Couverture de CHLA_019

Article de revue

Un lien social fondé sur le réel

Pages 105 à 111

1Mon point de départ est que le réel fait obstacle au lien social. Ce réel n’est pas le même pour chaque discours, et si j’ai choisi de souligner les obstacles liés à la relation dite de couple, c’est dans la mesure où ils mettent en évidence l’essence même du réel, qui est celle de l’inexistence de la correspondance entre deux éléments. On peut situer ainsi la différence fondamentale avec le sens. Quand on cherche le sens, c’est parce qu’on suppose qu’il existe deux éléments qui peuvent correspondre. Et si on applique ceci à la relation de couple, on a une conception de la psychanalyse qui est basée sur l’existence d’un bon objet. L’option de Lacan se situe à l’inverse car il a cherché à établir de façon systématique les conditions qui permettraient d’avancer l’existence d’un lien social qui puisse inclure le réel.

2Du point de vue de la psychanalyse, se dessinent deux perspectives. D’une part, le réel est déterminant pour le lien entre l’analysant et l’analyste et les conséquences se vérifient bien au-delà de ce couple. D’autre part, il y a un réel auquel on accède à travers l’expérience analytique.

3Je ne me réfère qu’à la première dimension qui a donné lieu à une formulation que l’on peut généraliser à tous ceux avec qui un sujet fait couple – ce qui ne veut pas dire que cela arrive toujours – je me réfère au couple sinthome. Quand cela s’applique au couple analysant-analyste, cela donne lieu à l’analyste sinthome.

4Il s’agit d’une proposition de Lacan qui est solidaire du nœud borroméen, seule écriture qui supporte le réel et qui permet donc de le capter. Le réel qui, par définition, fait trou et détermine la jouissance comme ex-sistante, rend néanmoins possible une nouvelle forme de lien social.

5Tous les obstacles au lien social ne sont pas la conséquence du réel, puisque l’imaginaire et le symbolique produisent eux-mêmes leurs propres obstacles. Prenons un exemple. Que ce soit au début ou au cours d’une analyse, il y a une expression qui soutient souvent la demande des analysantes, c’est celle « d’avoir un couple ». Cette demande se soutient de l’insatisfaction relative aux expériences et à notre contexte de discours qui poussent aux liens de couples éphémères. Parfois les analysants y associent une expression plus générale : « Je ne construis rien dans ma vie. »

6L’analyse concerne le nouage et non la construction. La construction est un terme imaginaire et en ce sens, le réel y fait objection mais, en même temps, la consistance du réel dépend de comment il se noue avec les autres registres. Par conséquent, si ce qui conduit à faire une analyse est l’échec dans le nouage du symptôme et ce qui pousse à l’association libre est la supposition de savoir, il conviendrait de se demander comment le réel, qui par définition ne se lie à rien, peut prendre sa consistance de son lien avec le symbolique et l’imaginaire. La question cruciale, dans chaque analyse, sera celle d’accéder au réel et aux conséquences sur le lien à l’autre, car c’est là que se situe la vraie option, la nôtre, face à toute conception basée sur la relation d’objet.

7Lacan qui a toujours maintenu la perspective d’attraper le réel au-delà du symbolique, au point de s’interroger sur ce qui sustente l’analyste, l’a formulé explicitement à la fin de son enseignement, notamment à partir de son séminaire « RSI », où il tente de cerner comment les registres imaginaire, symbolique et réel, se distinguent entre eux, mais surtout comment ils se soutiennent comme ensemble.

8Il n’y a pas de doute, le discours analytique, comme les autres, est un semblant. Néanmoins, Lacan a aussi soutenu que le discours analytique a une consistance différente des autres. Ce qui est ainsi souligné, c’est qu’il y a, d’une part, le discours analytique et, d’autre part, les autres discours.

9On pourrait répondre que le discours analytique se distingue des autres par le fait qu’il y en a Un, l’analyste, qui promeut l’instauration de ce discours. Pour les autres discours, chacun est plutôt capturé par le discours de l’Autre. L’essence du discours analytique est qu’il dépend d’une offre, celle de l’analyste, qui s’offre comme cause de désir. Dans ce sens, l’analyste est responsable du lien produit par l’analysant dans le transfert et du dénouement de cette expérience. Cela ne veut pas dire qu’il est le responsable unique mais surtout qu’il est à l’origine du processus.

10Pourtant, je ne crois pas que ce soit là que réside la caractéristique fondamentale du discours analytique qui a sa propre consistance à partir du réel constituant son enjeu. La question est au fond celle de la fonction du réel dans le couple analysant-analyste et de ses incidences.

11Lacan a formalisé que ce qui mobilise la parole de l’analysant, c’est le manque engendré par le non-rapport sexuel. Ce qui pousse à l’association libre est la tentative de faire bouchon au réel du manque, le point d’appui pour le couple analysant-analyste étant donné par la supposition de savoir. Selon cette perspective, on pourrait affirmer qu’il y a un bouchon au réel, que ce réel étant évité, le risque est par conséquent qu’il reste en dehors de l’analyse. Je ne me réfère pas ici au réel du symptôme qui est ce que chacun a de plus réel. Je me réfère à la fonction du réel dans le lien analysant-analyste. Ce réel est à démontrer. Je vais prendre appui sur une situation clinique qui met en évidence une parole qui apparaît fréquemment dans les analyses.

12Je vais donner l’exemple d’une analysante qui, au bout d’un certain nombre de tours dans l’analyse, ne peut s’extraire radicalement d’une oscillation entre l’enthousiasme produit à chaque fois qu’elle fait une rencontre amoureuse et la déception renouvelée qui l’amène au bord de l’abîme. Elle rencontre à nouveau un point d’indicible qui est le sien, avec un effet d’indécidable : sera-t-elle du côté de la vie ou se laissera-t-elle aspirer par la mort ? C’est à ce moment-là que ses paroles m’impliquent une fois de plus car elle formule à nouveau ce qu’elle avait déjà dit autrefois : « Je tiens à vous. »

13Ce fil ineffable qui, pour elle, fait lien à l’analyste, est le lien d’un discours attrapant les corps. Ce point de soutien qui la maintient dans le fragile équilibre de la funambule ne tombant pas dans le vide, rend compte d’une dimension transférentielle allant au-delà de l’attente du déchiffrage de l’inconscient.

14La formulation « Je tiens à vous » n’indique pas seulement qu’on compte sur l’Autre. Elle indique que le « Je », du côté du sujet, se soutient d’un réel rencontré dans l’Autre. Cela signifie que le sujet tient à l’Autre mais également que si le « Je » du sujet tient, c’est parce qu’il y a cet Autre singulier, c’est-à-dire ce qu’un sujet attrape ou, du moins, croit attraper du réel de l’Autre.

15L’Autre incarne, dans ce cas, pas seulement ce qu’un sujet croit trouver comme complément à son manque-à-être mais ce qui fait partie, dans ce cas, de son armature de sujet.

16Cet Autre n’incarne pas juste une fonction comme c’est le cas de l’analyste comme cause de désir. Il s’agit, chez notre analysante, plutôt d’un réel, insubstituable donc, sans lequel le sujet ne voit pas ce qui l’attache à la vie. On perçoit, à partir de cet exemple, que le réel qui donne consistance au discours analytique, est fondé sur l’insistance d’un désir, le désir de l’analyste et c’est ce désir qui attrape le corps de l’analysant à l’analyste.

17Cette dimension diffère de l’aliénation au désir de l’Autre requise dans l’analyse, car elle indique dans notre cas, que la capture par l’Autre est une condition nécessaire d’existence pour le sujet. La question qui se pose est : mais pour combien de temps ? On pourrait répondre comme cette analysante qui, avertie par l’enseignement de Lacan, se pose la question : « Mais pourquoi les analyses doivent-elles se terminer ? »

18Ceci démontre, encore une fois, que le transfert n’est pas nécessairement au service de faire bouchon au réel, mais surtout que c’est le réel rencontré dans le transfert qui est la base d’un lien unique et indestructible.

19Il s’agit donc d’un lien qui ne se fonde pas uniquement sur la supposition de savoir attribuée à l’analyste, mais qui se soutient du support trouvé chez l’analyste et dont l’analysant, sans savoir en quoi il consiste, se sert pour son existence.

20Je reviens à la vie de couple en dehors de l’analyse car on peut également entendre la même formulation, « Je tiens à toi ». Elle indique la part de réel dans la relation de couple qui constitue également un appui pour le sujet.

21On utilise aussi l’expression « Je peux compter sur toi ». Cela démontre la diversité de places auxquelles est convoqué l’Autre : l’Autre peut compter comme figure imaginaire ou être la base d’un pacte symbolique. Mais l’Autre peut également avoir parfois une dimension de réel, car le revers de la formulation serait « Je ne peux plus compter sur toi ». Autrement dit, si le sujet ne peut plus compter sur l’Autre, cela serait équivalent à une perte insubstituable, ce qui fait de l’Autre, dans ce cas, un réel pour le sujet.

22Qu’il y ait un réel de l’Autre est explicite dans la formule de Lacan de ce que peut être une femme pour un homme, à savoir un sinthome, et ce que peut être un homme pour une femme, à savoir un ravage.

23Nous avons là deux noms du réel qui en résument deux versants : l’Autre comme sinthome ou comme ravage. Évidemment, l’Autre vient pour le sujet à être un réel lorsque l’Autre n’est pas indifférent aux conséquences pour la vie de ce sujet. Mais cela comporte aussi des conséquences pour la vie de l’Autre.

24Il convient de dire que l’Autre, dans la vie de couple, ne vient pas toujours en place de sinthome ou de ravage. La meilleure preuve en sont les couples fondés uniquement sur le semblant.

25Combien de fois entend-on, après une relation ayant pourtant duré des années, « Je ne sais pas ce qui m’unissait à l’autre ». Cela se traduit même par l’absence de deuil après la séparation. En effet, pour qu’il y ait un deuil il faut une perte, et, toute séparation n’engendre pas une perte. Cela démontre que l’Autre, dans ce cas, n’était pas à la place du manque pour le sujet.

26Lacan avait perçu très tôt qu’un réel peut être impliqué dans la relation de couple et il le démontre avec cette particularité dans le deuil : on n’est pas toujours en deuil après une perte. Le deuil a une condition préalable : on est en deuil de celui dont on était le manque.

27C’est une façon d’indiquer la dimension de la castration dans ce qui fait lien à l’Autre, faute de quoi le lien se limite à une relation qui reste dans les limites de l’imaginaire et du symbolique, donc du semblant.

28La formulation de Lacan qui porte sur le fait qu’un sujet puisse incarner le manque de l’Autre préfigure déjà la notion d’un lien fondé sur un réel, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans tout lien de couple. Venir occuper la place du manque pour l’Autre préfigure la proposition de Lacan dans le séminaire « RSI » : le réel est nécessaire au nouage avec l’imaginaire et le symbolique, mais c’est également là qu’il est formulé que le réel fait trou.

29Le discours amoureux tente de capter cette dimension et le démontre par la négative. C’est évident avec l’insistance de la question adressée au partenaire dans l’amour « Est-ce que je te manque ? », indice d’un manque de certitude, celle de ne pas savoir si on a produit un trou dans l’Autre.

30Ceci nous amène à deux versants du partenaire comme faisant couple. Je commence par le versant négatif, le trou produit par le ravage. Le ravage pourrait se définir comme l’intrusion d’une jouissance sans la médiation d’un désir. À chaque fois que Lacan se réfère au terme de ravage, il prend appui sur une conception de la relation à l’autre basée sur le caractère duel sans la possibilité d’intégrer complètement l’expérience. Ainsi, une des références est celle du père ravageant qui conditionne la psychose. Le ravage se vérifie aussi dans la relation mère-fille et de la même façon, quand dans la relation de couple, la jouissance de l’Autre ne véhicule aucun désir.

31On peut alors en déduire quel est le pari de la clinique borroméenne qui ne vise pas à rétablir la correspondance des éléments en état de dispersion comme effet du réel symptomatique – ce qui serait une tentative qui passe par le sens – mais plutôt à les nouer à partir d’un savoir-faire avec le réel. C’est là que se situe la notion d’un réel efficace.

32Cela soulève un problème clinique, soit celui du réel de la jouissance qui objecte au dialogue. Si l’essence de chaque discours réside dans sa modalité de recouvrir le réel par le semblant, on pourrait conclure qu’il est impossible que le réel s’inscrive dans le lien social. C’est dans les faits une des déductions que l’on pourrait extraire de différentes formulations de Lacan comme « il n’y a pas de rapport sexuel » ou « le dialogue entre les sexes est impossible ».

33Ceci nous amène à interroger notre option en psychanalyse. Avons-nous un autre choix entre, d’une part, s’orienter en dénonçant la vérité – ce qui est le propre du discours hystérique qui suppose une croyance en une relation et un dialogue possibles – et d’autre part, celui de s’habituer au réel ?

34La perspective de considérer l’analyste comme sinthome ouvre une autre option, celle d’un lien fondé sur le réel, ce qui offre de nouvelles perspectives sur des formes de lien social en dehors de l’analyse. Dans cette optique, on peut souligner le fait que lorsque Lacan aborde le sinthome à partir de la non-équivalence sexuelle, il affirme aussi qu’il n’y a pas de rapport sexuel et qu’il y a du rapport sexuel. Que veut dire dans ce contexte « il y a du rapport sexuel » ? Cela renvoie, me semble-t-il, au fait que la non-équivalence entre les sexes peut donner lieu à une inscription de l’Autre, le partenaire sexuel, comme sinthome. En effet, le réel de l’Autre fait en sorte que le sujet puisse se soutenir. En fait, Lacan pose une modalité de lien social fondée sur le réel de la relation avec l’analyste comme partenaire.

35Centrer le discours analytique sur le réel efficace, c’est soutenir l’expérience de l’analyse en rapport avec le temps, le temps qu’il faut pour que le couple analysant-analyste fasse une inscription du côté du sujet.

36Ce qui s’inscrit, c’est la vanité de croire faire couple, c’est-à-dire que la quête de la correspondance entre un élément et un autre cesse pour l’analysant, ce qui est solidaire de l’ab-sens. En même temps, ce qui s’inscrit est un manque. C’est cette double inscription qui, de surcroît, donne une chance de trouver, en dehors de l’analyse, un sinthome, ou de rencontrer de nouveaux partenaires sinthomes, et même si le désir survient, de se proposer comme analyste sinthome pour d’autres sujets.


Mots-clés éditeurs : sinthome, analyste partenaire, réel

Date de mise en ligne : 01/12/2017.

https://doi.org/10.3917/chla.019.0105
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