un véritable poids économique à l’échelle mondiale. Il est à la deuxième place sur Wikipédia, derrière l’anglais, en nombre de visites.

127La véritable impulsion vient de l’extraordinaire potentiel de développement économique offert car il constitue la langue officielle de 24 pays, possède le statut de langue « co-officielle » dans 12 autres et jouit d’une forte diffusion au sein de grandes communautés dans 30 autres pays parmi lesquelles le Japon, le Brésil, Israël et la Suisse.

128Le site internet de la Maison Blanche ne peut plus être consulté en version espagnole depuis le 20 janvier 2017. Or les Etats-Unis comptent 56,6 millions d’habitants d’origine hispanique, soit 17,6% de la population ce qui constitue à ce titre la première minorité ethnique du pays, selon le Bureau américain du recensement. Le site en espagnol existait depuis 2009 et avait été créé sous l’administration Obama. Autre signal clair : le cabinet Trump ne compte à ce stade qu’un seul Hispanique, une première depuis près de 30 ans.

5.2 – Conflits d’emprise sociétale anglo-arabe et franco-arabe

Dans les Emirats, l’arabe devient une « seconde langue »

129« Nous avons une génération d’élèves de familles arabes qui ne maîtrisent pas couramment leur langue maternelle. En fait c’est l’anglais qui est leur langue maternelle. L’arabe est en train de devenir leur deuxième ou troisième langue » déclare le directeur de l’enseignement de l’arabe à l’Ecole américaine de Dubaï.

130« Ce qui nous préoccupe le plus, c’est la forme écrite de la langue, mais ils ont même des difficultés à s’exprimer en arabe émirati. Ils sont tellement exposés à l’anglais qu’ils trouvent plus facile de discuter en anglais que de passer à l’arabe même familier. C’est une tendance chez les élèves en particulier ceux des écoles privées, et on commence à constater la même chose dans les écoles publiques ». (Pennington, 2016)

131À Abou Dhabi, l’arabe est censé être la première langue, mais les mathématiques et les sciences sont enseignées en anglais. Des projets sont destinés à relancer l’apprentissage de l’arabe dans les écoles publiques pour améliorer les méthodes d’enseignement de l’arabe. Cependant, il est observé que les élèves s’accoutument à réfléchir et ressortir leurs connaissances en anglais, ce qui transforme l’arabe en une langue étrangère. Or la langue est liée à l’identité nationale.

132On constate une légère amélioration de l’expression et de la compréhension orales mais peu de changement en lecture et écriture. Les méthodes d’enseignement et d’apprentissage de l’arabe sont souvent trop répétitives et non motivantes. Les musulmans doivent suivre des cours d’études islamiques. La plupart des professeurs ont une conception très traditionnelle du cours magistral et… le Coran s’apprend par cœur. Il faudrait que l’apprentissage de l’arabe devienne plus attractif !

En Algérie, le sociolinguistique vit en cacophonie

133L’Algérie connaît une langue officielle, l’arabe, et une langue de fait, sans statut officiel, le français. Les uns voient dans le français le cheval de Troie de la recolonisation, les autres voient dans l’arabe une langue rétrograde. Il reste qu’il s’agit là de deux langues prestigieuses et vivaces. Le français est la langue d’une grande partie de l’administration, de l’enseignement supérieur, des media, du secteur économique et financier. Le public autochtone est effectivement supposé linguistiquement compétent en langue française : c’est d’ailleurs en français que sont rédigés les lois et décrets, quitte à les traduire en arabe. Kafka ne disait-il pas déjà : « Les chaînes de l’humanité souffrante sont en papier de ministère. » !

134Mais il s’agit là de l’arabe littéral fusha, connu des lettrés, de l’enseignement général. A côté vit l’arabe dialectal, daridia, employé dans les émissions radiotélévisées, sur internet, dans les débats politiques et les audiences de tribunaux. Le président Boumedienne prônait le fusha tout en s’exprimant en langue dialectale.

135Un problème sociétal important est le monolinguisme relatif des élites, université, finances, etc. L’intelligentia françisante appréhende d’ailleurs une arabisation religieuse.

136De plus existe le tamezight berbère. Des secteurs d’identité jugés inconciliables coexistent : identité ethnique (berbère), ethno-religieuse (arabo-musulmane), sociale (française). Quoiqu’étant une des six langues officielles des Nations Unies, l’arabe doit cesser de n’être perçu que comme la langue du Coran. Quant au statut du français, il gagnerait à être clarifié.

5.3 – Conflit d’emprise sociétale intra-chinoise

Le Chinois est encore loin d’être universel

137C’est ce que précise Shang Xiaolan le 10 juillet 2014 dans Bejing Qingnian :

138La fille d’un couple d’origine chinoise vivant à New York avait toujours en bouche l’expression, « Confucius a dit » à propos de n’importe quoi. A ses parents, elle a expliqué que la maîtresse avait dernièrement évoqué Confucius en classe et que tous ses camarades américains s’étaient retournés vers elle, comme si seuls les élèves d’origine chinoise pouvaient percer les subtilités des maximes confucéennes. La fillette dissipait ainsi quotidiennement avec humour ses problèmes d’identité.

139« Karl Jaspers a proposé la notion d’‘ère axiale’ ou ‘âge pivot’, une période s‘étendant de 800 à 200 avant Jésus-Christ, où sont apparus tour à tour les grands penseurs de la civilisation humaine : Confucius, Lao-Tseu, Socrate, Platon, Aristote, Isaïe… Il s’agit là d’un corpus de connaissances solidement ancrées en chacun, à l’origine du savoir humain… La pensée classique chinoise a bien influencé l’évolution des différentes civilisations.

140Le problème est que les Chinois l’ont par la suite rejetée, l’effaçant de leur vie… elle a été déchue au rang de ‘civilisation régionale’. Chacun s’est réjoui de l’arrivée de l’ère de la mondialisation… L’Occident a vu apparaître un engouement pour la langue, la culture et les études chinoises. Mais combien de personnes sont-elles réellement touchées par la pensée chinoise et ont-elle envie de prendre des leçons auprès de la Chine, comme nous-mêmes cherchons à apprendre de l’Occident ?… Leur démarche est surtout inspirée par l’idée de faire du commerce avec la Chine… En Chine le Mouvement de la nouvelle Culture (en 1915) a mis en avant ‘Monsieur Démocratie’ et ‘Monsieur Science’, les pensées traditionnelles se sont séparées de la vie du Chinois moderne… elles ne le guident plus au quotidien… » (Shang Xiaolan, 2014).

141Les savants ont préconisé la traduction de l’intégralité des classiques confucéens et taoïstes… Mais il paraît difficile de redynamiser la tradition chinoise par la seule traduction de quelques livres. Il apparaît que, bien qu’universelle, la pensée chinoise doit absolument faire l’objet d’une réinterprétation moderne.

Et pourtant vinrent Zhou Youguang et son PINYIN

142Décédé à 111 ans, le lendemain de son anniversaire. Zhou Youguang a créé le PINYIN, retranscription des sons du mandarin en lettres de l’alphabet latin. Economiste et linguiste ayant étudié et vécu au Japon, en Europe, aux USA, il retourna en Chine auprès de Zhou Enlai (Chou en lai). Il forma et dirigea l’équipe qui fera du mandarin une langue nationale accessible à tous. Méthode universelle dorénavant enseignée partout pour prononcer les 7.000 caractères de la langue nationale, le mandarin, le pinyin est utilisé maintenant par tous les étudiants chinois. Avant le Pinyin, 85% des Chinois étaient illettrés selon la BBC. A présent d’après l’UNICEF c’est l’alphabétisme qui atteindrait un tel pourcentage.

143L’homme n’a jamais été considéré comme un héros par le régime. Il écrivit en 2011 : « Les inventions naissent dans un terreau de liberté. L’innovation, la créativité ne peuvent s’épanouir sous les ordres d’un gouvernement ». Ce livre fut banni des librairies par le gouvernement.

144Il a dit lui-même : « Cela fait 50 ans qu’on me dit être le père du Pinyin et ça commence à m’agacer. J’ai exhumé et développé une vieille méthode qu’avait inventée Matteo Ricci, le premier missionnaire jésuite en Chine au XVIème siècle ».

145La langue chinoise a eu ses intrus. La première grande source de vocabulaire étranger fut l’introduction du bouddhisme venu de l’Inde avec les premières traductions du pali, du sanscrit, du tibétain au IIème siècle. Il faut attendre le début du XXème siècle pour observer la deuxième période d’emprunt linguistique massif à l’étranger, avec tout un vocabulaire moderne économique, politique, scientifique et technique venu du japonais (49%), de l’anglais (43%). La troisième phase a débuté avec la politique d’ouverture en 1979 ; elle fut suivie d’une forte accélération depuis l’arrivée d’internet à la fin des années 1990.

146A présent, la Chine développe ses interventions en Afrique. Elle est notamment le principal actionnaire commercial de l’Afrique du Sud. La décision d’y introduire le mandarin dans les programmes scolaires entraîna l’opposition des syndicats d’enseignants arguant « pour nous, c’est de la colonisation ».

5.4 – Conflit d’emprise sociétale anglo-française

147Le français serait-il victime de la toute puissance de l’économie ?

148La grande masse de mots de l’économie internationale est en anglais. Actuellement quand on veut commercer, on va d’emblée vers la langue commune, plus fréquemment l’anglais… Les mots du web sont en anglais, de même que les mots de la culture, de l’entertainment, des sciences - aujourd’hui même en France, les articles scientifiques sont rédigés en anglais.

149Certains Français s’imaginent que la langue française compte parmi les plus difficiles, et, pour cette raison, qu’elle serait « supérieure » aux autres. Est-ce vraiment le cas ?

150« Pas du tout. En premier lieu, il n’existe pas de langue ‘supérieure’. En France, le français ne s’est pas imposé au détriment du breton ou du gascon en raison de ses supposées qualités linguistiques, mais parce qu’il s’agissait de la langue du roi, puis de celle de la République. C’est toujours comme cela, d’ailleurs : un parler ne se développe jamais en raison de la richesse de son vocabulaire ou de la complexité de sa grammaire, mais parce que l’Etat qui l’utilise est puissant militairement - ce fut, entre autres choses, la colonisation - ou économiquement - c’est la ‘mondialisation’. En second lieu, le français est un idiome moins difficile que le russe, l’arabe, le géorgien, le peul ou, surtout, l’anglais. » (Hagège, 2012b)

151En France, dès 1880, Jules Ferry imposa l’école primaire en français pour tous, rendant les langues régionales définitivement marginales. En Belgique cette mesure s’opéra en 1920, ce qui fit disparaître le wallon, langue qu’auparavant tout le mode parlait en Wallonie, même les notables.

152L’anglais ? Mais tout le monde, ou presque, l’utilise ! Serait-il plus facile à apprendre ? Si l’on s’en tient à un anglais d’aéroport, oui !

153« Mais l’anglais des autochtones reste un idiome redoutable. Son orthographe, notamment, est terriblement ardue : songez que ce qui s’écrit « ou » se prononce, par exemple, de cinq manières différentes dans through, rough, bough, four et tour ! De plus, il s’agit d’une langue imprécise, qui rend d’autant moins acceptable sa prétention à l’universalité. Prenez la sécurité aérienne. Le 29 décembre 1972, un avion s’est écrasé en Floride. La tour de contrôle avait ordonné : « Turn left, right now », c’est-à-dire « Tournez à gauche, immédiatement ! » Mais le pilote avait traduit « right now » par « à droite maintenant », ce qui a provoqué la catastrophe. Voyez la diplomatie, avec la version anglaise de la fameuse résolution 242 de l’ONU de 1967, qui recommande le « withdrawal of Israel armed forces from territories occupied in the recent conflict ». Les pays arabes estiment qu’Israël doit se retirer ‘des’ territoires occupés - sous-entendu : de tous. Tandis qu’Israël considère qu’il lui suffit de se retirer ‘de’ territoires occupés, c’est-à-dire d’une partie d’entre eux seulement. » (Hagège, 2012 b)

154Citant Segalen à propos des Maoris : « En perdant ses mots, on perd son âme ». En sommes-nous là ?

155« Oui. Il ne s’agit pas de fierté ou de défense patriotique. Il s’agit des modes de représentation que fonde une langue. C’est là, et uniquement là, que se situe l’identité. Prenez la représentation collective de la femme, un enjeu majeur. Il n’existe que trois possibilités de traiter ce domaine : pour la première, la différence des sexes n’est pas marquée, comme dans ‘beautiful’ - le puritanisme s’en accommode bien - ; la deuxième consiste à les distinguer par des marques sonores, naturalisantes, à l’instar de l’italien et de l’espagnol, ‘belle’, ‘bella’, ‘hermoso’, ‘hermosa’. Et la troisième, la française, qui, avec son ‘e’ muet, refuse le marquage du genre sur le sexe. Cet ‘e’ muet fonde une coprésence ontologique. » (Borer, 2014b)

156« La langue française est une langue écrite, et la seule qui ne prononce pas tout ce qu’elle écrit. Lorsque je dis ‘ils entrent’, l’‘ent’ final ne se prononce pas : il s’agit d’une vérification grammaticale, le ‘vidimus’ (du latin, ‘ce que nous avons vu’) qui permet la vérifiabilité par écrit, et garantit aussi la précision. La langue est accompagnée par sa grammaire. (Borer, 2014b)

157« Une langue véhicule un système de valeurs. Quand c’est en anglais, les anglophones ont un avantage, ne serait-ce qu’en termes d’emploi mais aussi en termes de négociation. Un Américain ne négociera jamais dans une autre langue que la sienne. Les Français se sont souvent fait avoir pour avoir conclu un texte qui disait une chose mais en réalité en disait une autre. Un mot peut tout changer, et n’a pas la même nuance dans tous les langues ni n’est porteur des mêmes valeurs. A Bruxelles, le basculement vers l’anglais à tout crin a correspondu au basculement vers l’ultra-libéralisme. En anglais, state ou market n’ont pas les mêmes connotations, positives ou négatives qu’en français. De plus, la qualité des textes qui sortaient des réunions dans le passé était supérieure. Cette anglophonie a pour conséquence l’appauvrissement des textes car, à Bruxelles, on ne parle pas l’anglais mais du globish (global english). Un texte négocié par un Français, un Portugais et un Lituanien qui parlent mal anglais mais croient bien le parler ne peut pas être d’une grande qualité. Ce sont les juristes qui disent : les textes ressemblent à un sabir obscur intraduisible dans les langues nationales. » (Quatremer, 2014).

158Travailler sur les langues, induit travailler sur les politiques linguistiques et les enjeux géopolitiques des langues. Quand on s’adresse aux peuples, il est préférable de parler dans leur langue, autant que possible… Un discours prononcé par E. Macron à l’Université Humbolt à Berlin en janvier 2017 a suscité commentaires et polémique, car prononcé en anglais. Vu le contexte politique, marqué par le Brexit et les avatars présidentiels aux USA, le recours à l’anglais avait quelque chose d’incongru en Europe continentale !

159Dans la meilleure des hypothèses moins de 40% des européens s’estiment en mesure de parler l’anglais, peu d’entre eux sont capables le lire un article ou suivre un discours. Le message retenu est que les dirigeants de l’avenir s’expriment en anglais. En effet la langue accompagne la souveraineté. Elle est un élément inséparable du pouvoir.

160Dans le contexte du Brexit, quand celui-ci entrera en vigueur, moins de 1 % de la population européenne aura pour langue maternelle l’anglais. Celui-ci ne pourra plus rester une des langues officielles de l’Union européenne. Elle ne peut, en tout état de cause, être la langue des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne.

161Songez qu’après le discours de D. de Villepin à l’ONU s’opposant à la guette en Irak, on a assisté à un afflux d’inscriptions dans les Alliances françaises, cycle international de conférences en langue française.

162La façon dont les gens se représentent les personnes et le monde, et leurs modes de comportement les uns envers les autres sont fonction, en partie du moins, de la dénomination qu’ils en donnent. Prise de parole, morphologie linguistique et vocabulaire acquièrent alors une valeur médiatrice prépondérante.

6 – Excès et dérives

6.1 – Substitution et autocolonisation

163Dans l’histoire de la langue, les mots anglais qui s’implantent chaque jour dans le vocabulaire français ne sont plus de l’ordre de l’échange, mais de la substitution.

164Selon A. Borer, dans des Propos recueillis en 2014, « On dira ‘checker’ à la place de ‘vérifier’. Mais, plus que de colonisation, nous devons parler d’autocolonisation. Nous n’avons pas d’ennemi. C’est l’effet Banania, le début de la déculturation. »

165Notre soumission à la langue anglaise commence par la « dénomination », soit la substitution de mots anglo-saxons à des mots français disponibles.

166« Prenez le terme ‘booster’. On pourrait dire ‘propulser’, issu du latin ou ‘dynamiser’, qui provient du grec. On n’entend plus l’oreille française à travers ‘email’, à la place de ‘courriel’ ou ‘deal’ à la place d’‘échanger’. Nous sommes en train de passer de l’oreille ‘romane’ à l’oreille ‘gothique’. Par ailleurs ces importations impliquent une gigantesque perte de nuance : on dit ‘bouger’ et non plus ‘se déplacer’ ou ‘s’en aller’. Enfin il n’y a plus de polissage phonétique, l’équilibre des voyelles et des consonnes. Nous entrons dans l’ère du français pourri, le broken French. » (Borer, 2014b).

167Que devient la francophonie, dans ce contexte ?

168« La langue et la culture française sont… une alternative au modèle anglo-saxon. Mais nous y avons renoncé. Sinon nous verrions tous les jours à la télévision française les Québécois, les Belges, les Suisses, les Burkinabés. Or que nous propose-t-on ? Des séries américaines. La France a renoncé à la francophonie pour prendre part à l’Europe anglophone. Djibouti sera perdu dans dix ans, le Rwanda l’est déjà. » (Borer, 2014b).

169Que faire ? « On a beau crier dans le désert, cela ne fait pas tomber les étoiles » dit un proverbe dogon.

6.2 – Anglicismes

170« Ce qu’il dit est peut-être bête, mais il le dit en chiriki » est proclamé dans la BD L’enfer de Xique-Xique, signée Maurice Tillieux.

171On recourt aux anglicismes sans aucune raison. Il importe de chasser les anglicismes incongrus pour défendre le français.

172Or, 274 millions d’être humains parlent le français soit 4% de la population mondiale. Ce chiffre est en hausse de 7% depuis 2010. Cependant le français perd des parts de marché : l’anglais est en effet la langue des affaires et du net.

173Qu’en est-il de ce qui se dit, sans raison apparente, en anglais ? À titre d’exemples :

Call centerpour centre d’appel
Shoppour boutique
Science parkpour parc scientifique
Kidspour enfants
Head hunterspour chasseurs de têtes
Work Flowpour flux de travail
Emailpour courriel
Planningpour emploi du temps
Coachpour entraîneur
Life stylepour mode de vie
Challengepour défi
Chatpour bavarder

6.3 – Préjugés linguistiques

Le français c’est pour les snobs

174McWhorter J. publie sous ce titre dans The New Republic Washington, 2 février 2014, « Dernièrement The New York Times a publié un article : les cursus anglais-français sont en plein essor dans les écoles publiques de New York, se classant troisième en nombre d’élèves derrière les programmes bilingues anglais-espagnol et anglaischinois. Voilà une bonne nouvelle… pour les enfants de Français expatriés. Mais pour nous Américains, faire apprendre le français à nos enfants est une idée anachronique. L‘idée qu’il serait bon pour de petits Américains d’apprendre le français tient davantage du réflexe que du pragmatisme - un peu comme l’orchestre classique semble incontournable pour leur mariage à des gens qui en réalité n’écoutent que de la pop. Dans l’Amérique cultivée, le français est désormais un marqueur de classe qui date de cette époque lointaine où la langue de Molière était la lingua franca de l’Europe ».

175En ce temps-là, les Américains qui avaient les moyens de voyager, souffraient d’un complexe d’infériorité vis-à-vis d’une Europe incarnant le comble du raffinement et tendaient à faire partie des gens de qualité. Cette époque est révolue.

176Le fait est qu’entre les années 1920 et l’Immigration Act de 1965, l’immigration aux Etats-Unis a atteint un plancher historique : chinois, italiens, japonais, arabes plus souvent qu’allemands ou russes.

177« Quel sera donc le nouveau marqueur du chic linguistique ? On pourrait le chercher dans la volonté d’apprendre des langues pour s’en servir, et non pour briller, comme le font d’ailleurs les Européens, pour qui l’anglais est la nouvelle lingua franca… car exploitable au quotidien. » (McWhorter)

Mes enfants n’apprendront pas le français

178Dans The Spectator Londres, article de Liam Mullens publié le 29 mars 2014 :

179« Aucun Britannique ne s’installe en France pour créer une entreprise. Ils peuvent s’y rendre pour le mode de vie, le vin ou pour passer les dernières années de leur vie. Mais personne n’y va dans l’espoir de réussir… Une bonne partie de la planète (environ 15%) est francophone mais regardez l’état dans lequel se trouvent ces pays »… Et l’auteur de citer à cet effet la Côte d’Ivoire, le Tchad, la République démocratique du Congo …

180« Ces pays là sont irrémédiablement perdus et la raison de cet échec est intimement lié au fait que leurs habitants parlent le français… J’insisterai pour que mes enfants n’apprennent pas le français par solidarité avec le Rwanda où le gouvernement veut faire de l’anglais la langue officielle et celle des affaires… Le français apparaît comme un investissement peu intéressant. »

6.4 – Les most du boulot

181Ils s’invitent à la maison.

182« Le but de toute communication est d’être efficace… Les linguistes connaissent la loi du moindre effort. : des mots qui ne comportent qu’un seul sens apparaissent dans les secteurs professionnels des entreprises surtout à but lucratif. Il se crée alors naturellement une langue de professionnels, destinée à être parlée entre pairs. » (Casavecchia, 2015).

183Exemple : « J’ai un prospect en B2B. C’est de la niche. Mais c’est le buzz assuré : c’est bon pour mon bilan de compétences ».

184Prospect désigne une personne susceptible de devenir (éventuellement) un consommateur de produit.

185B2B (à prononcer bi to bi soit business to business) : ventes entre professionnels en opposition à B2C business to consumer, ventes aux particuliers.

186Niche se dit d’un marché très restreint, très ciblé.

187Bilan de compétences : évaluation des compétences d’un travailleur, faire le point de ce qu’il maîtrise et de ce qu’il doit améliorer.

188Buzz : bruit créé autour d’un produit ou d’une société. Plus on en parle, plus le buzz est élevé.

189Il semble que les médias en général et qu’internet en particulier ont une forte influence pour que ce type de jargon s’insinue dans la sphère privée.

190Certes on entend souvent des scientifiques intervenir de cette manière sur leurs sujets d’expertise mais ce n’est pas propre aux seuls jargons professionnels. On observe le même phénomène chez les jeunes, les étudiants, les professeurs, les psychanalystes, les scientifiques expérimentalistes, les supporters de football et les commentateurs sportifs. En utilisant certains mots plutôt que d’autres en société, on revendique son appartenance à un groupe social déterminé. On fait partie du même club. Du B2B tout plein !

6.5 – Le vol des mots

191Il est un faux-semblant qui porte le masque du « parler vrai » (« l’Europe est au plus mal » ; « le pouvoir d’achat est des plus satisfaisant »), crée des euphémismes (notre équipe s’est vaillamment défendue » se substitue à « nous avons été battus quatre à zéro »), falsifie le sens des mots (faire passer une « réforme » pour une « amélioration » alors qu’il s’agit d’une « perte d’efficience ») ; une novlangue camoufle une désaffection du sens exact du langage (nous avons été « solidaires » pour « tous nous avons beaucoup perdu »). N’est-ce pas Freud qui écrivit : « Si vous cédez sur les mots, vous cédez sur les choses » ?

192Daspe et Piot (2016) ont ainsi constitué récemment une liste de quinze mots particulièrement illustratifs d’une désaffection du langage, emblématique d’enjeux de batailles idéologiques : citoyen, croissance, égalité, gauche, gouvernance, impôt/contribution, intérêt général, laïcité, lutte des classes, nation, parti socialiste, populisme, social/sociétal, service public, socio-démocratie.

193La richesse de nos savoirs et savoirs - faire vient du fait de notre diversité culturelle et intellectuelle. La pensée d’autrui se construit à partir de son imaginaire, de sa culture linguistique, de ses recherches et des influences socio-culturelle et socio-linguistique des autres. L’esprit a besoin d’être libre pour pouvoir donner naissance à la matière. Et la réflexion ne peut pas être enfermée dans des directives castratrices. Il faut valoriser les penseurs que nous sommes tous plus ou moins. N’oublions pas que la langue renvoie à une identité, donc penser dans une langue n’est pas la même chose que penser dans une autre, même s’il existe des similitudes et des références communes.

6.6 – L’accueil des mots étrangers

194La langue française, comme toutes les langues, évolue, elle continue à engranger de nouveaux mots, anglais, arabes, espagnols.

195Si l’on se plaint à juste titre du franglais désordonné qui sévit depuis la seconde guerre mondiale, il fut une époque où était adopté ce qui venait d’Italie, surtout des termes de peinture ou de musique : aquarelle, estampe, opéra, piano… On reprit aussi des mots arabes : sirop, algèbre, sofa, amiral, magazine…

196Suivons ainsi le voyage d’un mot :

197« Les étymologistes s’accordent sur une origine franque (XIe siècle ?) du terme « groupe ». Un vocable phonétiquement équivalent à kruppa aurait été utilisé pour désigner une masse arrondie. De là viendraient en français le mot croupe, en italien le mot gruppo ou groppo, lequel aurait signifié d’abord ‘nœud’, ensuite ‘assemblage’. On le retrouve, au XVIIe siècle, chez les peintres et les sculpteurs, au sens, dixit Littré, d’ « assemblage d’objets tellement rapprochés ou unis que l’œil les embrasse à la fois ». On le relève aussi chez les architectes, qui l’emploient pour désigner plusieurs colonnes accouplées. C’étaient là des termes d’atelier : les artistes, pour qui le voyage en Italie s’imposait à l’époque, ramenèrent le mot dans leurs bagages. » (P. De Visscher, 2002, p. 11).

198L’anglais moderne supplée aussi à notre actuelle passivité ou incapacité de forger des mots pour des concepts ou des fonctions nouvelles : « think tank », « input », « geek », « burn-out » trouvent une place peu contestée dans notre vocabulaire.

199« Comment se porte la culture francophone à l’ombre de la culture anglo-saxonne ?

200Pas du tout vers une disparition des frontières et des langues au profit d’un anglais uniformisant… Les Etats-Unis sont les seuls à avoir une culture globale présente partout dans le monde, puissance sans égale sur internet ; ce qui contribue à répandre leur culture et leur langue. On a tous deux cultures, pour nous en l’occurrence une culture francophone. Le français n’est pas menacé en France ou en Belgique francophone de même que l’allemand n’est pas menacé en Allemagne et que l’espagnol n’est pas menacé en Amérique latine.

201Et en dehors des zones où il est la langue maternelle ?

202L’Afrique francophone contribue à l’augmentation naturelle du nombre de francophones ce qui - d’après les prévisionsne devrait pas diminuer. Situation moins bonne dans nombre de pays où le français était important : je pense à la Roumanie, au Liban, au Maghreb. Dans tous les pays du monde, dès que l’on n’a pas envie d’apprendre trois langues, on va plutôt choisir l’anglais comme deuxième langue… Le français a tendance à devenir - au mieux - la troisième langue, celle des milieux culturels ou un peu intellectuels. Le français reste donc puissant mais il perd un peu les masses. » (Martel, 2016).

203Aujourd’hui parlé par plus d’un milliard de personnes, ne peut-on craindre que l’anglais n’éradique toutes les autres langues ? « Le fait que les êtres humains puissent s’exprimer en plusieurs milliers d’idiomes est un enchantement à maints égards. Rares sont ceux qui voudraient perdre cette diversité. Heureusement de telles craintes sont prématurées. Il est difficile de rompre quelque chose d’aussi intime et spontané que la langue que les parents parlent à leurs enfants… Si l’anglais se répand partout, cela signifie simplement que les gens utiliseront en général une langue locale dans leur sphère propre et l’anglais pour communiquer au-delà. » (Martel, 2016).

204L’important est qu’il y ait une langue commune qui, dans la mondialisation, permet de dialoguer avec l’autre.

205Notons que les petits dessins utilisés pour communiquer sur les réseaux sociaux supplantent les mots dans une certaine mesure (cf. l’article de New York Magazine paru en décembre 2014 : Emoji, l’autre langue des signes).

6.7 – Le français des non-français

206En France, les « élites vassalisées » mèneraient un travail de sape contre le français. Les classes dominantes seraient souvent les premières à adopter le parler de l’envahisseur. En adoptant la langue de l’ennemi, espèrent-elles en tirer parti sur le plan matériel, ou s’assimiler à lui pour bénéficier symboliquement de son prestige ? La situation devient grave quand certains se convainquent de l’infériorité de leur propre culture. Or nous en sommes là. Dans certains milieux sensibles à la mode - la publicité et le journalisme - on recourt aux anglicismes sans aucune raison. Ces milieux se donnent l’illusion d’être modernes, alors qu’ils ne sont qu’américanisés. Et l’on en arrive à ce paradoxe : ce sont souvent les immigrés qui se disent les plus fiers de la culture française ! Il est vrai qu’eux se sont battus pour l’acquérir : ils en mesurent apparemment mieux la valeur que ceux qui se sont contentés d’en hériter.

207Si la langue française figure parmi les langues les plus parlées au monde elle le doit, non aux français « de souche » mais à ceux qui le parlent en dehors de l’hexagone, en Belgique, en Suisse, au Canada et même, surtout, en Afrique.

208Le français est langue officielle dans une vingtaine de pays d’Afrique. Mais s’ils acceptent de recevoir ils voudraient aussi pouvoir donner. C’est le point de vue que défend Fadal Dia le 20 mars 2015 dans Sud Quotidien Dakar :

209« Les Africains accepteront-ils que la France leur ferme toutes les portes, y compris celles du devenir de la langue qu’ils partagent avec elle ? Accepteront-ils ce que n’ont accepté ni les Brésiliens ni les Américains qui se sont émancipés de leur langue d’origine et s’expriment aujourd’hui en ‘brésilien’ et non en portugais, en ‘américain’ et non en anglais ? Demain il y aura peut-être un français d’Afrique qui se passera du français de France.

210On jurerait que certains pensent que toute liberté accordée à la langue de Queneau est une reddition face au parti de l’étranger. Accueillir dans une langue des éléments nouveaux peut ‘instruire de bien des phénomènes de la vie sociale’. Il est significatif qu’un terme japonais connu de quelques gourmets parisiens ait plus de chances d’entrer dans un dictionnaire français que ceux dont usent quotidiennement des millions d’Ivoiriens ou de Congolais quand ils s’expriment en français ! Les Africains acceptent de recevoir mais ils voudraient aussi pouvoir donner et c’est de ce qu’ils donnent dont ils sont le plus fiers. »

211Hélas, jusqu’ici, il n’y a eu que deux Africains parmi les 39 immortels : Léopold Senghor et l’Algérien Assia Djebar ; 3 belges, 1 suisse, 1 américain (Julien Green), 1 haïtien devenu québécois, 1 roumain (Ionesco) complètent la mini-cohorte des non-français « immortels ».

212Cependant les multinationales qui s’implantent en Afrique sont généralement anglophones : en octobre 2012 le Gabon décide d’adopter l’anglais comme langue officielle au même titre que le français Le Rwanda, après le génocide de 1994 a adopté l’anglais comme langue officielle et intégré le Commonwealth. En fait, les tutsi, revenus au pouvoir, avaient été hébergés dans des pays anglophiles lors de leurs émigrations forcées et les hutus, auteurs du génocide, semblent avoir été soutenus par la France.

7 – Contre la pensée unique

213Pour le linguiste Claude Hagège, le constat est sans appel : jamais, dans l’histoire de l’humanité, une langue n’a été « comparable en extension dans le monde, sur les cinq continents, à ce qu’est aujourd’hui l’anglais ». Cela dépasse de loin tout ce que nous avons connu dans le passé même avec le latin du temps de l’empire romain. Or, à ses yeux, cette domination constitue une menace pour le patrimoine de l’humanité. Elle fait peser sur elle un risque plus grave encore : voir cette « langue unique » déboucher sur une « pensée unique » obsédée par l’argent et le consumérisme.

214Cette domination devient une menace contre la diversité. Et cette menace ne concerne pas seulement la langue mais aussi la pensée dans sa totalité.

215Mais, dira-t-on, une langue commune est bien pratique quand on voyage. Et cela ne conduit en rien à éliminer les autres !

216« Détrompez-vous. » répond Hagège « Toute l’Histoire le montre : les idiomes des Etats dominants conduisent souvent à la disparition de ceux des Etats dominés. Le grec a englouti le phrygien. Le latin a tué l’ibère et le gaulois. A l’heure actuelle, 25 langues disparaissent chaque année ! Comprenez bien une chose : je ne me bats pas contre l’anglais ; je me bats pour la diversité. Un proverbe arménien résume merveilleusement ma pensée : ‘Autant tu connais de langues, autant de fois tu es un homme’. »

217« Il faut bien comprendre que la langue structure la pensée d’un individu. Certains croient qu’on peut promouvoir une pensée française en anglais : ils ont tort. Imposer sa langue, c’est aussi imposer sa manière de penser. Comme l’explique le mathématicien Laurent Lafforgue : ce n’est pas parce que l’école de mathématiques française est influente qu’elle peut encore publier en français ; c’est parce qu’elle publie en français qu’elle est puissante, car cela l’a conduit à emprunter des chemins de réflexion différents. » (Hagège, 2012b).

218« Je pars en guerre contre ceux qui prétendent faire de l’anglais une langue universelle, car cette domination risque d’entraîner la disparition d’autres idiomes. Je combattrais avec autant d’ énergie le japonais, le chinois ou encore le français s’ils avaient la même ambition… Seuls les gens mal informés pensent qu’une langue sert seulement à communiquer. Une langue constitue aussi une manière de penser, une façon de voir le monde, une culture. Tout idiome qui disparaît représente une perte inestimable, au même titre qu’un monument ou une œuvre d’art. » (Hagège, 2012b).

219Avec 27 pays dans l’Union européenne, n’est-il pas bien utile d’avoir l’anglais pour converser ?

220Cette idée est stupide ! La richesse de l’Europe réside précisément dans sa diversité. Comme le dit l’écrivain Umberto Eco, « la langue de l’Europe, c’est la traduction ». Car la traduction - qui coûte moins cher qu’on ne le prétend - met en relief les différences entre les cultures, les exalte, permet de comprendre la richesse de l’autre.

8 – L’apprentissage du bilinguisme voire du plurilinguisme

221La diversité des langues est une valeur capitale en ce qu’elle dessine l’originalité de chaque communauté. Apprendre une langue, c’est appréhender une culture. Pour ce faire, idéalement, l’enseignement bilingue voire multilingue devrait commencer dès la plus tendre enfance.

222En effet, des observations rendent compte de la facilité avec laquelle le bébé intègre les éléments de langues différentes. Dans le cas de parents dont la langue maternelle est différente, si chacun s’adresse au bébé dans sa propre langue, l’enfant assimilera la mélodie et le rythme de chacune des langues. Vers 9 ou 10 mois, il fera correspondre un son et un ensemble de sons à un sens ; petit à petit, il les répètera aisément.

223Un milieu polyglotte dès la naissance favoriserait donc l’apprentissage en raison, bien sûr, de l’extrême capacité du cerveau à créer, à cet âge, les connexions neurologiques optimales. Il semblerait que dès l’âge de 24 mois, l’enfant perdrait sa capacité innée à discriminer d’autres sons que ceux qui lui sont familiers.

224En outre, le français, comparé à d’autres langues, est relativement pauvre sur le plan phonologique : son alphabet oral comporte 36 phonèmes c’est-à-dire 36 signes articulés qui correspondent à autant d’images acoustiques, au même titre que son alphabet écrit comporte 26 graphies ou lettres qui correspondent à autant d’images visuelles.

225Par exemple, le mot « façonner » compte 8 lettres et 6 phonèmes : « f a s o n é » ; le groupe « des haricots » compte 11 lettres (3 + 8) et 7 phonèmes : « d è a r i k o ».

226Le nombre de phonèmes diffère d’une langue à l’autre : il est de 24 en espagnol ; il est de 38 en néerlandais ; il atteint respectivement les nombres de 44 et 46 en anglais et en allemand. Certaines langues du sud-africain comportant des « clicks » atteindraient 141 phonèmes !

227Il est évident que plus la palette des distinctions qui lui est offerte est large (donc, plus il est confronté à un grand nombre de phonèmes), plus l’enfant exerce son oreille à percevoir les différences et, dès lors, affine sa capacité de discrimination des phonèmes et la justesse de leur prononcé.

228Comparativement à un anglophone ou à un allemand, unilingues tous deux, le francophone unilingue est dans une posture défavorable : son oreille, peu habituée à capter une grande variété de phonèmes explique en partie sa difficulté à apprendre une langue étrangère.

229Les néerlandophones unilingues semblent aussi avoir plus de facilités à assimiler une langue étrangère (sur le plan oral en tout cas) que les francophones étant donné, d’une part, la plus grande complexité de leur système phonologique comparé à celui du français, d’autre part, la fréquence de l’écoute par les enfants néerlandophones de films ou d’émissions en version originale sous-titrée qui les familiarisent évidemment à la langue étrangère.

230Pourtant, force est de constater l’appauvrissement progressif de la langue française orale par la réduction du nombre de ses phonèmes : de 36, ils risquent de tomber à 31 !

231Parler, c’est manifester des différences audibles. Une langue maintient les oppositions qui ont un rendement, qui restent utiles. Si une opposition perd de son rendement, il en résulte une neutralisation qui aboutit à un archiphonème : phonème moyen, intermédiaire entre les oppositions phonologiques d’origine.

232C’est ainsi qu’en France, de plus en plus de locuteurs ne font plus la différence entre « pomme » et « paume », « à Rome » et « arôme » ; entre « je viendrai » et « je viendrais », « fée » et « fait » ; entre « patte » et « pâte », « Anne » et « âne », entre « à deux mains » et « à demain ». Les différences entre les voyelles de chacune de ces paires sont annulées et à une paire de voyelles distinctes se substitue une seule voyelle dite archiphonème. 8 voyelles donnent lieu à 4 archiphonèmes.

233Le même phénomène d’économie articulatoire s’observe dans l’opposition « un » et « in » : « un » qui demande une projection des lèvres vers l’avant s’efface au profit de « in » qui exige un effort articulatoire moindre ; « brun » et « brin » ne se distinguent plus, le premier est prononcé comme le second ; il en va de même avec « emprunt », prononcé comme « empreint ».

234Le bilinguisme, voire le multilinguisme, combat l’emprise de la langue unique. Il est aussi un encouragement à l’excellence. Or l’encouragement à ne rien faire est parfois mieux accueilli que l’invitation à se surpasser. La norme va souvent dans le sens du moindre effort. Le concept d’élite est courant en entreprise à forte dose de compétitivité et dans les affrontements sportifs : cela va jusqu’au ridicule chez ces commentateurs sportifs enthousiastes mettant tel joueur de football ou tel cycliste « face à son destin ». Mais insiste-t-on suffisamment sur l’excellence dans les sciences, surtout humaines, l’apprentissage des langues, l’interpersonnel ?

235Depuis que l’enseignement secondaire abandonne au fil des ans l’apprentissage du latin et du grec, il y a toute une gymnastique mentale à restaurer : pourquoi ne pas remplacer le latin par l’allemand, le grec par le mandarin ou le russe ? Et qu’on ne reproche pas à un tel enseignement d’être élitiste ! Il donne en réalité du pouvoir à toute personne qui s’astreint à un tel apprentissage.

236Cependant l’acquisition d’un vocabulaire étendu, des règles de la grammaire et même de l’obtention d’un « bon accent », ne résolvent pas toujours le problème d’une réelle communication entre membres de cultures distinctes. Les mots et les phrases reposent sur des silences, parfois plus chargés de signification que les mots eux-mêmes. Confucius déjà concevait le langage comme une roue : les rayons de cette roue nous la font voir, mais elle est faite d’espaces vides.

237Dans son ouvrage Libérer l’avenir. Appel à une révolution des institutions, Illich consacre un chapitre à « l’éloquence du silence » :

238« Le langage peut être comparé à une longue corde dont les mots ne sont que les nœuds… Si bien que pour comprendre un être, il nous faut apprendre non pas tant ses mots que ses silences… En nous enseignant sa langue un peuple nous fait don du rythme, des modes et des subtilités de son silence plus encore que d’un système sonore… Certains ont acquis un ‘accent local’ et pourtant ils restent à jamais étrangers parce qu’ils oublient cette communication subtile des silences… Ils possèdent leurs pauses, leurs hésitations, leurs rythmes, leurs expressions, leurs inflexions, leurs durées, leurs intensités : à certains moments ils existent, à d’autres ils n’existent pas… L’homme qui nous montre qu’il connaît le rythme de notre silence nous est beaucoup plus proche que celui qui croit savoir nous parler. » (Illich, 1971, 2004, pp. 70-71-72).

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Note

  • [*]
    La correspondance pour cet article doit être adressée à Pierre De Visscher, route de Liège 75, 4141 Louveigné, Belgique ou par courriel <Pierre.DeVisscher@ulg.ac.be>.
  • [1]
    La Dispute sur le sel et le fer (chinois traditionnel : 鹽鐵論 ; pinyin : Yán Tiě Lùn) est un recueil de textes historiques qui retrace le débat qui s’est tenu en 81 av. J.-C. au sein de la Cour impériale de Chine sur le rôle et la politique de l’État sous la Dynastie Han.
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