Notes
-
[1]
Texte issu d’une intervention à la journée Ecole de la première Convention européenne de l’IF-EPFCL, le 15 juillet 2019.
-
[2]
Saint Augustin, Les Confessions, livre XI.
-
[3]
Cette formulation est audible dans l’enregistrement du séminaire réalisé par Patrick Valas mais a disparu dans la version du Seuil, où elle est remplacée par un néologisme : « la fonction de la hâte, c’est déjà ce petit a qui la thètise ». Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 47.
-
[4]
Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 336.
1Le temps subjectif est loin de couler avec la régularité de nos horloges. Il se dilate dans les moments d’attente, il bégaye dans les répétitions, il se précipite dans l’évènement. On retrouve, bien évidemment, ces turbulences du temps dans une analyse où ces tiraillements s’écrivent sous forme de moments cruciaux.
2Jusqu’à présent on a peu étudié ce concept de moment crucial, c’est pourtant un terme intéressant qui évoque le croisement, c’est-à-dire l’élément de base de l’écriture d’un nœud. Si le passant peut transmettre, en si peu de temps, ce qui s’est passé dans son analyse, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’en faire le récit mais d’attraper quelque chose de ces moments cruciaux.
3La logique du parcours analytique s’écrit avec « RSI » et pas avec le récit. Pour repérer la logique de ce parcours, le passeur ne doit pas se laisser prendre par le sens de l’histoire mais être présent et réceptif au dire du passant et à son tempo. Je parle de dire, parce que c’est cela qui fait nœud, et c’est cela qui peut se transmettre dans la passe.
4Dans l’expérience que j’ai des cartels de la passe, et des témoignages qui ont permis aux différents cartels auxquels j’ai participé de nommer un AE (analyste de l’École), nous avons remarqué que quelque chose de déterminant s’était passé dans le présent de la rencontre entre passant et passeurs. On pourrait donc parler de moment crucial pour le passant aussi bien que pour les passeurs dans le dispositif. Moment crucial qui peut se scander de lapsus, d’actes manqués mémorables chez le passant et modifier l’allure de son témoignage. Moment crucial chez le passeur qui pourra l’inciter à s’engager plus tard, lui-même, dans l’expérience de la passe.
5Je parle là de la passe comme dispositif. Mais la passe, c’est aussi un moment logique dans la cure. Il peut d’ailleurs y en avoir plusieurs. Le moment de passe, c’est un moment où l’analysant se voit tout à coup, « en un éclair », différemment de la façon dont il se voyait jusque-là. Pour reprendre la thématique qui nous a réunis ce week-end « Le dire des exils », disons qu’il se voit tout à coup depuis un point d’exil. Ce point d’exil implique un changement de perspective ; c’est souvent la conséquence d’une interprétation ou de l’acte de l’analyste. C’est un moment crucial, c’est-à-dire un moment où le nœud avec lequel l’analysant tissait les répétitions de sa vie se défait pour se refaire autrement. Les significations fixées qui le faisaient être au monde, toujours de la même façon, s’estompent. Autre chose apparaît qui révèle la méprise du sujet supposé savoir. Mais il faut le temps pour ça, le temps d’épuiser le sens, le temps pour comprendre comment fonctionne l’inconscient.
6Il fonctionne comme la chaine borroméenne ; il noue le réel de la jouissance aux lois symboliques de la parole et cela a des conséquences sur l’imaginaire du corps. Freud disait que l’inconscient ne connaît pas le temps. Il voulait dire par là qu’il ne tient pas compte de la chronologie des moments de l’histoire d’un sujet. C’est vrai qu’il noue les moments de l’histoire de chacun à sa façon, rendant présents des éléments du passé et leur donnant une signification dans un futur antérieur. On ne peut donc pas dire que l’inconscient ne connaisse pas le temps ; il a son temps à lui, le temps du dire où se nouent des éléments signifiants les uns aux autres pour faire surgir des significations surprenantes.
7Le temps de l’inconscient, c’est le temps du sujet, ce n’est pas le temps de son histoire. Ce temps, dans la cure, c’est le présent. C’est même exactement le « présent du présent » tel qu’en parlait Saint Augustin [2]. C’est-à-dire cet objet évanescent, éphémère, qui échappe aux rets de la grammaire des énoncés qui conjuguent dans nos langues le temps au présent, au passé ou au futur. Ce présent du présent augustinien a quelque chose à voir avec la hâte, avec « l’objet hâté (a-t) » dont Lacan parle dans Encore [3], mais qu’il a repéré très tôt, sous la forme de la hâte qui caractérise la relation de l’être parlant avec « le chariot du temps » qui le talonne. C’est dans la hâte que « se situe la parole, et que ne se situe pas le langage qui, lui, a tout le temps [4] ».
8Dans le dispositif de la passe, on n’a pas tout son temps. Le passant n’a pas tout son temps pour témoigner devant ses passeurs. Les passeurs n’ont pas tout leur temps pour transmettre le témoignage devant le cartel. Et le cartel n’a pas tout son temps pour trancher. C’est dire que l’objet hâté est au cœur du dispositif. Il l’a été tout au long de la cure. C’est en tout cas ce que la présence de l’analyste doit favoriser. L’émergence de l’inconscient est liée au présent de la séance. La séance étant en général assez courte, il s’entend dans la hâte et provoque la surprise.
9Cette hâte, Lacan en a étudié la fonction logique dans son sophisme concernant les trois prisonniers qui doivent découvrir la couleur d’un disque qu’ils portent dans leur dos pour pouvoir sortir de la prison.
10La fonction du temps est essentielle dans cette logique collective. Il y a des temps partagés : celui de voir, celui de comprendre si l’on admet qu’ils aient tous les mêmes facultés de compréhension. Mais le temps pour conclure les sépare car il est marqué par la hâte. Ce problème du temps logique dans le sophisme des trois prisonniers s’adapte assez bien au dispositif de la passe. Deviner la couleur que l’on porte sans le savoir, c’est ce que l’on peut attendre d’une analyse. On a besoin de l’aide des autres pour cela. D’un analyste dans un premier temps, et pour celui qui veut en témoigner à la fin du processus, le passant a besoin des deux passeurs qui ont été choisis parce qu’eux aussi sont sur le point de sortir de la prison. Ils sont dans le même temps. On remarque d’ailleurs que cela conditionne le temps du témoignage. Certains passants témoignent assez rapidement, pour d’autres, c’est plus long. Vient ensuite le temps du témoignage des passeurs devant le cartel de la passe. Là encore le temps est compté. Les passeurs voudraient pouvoir tout dire, ne rien oublier, ne rien falsifier. Le cartel ne se réunit que de temps en temps. Les membres ont fait parfois de longs voyages, les passeurs aussi. Il faut donc prendre le temps mais il est compté, le travail se fait donc encore dans la hâte.
11Puis vient le moment de conclure pour les membres du cartel qui ont entendu deux versions parfois différentes du témoignage du passant. Là encore on pourrait évoquer le problème des trois prisonniers. Là ils sont cinq, mais la logique collective est la même. La conclusion des uns est sous la dépendance de la conclusion des autres. Ce qui compte, c’est que la logique ne se construit que pas à pas, d’une façon collective, grâce à certains points cruciaux que les uns ont repérés et avec lesquels les autres vont pouvoir apercevoir la structure logique de l’expérience analytique qu’on leur a relatée. Dans les bons cas, tout à coup la chose devient évidente pour tout le monde, on se dit : « c’est ça ! ». La réponse ne traîne pas. Quelque chose a été attrapée dans les mailles des dires du passant et de ses passeurs. C’est dans la hâte que le cartel s’exprime. S’il lui faut plus de temps pour comprendre, c’est bien souvent que ce n’est pas ça.
12Dans le cas où la réponse est favorable, cela veut dire que quelque chose s’est transmis du parcours analytique du passant sans être altéré par les ingérences des différents egos participant au dispositif. Quelque chose qui indique l’émergence du désir de l’analyste.
13Le désir de l’analyste, c’est ce qui permet à celui qui remplit cette fonction d’être présent là où il faut, quand il faut. La qualité de cette présence doit pouvoir se repérer à tous les niveaux dans le dispositif de la passe. Au niveau du passant, dont la présence doit pouvoir se percevoir bien que paradoxalement il soit par définition absent du dispositif quand le cartel est au travail. Au niveau des passeurs, dont la qualité de la présence est essentielle au moment de recevoir le témoignage du passant, tout comme au moment de le transmettre au cartel. Au niveau de chaque membre du cartel enfin, qui doit être dans ce moment particulier de présence pour pouvoir recueillir la logique de ce nœud du temps qui caractérise la subjectivité du passant.
14Dernier point que je vous propose, celui de la singularité du moment où le candidat décide de se présenter à la passe. Ce moment ne coïncide pas avec la fin de l’analyse. La majorité demande à faire la passe une fois l’analyse terminée, mais souvent terminée depuis longtemps. Qu’est-ce qui les décide que c’est le moment de témoigner ? J’ai dans l’idée que cela a à voir avec la temporalité particulière du sujet qui caractérise sans doute son mode d’être au monde.
15C’est pourquoi il ne sert à rien que l’École presse les collègues de se présenter à la passe, pas plus qu’elle ne doit presser les AME (analystes membres de l’École) de désigner les passeurs. Tout ce qui est fait dans ce sens ne respecte pas le temps de chaque sujet, son objet hâté – a-t – qui le sépare du temps de l’Autre.
16C’est aux éphémères cartels de la passe qu’il revient de recueillir l’émergence et la logique de cet instant précieux.
Mots-clés éditeurs : moment crucial, hâte, chaîne borroméenne, temps logique, le présent et la présence de l’analyste, passe
Date de mise en ligne : 20/07/2020
https://doi.org/10.3917/chla.024.0143Notes
-
[1]
Texte issu d’une intervention à la journée Ecole de la première Convention européenne de l’IF-EPFCL, le 15 juillet 2019.
-
[2]
Saint Augustin, Les Confessions, livre XI.
-
[3]
Cette formulation est audible dans l’enregistrement du séminaire réalisé par Patrick Valas mais a disparu dans la version du Seuil, où elle est remplacée par un néologisme : « la fonction de la hâte, c’est déjà ce petit a qui la thètise ». Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 47.
-
[4]
Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 336.