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Article de revue

Sur le doigt qui montre cela

Pages 107 à 113

Notes

  • [1]
    Lacan J., « La Direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 641 : « À quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste pour dégager au-dessus de ce marécage le doigt levé du Saint Jean de Léonard, pour que l’interprétation retrouve l’horizon déshabité de l’être où doit se déployer sa vertu allusive ? »
  • [2]
    Kong-Souen Long, Sur le doigt qui montre cela (Tche-wou Louen), traduction de Pascal Quignard, Paris, Michel Chandeigne, 1986.
  • [3]
    Ibid., p. 8.
  • [4]
    Quignard P., Sur le doigt qui montre cela, op. cit., note de 1986, p. 31.
  • [5]
    Bonnefoy Y., Sur un sculpteur et des peintres, Paris, Plon, 1989, p. 158.
  • [6]
    Arasse D., L’Univers de Léonard de Vinci, Les carnets de dessin, Henri Screpel, 1978.
  • [7]
    Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, op. cit., p. 682.
  • [8]
    Saint Augustin, « Le maître », Œuvres I, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1998, p. 359-408.
  • [9]
    Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 275.
  • [10]
    Lacan J., « Discours de Tokyo », 21 avril 1971, inédit.
  • [11]
    Ponge F., « La Table », Œuvres complètes, tome II, Paris, La Pléiade, Gallimard, 2002, p. 919.
  • [12]
    Lacan J., Le Séminaire « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, « Vers un signifiant nouveau », Ornicar ?, 17/18, printemps 1979, Paris, Navarin, p. 15-16.
  • [13]
    Lacan J., « Maurice Merleau-Ponty », Autres Écrits, op. cit., p. 181.
  • [14]
    Lacan J., « La Direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 593.
  • [15]
    Marcadé B., Magritte, Paris, Citadelles & Mazenod, 2016, p. 162.

1S’il arrive que des images éclairent la lumière, le Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci est assurément une de ces images.

2La belle affiche de nos journées réalisée par Xavier Doumen à partir de ce tableau m’a tout de suite évoquée, en même temps que la référence de Lacan dans « La Direction de la cure [1] », le traité de Kong-souen Long, dialecticien et logicien chinois du iiie siècle avant notre ère, montré du doigt comme « [le] plus difficile et [le] plus vain des disputeurs [2] ». Depuis 24 siècles, son traité est certainement « le plus obscur des textes qui comptent parmi les plus obscurs [3] ». Le titre de ce traité, Tche-wou Louen, traduit habituellement par « Sur le signe et l’objet », Pascal Quignard, visant l’imprenable du langage sur la chose, le traduit en 1977 par Sur le doigt qui montre cela.

3Voudrez-vous être avec moi, pour un instant, un de ces idiots qui regardent le doigt du sage montrant intransitivement ? C’est ce que je vous propose pour contribuer à cerner ce qui est en jeu dans cette visée de l’interprétation dont le psychanalyste a le devoir.

Montrer du doigt

4Avant de commencer à nommer, les enfants montrent du doigt.

5Les psychologues nomment « pointage » ce que les linguistes appellent « activité déictique ». En grec ancien, la racine de la déixis présente deux formes. Autour de la première forme, deik, est construit le monde du montrer, de l’enseigner, du didactique. Le second radical, dik, convoque les notions qui réfèrent à la diké, la justice. D’après linguistes et philosophes, c’est de ce pointage accusateur que dérive la forme latine dicere, dire.

6Ainsi, « le dik, le doigt fantôme erre dans le dire [4] ».

7À chaque enfant qui naît à la parole, on apprendra plus tard qu’on ne doit pas montrer du doigt. On peut se demander pourquoi faut-il, à toute force, effacer ce temps d’avant la parole, ce temps de l’infans. Serait-ce de nous ramener inexorablement à cette discontinuité entre langue et discours que la psychanalyse devrait une part de sa mauvaise réputation ? Comme pour le tableau de Léonard, encrassé, jusqu’à peu, par 17 couches de vernis, il nous faut opérer un sérieux décrassage pour saisir le vif de l’interprétation psychanalytique.

8Ce vif est déjà à l’œuvre dans l’instant où, sur les lèvres d’un tout-petit, se forme l’onomatopée naissante devant ce qui, que ce soit quelque chose ou quelqu’un, échappe encore au nom. N’est-ce pas cette scène qui fait le propos de Kong-souen Long ?

9Dans cet étonnement, où le son est encore défait du sens, se dessine à la fois l’informulable et la possibilité de le nommer. Un instant énigmatique ponctué par une exclamation, une sorte de clou de diamant rétif à toute mise en récit.

10Entre jaillissement et disparition, la puissance du désignatif n’est-elle pas la puissance de la première interprétation sur fond de distinction ? Yves Bonnefoy est un de ceux qui a œuvré pour donner à la poésie l’impossible et néanmoins nécessaire tâche de rendre la chose à son immédiate et pleine évidence et, plus possiblement, la fonction de rendre aux mots leur capacité désignative. Pouvoir retrouver dans l’épaisseur sédimentée de chaque vocable, l’évocation du sans fond de la chose, n’est-ce pas réduire quelque peu l’aliénation de la langue ? Comme un enfant le fait chaque fois qu’il nomme pour la première fois tel objet du monde, ré-ouvrir un mot sur l’inconnu, et renouveler ainsi son rapport au monde et à l’existence, n’est-ce pas l’expérience que l’on peut faire dans une psychanalyse ?

Dé-signer

11Cette fonction désignative est également celle qui est mise à l’honneur dans les abécédaires. Ces dessins de choses qui n’ont pas l’ambition de savoir ce que les dictionnaires disent d’elles, comme l’écrit Bonnefoy, ont donné à René Magritte l’occasion de faire malicieusement surgir un hiatus entre le dessin et sa légende, et présenter ainsi l’aporie de la désignation.

12Dire ce qu’est une chose n’élimine pas l’incapacité de dire ce qu’elle est. Si la montrer, c’est prendre en compte sa présence, la nommer n’est-ce pas déjà l’effacer ?

13N’en déplaise aux forçats du pictogramme et de la correspondance biunivoque, entre l’image et le mot, il reste l’écart d’un insoluble rébus. Nous connaissons tous le fameux « Ceci n’est pas une pipe ». Magritte a décliné dans son œuvre cet index pipé !

14Yves Bonnefoy rappelle dans un de ses textes [5] comment dessiner est devenu dé-signer, soit aussi bien dé-faire l’attestation que trace une main pour cautionner un réseau de signes, une écriture.

15La question de ce que c’est que dessiner est très ancienne, et problématise la désignation, conjoignant le prestige d’un concept et le goût de l’objet, comme l’écrivait Daniel Arasse dans son tout premier livre sur L’Univers de Léonard de Vinci [6]. Léonard, infatigable dessinateur, près de 4000 dessins, accumulait à la fin de sa vie les dessins d’ouragan, de déluges et cataclysmes, toujours prêts à submerger la grâce.

16Si dissigno signifiait « distinguer », « marquer d’un signe », Bonnefoy se plaît à en rappeler un emploi aussi rare que sont rares les grandes œuvres, « ouvrir la lettre fermée », « rompre le cachet ». Il y a dans le dé-signer, un paradoxal effacement du signe, le génie de l’artiste est de faire apercevoir, dans le même geste, le trait comme ce qui permet de voir ce que le tracé efface. L’interprétation analytique n’est-elle pas de cet ordre ?

17Dans La Lecture défendue, Magritte écrit un mot sur le plancher. Un index traverse l’écriture de « sirène ». Ainsi le doigt simule-t-il le « i » et à la fois, le cache-t-il.

figure im1
René Magritte, La Lecture défendue, 1936, Huile sur toile, 54.4 x 73.4, Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, Bruxelles.

18Et pour qui croirait trouver dans la désignation un maître mot, Magritte ne manque pas de mettre les points sur les i, rappelant la vanité d’un doigt qui saurait ce qu’il montre. Le doigt pointe vers un énigmatique petit objet sphérique fendu. Ce grelot, récurrent dans l’œuvre du peintre, ne serait-il pas l’exposant muet de l’index, insistant sur l’intransitif de ce qu’il montre, « levé vers une absence dont l’est-ce n’a rien à dire, sinon qu’elle est de là où ça parle [7] », comme l’écrit Lacan. Car qui pourrait se prévaloir de montrer du doigt ce qui n’a ni forme ni nom ?

L’impossible décalque

19L’usage par Lacan tant du verbe « désigner » que du terme « index » semble aussi primordial que récurrent, fût-ce pour en signaler les limites. Dès 1954, il trouve dans la difficulté de saint Augustin à distinguer entre docere et dicere, l’occasion magistrale de saluer un des textes [8] les plus admirables que l’on puisse lire.

20Si toute parole est déjà, comme telle, un enseigner [9], la dialectique de l’indication ouvre à un océan d’ambiguïté, comme le montrent tant de jeux dits de société, car si l’on vous pointe la muraille, comment savoir si c’est bien la muraille, et non, par exemple, la qualité qu’elle a d’être râpeuse ou ocre ou longue ou haute, etc. ?

21L’impuissance des signes à enseigner nous rappelle le leurre structural, soit que le langage, malgré les airs qu’il se donne, n’est pas fait pour désigner les choses. Il leur procure cependant une sorte de livrée qui nous permet de les distinguer.

22La distinction fondamentale du signifiant et du signifié constitue l’appareil du langage. Le signifié est toujours autre chose que ce que le signifiant a l’air d’indiquer. Pour parler, il y a donc à dépasser le côté index du signifiant.

23À Tokyo, en avril 1971, Lacan [10] s’amuse à rappeler l’insuffisance de chaque langue à couvrir le champ du signifié, car si l’on croit que « table », ça veut dire « table », eh bien, on ne peut plus parler. Aucun mot ne se trouve pouvoir être un décalque de la chose et il n’y a pas un seul mot qui échappe à cette règle que « ce qu’il a l’air d’indiquer, c’est justement ça dont il convient de se détacher pour comprendre ce que c’est que l’usage de la langue. »

24Nous pouvons faire l’hypothèse que Lacan connaissait certainement le relevé minutieux de l’impossible décalque que Francis Ponge avait commencé à partir de 1967 pour le texte qui deviendra « La table ». Un texte formidable, qui n’aura jamais abouti à un état ultime, congruent à ce que Ponge y note : « Presque rien de ce que je voulais dire n’est passé dans ce qui précède [11]. » Ce presque rien, n’est-il pas cependant le plus précieux ? Cet inachèvement n’est pas sans évoquer celui qui accompagne l’œuvre de Léonard, témoignant également de cette constante de l’universel inachevé qui est en jeu dans l’interprétation analytique.

25Ce qui fait sens dans un mot, n’est-ce pas justement son écart avec la chose ?

26Le doigt n’est pas un doigt, dit Kong-souen Long. Si « table » a un sens, c’est justement de ne jamais désigner purement et simplement la table, poursuit Lacan devant ses auditeurs japonais. Bonnefoy pensait qu’un mot ne doit son sens qu’au sentiment que quelqu’un, en cela poète, a de son insuffisance foncière.

27Certains auront rêvé que les choses se raconteraient d’elles-mêmes. D’autres auront souhaité un texte qui s’écrirait tout seul, sans narrateur. Mais il n’y a pas de métalangage et cela nous contraint à prendre acte de l’impossibilité à pouvoir sortir du langage. Ainsi, s’affranchir de « l’universel reportage » est impossible, mais la poésie n’est-elle pas ce qui permet de réduire l’imposture du récit ? N’est-ce pas la réson de ce qui conduit Lacan à préférer quelque chose de l’ordre de la poésie pour inspirer les interventions du psychanalyste [12] ?

L’impossible à pointer

28Revenons au traitement aporétique de Kong-souen Long quant à l’irrémédiable déchirure entre le doigt qui montre cela et cela, entre le signe et l’objet, entre le langage et le réel. D’une part, voir le doigt, exclut de voir ce qu’il montre. D’autre part, le doigt qui montre n’est pas le doigt.

29« Cela » est toujours un mot, alors que le doigt n’est pas un mot.

30« Cela » peut être nommé par un nom, montré par un doigt, mais il résulte un rapport d’impossibilité entre ce que le nom nomme et ce que le doigt montre. Tche signifie doigt de la main mais il est rarement traduit ainsi. Quignard énumère les notions que chacun s’est appliqué à y introduire : sujet, attribut, universaux, pronom, ce qui indique, désigner, relation, définition, signe. Quignard ne traduit pas wou par chose, objet ou être, car, en Europe, chacun de ces termes évoquent des familles trop nombreuses.

31Sur le doigt qui montre cela. Grammaticalement, le plus souvent un démonstratif remplace des noms ou renvoie à la situation de celui qui parle.

32Mais revenons au temps d’avant la grammaire, à ce temps où la chose que l’infans montre du doigt est encore hors de portée du nom. Quel qu’il soit, le nom d’une chose est toujours postérieur à la chose à laquelle il fait signe, et, à la fois, le mot et la chose sont inéluctablement contemporains.

33Par quelle voie l’infans va-t-il se détacher du monde anonyme ?

34Par quelle tête d’épingle, qui n’est pas dans la parole, l’infans va-t-il voir la parole affleurer à ses lèvres ?

35L’inconscient n’est-il pas le souvenir, ou la mémoire, de cette défaillance première de la parole qui fera le mystère d’un phrasé de départ ?

36Lacan ne rejoint-il pas notre obscur logicien s’efforçant de fonder la nomination par la désignation ?

37Cependant, si « l’index qui montre » est le geste qui répond à la nomination, « à lui seul ce geste ne suffit pas même à désigner ce qu’on nomme dans l’objet indiqué [13] ». En effet, « nul index ne suffit à montrer où agit l’interprétation [14] », le réel reste l’impossible à pointer. Dès lors, l’interprétation analytique ne sera-t-elle pas celle qui aura l’intelligence de prendre acte de ce qu’elle ne peut qu’ignorer ? Pour terminer, je vous propose encore une fois de regarder un doigt, un doigt qui malicieusement se dédouble. Un lapsus m’avait déjà rappelée opportunément que le doigt, dans notre langue, connote le sexuel, lorsque m’est revenue cette photographie de Magritte, prise en 1935, intitulée L’Éclipse.

figure im2
René Magritte, L’Éclipse, 1935, photographie.

38Bernard Marcadé [15] fait l’hypothèse d’une réplique inversée de la photographie réalisée quelques années auparavant par son ami Paul Nougué, « La naissance de l’objet », où trois hommes, dont Magritte, et deux femmes, ont tous le regard rivé vers une « réalité naissante », apparemment située sur le rebord d’une cheminée, qui nous paraît invisible. Dans L’Éclipse, Magritte pointe son index vers un présumé phénomène – « l’horizon déshabité de l’être » ? – les trois hommes derrière lui scrutent le ciel dans la même direction, alors que Georgette Magritte étendue sur le sol soulève la jupe d’Irène Hamoir pendant que celle-ci pointe vers elle son index, et en déploie « la vertu allusive ». Les regards brillent, dans le silence, dirigés sur un « cela » qui attend la parole. N’est-ce pas d’ailleurs l’objet qui indique le langage ?

39L’abîme entre le mot et la chose, qu’un récit fait mine de combler, est aussi un espace, une marge. Même s’il lui arrive d’en produire, l’interprétation analytique ne vise pas le bon mot. Comme dans la photographie de Magritte, son indécence ne serait-elle pas plutôt de celle qui permet une lisibilité des écarts, une mise en visibilité de l’espace entre ?


Mots-clés éditeurs : Magritte, dessiner, interpréter, Kong-souen Long, désigner, enseigner, nommer

Mise en ligne 11/07/2018

https://doi.org/10.3917/chla.021.0107

Notes

  • [1]
    Lacan J., « La Direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 641 : « À quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste pour dégager au-dessus de ce marécage le doigt levé du Saint Jean de Léonard, pour que l’interprétation retrouve l’horizon déshabité de l’être où doit se déployer sa vertu allusive ? »
  • [2]
    Kong-Souen Long, Sur le doigt qui montre cela (Tche-wou Louen), traduction de Pascal Quignard, Paris, Michel Chandeigne, 1986.
  • [3]
    Ibid., p. 8.
  • [4]
    Quignard P., Sur le doigt qui montre cela, op. cit., note de 1986, p. 31.
  • [5]
    Bonnefoy Y., Sur un sculpteur et des peintres, Paris, Plon, 1989, p. 158.
  • [6]
    Arasse D., L’Univers de Léonard de Vinci, Les carnets de dessin, Henri Screpel, 1978.
  • [7]
    Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, op. cit., p. 682.
  • [8]
    Saint Augustin, « Le maître », Œuvres I, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1998, p. 359-408.
  • [9]
    Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 275.
  • [10]
    Lacan J., « Discours de Tokyo », 21 avril 1971, inédit.
  • [11]
    Ponge F., « La Table », Œuvres complètes, tome II, Paris, La Pléiade, Gallimard, 2002, p. 919.
  • [12]
    Lacan J., Le Séminaire « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, « Vers un signifiant nouveau », Ornicar ?, 17/18, printemps 1979, Paris, Navarin, p. 15-16.
  • [13]
    Lacan J., « Maurice Merleau-Ponty », Autres Écrits, op. cit., p. 181.
  • [14]
    Lacan J., « La Direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 593.
  • [15]
    Marcadé B., Magritte, Paris, Citadelles & Mazenod, 2016, p. 162.
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