Notes
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La correspondance pour cet article doit être adressée à Renaud Crespin, Centre de sociologie des organisations, 19 rue Amélie, 75007 Paris, France ou par courriel <r.crespin@cso.cnrs.fr>.
Rôle respectif : les trois auteurs ont participé au travail de réflexion et de discussion des résultats, et ont rédigé l’article. -
[1]
Lhuilier D, Crespin R, Lutz G. « Représentations, pratiques et effets des usages et du dépistage par test des consommations de substances psychoactives dans les milieux professionnels », convention MILDT, septembre 2014.
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[2]
Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues Et les Conduites Addictives.
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[3]
N’ayant pu répondre aux attentes et aux objectifs de prévention inscrit dans les dispositifs institutionnels des années 1970 (Bergeron, 2003), l’alcoologie se trouve cantonnée aux activités de soins des pathologies alcooliques les plus lourdes. L’action de prévention revient donc à la santé publique.
1L’usage de l’alcool et ses relations avec le travail est un sujet très peu traité par les sciences du travail, comme par l’addictologie. La résistance à aborder cette problématique du coté de ses dynamiques psychosociales et professionnelles dans les milieux de travail, tient à un socle de représentations sociales partagées qui tendent à privilégier une lecture univoque : les relations travail/alcool sont le plus souvent analysées comme une conduite déviante personnelle qui nuit à la sécurité et à la productivité des travailleurs. Il s’agit là d’un problème dont l’origine est située à l’intérieur de l’individu ou du moins à l’extérieur de l’entreprise (Negura, Maranda, & Genest, 2012).
2Ces représentations sont le produit d’une construction socio-historique qui a orienté la formulation contemporaine de la problématique alcool et travail retenant essentiellement la figure de l’alcoolique chronique ou les états d’ivresse et donc de troubles à l’ordre productif dans les milieux de travail. Pourtant, il nous faut élargir l’analyse au-delà des seuls dépendances ou excès de consommation et ce afin d’explorer la diversité des usages d’alcool, y compris ceux qui sont individuellement et socialement réglés. L’intégration de la notion d’usage dans la réflexion permet de se dégager d’un point de vue essentiellement médical et de construire une approche plus globale de cette problématique (Reynaud, 2006). En s’intéressant aux usages de l’alcool au travail, et non seulement aux « troubles de l’usage », nous intégrons dans l’investigation des consommations socialement admises et des conduites résultants d’interactions entre un individu, un produit (ici l’alcool) et un environnement donné constitué par le contexte de travail (Aubin, Auriacombe, Reynaud, & Rigaud, 2013).
3C’est dans cette perspective que nous avons réalisé [1], dans le cadre d’un appel d’offre de la MILDECA [2], une recherche sur les usages de substances psychoactives en milieu professionnel. Par substances psychoactives nous entendons l’alcool, les drogues illicites, le tabac et les médicaments psychotropes. Nous ne retiendrons dans la contribution présentée ici que ce qui concerne la consommation d’alcool en milieu de travail.
4Cette investigation s’inscrit dans une perspective pluridisciplinaire intégrant à la fois la psychologie et plus spécifiquement la clinique du travail (Lhuilier, 2011) et la sociologie de l’action publique. Elle cherche à répondre aux questions suivantes : quelles sont les modalités (moments, lieux, formes individuelles ou collectives, exceptionnelles ou récurrentes) des usages d’alcool au travail, quels en sont les attendus ou les visées et les effets ? Il s’agira de repérer ici les principales fonctions de l’alcool et ce dans différents secteurs d’activités.
5Dans un premier temps, nous chercherons à éclairer, à partir d’une analyse de la littérature sur le sujet, de la construction sociale de la problématique et de la façon dont elle oriente les politiques et actions de prévention de la consommation d’alcool au travail. Puis, après avoir présenté les caractéristiques méthodologiques de notre recherche, nous rendrons compte des principaux résultats de nos investigations et en particulier nous commenterons le tableau des fonctions professionnelles de ces usages d’alcool que nous avons identifiées. Ce qui nous conduira à décrire et comprendre comment l’instrumentalisation ambivalente de l’alcool et des consommateurs, tour à tour bons ou mauvais objets, permet de masquer les risques du travail.
1 – Constructions socio-historiques de la problématique alcool et travail
6La résistance à aborder cette problématique du coté de ses dynamiques psycho sociales et professionnelles tant dans les politiques de santé publique que dans les actions menées dans les milieux de travail, tient à un socle de représentations communes (Gaussot, 1998), partagées à la fois par ceux qui participent à la définition des politiques nationales comme par ceux qui font vivre les dispositifs de prise en charge de ces questions au sein des entreprises (Negura, Maranda, & Genest, 2011).
7Sans prétendre ici retracer toutes les étapes de la construction socio-historique de ces représentations, nous pouvons retenir, à la lecture des travaux d’historiens, sociologues et politistes, plusieurs formes de problématisation de l’alcool, en fonction de séquences historiques. Ainsi, Cataccin et Lucas (1999) montrent que le XIXe est marqué par une régulation minimale du problème de l’alcool envisagé avant tout comme un problème d’ordre public. Jusqu’aux années 1920, l’approche morale des mouvements hygiénistes s’avère dominante et l’alcoolisme des classes laborieuses est alors considéré, au même titre que la syphilis ou la tuberculose, comme un fléau contagieux qu’il s’agit de combattre afin de préserver l’intégrité de la nation (Dargelos, 2005). Les travaux de Villermé et en particulier son Tableau sur l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures illustre bien la lecture dominante de l’époque (Villermé, 1840). Ce traité comprend un chapitre sur « l’ivrognerie des ouvriers » : l’accent est essentiellement mis sur les effets moraux et sociaux de ces consommations. Villermé y souligne que « l’ivrognerie s’oppose à l’épargne, à la bonne éducation des enfants, au bonheur de la famille ; elle ruine celle-ci, la plonge et la retient dans une profonde indigence ; elle rend l’ivrogne paresseux, joueur, querelleur, turbulent ; elle le dégrade, l’abrutit, délabre sa santé, abrège souvent sa vie, détruit les mœurs, trouble, scandalise la société et pousse au crime (…) C’est le plus grand fléau des classes laborieuses » (p.138).
8Après la première guerre mondiale, émerge une nouvelle forme de problématisation qui accorde une place centrale à la lecture médicale. La question alcoolique devient une prédisposition morbide héréditaire pouvant au fil des générations porter atteinte à la reproduction du corps social. A partir des années 1930, une troisième séquence de problématisation que Berlivet (2000) appelle le « moment populationniste de l’antialcoolisme » se distingue par la saisie du problème par l’Etat. Ce processus s’accentue dans les années 1950 avec la création de plusieurs organisations publiques plus ou moins directement dédiées au problème. Dans cette nouvelle configuration institutionnelle la lecture dominante reste celle d’une possible dégénérescence de la race, mais l’alcoolisme est également identifié comme responsable d’un « manque à produire » (Berlivet 2000). Surtout, le problème fait l’objet d’un important travail d’objectivation statistique qui conduit à en redéfinir les contours : ce sont dorénavant les économistes et les démographes qui documentent le problème (Berlivet, 2007). Mise en statistiques, la consommation d’alcool est ainsi quantifiée à l’échelle d’une population et son coût social, évalué. Dès lors, l’action sanitaire peut se déployer avec comme objectif la réduction de la proportion de buveurs excessifs dont les usages de l’alcool sont distingués des usages contrôlés et de la dépendance. Si on entrevoit, dans cette troisième séquence, les prémisses d’une définition du problème de l’alcool en termes de risques pour la santé, ce type d’approche sera pleinement entériné par la loi Evin de 1991.
9Avec cette loi, l’action publique en matière de lutte contre l’alcoolisme se fait dans le langage de l’épidémiologie et du risque [3]. Pour l’État, les objectifs sont l’identification, l’évaluation et la réduction des risques liés à l’alcool. Ces objectifs sont justifiés selon des arguments à la fois utilitaristes et providentiels : il s’agit de limiter le coût induit par les usages de l’alcool (et du tabac), tout en s’attaquant à l’inégale répartition sociale des risques induits par ces usages. Dans les années 2000, la montée en puissance de la catégorie de l’addiction (Fortané, 2010) va contribuer à brouiller les distinctions entre les différents types d’usage pour y substituer un continuum plus ou moins risqué pour les consommateurs et leur entourage. Si l’individu qui est au cœur de la pensée de l’alcoologie fait son retour, l’usage qu’il fait de l’alcool apparait comme nécessairement à risques pour lui et son environnement.
10Aussi perdure aujourd’hui une lecture des relations entre le travail et l’alcool comme arqueboutée sur celle de conduites déviantes personnelles et nuisibles. Ce questionnement quasi univoque sur « alcool et travail » s’est construit historique ment autour des personnes en difficultés avec ce produit. En associant étroitement usages, usages nocifs, dépendance et alcool, dans une ligne de fuite qui est celle de la pathologie et du stigmate, ces représentations partagées convergent vers l’idée que l’altération de la conscience provoquée par le produit est synonyme d’une perte de capacités comme l’écrit Archambault (1994, p. 85) : « bien avant le stade de l’ivresse, l’alcoolisation en milieu de travail met le buveur en zone de dangerosité. Un verre d’alcool, soit une alcoolémie aux alentours de 0.20 g/l, entraîne déjà une mauvaise perception du risque et de la capacité d’y faire face. Avec une alcoolémie à 0,50 g/l (soit 2 ou 3 verres de vin ou de bière), l’altération des capa cités est généralisée ». La prégnance de cette référence à la perte de contrôle et à la vulnérabilité individuelle imprègne les discours et les pratiques de prévention de l’alcool au travail dès les années 1960. C’est notamment ce que montre les travaux de Thiry Bour (1997) sur les statistiques de l’époque qui établissent une fourchette de 10 à 20% d’alcoolisme dans le milieu professionnel.
11Les services de santé au travail du travail, par la loi du 20 juillet 2011 relative à l’organisation de la médecine du travail, se voient confier la mission de prévention des consommations d’alcool et de drogues. La démarche préconisée met l’accent sur l’articulation entre repérage, alerte, orientation vers le soin, suivi et sanction (INRS, 2013). Le recours au dépistage comme instrument de mesure de l’alcoolémie fait débat au sein même des services de santé au travail : ces dépistages sont-ils au service du contrôle des salariés ou de la prévention ? Si la stigmatisation du buveur s’atténue à mesure que la lutte antialcoolique s’éloigne du champ psychiatrique, la notion de danger subsiste sous les attributs du risque (Castel, 1983). Comme l’écrit Thiry Bour (1997, p. 82) : « à la conception de l’alcoolique dangereux, aliéné, délinquant et asocial se substitue la représentation du buveur excessif qui sommeille en chaque individu ». On comprend dès lors que dans le cadre du travail, il convienne de mettre en œuvre des actions de prévention qui puissent permettre de gérer par anticipation les risques associés à toutes les formes d’usage de l’alcool. Cette focalisation sur les produits et sur les individus devenus « à risques » conduit dès lors à laisser dans l’ombre la complexité des liens que les salariés peuvent avoir avec l’alcool dans les situations concrètes de leurs activités de travail.
12Ainsi, les recommandations institutionnelles (MILDT, 2006, 2010 ; MILDT/DGT, 2012 ; INRS, 2007, 2008, 2013) adressées aux employeurs, salariés et équipes de santé au travail, sont ainsi organisées sous forme de guides de bonnes pratiques de prévention, d’outils de repérage individuel précoce et de procédures de gestion et de recadrage des sujets qui tendent à décontextualiser les risques et suspendent l’analyse des usages d’alcool de l’organisation du travail et des situations de travail réelles. Prévenir suppose d’« alerter », « repérer » et « orienter » les consommateurs d’alcool mais aussi d’organiser l’interdiction ou d’apprendre à gérer des situations d’incapacité et de troubles du comportement individuel. Or, dans un contexte d’intensification du travail (Askenazy, Cartron, De Coninck, & Gollac, 2006) la prise en charge qui en découle est, elle aussi, souvent individuelle et en partie externalisée de l’entreprise (Volkoff, 2008).
13Si la littérature en sciences humaines et sociales a montré que la force de cette problématisation tient à sa congruence avec une dynamique sociétale de médicalisation et de sanitarisation des questions sociales (Pinell & Zafiropoulos, 1978 ; Crawford 1980 ; Castel, 1983 ; Conrad, 1987 ; Fassin, 1996, 2004), ce processus est également renforcé par une littérature juridique et managériale qui individualise le travail et les responsabilités (Harris et Heft, 1992). Issues de sources hétérogènes, ces approches individualisantes (Bergeron, 2010) organisent les connaissances et les analyses autour d’équations simples qui, sous forme de relations d’équivalence, établissent que : les usages = risques alors que l’abstinence = santé ; elles s’appuient sur les concepts de risque et de maladie plutôt que ceux d’activité, de fiabilité et de santé mobilisés par les approches cliniques du travail (psychodynamique, psychologie et psychosociologie du travail, ergonomie).
14Aussi, les problèmes de santé au travail se trouvent renvoyés à des caractéristiques individuelles considérées comme extérieures au champ professionnel. C’est ce que montre l’abondante littérature nord-américaine portant sur les causes de la consommation d’alcool sur les lieux de travail (Frone, 1999). Deux perspectives structurent ces travaux. La première situe les causes des consommations à l’extérieur du lieu du travail. Selon cette approche, la consommation, par un employé, d’alcool au travail peut résulter d’une subjectivité spécifique, d’une histoire familiale qui le rend plus vulnérable que d’autres, d’une personnalité ne laissant pas de place au contrôle de soi ou encore de mauvaises fréquentations sociales. Dans ce cadre d’analyse, les conditions concrètes d’exercice du travail sont effacées et l’attention est focalisée sur l’individu et ses comportements à l’extérieur de l’espace de travail. La seconde perspective considère, elle, que la consommation d’alcool chez des salariés a, au moins en partie, pour origine l’environnement de travail (Herold & Conlon, 1981). Plusieurs paradigmes nourrissent cette seconde approche. Le premier est celui dit du control social. Pour ce paradigme, l’usage d’alcool chez les salariés varie selon leur niveau d’intégration dans l’organisation du travail. Deux facteurs de risques principaux sont identifiés : un encadrement insuffisant et une faible visibilité des comportements au travail (Trice & Sonnensthul, 1990). Le second paradigme est le paradigme culturel qui pose comme hypothèse principale que les milieux de travail où l’alcool est matériellement disponible et/ou socialement partagé favoriseraient son usage chez les employés (Ames & Grube, 1999). Enfin, le troisième paradigme est celui dit de l’aliénation et du stress. Dans ce cadre d’analyse, la consommation d’alcool est un moyen pour les salariés de répondre à certaines caractéristiques de l’environnement de travail (Trice & Sonnensthul, 1990). Les principaux facteurs de risques identifiés sont alors : le niveau d’exigence placé sur les employés, l’ennui, le manque de participation à la décision, les conflits interpersonnels avec les encadrants et/ou les collègues. La principale limite de ce dernier paradigme est qu’en mettant l’accent sur tel ou tel facteur de stress, il ne puisse aborder de façon inclusive l’ensemble de ces facteurs. Parcellarisé selon le facteur de stress privilégié, la comparaison des situations de travail devient impossible.
15D’une façon générale on relèvera que, quel que soit le paradigme retenu, la qua si-totalité des études disponibles sur les relations entre alcool et travail repose sur l’assomption que l’usage d’alcool est un moyen de réguler individuellement des phénomènes cognitifs et/ou émotionnels négatifs (dépression, anxiété, angoisse). De plus, lorsque les contextes d’usage de l’alcool au travail sont pris en compte, les travaux disponibles font de ces usages des moyens d’entretenir du lien social mais restent déconnectées des activités professionnelles réalisées dans ces contextes.
16Pourtant, les travaux réalisés en psychopathologie du travail inscrivent, dès leurs origines, une investigation des pratiques d’alcoolisation, de leurs sens et fonctions dans leurs liens avec les activités professionnelles. La psychopathologie du travail (Veil, 1964-2012 ; Billiard, 2011) montre, notamment, que l’alcool peut être un moyen d’anesthésier l’inhibition liée à la peur et de tenir dans des conditions de travail particulièrement difficiles. Des auteurs américains retiennent cette perspective dans les années 1980 et ils critiquent l’idée que l’usage d’alcool puisse n’être qu’un comportement contreproductif (Blum, 1984). D’autres études en sciences sociales établissent d’ailleurs que les usages individuellement et socialement réglés peuvent servir la performance et la fiabilité et qu’ils s’inscrivent dans les pratiques de sociabilité, d’entraide au travail et de contrôle social (Pialoux, 1992 ; Merle & Le Beau, 2004). Suivant les métiers, les cultures de métiers, certaines consommations sont perçues comme normales, voire bénéfiques et favorables ou au contraire comme stigmatisantes, honteuses et très négatives.
17Il convient donc d’aller au-delà des représentations générales pour explorer les consommations réalisées sur place dans la dynamique des activités de travail ; ce que la littérature nord-américaine désigne par le « on-the-job alcohol use » (Frone, 1999). L’exploration et la caractérisation de la diversité des fonctions que remplissent les usages de l’alcool dans le cadre des situations concrètes de travail est l’objectif central de la recherche-action que nous avons réalisée.
2 – Une recherche-action : quels sont les usages de l’alcool en milieu de travail ?
2.1 – Méthodologie
18Souhaitant s’extraire des débats moralement, idéologiquement, clivés (Kokoreff, 2009 ; Crespin, 2011a et b ; MILDT, 2010), cette recherche-action se fonde sur un travail d’enquête visant la connaissance des conduites de consommation telles qu’elles sont rapportées par une diversité d’acteurs (salariés, encadrement, médecins, infirmières, assistantes sociales du travail, etc.) confrontés à ces questions dans le monde du travail. Saisir l’ensemble de la dynamique qui articule le sens du travail et le sens des consommations de substances psychoactives suppose que soit donnée une place centrale à l’analyse des activités par les travailleurs eux-mêmes, afin qu’ils puissent élaborer les visées, fonctions et effets des usages de ces produits. Pour ce faire, nous avons dès lors envisagé notre rôle de chercheur comme celui d’appui devant faciliter la réflexivité des acteurs interviewés sur leurs consommations ou leurs rapports aux usages de SPA. Notre perspective privilégie donc l’étude des activités de travail et de prévention dans leurs interactions avec les usages d’alcool.
19Nous inscrivons notre méthodologie dans la tradition de la recherche-action qui articule un double projet de connaissance et de changement. Notre démarche de recherche, les entretiens et réunions réalisés en milieux professionnels, s’inscrivent dans un projet « répondant à la fois aux préoccupations pratiques d’acteurs se trouvant en situation problématique et au développement des sciences sociales par une collaboration qui les relie selon un schéma éthique mutuellement acceptable » (Rapoport, 1973). Le processus de production de connaissances et la contribution qu’en retirent les acteurs sont deux effets mutuellement dépendants de la re cherche-action. S’il y a bien une différenciation à opérer entre savoir-expérience et savoir-objet théorique, ils ne sont pas en rupture et la recherche-action est fondée sur l’hypothèse que « des savoirs de portée générale peuvent être produits à partir de l’expérience directe des acteurs et relativement à des situations singulières » (Dubost & Lévy, 2013). Ce qui engage à un type de relation de coopération entre chercheurs et sujets, au fondement duquel se trouve la demande.
20Nous nous appuyons sur le traitement des données issues de cette recherche-action, en sélectionnant pour les besoins de l’analyse les entretiens individuels réalisés avec des « consommateurs » d’alcool. Ces entretiens retenus ici concernent 25 opérateurs de métiers et secteurs d’activités différents, des hommes (16) et des femmes (9), la classe d’âge la plus représentée étant celle de 30 à 50 ans. Les voies d’accès aux personnes rencontrées ont été diversifiées : services de santé au travail, syndicats, réseaux professionnels, centre de cure, services de formation continue…
21Dans ces entretiens, il s’agit d’explorer avec nos interlocuteurs les représentations et le sens donné aux usages d’alcool de manière générale et spécifiquement à leur poste de travail respectif, de décrire l’évolution de leurs usages d’alcool et de leur rapport à ceux de leurs collègues, les négociations et arbitrages internes et externes en jeu, articulés à la question du travail et de la santé. Cette méthodologie fait de l’entretien une rencontre entre deux demandes : celle des chercheurs et aussi celle des personnes interviewées qui peuvent se saisir de l’offre d’entretien pour y construire un récit de leur propre expérience et de leur histoire. Ces entretiens dialogiques visent non seulement le recueil de données mais aussi l’élaboration par les sujets rencontrés d’une réflexivité sur leurs expériences de consommations d’alcool (la leur, celles « des autres »), envisagées comme des objets individuels, sociaux et organisationnels. Aussi, la conduite des entretiens utilise à la fois la technique du récit de vie (trajectoire professionnelle, modalités de la rencontre avec le produit, trajectoire d’usage) et l’analyse de l’activité professionnelle combinée à l’analyse de l’activité de consommation.
22Notre approche s’inscrit dans la perspective des recherches qui visent l’élucidation co-produite (par les chercheurs et les acteurs) des conduites humaines et de leurs déterminants comme de leurs processus (Dubost, 1984). Cette démarche vise l’élaboration du savoir-expérience. Ce qui implique que l’action soit intégrée à l’intérieur du dispositif de l’entretien pour favoriser un travail d’analyse et d’élucidation.
2.2 – Résultats
23Quel que soit leur âge, leur sexe, leur profession, leur secteur d’activité, tous nos interlocuteurs cherchent le sens de leurs conduites de consommation, ce qu’elles apportent mais aussi ce qu’elles empêchent ou compliquent. Le rapport entre le travail et les usages n’est pas, pour eux, abordé à partir de la question du comment consommer et travailler malgré cette consommation ; il est exploré à travers l’investigation du « comment travailler malgré tout », c’est à dire malgré les contraintes, les pénibilités, les épreuves rencontrées pour paradoxalement assurer une certaine qualité à leur travail et pour préserver leur santé.
Conduites paradoxales
24Les résultats de notre recherche montrent que les usages d’alcool se manifestent dans des activités spécifiques et constituent des ressources voire des instruments de travail.
25L’analyse des entretiens permet de repérer tout un ensemble de termes et d’expressions servant à décrire les situations dans lesquelles se nouent les liens entre alcool et travail : fatigue, besoin de reconnaissance, peur ou honte de mal faire, nécessité de concentration, devoir faire un « sale boulot », devoir se dépasser en s’investissant ou se dépensant, parfois jusqu’à l’excès ou au contraire chercher un équilibre, oublier ou décompresser, etc. Ce qui affleurent puis apparaissent plus clairement dans ces discours ce sont alors, pour reprendre le concept de Schwartz, « des dramatiques d’usage de soi », c’est à dire des histoires où se jouent et se rejouent en permanence des confrontations à toutes sortes de problèmes (Schwartz, 2000) pour lesquels l’alcool s’avère une aide, une ressource pour assurer son employabilité ou garantir un niveau de productivité. La consommation d’alcool vient « étayer », « soutenir » les activités de travail dans lesquelles les salariés sont engagés. Si ces consommations peuvent à bien des égards relever de conduites paradoxales (Dejours, 2000), dans la plupart des cas, leur solde est vécu, hors situations de dépendance, comme positif.
26Nous avons pu par exemple, observer à de nombreuses reprises le caractère para doxal d’une consommation d’alcool dans une visée de prévention des risques du travail et donc de sécurité et de protection de sa santé. Alors que les représentations de la consommation d’alcool au travail font une place centrale aux processus d’attribution causale qui font de ces usages des causes d’accidents, d’absentéisme, de diminution de la productivité, les entretiens réalisés, les activités et les situations de travail décrites, montrent à l’inverse une quête de neutralisation des empêchements dans l’action par le recours à l’alcool. Les conduites paradoxales peuvent être identifiées aux différents niveaux de l’organisation. Ainsi, un opérateur du secteur du BTP insiste lors de l’entretien sur la tradition de la consommation collective d’alcool sur les chantiers : « C’est pas que c’est un non-dit mais c’est comme une sorte de coutume ou d’éducation qui est ancrée depuis des générations et des générations. Mon père évolue dans le bâtiment, il connaît ça aussi. Je pense qu’on n’est jamais obligé mais quand tu dois te lever à trois ou quatre heures du matin parce que t’habites dans le quatre-vingt quatorze et qu’il faut absolument que tu prennes le premier RER pour arriver sur Paris et reprendre un train parce que ton chantier est en proche banlieue et que tu démarres à sept heures et demie, à toute période de l’année et même quand il fait super froid et que tu sais que toute la journée il va faire zéro degré, que tu vas te prendre de la pluie, de la grêle… Ca aide aussi de boire un coup ensemble, ça aide à tenir la fatigue, le froid … et la peur aussi, parce que dés fois, on n’en mène pas large quand on travaille en hauteur ».
27Dans son récit et sa réflexion, un chef de chantier constate de son coté l’impact de la consommation collective d’alcool sur la qualité de la transmission d’informations et de la co-activité entre nationalités et corps de métiers différents. Deux éléments très importants dans une visée préventive. « Le quart d’heure sécurité, tu as un thème toutes les semaines. J’ai remarqué que quand je le faisais de façon formalisé, ils étaient dégoûtés parce qu’ils étaient obligés et tu voyais que ça passait pas donc je me suis remis en question et j’ai été obligé de le faire à onze et demi, midi. Je faisais le quart d’heure sécurité en apéro, apéro sécurité, c’est paradoxal. C’était le côté informel, pas forcément parce qu’ils étaient enivrés, mais plutôt entre potes, on va être tranquilles, c’était une pause. C’était beaucoup plus constructif comme ça parce que t’instaurais un dialogue. C’est comme ça que les résultats après sont meilleurs. Ils vont te dire qu’ils ont un problème pour travailler en hauteur parce que la plate-forme est cassée par exemple, plein de détails comme ça. ». S’il souligne l’ambivalence des usages de l’alcool, ressource et/ou risque, mauvais objet mais bon objet, le récit de ce chef de chantier montre aussi les limites d’une politique de prévention alcool qui affirme privilégier l’interdiction de la consommation et les sanctions en cas de transgression alors que l’alcool sert aussi à la pacification et à l’entretien de la mobilisation collective nécessaire à l’atteinte des objectifs de production : « Évidemment dans le règlement intérieur, il y a marqué que c’est interdit sur les chantiers, c’est affiché sur tous les chantiers. Mais c’est loin d’être la réalité. C’est souvent des mecs bruts de décoffrage dans le bâtiment. Ils prennent mal les choses pour plein de raisons, liées au racisme ou souvent à l’in compréhension de langue, liées aux conditions difficiles etc. C’est des gros bébés aussi donc il vaut mieux prévenir que guérir. Alors boire un coup ensemble, c’est comme si tu étais entre potes parce qu’on est des corps de métiers différents et que, même si on s’engueule, qu’on s’aime pas, il y a toujours un moment où on doit aller dans le même sens parce qu’on a seize mois pour livrer un bâtiment. C’est un mi lieu masculin aussi, il y a des fois où tu mets les choses sur la table et tu ne bouges pas tant que tu n’as pas eu d’explications. Il y a vraiment un côté fraternisation ».
28Dans un autre secteur d’activité, celui de la production pétrolière, un ingénieur fait le même constat : l’usage, par l’encadrement lui-même, de l’alcool pour instaurer des cycles tensions/détentes et améliorer les « résultats » : « Le pétrolier, il y a de l’argent. On boit pour oublier qu’on est en déplacement. Il y a des patrons ou des chefs d’ateliers ou des responsables qui vous disent de faire boire les gars quand la journée est finie. Ils y prennent goût et derrière, il y a un bon résultat. C’est un peu la carotte. (…) J’ai travaillé sept ans dans le pétrole. Dans ce milieu, ça boit énormément. On est loin, on part longtemps. Il y a l’ambiance, il faut se méfier. Quand j’étais à terre, pour oublier pas mal de choses : des soucis, ma séparation de mes enfants et ma femme et souvent le soir, on buvait plus que de raison. Je ne mets pas tout sur le dos du boulot, le boulot ne nous force pas à boire mais il y a des milieux où c’est plus dangereux que d’autres. ».
29Envisager les fonctions des usages d’alcool pour travailler, implique de les étudier comme des conduites non plus « irresponsables » (sous un angle juridique ou moral) mais « paradoxales » : ce sont souvent les seuls moyens perçus par les sujets concernés pour tenter de s’affranchir des conflits insolubles auxquels ils doivent se mesurer. Dans la logique des travaux de Clot (2006), on peut reconnaître aux fonctions des usages de SPA pour travailler le statut de création sans pour autant oublier que ce sont aussi des « faux-pas ». L’alcool est reconnu comme à la fois favorisant l’activité dans des conditions données et en même temps comme chargé de négativités multiples. Il est, comme le pharmakon, à la fois remède et poison, y compris du point de vue des consommateurs eux-mêmes.
Effets recherchés
30Corrélée aux effets physiologiques ressentis, toute consommation d’alcool est tout autant initiée et entretenue par les croyances et attentes que les sujets ont vis-à-vis de cette substance. Son impact neurochimique est variable, toujours complexe. Du point de vue de l’expérience individuelle, il faut souligner que les usages d’alcool sont souvent plus liés à la notion de bien-être qu’à celle de risque (Taieb, 2011). Que les effets recherchés soient du coté de la stimulation, de la sédation et/ou de l’euphorie, les individus consomment de l’alcool pour les bénéfices qu’il leur apporte. Autrement dit, les effets ressentis et attendus sont toujours à l’origine des consommations et des fonctions individuelles et sociales évolutives qu’elles prennent (Bergeron, 1996 ; Nahoum-Grappe, 2010 ; Hautefeuille, 2011). Comme les entretiens le montrent, ces effets attendus et ressentis sont articulés aux situations de travail dans leurs différentes dimensions (charge de travail, intensification, pénibilité physique et ou psychique, socialité et culture d’équipe ou de métier, etc.). On peut, au vu de l’analyse des entretiens, observer la construction de sa voir-faire de consommation : l’expérimentation et la mise en perspective des effets recherchés et des effets obtenus conduisent à l’ajustement progressif des manières de boire en fonction des différents temps de la journée de travail et du hors-travail, en fonction aussi des exigences respectives des activités associées. Ainsi, le temps de la bière partagée est bien souvent celui de la pause, du temps pris sur le temps de travail pour suspendre l’activité et scander la journée par des phases de retrait et de reprise en main de l’organisation temporelle sur le lieu de travail. Les temps de la « tournée » de fin de journée, de fin de semaine et/ou de fin de chantier scandent aussi ces transitions et soudent, dans le cycle du donner et du rendre, ceux qui ont à œuvrer ensemble. Des alcools plus forts peuvent être consommés pour trouver la détente recherchée et qui se dérobe, pour plonger dans un sommeil nécessaire car réparateur en vue de la journée de travail à suivre, pour anesthésier les angoisses qui submergent suite à des expériences traumatiques ou des conflits au travail ou à une lancinante culpabilité d’avoir à assumer « un travail ni fait ni à faire »… Le choix du produit, des modalités de sa consommation, de la quantité consommée est l’objet d’apprentissage et de régulations individuelles et collectives. Ce sont ces effets attendus, en lien avec l’activité professionnelle qui nous conduisent à proposer une typologie des fonctions professionnelles des usages d’alcool.
Fonctions professionnelles des usages
31Analyser les fonctions professionnelles des usages d’alcool conduit à tenter de recenser tous les effets, antalgique, antidépresseur, anxiolytique ou hypnotique, recherchés par les sujets pour conduire leur travail avec les moyens dont ils disposent. L’éclairage de ces fonctions, permet de comprendre comment certaines situations de travail créent des tensions qui agissent sur les personnes et rendent nécessaire l’utilisation d’un « adjuvant chimique de l’action », (Ehrenberg, 1995, pp. 127-128). Par ces fonctions, il s’agit alors de s’intéresser et de rendre visibles les situations de souffrances, d’usure physique ou mentale, qui n’apparaissent nulle part, soigneusement masquées sous l’effet de ces adjuvants de plus en plus repérés par les acteurs en charge de la santé et de la prévention mais trop rarement questionnés dans leurs liens à l’activité professionnelle.
Fonction 1 : Anesthésier affects et pensée
32On retrouve ici l’usage, classiquement décrit en psychopathologie du travail, de l’alcool pour dompter la peur. Ainsi ce métallier : « J’ai commencé par faire beaucoup de chantiers dans toute la France, ce qui veut dire travailler beaucoup avec des anciens, plus âgés que moi. J’étais, au tout début, monteur en charpente métallique. Qui dit monteur, dit monter, veut dire de la hauteur et quand on commence à monter à droite, à gauche, on a peur, on a le vertige, donc les anciens, c’était l’habitude, on commençait par café calva. En Normandie, c’est calva. Ça a commencé sur les chantiers à dix-sept ans comme ça. On avait bu notre dose de calva ou d’alcool en général, on pouvait monter à quelques mètres en hauteur, ça aide ».
Tableau des fonctions professionnelles des usages d’alcool
Tableau des fonctions professionnelles des usages d’alcool
33Mais l’alcool peut servir à panser d’autres affects déplaisants, comme l’angoisse, la honte, la culpabilité, l’ennui, etc. Les exemples donnés lors des entretiens renvoient à des situations de travail précises, qu’il s’agisse d’événements particulièrement éprouvants ou de contraintes habituelles appartenant au quotidien professionnel.
34Ainsi, ce pompier explique : « Moi mon métier, ça a toujours été les bottes aux pieds, bouffer de la fumée, ramasser du cadavre, décrocher les pendus, désincarcérer les personnes dans les accidents de circulation. J’ai fait trois plans rouges, deux attentats et un accident de chemin de fer très important à gare de Lyon, cinquante-sept morts et une multitude de blessés graves. Je suis resté dix heures dans le tunnel. Parmi nous, il y en a qui l’ont supporté, moi je pense que je l’ai supporté de visu parce que la vue du sang, des membres sectionnés, ça ne m’a jamais impressionné mais je pense que l’ambiance, l’odeur, les cris m’ont laissé une trace et au fur et à mesure des années, un coup de blues et un coup à boire, deux coups à boire etc. Professionnellement parlant, on peut dire que certains métiers comme le mien peuvent être des éléments déterminants sur la vision de certaines choses, sur le vécu, sur la mort omniprésente. On sait le gérer ou pas, d’une certaine façon. Il y en a qui ne fument pas et qui ne boivent pas, c’est une chance mais par contre, ils vont être en pleine déprime. J’ai un collègue qui s’est pendu très peu de temps après la gare de Lyon. Il s’alcoolisait et il fumait du H et il n’a pas supporté. Il s’est séparé et il a vécu tout seul pendant un moment et on l’a retrouvé pendu. C’est un métier où on est confronté, comme la police nationale, à la misère humaine. C’est pour ça que parmi les policiers, vous avez un taux énorme de suicide, avec l’arme de service, soit dans la voiture, au domicile ou au commissariat. C’est pour ça aussi qu’il y a tant d’alcool. »
35« Oublier », « tromper l’ennui », « s’évader », sont aussi des visées régulièrement décrites dans les entretiens. Elles renvoient à la qualité et au sens du travail, pendant des phases d’attente notamment, mais aussi lors d’activités décrites comme « sans sens », lorsqu’elles se réduisent à des simulacres ou à l’exécution de prescriptions dénuées de pertinence et d’efficacité. Un agent des pompes funèbres explique que les longs temps d’attente durant les cérémonies sont bien souvent occupés à partager entre collègues quelques verres, autant pour « passer le temps » que pour supporter sans doute cette confrontation quotidienne à la mort et à la douleur des familles ; un chauffeur privé explique lui aussi ses usages d’alcool pour gérer les phases d’attente lors des périodes de permanence. Un agent de sécurité décrit la nécessité d’oublier la perte de sens professionnel et la souffrance liée au défaut de reconnaissance du rôle et de l’activité professionnels. « On effectue des rondes, on fait un rapport de nos rondes et on s’aperçoit que les jours passent et rien n’est fait. On vous fait sentir que si on pouvait se passer de vos services, on le ferait. La sécurité, c’est très onéreux alors on préfère jouer sur les assurances plénières en cas de problème. Quand je suis sorti de la réunion, la première chose que j’ai faite, c’est d’appeler mon pote pour picoler. »
Fonction 2 : Stimuler, euphoriser, désinhiber
36« Se stimuler », « se concentrer », « gagner de la confiance », « créer », « fournir » … ces dynamiques de la recherche de performance reviennent régulièrement dans les fonctions des usages d’alcool décrites par nos interlocuteurs. Nous voyons apparaître là des objectifs centrés sur la production, la mobilisation de soi, l’acuité, la concentration, un défi, un cap à passer. Elles sont cependant moins fréquentes que les autres fonctions évoquées. Ainsi, une architecte décrit comment l’alcool peut lui permettre de surmonter le cap de la page blanche. Pour l’aider à avancer, « boire un verre » désactive la peur de l’échec, et mobilise sa concentration. « Il y a un moment où s’est terrible parce que les idées ne sortent pas, on a l’impression qu’on va jamais y arriver et moi, c’est ce moment où boire un peu peut m’aider. C’est là où je me dis que je vais arrêter de me dire que je ne vais pas y arriver, je vais juste me mettre dessus, commencer à dessiner. Je me mets dans ma bulle avec de la musique et c’est là où les idées, le dessin prend le dessus. J’oublie ma situation de stress et je rentre vraiment dans le vif du sujet. ». De son coté, une comédienne, serveuse pour équilibrer ses revenus, décrit ses usages d’alcool comme le complément chimique de la conduite et de la réussite de toutes ses activités. « Je n’ai jamais rien pris pour oublier, au contraire, je régulais tout le temps. J’étais affûtée, j’allais à 3000 à l’heure. J’étais toujours celle qui était le plus au taquet, qui assurait toujours. J’avais une sensation de grande confiance, c’était facile de faire. J’étais une machine à fournir. »
Fonction 3 : Récupérer
37« Récupérer », pour être opérationnel le lendemain ou au prochain cycle de travail, est un objectif récurrent des usages d’alcool en lien avec le travail. Dans cette logique, la préoccupation première est la lutte contre les effets du rythme de travail, du stress, des horaires atypiques…et de pouvoir « dormir ». Dans un entretien, un journaliste décrit son usage de l’alcool pour oublier l’angoisse et pour s’endormir. « Ce qui m’endort, c’est la consommation d’alcool. C’est mon médoc. C’est le seul usage, c’est dans mon angoisse de ne pas réussir à dormir. » Une gardienne de la paix nous raconte comment l’alcool lui permet de composer avec un rythme de travail intensif et décalé. « C’est la Police Secours, on fait quatre jours de travail et deux jours de repos. Ce qui est embêtant, c’est que les deux premiers jours on fait de treize heures à vingt et une heures et le troisième jour, on doit revenir de cinq heures du matin à treize heures et pareil le dernier jour. C’est vrai que c’est des horaires assez pénibles parce que quand on a la chance de finir à vingt et une heures, le lendemain il faut revenir à cinq heures. C’est chaud parce qu’il faut qu’on évacue la journée qu’on a passé. On se couche à vingt-trois heures trente et il faut mettre le réveil à trois heures quarante-cinq. Je rentrais chez moi, je buvais mes deux verres de rouge, je mangeais, ça me fatiguait donc je pouvais dormir. Ma consommation de rouge, je la prenais pour trouver le sommeil plus rapidement pour avoir un minimum d’heures de sommeil et pouvoir assurer ma journée, de cinq heures à treize heures. J’aimais bien boire du rouge parce que ça me détendait et je pense que c’était au lieu de prendre un antidépresseur pour évacuer la journée. Je prenais ça, je mangeais un bout et je pouvais dormir. »
38« Se calmer », « redescendre », calmer les douleurs, pour rester, ou redevenir, physiquement et psychiquement, opérationnel dans les conditions imposées par l’organisation du travail, est régulièrement décrit. Une architecte décrit, quant à elle, un usage de l’alcool qui lui permet d’arrêter de penser « J’ai jamais de journée de travail qui s’arrête à une certaine heure, c’est un truc continuel et à un moment j’ai besoin de déconnecter. L’alcool, ça peut être pour ouvrir la boîte de pandore et avoir plein d’idées et ça peut être aussi pour arrêter ce flux d’idées et me débrancher. » On retrouve ces cycles tensions/détente, organisés par le travail, dans le récit d’un CRS. « On était dans la ville de X et moi c’était mon vingt-cinquième jours de boulot d’affilées en déplacement et je commençais à être fatigué nerveusement. En théorie, on ne peut pas travailler plus de six, sept jours d’affilées mais là, je ne sais plus pour quelles raisons, j’avais travaillé vingt-cinq jours d’affilées. On était arrivé à X un matin, on avait mangé à l’hôtel le midi et en fait on faisait une vacation de nuit. Avec mes deux copains, histoire de décompresser on est allé au bar de l’hôtel, il était dix-huit, dix-neuf heures et on reprenait à vingt heures. Là on a vraiment picolé. » Un journaliste décrit quant à lui l’alcool comme un instrument pour calmer les cycles de tension inhérents à ses activités. « On a tous des hauts et des bas et je pense que dans le boulot et dans les interactions du travail, je suis soumis à des extériorités négatives très souvent, à des tensions. Je suis plongé dans un rythme cyclothymique parce qu’il y a beaucoup d’enthousiasme pour des projets et énormément de déceptions par rapport aux mêmes projets. Alors à l’heure du déj’, ça m’arrive de boire du vin à table, mais je me l’interdis le plus possible ».
39Une femme maquettiste évoque le rituel du verre de whisky au sortir du travail : il accompagne la déprise des préoccupations professionnelles et l’entrée dans un autre temps, celui de la détente et de la décompression : ce verre « marque la fin de la vie en société et le début de la vie intime, il y a quelque chose qui est de ce registre-là. Pourquoi vie intime, c’est que c’est les moments où je me retrouve avec moi-même et mes très proches, dans un environnement qui est protégé où je peux me laisser aller, ça correspond au laisser-aller. » Dans la même perspective, un cadre supérieur d’une grande entreprise évoque le coût psychique des tensions avec son personnel et plus particulièrement avec les organisations syndicales. Au sortir de réunions conflictuelles, il consommait systématiquement de la vodka afin de pouvoir « tourner la page et se détendre », « récupérer de toute cette tension accumulée ». Un médecin militaire auprès de pilotes de chasse, associe quant à lui étroitement la qualité de l’engagement total à celle de la récréation, de la « décompression ». « C’est très clair que quand ils volent, c’est zéro alcool. Douze heures avant le vol, c’est zéro alcool. Je les ai surveillés de près et en situation de guerre, ils sont très sérieux. Aucun ne sort du cadre. Par contre, ils peuvent se lâcher après huit heures de vol. Ils décompressent le soir. »
Fonction 4 : Intégrer, insérer, entretenir les liens professionnels
40Ici, il est essentiellement question des usages collectifs d’alcool et de leur fonction d’entretien d’une sociabilité au service de la réalisation du travail. Mais aussi des modalités de la rencontre avec ce produit dans la trajectoire professionnelle. Sociabilité et socialisation professionnelle sont bien les deux vecteurs des consommations partagées, et le poids de ces normes collectives d’usage est à la mesure des enjeux d’appartenance dans des contextes de travail où l’interdépendance est essentielle. Ces usages collectifs sont articulés aux dynamiques collectives de travail qu’elles soient coopératives, cohésives, identificatoires et défensives contre la fatigue physique, le pouvoir hiérarchique, le déracinement affectif, le contexte de l’intervention, la désillusion professionnelle. Le « faire avec » passe l’entretien d’une vie collective qui dépasse le cadre formel des tâches et fonctions attribuées à chacun ; et ces pratiques d’alcoolisation collective s’inscrivent dans la vie clandestine des organisations, les transgressions de l’interdit qu’elles supposent contribuant encore à renforcer les liens.
41Ainsi, la ritualisation du boire ensemble dans les compagnies de CRS est un impératif si l’agent veut éviter sa marginalisation et donc sa vulnérabilité lors des interventions. Les opérations de maintien de l’ordre exigent l’appartenance et la cohésion, tant au plan opérationnel qu’émotionnel. Un CRS explique : « Je ne bois jamais chez moi. Même à des repas de famille, je bois très peu. Au boulot, il y a l’effet de groupe, d’être loin de la maison, le poids de la hiérarchie, on se retrouve entre gars. Il y a des petits pots clandestins dans les chambres. C’est pas des comportements normaux pour des pères de famille de nos âges mais des fois on va finir en boîte de nuit jusqu’à quatre, cinq heures du matin, on prend des bouteilles. Il y a un gars, lui c’est une exception. Il a vingt-huit ans, il fait tous les pots avec nous et il ne boit pas une goutte, depuis qu’il est dans la police au moins. On sait qu’il a eu un événement traumatisant par rapport à ça étant jeune mais on ne sait pas quoi. Il ne boit pas une goutte mais même s’il est en présence de six mecs bourrés, ça ne le dérange pas. Il va rigoler aussi. Il va même participer, cotiser, même s’il boit que du coca ». Nous retrouvons ces mêmes usages dans l’entretien d’un pompier « C’est un milieu de casernes donc on sait très bien quel est notre métier. On est entre potes, on rentre d’une intervention et on boit un coup au foyer. »
42Dans un entretien, un intérimaire raconte la mise en place des pauses alcoolisées « entre potes » dans son équipe ; ces pauses contribuent au rituel de la vie de l’équipe, et aux régulations qui servent à l’effectuation du travail. On y affirme l’appartenance, on y partage des informations, on s’y soustrait aux chronomètres des contremaitres, on témoigne d’une ingéniosité rusée pour détourner des instruments de travail afin d’assurer la qualité des boissons consommées ensemble. « On travaillait du câble pour les lignes haute tension. C’est un travail minutieux parce que c’est des machines dangereuses mais ça ne m’empêchait pas de consommer. Avec l’équipe, on s’était fait potes et il y avait un bac à eau qui refroidissait les moteurs de machines et on mettait nos bières dedans. Pendant les pauses, on buvait nos bières sur le parking. Le matin et la journée, pareils. »
43Cette sociabilité au quotidien se maintient aussi par les modalités d’accueil des nouveaux et la capacité à consommer conformément aux normes collectives signe l’appartenance.
44« Ce que je me disais en réfléchissant, c’est que quand je refaisais mon parcours de vie, c’est par le travail en partie, que j’ai découvert l’ingurgitation importante d’alcool. Ma première rencontre avec l’alcool dans le cadre du travail, c’était en stage obligatoire de troisième année, et les mecs buvaient. À partir de dix-huit heures, on buvait l’apéro tous les soirs. C’est mes premiers souvenirs d’alcoolisation chronique sur plusieurs jours. C’était important pour moi de me faire accepter par le groupe. Je n’ai aucun souvenir de m’être forcé. Ça a contribué à m’intégrer parce que tout le monde était plus vieux que moi, j’étais bien plus jeune ». Ces verbatim sont ceux d’un journaliste mais on peut retrouver dans un grand nombre d’entretiens et de milieux professionnels différents les mêmes réflexions.
45« Signe d’appartenance », « s’insérer », « se faire accepter », « enjeux de pouvoir et de progression », ces stratégies de présentation de soi et de reconnaissance sont régulièrement associées aux consommations collectives d’alcool. Ainsi, un directeur explique à quel point la « normalité » en termes de travail et d’usages d’alcool est une affaire de rapport aux valeurs d’un contexte social. « C’était normal dans la progression sociale que je m’étais fixée. Plus tu rentrais tard, plus tu étais important. Dans la projection que je m’étais faite de moi, j’étais persuadé que si on sortait de son bureau avant vingt heures c’est qu’il y avait un problème. Aujourd’hui j’organise mes journées de travail pour ne jamais avoir à retomber dans l’excès. Je ne fais plus de dîners, de beuveries professionnelles. Tout ça représentait en fait des enjeux de pouvoir ou de progression sociale. »
3 – Discussion
46Cette recherche-action résolument tournée vers la diversité des personnes rencontrées et des métiers ainsi que l’exploration approfondie des trajectoires professionnelles et des trajectoires de consommation, articulées aux activités professionnelles déployées, conduit à revisiter bon nombre de représentations dominantes sur l’alcool, les visées et effets de sa consommation.
47Tout d’abord, il nous faut désarticuler l’alcoolisation de l’alcoolisme ainsi que les usages des abus. Nous suivons en cela les travaux de Nahoum-Grappe (2010) qui ont montré comment la déontologie de l’alarme et du soin médical et psychiatrique a éclipsé toute pensée collective sur l’alcool ce qui a conduit à réduire le boire social à la menace alcoolique. Si l’alcoolisme ainsi que la description chimique de l’alcool comme ses effets pathologiques (physiques et psychiques) ne sont connus et définis qu’au milieu du XIXe siècle, l’ivresse, l’ivrognerie ou encore l’intempérance sont depuis longtemps investis par les moralistes et les pouvoirs publics. On a bien là affaire à deux champs de significations parfois contradictoires mais qui coexistent encore aujourd’hui : celui de l’ivresse, synonyme à la fois de fête et de désordres potentiels, celui de l’alcoolisme, de la dépendance et du manque douloureux du produit lorsqu’il est devenu mortifère.
48La consommation d’alcool n’est pas l’ivresse, et celle-ci n’est pas l’alcoolisme. Pourtant, il est toujours et de plus en plus question du « risque alcool ». Et ce sur fond de confusion entre deux vecteurs de risques liés à l’abus : ceux relatifs aux désordres et débordements possibles pendant la durée de l’effet psychotrope ; ceux situés à l’échelle de la trajectoire individuelle de la dépendance (Reynaud, 2002). Dans les deux cas on retrouve un même défaut : celui de la perte de contrôle de soi.
49Pourtant, et paradoxalement, la consommation d’alcool peut s’inscrire dans la recherche d’un gain en contrôle de soi. On peut même considérer, au vu des entre tiens réalisés avec des opérateurs et des encadrants, que l’alcool est un instrument du travail et que son usage sert à la productivité et à la santé, physique, psychique et sociale.
50Les représentations dominantes arrimées à l’idée d’un défaut, d’une perte, réduisent la complexité des fonctions et des effets de ces consommations. Elles méconnaissent les dynamiques d’usages de l’alcool qui visent justement à prévenir le risque et gagner en assurance. A contrario, on peut reconnaitre, par exemple, les fonctions anxiolytiques de l’alcool : son usage peut servir cette quête de contrôle d’affects préjudiciables à la poursuite du travail (peur, angoisse) ; ou encore aux fonctions sociales du verre partagé en de multiples occasions qui scandent la vie au travail et hors travail. La consommation d’alcool signe souvent le passage d’un temps à un autre, celui de la mobilisation et de la concentration à celui de la détente (qui permet aussi de préparer le prochain temps de mobilisation), celui des rapports professionnels à des rapports plus conviviaux dans lesquels se tissent les règles du vivre ensemble au travail.
51Dans notre revue de littérature et dans les résultats de notre recherche-action, deux mouvements sont toujours observables pour chercher à saisir cette question de l’alcool et la constituer comme « un problème » : le premier assimile usage, abus et dépendance, c’est à dire maladie à détecter et soigner ; le second cherche à différencier les types de rapport aux produits, leur degré d’alcool, et leurs usages. Dans cette seconde perspective, nous pouvons examiner les conditions du passage de l’alcoolisation à l’alcoolisme car leur différenciation ouvre sur l’analyse des processus qui lient un sujet, un produit et un contexte. Nous pouvons également repérer que les pratiques d’alcoolisation, individuelles et collectives, s’insèrent étroitement aux modalités d’organisation et de régulation du travail. Elles ne servent donc pas uniquement à l’entretien du lien social, comme l’ont souligné les approches sociologiques et anthropologiques : elles visent aussi à satisfaire aux exigences de l’activité. La consommation de substances psychoactives en milieu de travail est vue comme un problème privé ou de santé publique, comme un problème personnel ou social : il est plus rarement associé et exploré dans ses liens aux activités de travail (Maranda & Morisette, 2002). Pourtant, l’être ensemble au travail est vecteur du faire ensemble.
52Le passage de l’alcoolisation à l’alcoolisme répond quant à lui à deux types de processus : celui qui transforme les fonctions de l’usage et celui qui signale une consommation dérogeant aux normes collectives. Le signalement, par un événement qui le rend inéluctable ou par une distance progressive aux cadres normatifs du groupe de travail, désigne et expose au diagnostic d’ « alcoolique ».
53Dans un texte de 1985, Dejours et Burlot analysaient que « si les contraintes psychiques du travail jouent un rôle dans l’alcoolisme, ce n’est qu’en profitant de failles existant auparavant dans l’arsenal défensif individuel contre l’angoisse et la souffrance. Mais la consommation d’alcool peut avoir le statut de défense élective quasi indissociable de la profession » (p. 105). Si ces fonctions de la consommation d’alcool concernaient le BTP, les auteurs soulignaient déjà que ces mêmes fonctions pouvaient être identifiées dans d’autres secteurs d’activités comme chez les marins pêcheurs, les policiers, les surveillants de prison. Or ce type d’organisations de travail implique à la fois des risques pour l’intégrité corporelle, des contraintes psychiques fortes et un travail organisé par un collectif ouvrier. On note de plus que l’accent est mis sur la fonction défensive de la consommation collective d’alcool, et l’alcoolisme est reconnu comme révélant « des failles » dans les systèmes défensifs individuels. Pour ce qui concerne notre propre recherche et au vu des matériaux recueillis, nous repérons que le passage de l’alcoolisation à l’alcoolisme s’opère par un changement des fonctions des usages de l’alcool : ils servent moins à faire le travail « malgré tout », à lever les empêchements à travailler, qu’à satisfaire à des besoins personnels liés à l’alcoolo-dépendance. Et c’est sans doute cette désolidarisation de la condition commune, celle partagée par tous ceux qui sont confrontés aux mêmes conditions et épreuves du travail, qui ouvre sur des processus de signalement. Alors que les col lègues peuvent longtemps tolérer, masquer les usages abusifs – au sens de dérogeant aux normes de tolérance du milieu – la révélation de la dépendance est préparée par un jugement porté sur la manière de boire : non plus pour travailler – et donc pour faire avec les autres - mais pour satisfaire des besoins personnels. Encore qu’il faille souligner que « l’alcoolique » boit aussi souvent paradoxalement pour masquer son alcoolisme et pouvoir continuer à se présenter conforme aux attendus du milieu (ne pas trembler, ne pas se laisser envahir par les symptômes du manque).
54Dans le cas des dockers du Havre (Castelain, 1989) et dans celui des centres de tri de La Poste (Merle & Le Beau, 2004), les approches par les activités à réaliser montrent que les pratiques d’alcoolisation et d’alcoolisme doivent être considérées, en relation les unes des autres, dans différents registres de pratiques : celles de sociabilité des professionnels, d’entraide au travail et de contrôle social. L’analyse de l’interdépendance entre le quotidien du travail et les pratiques d’alcoolisation permet de comprendre comment lorsqu’un débardeur ou un agent de la Poste n’est plus apte au travail, son état est non seulement masqué mais ses tâches sont prises en charge par ses collègues de travail alors que la hiérarchie de son côté ferme les yeux.
55Parmi les personnes rencontrées lors de cette recherche, certaines étaient en centre de postcure : deux d’entre elles, un surveillant de prison et un CRS, ont vu un changement brutal dans la construction collective de l’invisibilité de leurs usages d’alcool. C’est un retrait de permis pour cause de conduite en état alcoolisé qui a déclenché les procédures de signalement et de soins. Pour d’autres, un cuisinier, et un agent d’entretien, ce sont des absences répétées qui ont fini par user le milieu de travail, collègues et hiérarchie compris. Ainsi, le silence, la tolérance sont brutalement ou progressivement rompus : « alors, le système de travail composé d’interactions humaines, techniques, organisationnelles, éclate et ne laisse au premier plan que le paramètre humain : c’est l’alcoolique avec sa connotation péjorative de rejet » (Archambault, 1994, p. 88).
56Nous soulignerons également la nécessité de déployer une approche genrée de cette problématique des usages d’alcool en milieu de travail. En effet, les consommations collectives sont plutôt le fait de collectifs masculins alors que les femmes, y compris celles que nous avons rencontrées, à quelques exceptions prés dans la presse et la restauration, consomment - et analysent leurs consommations en lien avec leurs activités professionnelles - hors du lieu de travail. Les représentations sociales du boire au masculin sont associées à des symboles de force, vitalité, virilité alors que la sobriété des femmes serait l’expression de la féminité, pureté, sécurité : ce dualisme réduit la consommation publique d’alcool chez les femmes (Bec, Legleye, & de Peretti, 2006). Restent donc des usages plus solitaires et moins régulés collectivement. Notons que ces pratiques plus individuelles pourraient bien se trouver généralisées sous le double effet des transformations du travail contemporain, et notamment de son individualisation (Linhart, 2009), et sous l’effet des politiques d’interdiction de l’alcool sur les lieux de travail. C’est au nom de principes sécuritaires et sanitaires que la loi relative à la présence de boissons alcoolisés sur le lieu de travail a été récemment renforcée : le décret de juillet 2014 prévoit que la consommation peut être interdite lorsqu’elle « est susceptible de porter atteinte à la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs ».
57L’interdiction peut conduire, comme nombre de professionnels en témoignent (médecins du travail mais aussi encadrement et salariés rencontrés lors de notre recherche-action) à un développement des activités de simulation-dissimulation : simuler la conformité aux prescriptions, dissimuler la consommation. Ce peut être aussi une manière de favoriser la délocalisation du problème : que les consommations restent à la porte de l’entreprise, avant ou après le travail, individuelles ou collectives, mais sans traces détectables.
58Les politiques et actions préventives sont le plus souvent, en cohérence avec les recommandations des institutions spécialisées, orientées autour de deux axes : le renforcement de l’implication des services médico-sociaux dans l’entreprise afin de favoriser le dépistage et le soin. Il s’agit de repérer les « individus à risques » et de privilégier l’approche individuelle et curative. Le deuxième axe consiste à contrôler les usages en renforçant les règles, les interdits et les sanctions à l’encontre des opérateurs consommateurs mais aussi des cadres contrevenants à leur obligation de contrôle et de sanction : on passe donc de l’interdiction du travail en état alcoolisé à l’interdiction de l’alcool sur le lieu du travail, de la sanction de l’usager à la sanction du cadre qui n’a pas su faire respecter le règlement, voir du médecin du travail qui aurait incomplètement évaluer l’aptitude d’un opérateur sous sa responsabilité médico-légale en refusant de le dépister. Ces orientations visent un double déplacement des régulations autonomes, informelles par les équipes ou les opérateurs eux-mêmes (de Terssac, 2003), vers une régulation de contrôle par les experts et la hiérarchie. Elles servent massivement aussi à masquer les liens que ces usages peuvent avoir avec les conditions et contraintes du travail.
4 – Conclusion
59Les rapports entre alcool et travail continuent d’activer bon nombre de stéréotypes sociaux et on souligne dans cette contribution l’intérêt d’une approche intégrant, au delà des données médicales, épidémiologique et juridiques, les éclairages que peuvent apporter les sciences du travail et notamment la clinique du travail (Lutz & Couteron, 2015). Cette perspective nous a amené à différencier la recherche d’effets festifs et conviviaux, psychostimulants, anxiolytiques ou antidépresseurs, de la conduite d’excès et de la recherche d’ivresse massive ou chronique. Cette investigation des déterminants professionnels des usages d’alcool conduit à interroger le paradigme privilégiant une approche individuelle des consommations pour aller vers une approche organisationnelle, et à reconnaître les usages professionnels et non plus seulement les dommages liés aux consommations. Une reconnaissance rendue d’autant plus problématique par la paradoxale congruence entre les conduites des usagers et celles des préventeurs : les uns comme les autres contribuent, mais différemment, à masquer les risques du travail et les fonctions professionnelles des usages réglés d’alcool. Les consommations d’alcool servent à masquer les épreuves du travail et leurs traces, comme les politiques préventives masquent le rôle de l’organisation du travail dans ces usages au profit d’une focalisation sur la figure du déviant et de l’« alcoolique ».
60La perspective retenue dans cette recherche nous semble d’autant plus nécessaire que les transformations du travail radicalisent les exigences attendues et réduisent les ressources pour y faire face. Dans un tel contexte, l’effort personnel s’impose bien souvent comme la variable d’ajustement d’une organisation du travail saturée de contraintes : il s’agit alors de « faire avec ce qu’on a » pour préserver ce qui vaut, ce à quoi on tient dans le travail, cette qualité indexée à la prise en compte des collègues, des destinataires de l’activité et des règles du métier. Alors littéralement chacun « prend sur soi »… jusqu’à l’épuisement de ses ressources propres. Ici, le recours à l’alcool pourrait bien être une des ressources mobilisées, dans des consommations plus individuelles que collectives. C’est notamment le cas dans nombre de situations de travail sous tension, là où la peur, l’intensification du travail, les horaires décalés, l’isolement, conjugués à une précarisation des emplois et du travail, amènent à se tourner vers cet adjuvant chimique de l’action qu’est l’alcool.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : usage professionnel, travail, risques, santé, alcool
Date de mise en ligne : 23/10/2015
https://doi.org/10.3917/cips.107.0375Notes
-
[*]
La correspondance pour cet article doit être adressée à Renaud Crespin, Centre de sociologie des organisations, 19 rue Amélie, 75007 Paris, France ou par courriel <r.crespin@cso.cnrs.fr>.
Rôle respectif : les trois auteurs ont participé au travail de réflexion et de discussion des résultats, et ont rédigé l’article. -
[1]
Lhuilier D, Crespin R, Lutz G. « Représentations, pratiques et effets des usages et du dépistage par test des consommations de substances psychoactives dans les milieux professionnels », convention MILDT, septembre 2014.
-
[2]
Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues Et les Conduites Addictives.
-
[3]
N’ayant pu répondre aux attentes et aux objectifs de prévention inscrit dans les dispositifs institutionnels des années 1970 (Bergeron, 2003), l’alcoologie se trouve cantonnée aux activités de soins des pathologies alcooliques les plus lourdes. L’action de prévention revient donc à la santé publique.