Introduction
Baptême en eau trouble ?
1Une jeune étudiante de nationalité française s’est retrouvée à l’hôpital universitaire à Liège le 22 septembre 2013. Lors d’une virée entre comitards de baptême et « bleus » (étudiants non baptisés), elle avait été amenée à boire énormément d’eau. Résultat : œdème cérébral et coma. Elle en est sortie, apparemment indemne.
Le laissez-faire légal
2En Belgique, aucune disposition légale n’interdit ni ne régule les « baptêmes estudiantins ». Une proposition de loi, déposée en 2011, visait à en bannir l’usage. La proposition arguait « de la non transparence de ces pratiques, de leur manque de sens, des humiliations imposées par plaisir ». Le parlement ne s’y intéressa pas. Or, ces vingt dernières années, il y eut plusieurs incidents sérieux et même quelques décès liés, directement ou indirectement, à ces pratiques.
Les ambiguïtés académiques
3Chaque université, mais aussi chaque direction d’établissements supérieurs non universitaires (où la mode de baptêmes s’est étendue par contagion) est libre d’appliquer sa propre politique. Les autorités académiques semblent bien être assises entre deux chaises. Elles voudraient assurer aux cercles d’étudiants et à leurs comités de baptême une certaine autonomie, mais elles s’inquiètent de ce qui peut se passer en leur sein. Elles ont en général établi des chartes de principes, co-signées par les responsables étudiants, élus du moment. Elles prétendent agir en bon père de famille. Elles émettent, de-ci de-là, quelques réglementations utiles (par ex. interdiction de vendre et consommer des alcools forts dans les cercles étudiants). Elles apparaissent à la fois inquiètes, voire consternées, surtout embarrassées.
Discriminations et barbarismes
4L’ex-directeur du Centre pour l’égalité des chances, Edouard Delruelle, aurait reçu de nombreuses plaintes pour discrimination envers les non-baptisés dans certaines facultés universitaires : difficulté d’avoir accès aux syllabus quand ceux-ci dépendent de cercles d’étudiants, difficulté de trouver des stages, etc. Interviewé aujourd’hui, il dénonce dans Le Soir des 28-29 septembre 2013.
5« Je ne veux pas qu’on dise qu’il s’agit de deux ou trois actes isolés qui ont mal terminé. Derrière de tels actes se cache tout un système d’intimidations et d’humiliations. Ces pratiques, banalisées, sont structurelles et engendrent beaucoup de souffrances et d’inégalités. Et cela, c’est intolérable. »
6Il nuance d’ailleurs :
« Le folklore est présent depuis toujours. Il ne faut pas aller contre les cercles, loin de là. Mais bien contre ces méthodes barbares et discriminatoires. Certaines mentalités doivent être cassées. Et il ne faut pas attendre un autre mort pour le faire ».
8Apparemment, on continue d’attendre.
Zorro est arrivé(e)
9Ségolène Royal, se disant bouleversée par le coma de cette étudiante française de l’université de Liège, a écrit au premier ministre belge pour lui demander de faire interdire le bizutage des étudiants en Belgique. Elle avait fait voter il y a quinze ans en France l’interdiction de tout bizutage. Elio Di Rupo aurait répondu sur Twitter que le baptême étudiant est « un choix personnel » et que « des lois existent pour sanctionner les débordements ». Dans sa réponse formelle, il précise « Aucune tradition ne saurait justifier de telles exactions » et qu’il a confiance dans le « travail entamé avec les étudiants concernés par les autorités de l’Université ». À titre personnel il estime « important qu’une prise de conscience s’opère dans le milieu des étudiants et que des règles plus strictes soient adaptées pour éviter tout dérapage » et émet l’opinion : « en Belgique, ce type de folklore est différent des bizutages pratiqués en France. »
Deux réticences en forme de doute
10Premièrement, le premier ministre conforte une position parfois émise par les autorités académiques de nos universités : notre baptême estudiantin ne serait pas un bizutage.
11Pour avoir pu connaître la teneur de plusieurs baptêmes « chez nous » (et pas seulement les plus extrêmes, sans doute ceux de la Faculté de médecine vétérinaire ?) et de plusieurs bizutages (hazing en anglais) « ailleurs », cette affirmation de non-identité me paraît dans bien des cas fort osée, imprudente, et pour tout dire relever d’une politique de l’autruche.
12Deuxièmement, le ou la jeune étudiant(e) est arrivé(e) en première année il y a à peine quelques semaines, dans ce monde nouveau et étrange, « l’Université ». Sont-ils vraiment en mesure de faire un choix motivé, en connaissance de cause ? Ceci surtout si ces jeunes étudiants et étudiantes craignent que dans le futur (à tort ou à raison) ils puissent être ostracisés ou en butte à des exactions et des représailles, s’ils ne se conforment pas à l’invite des « anciens », bienveillants, qui les encouragent à prendre part à des activités somme toutes opaques.
13Cela avait été compris, en France, par les législateurs. En effet, tout bizutage y est interdit depuis 1998 et l’article 14 de la loi du 17 juin en précise le sens :
« Le fait pour une personne, d’amener autrui, contre son gré ou non, à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants lors de manifestations ou de réunions liés aux milieux scolaires et socioéducatif »
15Cette interdiction s’applique donc également « en cas de consentement de la personne ».
16En France, des recteurs d’université et doyens de facultés ont été démis de leurs fonctions pour n’avoir pas respecté la loi. Il semble malgré tout que, bien qu’interdit, le bizutage survit dans une majorité d’établissements sous la forme de « week-ends d’intégration » fortement alcoolisés.
Surprise !
17En Belgique, rappelons-le, les Autorités Académiques de chaque université ont élaboré des « chartes » ou réglementations relatives aux « baptêmes étudiants ».
18Quand on se réfère à la charte « baptême » http://www.agel-liege.be/charte_bapteme.pdf de l’Université de Liège, on y trouve huit articles, certains d’entre eux fort complets, traitant respectivement :
19Art. 1 - Objectifs de la Charte (les principes)
20Art. 2 - Définition du baptême (ses buts)
21Art. 3 - Libre choix de l’étudiant
22Art. 4 - Organisation des activités
23Art. 5 - Mesures de sécurité
24Art. 6 - Rôle des Comités de baptême
25Art. 7 - Le parrainage
26Art. 8 - Organe d’évaluation et de recours
27Or, bien que le Recteur de l’Université dans son « moratoire sur les baptêmes estudiantins à l’ULg » (Recteur@ulg.ac.be), reconnaisse que :
« La tradition des « baptêmes » implique malheureusement souvent des parodies de scènes de domination et d’humiliation, extrêmement mal reçues par le public, certaines pouvant dégénérer en véritables actes de barbarie susceptibles d’entraîner des dommages physiques et/ou psychologiques. C’est pourquoi l’Université interdit les épreuves dégradantes, pénibles ou dangereuses. Elle réprouve tout acte d’humiliation ainsi que toute pression physique ou morale amenant à pratiquer des actes contre son gré »
29rien n’est cependant dit, dans la charte baptêmes, quant à la nature des activités.
30Et particulièrement, il ne s’y trouve aucune interdiction spécifique d’actes humiliants ou dégradants. Il est simplement rappelé (art. 6) que les Comités de baptême « doivent veiller à respecter la santé physique, morale ou psychologique des participants ».
Pour en savoir davantage
31Nous suggérons de lire, préalablement ou ultérieurement, le livret présenté simultanément dans la collection Groupe et Société des publications pédagogiques du Centre de Dynamique des Groupes et d’Analyse Institutionnelle et repris dans ce numéro :
32LES PREMIERS PAS D’UNE VIE NOUVELLE.
33BAPTÊME OU BIZUTAGE ? RITES BENEFIQUES OU TRAUMATISANTS ?
34Ci-après, nous proposons un exercice structuré permettant de confronter, en groupe, trois types d’avis distincts émis au sujet des baptêmes d’étudiants :
- celui d’ universitaires diplômés exprimant leur réticence,
- celui d’anciens comitards de baptêmes qui leur sont favorables,
- celui de non-universitaires.
35Ces avis, largement repris tels quels, ont été récoltés dans des journaux ; ils reflètent donc l’opinion de lecteurs qui s’y sont exprimés.
Exercice structuré
Intentions
36A. Sensibiliser aux impacts personnels, sociaux et sociétaux des “baptêmes” étudiants ;
37B. Organiser un débat sur l’opportunité, les aspects positifs et négatifs des pratiques mentionnées et proposer une décision collective à ce sujet ;
38C. S’exercer au travail en groupe.
Objectifs
39Devenir plus capable de :
40A.1. Percevoir et comprendre l’impact des baptêmes sur la psychologie des étudiants ;
41A.2. Analyser les relations entre comitards et baptisés ;
42B.1. Confronter des points de vue divergents ;
43B.2. Faire prendre conscience de processus souvent tenus sous le boisseau ;
44C.1. Aboutir à une prise de conscience collective des caractéristiques de la tâche ;
45C.2. Conscientiser les membres du groupe sur les idiosyncrasies de chacun ;
46C.3. Conscientiser les membres du groupe sur l’incidence d’un travail préalable en micro groupes.
Nature de la tâche
47Échange d’opinions et construction d’un objet.
Forme de la tâche
48Réunion-discussion à support verbal.
Situation générale
49Des textes comprenant des avis relatifs aux baptêmes étudiants sont présentés aux participants. Ceux-ci, répartis en sous-groupes, reçoivent des textes distincts écrits respectivement par des diplômés universitaires non favorables à l’organisation des baptêmes, par des non universitaires, par d’anciens membres de comités de baptême.
50Il est demandé aux participants d’établir, en groupe, après débat, une liste des arguments positifs et négatifs relativement aux baptêmes et de prendre une position commune sur le maintien tel quel, ou les modifications à prévoir, ou la suppression des baptêmes étudiants.
Durée
512H40 (dont 15 minutes de pause).
Nombre de participants
52De six à quinze participants. Dans l’hypothèse d’un nombre inférieur à six, la phase préalable de lecture est individualisée sans passer par une paire ou un microgroupe.
53Il est possible de désigner des observateurs.
Matériel
54Exemplaires des situations (une fiche par participant et/ou observateur éventuel).
55Des consignes écrites pour les observateurs (éventuellement).
Procédure et durées
56DURÉE TOTALE = 2 heures 40 minutes.
57TRANSMISSION DES CONSIGNES : 10 min.
58L’animateur introduit l’activité et, s’il l’estime utile, précise que X participants seront observateurs. Il présente ensuite la consigne de l’exercice :
« Nous allons travailler sur la nature, les caractéristiques et la complexité d’un phénomène social : celui des baptêmes étudiants.
En un premier temps vous vous diviserez en trois paires, trios, quatuors ou quintettes (en fonction du nombre total de participants).
Un tiers d’entre vous recevra les avis émis par des diplômés universitaires non favorables à l’organisation de ces baptêmes, un autre tiers les avis émis par des non universitaires, le dernier tiers recevant les avis d’anciens membres de comités de baptême.
Vous allez d’abord, en vous aidant des supports reçus mais sans nécessairement vous limiter à eux, établir une liste des arguments favorables et défavorables relatifs aux baptêmes étudiants ;
ensuite vous êtes invité à prendre une position collective à l’égard des baptêmes étudiants ;
enfin il vous est demandé de prendre une décision collective : laquelle des trois positions choisiriez vous de proposer aux recteurs d’universités et aux futurs étudiants : conserver, amender, interdire les baptêmes d’étudiants.
Vous disposerez de 30 minutes pour prendre connaissance et débattre en paire ou microgroupe des avis qui vous sont proposés. Ce travail est préparatoire à la réunion en grand groupe.
Dans un deuxième temps, vous disposerez de 45 minutes pour élaborer la liste de mandée et adopter une position commune, suivies de 10 minutes pour prendre une décision collective finale. »
60L’animateur transmet aux membres de chaque sous-groupe, les documents relatant les trois séries d’avis émis (ANNEXES 1, 2, 3,). Les participants consacrent 30 minutes à lire les avis et à en débattre entre eux au sein de chaque sous-groupe.
61Au bout des 30 minutes l’animateur rassemble les participants pour qu’ils débattent du problème et réalisent, en 45 minutes, le travail collectif demandé, à la suite duquel ils prennent une décision collective finale.
62Durant ce temps, l’animateur réunit les observateurs éventuels et leur transmet ses consignes.
63EXÉCUTION DE LA TÂCHE : 75 min.
64PAUSE : 15 min.
Élucidation : 60 min
65Elle se fait en trois parties, les observateurs éventuels intervenant chaque fois en un second temps :
- La première partie s’élabore sur le contenu du produit réalisé : la liste, en ce compris les exemplifications de tous ordres. Les participants estimaient-ils les textes reçus comme étant appropriés ? sont-ils objectifs ? Si non, pourquoi ? On-t-ils introduit des éléments pertinents au départ de leur expérience personnelle ou de leur réflexion ?
- En deuxième lieu, on-t-ils élargi leur apport d’un point de vue sociétal ? On-t-ils effectivement pris conscience de l’impact social et sociétal de l’organisation ou non de baptêmes d’étudiants et/ou de procédures d’accueil à innover ?
Des éléments théoriques, en dose homéopathique, peuvent être introduits ici par l’animateur dans la mesure de sa compétence psycho-sociale et psycho-clinique ou sociologique. - Une troisième étape abordera la manière dont les participants ont fonctionné en groupe afin d’atteindre l’objectif visé : le groupe a-t-il mis en place des éléments facilitateurs permettant d’atteindre l’objectif ? Les difficultés personnelles, interpersonnelles ou groupales peuvent ici être prises en compte. Il en est de même d’un transfert éventuel à des situations vécues.
Un universitaire diplômé, écrit
66« Les baptêmes universitaires, on dit que c’est un événement culturel, un rite du folklore, comme les gilles de Binche. Tu parles ! Je ne vois vraiment pas comment on peut assimiler ces « baptêmes » à une quelconque forme de culture.
67Je dirais pour ma part, qu’il s’agit là de manifestations qui ont pour but, et ont le résultat, de dégrader l’intégrité morale de la personne humaine.
68Je ne vois pas d’ailleurs en quoi ces actions pourraient développer la solidarité, l’esprit de participation, etc. Ce n’est pas en se faisant « baptiser » qu’on sera mieux intégré. Je ne crois pas qu’il faille se faire déculotter et tartiner les testicules de beurre, être « claché » de bière et d’œufs, badigeonné de bleu de méthylène pour faire partie pleinement d’un groupe solidaire. Ni les insultes, ni les brimades, ni les humiliations ne sont de nature à y contribuer.
69Par contre elles doivent sûrement favoriser l’esprit de soumission, l’acceptation de pseudo-supérieurs, la notion qu’il y a des strates dans la société, des dominants et surtout des dominés.
70On dit aussi que c’est une façon d’amener la gaîté, la fête, l’amusement. Sans doute cela plaît-il à des spectateurs ou aux membres du comité de baptême ? Pour ce qui est de cela, il y a, je crois, une multitude de façons de s’éclater sans que ce soit basé sur des comportements stupides, des insultes, des humiliations et des actes répugnants imposés aux « bleus » par des « poils », alors que ces baptêmes sont parfois conduits par des baptisés de l’année précédente, pressés de se venger.
71Pour introduire les nouveaux étudiants dans leur première année d’études, ne pourrait-on plutôt développer l’esprit critique, l’esprit participatif, la politisation voire la syndicalisation des étudiants, et ce par des débats d’idées, pour réellement les intégrer dans le milieu universitaire, en choisissant des moyens dignes des institutions dans lesquelles ils sont amenés à vivre ? »
Un autre universitaire diplômé, écrit
72« La conviction de « bonnes consciences » : « les baptêmes étudiants ne donnent que rarement lieu à des écarts » ! ! Les organisateurs mettent en avant de soi-disant « valeurs » pour justifier les humiliations subies par de centaines de « bleus ». On parle d’intégration, de nivellement des différences sociales.
73Or que montre-t-on aux « bleus » ? Que leur vie d’« adulte » sera faite de soumissions vis-à-vis de gens qui n’ont aucun mérite particulier. Ils doivent commencer dès à présent à accepter que dans la vie, pour en sortir, il faut dès le début accepter les humiliations quelles qu’elles soient.
74Evidemment l’an prochain quand il sera devenu « poil » il peut prendre le rang de comitard, voire de tortionnaire et supplicier et humilier ses « inférieurs ».
75Leçon de vie : il aura toujours intérêt à la fermer et à se soumettre si on l’humilie. C’est nécessaire pour espérer monter dans la hiérarchie sociale. Cela, c’est une donnée de fait : il aura compris que toutes les injustices qu’il perçoit sont nécessaires et justes.
76Loin de niveler les inégalités sociales, le baptême en crée de nouvelles, entre ceux qui à ce moment sont tout et eux rien.
77L’université, définie au départ des cercles d’étudiants, deviendrait-elle une usine à moutons ou à tyrans, une école de la résignation ?
78L’université se doit de refuser l’humiliation, la résignation, la tyrannie, l’exploitation.
79Peu nombreux sont ceux qui refusent d’autorité le baptême. Il y a les menaces voilées ou patentes d’être tondus pour les garçons, rasées pour les filles, de se voir ultérieurement en butte à des désagréments, des syllabi inaccessibles, un boycottage, des représailles, l’ostracisme, le refus d’accès à des soirées, etc.
80Tous les ans d’ailleurs une grande fête, parfois bestiale, se répand dans les villes universitaires et dans les villes où il existe de plus ou moins « hautes » écoles, celles qui vont au delà du secondaire.
81Ces masses bruyantes et agressives font peur. La peur existe souvent chez l’adulte en présence d’un autrui aberrant qui se veut dominant et menaçant. »
Un ouvrier communal s’interroge
82« J’entends parler des baptêmes d’étudiants.
83Il semble qu’il s’y passe des choses bizarres, et qu’on en sort malade. Je ne comprends pas le pourquoi de la chose.
84Notre fils va l’an prochain terminer l’enseignement secondaire. Nous, on n’a pas fait d’études. Alors, on veut bien y mettre du nôtre s’il veut continuer des études, car il réussit bien à l’école. Ce serait bien s’il pouvait devenir docteur ou avocat ou professeur.
85Mais si c’est pour guindailler, apprendre à boire, ça non !
86Tous les ans en fin d’année, durant quatre ou cinq semaines, les gens dans la rue sont parfois accostés, sollicités, par des bandes de jeunes qui font le pitre, qui se mettent à genoux par terre ou à plat ventre en criant « je suis un sale bleu » sur commande d’étudiants à casquette (des pennes à Liège, il paraît qu’à Louvain ce sont des calottes). Ces jeunes mendient « pour la soif » (et ils ont souvent plus d’argent que nous).
87Parfois ils sont déguisés, poussent des cris d’animaux sauvages : cela fait peur aux enfants, également à des personnes âgées, surtout quand ils sont en bande et sont parfois menaçants. Je me dis : la peur pourra amener des jeunes à éviter de commencer les études supérieures, au risque de les dégoûter, de les faire craquer dès le départ.
88Et puis il y a ces « baptêmes » où il se passerait des choses pas très propres, et où ils boivent vraiment beaucoup, où les jeunes, même les filles sont forcés de boire et devenir saouls jusqu’à vomir par terre, jusqu’à devoir aller à l’hôpital. Il paraît qu’il y quelques années il y a eu des morts à Gembloux chez les agronomes.
89Et pourquoi ces guindailles, ces « à fond » forcés les rendant pleins jusqu’à les rendre malades ?
90Et puis il y des cortèges : ainsi à la Saint Nicolas (à Bruxelles c’est un Saint Verhaegen paraît-il). Mais le lendemain c’est la crasse. Car ils jettent tout par terre, papier, bouteilles, et tout le reste. Le travail de remettre tout en bon état et propre, c’est pour nous.
91Ce n’est quand même pas cela qu’on apprend à l’Université ? »
Un pensionné, ancien sous-officier, estime
92« Baptêmes ou bizutage c’est la même chose, sans doute en moins difficile qu’à l’armée.
93C’est normal quand on entre quelque part d’être initié, de passer par des épreuves d’admission. C’était comme cela de mon temps. Et cela forme le caractère. Il faut s’habituer à passer par des choses difficiles pour devenir un homme. Pour pouvoir commander plus tard, il faut d’abord savoir obéir. Le bizutage a toujours existé quand on entre dans un nouveau métier, et cela existera toujours. On ne peut pas accepter n’importe qui.
94Ces gamins quittent le giron de leur maman. Ils doivent avoir tendance à se prendre trop au sérieux. Ils se croient adultes. Cela leur fera les pieds d’être commandés, engueulés, de faire ce qu’on leur dit de faire et pas seulement ce qu’ils ont envie de faire.
95Même les filles gagnent à être dressées. Actuellement les parents sont trop doux avec les enfants. Cela a été une erreur de supprimer le service militaire, encore que chez nous tout y était facile, accommodant. Si l’on songe à l’entraînement des marines américains, cela au moins c’est du sérieux. Il faudrait que les baptêmes d’étudiants prennent exemple sur eux.
96On me dit qu’il y a eu des accidents. Sans doute on-t-ils trop bu surtout quand ils n’ont jamais été habitués à boire. D’ailleurs des accidents il y en a partout. Je peux me faire écraser par une auto en sortant de chez moi. Je ne vois vraiment pas pourquoi les gens font tout un drame à partir d’un décès accidentel et encore moins quand l’étudiante, envoyée à l’hôpital, à la suite d’un baptême, a finalement survécu. Beaucoup de bruit pour peu de choses. »
Un ancien président de comité de baptême écrit
97« Je désire témoigner des conditions dans lesquelles se passent les baptêmes à l’U.L.B Les bleus n’ont de consignes à recevoir que des « comitards » de leur faculté, jamais d’une autre Faculté. Et les bleus sont prévenus afin qu’il ne se laissent pas faire par n’importe qui. A tout moment le bleu est libre d’arrêter sans conséquence sur la vie universitaire.
98Mais qui sont les comitards ? Le président en est annuellement élu par les membres du cercle auquel il appartient. Il va choisir alors ses assistants après avoir exigé d’eux une lettre de motivation. Les candidatures des personnes fraîchement baptisées sont dans la majorité des cas écartées afin d’éviter tout esprit de revanche d’une année à l’autre. Les comitards préparent soigneusement les activités et reçoivent des consignes. Lors du « roi des bleus » on demande aux bleus de ne pas dépasser leurs limites.
99Pour beaucoup de nouveaux baptisés, ce qu’ils pensent de leurs comitards : sentiment d’admiration et de remerciement pour ce qu’ils leur ont fait découvrir. Evidemment lorsqu’on regarde avec un œil extérieur on ne comprend pas tous les symboles qui sont cachés dans les « ordres » des comitards. Il s’agit en fait d’une démonstration par l’absurde du refus de l’argument d’autorité. Pour avoir une démocratie il est important que les membres de la société prennent conscience qu’il ne faut pas dire amen à tout sous prétexte que celui qui donne les ordres crie le plus fort, à toute norme parce que les autorités les imposent. Une délibération intime sur les raisons des vexations qui vont être imposées à la bleusaille nous ramènera à une saine conception de l’initiation, si pas à une pratique plus exaltante. Une œuvre de salut public en quelque sorte. Le poil qui officie est conscient de sa noble tâche. Il travaille son protégé jusqu’à ce que celui-ci abandonne toute prétention de s’avantager physiquement, tout orgueil de l’esprit. La capitulation des préjugés et l’abandon des valeurs puériles doivent marquer l’entrée à l’Université.
100Bien sûr, nous ne tenons pas à ce que les baptêmes soient sortis de leur contexte :
101un ensemble de guindailles qui doivent aboutir à terme à l’initiation du bleu. Lorsque l’étudiant débarque à l’université il démarre une nouvelle vie. Il apprend l’indépendance, quitte le cocon familial, entame sa sexualité etc. Le baptême l’aide justement à prendre ce type de responsabilité. »
Un ancien comitard de baptême écrit :
102« J’ai été baptisé. J’ai été comitard de baptême pendant deux ans.
103Je ne suis pas de ceux qui affirment que le baptême est une expérience merveilleuse à tout point de vue, qu’il transforme un adolescent en un adulte indépendant et intellectuellement autonome. Je ne suis pas non plus de ceux qui le définissent comme un rituel d’un autre âge. Le baptême est à mon sens ce que quelqu’un a appelé une expérience d’extrême absurdité : il pose un ensemble de situations improbables dans la vie de tous les jours, il pousse les gens à agir en dehors des normes habituelles.
104Il n’est pas nécessaire de donner des exemples. Ceux qui l’ont fait s’en rappellent, le savoir n’apportera rien aux autres. Le malentendu peut persister. Celui, qui ne l’a pas vécu, n’a du baptême que l’image de la transgression de codes et du consensus. Peut-être pourra-t-il ressentir quelque forme d’indignation. Il doit pourtant comprendre que le baptême est un jeu de rôle proposé à des volontaires. Chacun est libre de quitter la partie si les règles ne lui conviennent pas. S’il existe une forme de violence symbolique, voire psychologique, il n’y a aucune contrainte physique.
105Bien sûr on se trouve dans une situation où existe un rapport d’autorité. Sur ce plan, la pression qui s’exerce sur le comitard peut entraîner des dérives. Ce peut être grisant de détenir un commandement absolu des bleus. Il peut exister une surenchère pour déclencher l’hilarité, le respect ou l’admiration de ses pairs, il y a un immense bonheur à se défaire du carcan de toutes les conventions et à avoir conscience d’exercer une dictature festive. Bien entendu la guindaille est le milieu de l’humour gras. Les insultes sont les moyens de se saluer. Cela installe une forme d’agressivité permanente. Qu’il puisse y avoir des excès, oui. Qu’on veuille, pour cela, l’interdire : non. Il peut y avoir nécessité d’envisager les dérives potentielles du baptême mais uniquement de l’intérieur avec les acteurs concernés (autorité académiques, cercles d’étudiants, comités de baptême, etc.) Le baptême est une expérience riche et diverse. Chacun vient y prendre ce qu’il est venu chercher. »