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Article de revue

La cause autre

Pages 93 à 98

Notes

  • [1]
    Lacan J., Le Séminaire « Les non-dupes errent », inédit, leçon du 14 mai 1974.
  • [2]
    Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
  • [3]
    Lacan J., « Lettre de dissolution », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 317.
  • [4]
    Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Écrits, op. cit., p. 370.
  • [5]
    Ibid.

1La cause qui nous anime comme parlêtres, nous savons qu’elle n’a sa racine nulle part ailleurs que dans le signifiant. La psychanalyse le démontre, elle rend raison du symptôme à partir de son dispositif spécifique de parole, qui est freudien pour l’éternité. Lacan a formalisé la structure de l’expérience à partir de la logique du signifiant. Il a d’abord montré que l’inconscient était structuré comme un langage. Il a ensuite ajouté le point de vue inverse, en prenant le signifiant non à partir de l’enchaînement de l’un à l’autre, mais à partir de son unité. Ainsi, dans la leçon du 14 mai 1974 du séminaire « Les non-dupes errent », il propose, je le cite : « de supposer que l’Un, loin de surgir de l’univers, surgit de la jouissance. Et pas de n’importe laquelle, de la jouissance dite phallique [1]. » Lacan répond ainsi à l’univers booléen qu’il évoque, mais aussi implicitement à lui-même : l’Un, loin d’être un effet de la chaîne, s’éprouve avant de s’articuler.

2Notre question : si l’Un surgit non du pacte de parole qui refoule la jouissance, mais de la jouissance elle-même, comment les corps s’agencent-ils, comment font-ils chaîne ? Du point de vue du pacte, de la compétition des escabeaux, pour reprendre ce que disait Colette Soler ici même hier, le corps d’un autre, des autres est nécessaire pour la mise en scène des fantasmes. Et dans l’ordre d’une vérité représentable, les fantasmes sont tout ce qui reste réalisable de jouissance. Mais cette réalité qu’ils constituent a ses lapsus, ses accidents, qui montrent la limite de l’opération symbolique de métaphorisation du manque.

3Faire surgir l’Un de la jouissance et non de sa métaphore modifie radicalement la portée de la vérité. Elle cesse d’être démontrable et universelle, même si on l’appelle castration. Quelle loi en effet tirer de ce qui, par sa définition même, est aussi innommable qu’irreprésentable ?

4Ce renversement de point de vue fout tous les systèmes par terre, ajoute Lacan. Il rappelle l’avoir déjà démontré dans son article « Kant avec Sade [2] » où il avait souligné que toute vérité énoncée, articulée, se rangeait du côté du tyran, puisqu’elle obligeait le sujet à s’y conformer, au prix de la culpabilité ; c’est la dette du sujet qu’évoquait dans la discussion d’hier Nadine Naïtali. Mais avec l’un-jouissance, qui pourrait bien être un surnom de l’inconscient réel, quelle est la vérité qui a cours ? Quelle vérité prend la place de celle qui se prétendait naguère universalisable, même si elle s’en tient à l’impossibilité de toute universalité ? Soulignons quand même que la dernière impliquait déjà le rejet de toute soumission à quelque tyrannie que ce soit, un refus qui me paraît être au fondement de ce qui réunit les psychanalystes.

5En effet, s’il peut y avoir une tyrannie politique, toujours inacceptable, il y en a une autre, qui peut être fort coûteuse aussi en termes de souffrance : la tyrannie subjective du symptôme. C’est d’abord à cette dernière que la psychanalyse offre de parer, sans ignorer les liens de l’une à l’autre.

6À propos de l’Un surgi de la jouissance, Lacan précise qu’il s’agit spécifiquement de la jouissance dite phallique. C’est elle qui dit la jouissance qui manque à pouvoir s’énoncer, mais qui s’éprouve dans le réel du sexe. Ce Un de vérité leste le sujet de son poids de réel car il reste à la charge du sujet, comme parlêtre il en a la responsabilité. Il lui appartient de préserver à cette jouissance son statut d’ex-sistence, puisque c’est cette exclusion même qui lui garantit d’exister. Cela implique une éthique : le rejet de tout sens qui voudrait s’imposer comme dernier, aussi satisfaisant soit-il. Il n’y a pas plus de sens dernier recevable que de rapport sexuel inscriptible.

7C’est donc au nom d’une jouissance de structure inaccessible et dont il faut préserver la place dans la parole que nous œuvrons comme psychanalystes, que nous exprimons notre refus à la souffrance du symptôme. À sa souffrance et non au symptôme lui-même. En effet, l’existence du symptôme est aussi fondamentale que la distinction que porte et permet le langage, celle entre les registres imaginaire, symbolique et réel ; le symptôme est le signe même de leur distinction en acte. Ce symptôme, on peut vouloir l’ignorer, refuser ce qu’il incarne pour nous d’être, c’est-à-dire d’aversion à la jouissance d’un Autre qui n’existe pas comme un. Mais refuser son réel, c’est se condamner à devoir supporter une contradiction impossible à résoudre, et par là douloureuse. Au symptôme, cicatrice du surgissement, s’ajoutent alors les symptômes qui entretiennent le mensonge premier, structural, celui qui prétend donner sens de nécessité à la contingence première. La psychanalyse ne dénoue donc pas le nœud du mensonge, elle le débrouille, pour faire apparaître les versants de sa structure.

8Elle montre ainsi que le transfert est une histoire de fou, et qu’il n’y a pas lieu de s’en réclamer, encore moins d’en faire une folie à deux, mais de le supporter ; en même temps, elle prend acte d’un réel auquel on ne peut rien. Bref, elle renvoie chacun à son symptôme, irréductible, seule soumission recevable pour nous.

9Lacan termine la leçon évoquée en disant que c’est de porter ce Un surgi de jouissance que se caractérise le discours analytique. Quelle est alors dans le discours analytique la fonction du corps de l’autre, du partenaire, lui-même unité corporelle de jouissance ? D’autant que la prise en compte dans le discours analytique de la valeur de jouissance du signifiant Un n’impose plus comme dans les autres discours le corps d’un autre comme complément au manque.

10Dans le dispositif de la cure, il y a certes deux corps, mais chacun occupe une place sans rapport avec l’autre. L’analysant parle de la place du sujet, de celui qui veut se faire entendre et qui pour cela se fait corps représenté dans ses dits ; du coup, nous l’avons vu, sa jouissance est posée comme exclue, quand elle ne fait pas retour dans l’angoisse. L’analyste en revanche n’intervient pas comme corps représenté, mais par sa voix, qu’elle soit muette ou non. Cette voix peut à chaque instant faire irruption dans le cours réglé des dits de l’analysant, et lui faire entendre autre chose que ce qu’il croyait dire, tout cela pour lui permettre de dire enfin ce qu’il a à dire. Car c’est là notre fond de commerce, celui qui devrait nous assurer la prime sur le marché, nous savons que tout parlêtre, et a fortiori tout analysant, a quelque chose à dire. Et qu’est-ce qu’il a à dire ce sujet, sinon qu’il lui est insupportable de devoir parler sans le moindre espoir de se faire entendre ?

11Est-ce que cela voudrait dire que ce qui anime le parlêtre est l’espoir de se faire entendre ? Et qu’il n’aurait, le malheureux, rencontré jusque-là que des malentendants, insensibles à sa douleur ? Qu’enfin avec la psychanalyse il a rencontré des interlocuteurs de rêve, dans l’intimité du cabinet et dans la vie du groupe ? En fait, nous le savons, la jouissance exclue n’a aucun espoir de se faire entendre. Elle ne peut que se glisser dans les formes que lui offrent ses représentations possibles. Par une psychanalyse seulement, un sujet peut prendre acte de cette impossibilité. Il pourra alors se souvenir de la façon dont Lacan commençait sa lettre de dissolution du 5 janvier 1980 : « Je parle sans le moindre espoir, notamment de me faire entendre [3]. »

12Cette affirmation fait le point de départ de Lacan, non pour se taire, mais tout au contraire pour appeler à une nouvelle École qui ne fasse pas obstacle à ses finalités.

13Comment peut fonctionner un groupe où les sujets parleraient sans l’espoir de se faire entendre ? Autrement dit, qu’est-ce qui fait commune mesure, liaison et déliaison entre les épars dépareillés que sont au dernier terme les Uns de jouissance de chacun ?

14Lacan renvoie à son acte de fondation : aussi dépareillés soient-ils, ils partagent la volonté de restaurer le soc tranchant de la vérité freudienne. Une vérité qui, on l’a vu, impose comme partenaire du sujet l’objet a, une vérité qui se réduit à la séparation irréductible entre le sujet représenté et son unarité de jouissance et qui, par conséquent, ne produit aucun bien échangeable.

15Remarquons là que la révélation par la psychanalyse du statut de substitut qu’a toujours eu le partenaire s’est faite en même temps qu’elle se réalisait dans la civilisation. Pour le discours de la science aussi, le corps se réduit à l’objet. La différence est que le corps du psychanayste, ou le corps comme objet a, ne peut entrer dans aucun marché, il ne peut s’acheter, puisqu’il ne se possède pas.

16Comment alors un groupe-École est-il concevable, qui ne reposerait pas sur l’incarnation de l’Un d’exception, du leader, celui qui garantit l’existence d’un lien entre tous et permet à chacun de rêver se faire entendre ? Dans un groupe-École, l’exception est la règle, et son cœur est bien sûr la passe avec son dispositif et ses nominations possibles. Ces dernières, les nominations, dont le principe est contesté par certains lacaniens, garantissent en fait la différence absolue reconnue à sa place ; la différence absolue des autres analystes, qu’ils ne soient pas nommés ou ne fassent pas la passe, restant toujours supposée de droit. Cela dit, si un AE est un analysant qui a su faire entendre qu’il parlait sans espoir de se faire entendre du point de vue du rapport sexuel, il n’est pas interdit à un psychanalyste d’espérer faire entendre quelque chose de la logique de la structure. Autrement dit, il peut suivre et accompagner Lacan dans ce qui a fait son effort d’élucidation. Cet espoir n’en est pas moins symptôme que les autres, mais j’ose dire qu’il nous donne un rapport plus satisfaisant au réel, si on a le goût du savoir. Nous pouvons en effet savoir, Scilicet, d’une part, à quelle folie nous nous imaginions devoir nous soumettre, et d’autre part, aussi ce à quoi nous ne pouvons que consentir, qui est d’un autre ordre de vérité, une séparation qui fait notre escabeau à la puissance seconde si je puis dire.

17Une question continue de nous tracasser néanmoins. C’est celle de la déliaison dans les groupes analytiques, des scissions, pour le dire en un mot. Elle sont en général le fait de sujets qui affirment ne plus pouvoir se faire entendre dans leur groupe. Oublient-ils que nous parlons tous sans espoir de nous faire entendre, ou ont-ils raison, la fausse promesse de se faire entendre y écrasant la découverte de l’inconscient ? Comment, dans un groupe analytique, maintenir ce qu’il y a moins à faire entendre qu’à cerner comme irréductible, pour faire progresser et pour actualiser le discours que nous servons ? Comment l’un-dire peut-il trouver sa forme, au détriment des dits de l’un, quel qu’il soit, un qui voudrait soumettre ce discours à ses énoncés, aussi autorisés soient-ils ?

18Je lis un début de réponse, mais un début seulement, dans la façon dont Lacan en 1967 introduit sa conclusion des journées sur l’enfance aliénée. Il parle de Maud Mannoni, qui est à l’initiative de ces journées. Il souligne la façon dont elle a su faire cause commune à partir de ce qui était sa propre question, celle dont elle se faisait l’objet. Elle a su s’effacer derrière son objet, dit Lacan.

19Il reprend ce point dans la note de 1968, qui suit la publication, malgré lui, de ce discours de clôture, et il précise qu’il s’y est, je cite, prêté « pour rendre hommage à Maud Mannoni : soit à celle qui, par la rare vertu de sa présence, avait su prendre tout ce monde aux rets de sa question [4] ».

20Il ajoute : « La fonction de la présence, est, dans ce champ comme partout, à juger sur sa pertinence. Elle est certainement à exclure, sauf impudence notoire, de l’opération psychanalytique. Pour la mise en question de la psychanalyse, voire du psychanalyste lui-même (pris essentiellement), elle joue son rôle à suppléer au manque d’appui théorique [5]. »

21J’en retiens la leçon, et vous remercie.


Mots-clés éditeurs : Un, École, jouissance, transfert, symptôme, scissions institutionnelles

Date de mise en ligne : 01/12/2017

https://doi.org/10.3917/chla.019.0093

Notes

  • [1]
    Lacan J., Le Séminaire « Les non-dupes errent », inédit, leçon du 14 mai 1974.
  • [2]
    Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
  • [3]
    Lacan J., « Lettre de dissolution », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 317.
  • [4]
    Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Écrits, op. cit., p. 370.
  • [5]
    Ibid.

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