1Depuis que Freud l’énonça comme Wunsch, le désir n’a jamais cessé de circuler sous différentes appellations qui désignaient un sens nouveau auquel accrocher un moment. Moment fécond, certes, mais évanescent, suffisant pour trouver un nouveau terme dans un mouvement de perpétuelle et métonymique insatisfaction conceptuelle.
2Déjà dans l’œuvre freudienne, Begehren et Lust offraient de nouvelles acceptions au désir : appétit, plaisir, voire avidité distillent quelques-uns des sens associés sans toutefois jamais aboutir à une signification appropriée. Il s’agit bien de cela ! Jamais le désir ne colle au mot, jamais il n’est approprié.
3Produit rés(ul)tant de la constitution du sujet du fait des opérations du langage – aliénation et séparation – son devenir transite dans les espaces inter signifiants de l’aliénation et s’acharne dans les soustractions de jouissance arrachées dans la séparation : « Mésaventure du désir aux haies de la jouissance que guette un dieu malin » Cette citation nous renvoie à la conjuration castillane « Lagarto, lagarto ! » – annonce de mauvais augure.
4Le désir, terme majeur chez Freud, traverse chacun des Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse tels que Lacan les pose dans ce séminaire : l’inconscient, la répétition, la pulsion et le transfert. Le désir est métabolisé en chacun d’eux de façon distincte. Les quatre termes mentionnés sont autant d’états de l’être, quatre Dasein du désir, distincts, multiplicité liée au manque à être.
5Tout au long de son enseignement, Lacan produit de nouveaux termes qui conservent quelque caractéristique du désir, qui en nuancent différents aspects. Quelques-uns de ces termes tomberont en déclin assez rapidement comme « das Ding », la Chose qui vise le réel, celui que Freud avait localisé dans le corps maternel, cet obscur objet de désir, l’interdit, le tabou. Cependant, grâce à das Ding, Lacan peut nous transmettre un plus grand (r)a-proche-ment de son idée de Réel, de fait clairement éloignée de « la réalité » incluse « la réalité psychique » freudienne, entre Symbolique et Imaginaire, circonscrite autour du fantasme. Il faut signaler ici que dans le séminaire, Le désir et son interprétation (1958/59), Lacan aborde le désir conjugué au fantasme et localisé entre la chaîne de l’énonciation et celle de l’énoncé et par conséquent, cette approche le situe entre les deux pôles Imaginaire et Symbolique. L’année suivante dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse il introduit das Ding pour rendre compte du Réel, reste qui n’avait pas été traité l’année précédente.
6Produit du langage qui se constitue en cause : cause du désir, cause du discours, cause du sujet alors. Donc, l’exil propre à l’opération symbolique de la constitution de l’être parlant, le pousse à une tentative vaine de retrouver l’être perdu dans ladite opération. « Parle, être, parle » et plus il parle pour être, plus il fixe son manque à être dans cette parole impuissante, qui lui permet seulement de formuler des demandes, creusant l’abîme auprès du désir. En tout cas, il lui permet un parêtre, un semblant d’être sans lequel il resterait à la merci de Thanatos, l’être sans faute, l’être-pour-la-mort. Désirer se conjugue alors avec la castration, un de ses noms freudiens, et avec elle s’exerce le refoulement primaire, d’origine, Urverdrängung, qui énonce comment Freud conçoit la constitution du sujet dans la parole.
7Dans cette stratégie, se fixe l’indestructibilité du désir, son caractère le plus authentique au dire de Freud. Indestructible parce qu’impossible à localiser, du fait de ce Dasein qui le situe toujours dans l’intervalle, dans la béance, dans les fundamentos, selon la traduction espagnole de Amorrortu, avec cette idée d’un « lieu radicalement antérieur à tout ».
8J’utilise pour l’instant le terme heideggérien, Dasein, afin de souligner qu’il s’agit d’un second degré de l’être, au-delà de la simple existence – Existenz –, degré de l’être qui comprend la conscience, conscience de soi, et qui par conséquent, ne peut être attribué qu’à l’être humain.
9Lorsque Lacan utilise ce terme, il le fait je crois pour le réfuter, pour couper court au moins deux sens. Le premier, parce que l’être là du désir, son propre « être là » est évanescent, il est toujours ailleurs et de ce point de vue, il est incompatible avec l’idée existentialiste de l’être. Le second se rapporte à la qualité de la conscience qui pour le sujet de la psychanalyse est absolument secondaire au regard de ce qui intéresse son être : l’inconscient, l’insu, ce que jamais la conscience n’atteindra, peut-être même après une analyse menée à son terme ultime.
10L’être du désir est alors un « désêtre », une « faute d’être » à l’opposé du Dasein. Ce que le parcours d’une analyse permet au sujet n’est pas une récupération d’être, but qu’il s’était donné et qui motivait sa cure, faisant de l’analyste le dépositaire de cette attente. Il y a plus : il y a une perte d’être, dans la mesure où s’opère une perte de jouissance considérable, condition, prix, tissu avec lequel se tisse le « nouveau désir » avec les coupons du vieux.
De l’énonciation du sujet à l’interprétation du désir
11Ainsi, sous le coup du refoulement, un signifiant unaire, insu, fonde la dimension de l’inconscient, cette structure de langage qui borde le défaut qui anime, là où s’abrite le sujet ; pas seulement son dire, mais aussi son symptôme, qui au bout du compte est un dire avec un complément de jouissance, ce qui ne dit pas. Je comprends qu’avec cette opposition entre jouissance et signifiant, Lacan fasse du désir le moteur de l’un et de l’autre. Le sujet, sur son versant parlêtre se fait porte-voix d’une énonciation qui lui procure des énoncés, lui permettant de parcourir la portée du symbolique. Cependant, pas tout de ce que l’énonciation implique, se loge dans le dit. Il y a d’autres modalités d’exercice de l’énonciation : dans l’acte, sans sujet et sans Autre, et qui cependant modifie le sujet à travers sa réalisation et qui est la forme la plus « pure » d’exprimer l’être désirant, ou bien, dans la loquacité du symptôme.
12Je dis « modalités d’exercice de l’énonciation » pour insister sur l’écart entre énoncé et énonciation, que Lacan développe largement dans le séminaire Le désir et son interprétation, à partir de son travail sur le graphe du désir.
13L’énonciation, le dire, s’oppose à l’énoncé, au dit. Le sujet sait qu’il dit, même s’il ne sait pas très bien ce qu’il dit, mais dans son dit, il y a une dimension d’énonciation qui lui échappe, là où « s’ombilique » son désir inconscient.
14L’opération analytique doit amener le sujet à se localiser dans son dire, à connaître sa position en ce qui concerne son énoncé, son dit, l’énonciation consiste en cela. Dans ce séminaire, Lacan définit l’interprétation comme l’outil avec lequel l’analyste amène le sujet à passer – dans le graphe – de la ligne de l’énonciation entre S (Ⱥ) et (S ◊D) à la ligne de l’énoncé entre s(A) et A.
15L’interprétation doit toucher le dit dans son dire, elle doit surprendre le sujet comme disant quelque chose qui dépasse ce qu’il essayait de dire. À ce moment-là, Lacan la présentait au croisement des chaînes signifiantes : celle de l’énonciation inconsciente et celle de l’énoncé conscient. L’analyste doit rendre compte de ce croisement, dans l’attente de la réponse du sujet. Il ne s’agit pas d’ajouter un énoncé venant de l’analyste, mais de toucher le dit où a eu lieu l’interférence. Il ne va pas de soi que l’analysant s’en fasse l’écho et fasse lui-même l’interprétation, mais c’est là le pari lacanien : l’interprétation est un effet qui se produit chez le sujet ou bien elle n’est pas. Et dans ce second cas, elle peut être simplement une invasion du dire de l’analyste dans le discours du sujet, c’est-à-dire une intervention du sujet analyste et par conséquent de son désir. C’était la pratique de ses contemporains contre laquelle Lacan s’élevait.
16À cet égard, je veux signaler l’anecdote autour de l’analyse du patient d’Ella Sharpe que Lacan commente dans ce même séminaire. L’analyste signale qu’il s’agit d’un patient qu’on n’entend jamais arriver, or un jour, elle l’entend tousser avant d’entrer ; elle considère que c’est un élément nouveau, mais elle ne va pas le souligner parce qu’elle pense qu’il n’est pas arrivé au moment dans l’analyse où on peut faire des commentaires autour des événements corporels, sans toutefois donner de précisions sur quel serait ce moment. Mais le patient lui-même lui indique qu’il s’est rendu compte de cette petite toux et lui déclare que cela doit signifier quelque chose, développant à partir de ses associations, toute une construction qui rendra compte d’une certaine position fantasmatique et d’un désir de sortir de la scène et de ne pas être là (Dasein) évitant ainsi l’intervention de l’autre.
17J’ai voulu signaler cette note pour plusieurs raisons : en premier lieu pour ce désir particulier « d’être dans un autre lieu », avec ces connexions proches du thème qui nous occupe – le lieu du désir –, et aussi pour illustrer la remarque de Lacan, c’est le sujet lui-même qui suppose une signification à la petite toux, précédant l’analyste. Ainsi, il est évident que l’entrée en analyse que Lacan situe précisément à ce moment-là pour le patient d’Ella Sharpe, dépend de ce qui se produit pour l’analysant lui-même, qui se formule comme sujet supposé savoir et dont la responsabilité revient à l’analysant. C’est le patient lui-même qui, contre toute supposition de l’analyste – ce n’est pas encore le moment – signale son ouverture à l’inconscient avec ce – cela doit signifier quelque chose. Nous voyons alors le sujet se situant dans son énoncé (la toux), et donc « descendant » de la ligne de l’énonciation à celle de l’énoncé, donnant ensuite l’interprétation à partir de ses associations. Le plus intéressant, au dire de Lacan, c’est que l’analyste n’ait pas envisagé cette éventualité, que contredit son énonciation théorique. Le moment de donner ou pas l’interprétation est annoncé par l’entrée dans le transfert. Avant ce moment, de la supposition d’un sujet et d’un savoir du côté de l’analysant, toute interprétation n’est qu’un dire vain du côté de l’analyste, qui ne va pas résonner dans le dire de l’analysant. C’est là la considération du timing par Lacan.
18C’est donc l’interprétation qui localise le désir du sujet dans un instant fugace, dans lequel le sujet du désir n’est plus là. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi ce terme de Dasein, pour é(qui)voquer avec un être là fugitif. Nous pouvons dire que l’interprétation daseine est le désir du sujet. Cet effet d’interprétation lui donne une localisation qu’il n’avait pas avant et qu’il n’aura plus ensuite. La mention de Lacan sur « l’effet » en référence à l’interprétation me semble très pertinente, car elle met l’accent, non pas sur le dire de l’analyste mais sur ce que le dire produit sur l’analysant. C’est seulement s’il y a effet, qu’il y aura eu interprétation. Nous ne pouvons pas la considérer comme un savoir sur le désir, un savoir préalable que l’analyste énoncerait donnant son interprétation. En tout cas, l’expression « savoir vain d’un être qui se dérobe » est bienvenue ici. S’il y a effet d’interprétation, il se manifeste côté analysant comme savoir, savoir vain du fait de son immédiate évanescence.
19Ainsi l’interprétation est aussi évanescente que le désir qu’elle signale, question que le terme « effet » traduit fidèlement. C’est seulement un effet d’interprétation, un « effet de savoir » passager vers le désir.
20La modalité d’intervention de l’analyste en ce qui concerne l’interprétation du désir, va chaque fois moins vers le savoir, et chaque fois davantage vers le son. Nous pouvons dire que l’analyste opère dans son acte resonhablamiente, et non pas raisonnablement comme le prétendrait le didactisme d’Ella Sharpe.
« Il faut prendre le désir à la lettre »
21Cette indication de Lacan, précoce dans ses formulations, se produit à un moment où il met l’accent sur la division entre la lettre et le signifiant, où l’écriture donnerait le contexte de la parole. Le titre de son écrit l’année précédente « L’instance de la lettre dans l’inconscient … » rend bien compte du dit. Ce n’est pas pour rien que dans son séminaire Le savoir du psychanalyste en 1972, il se réfère à cet écrit, à ce titre, pour signaler que le réel est « ce qui ne cesse pas de s’écrire » et non pas « ce qui ne cesse pas de se dire ».
22Nous trouvons un précédent chez Freud qui nous invitait à prendre le rêve comme le texte du désir, et considérer aussi comme partie intégrante du texte toutes les notes en marge que constituent les commentaires du rêveur au moment où il relate l’énoncé du rêve.
23Nous connaissons les vicissitudes des références à l’écriture depuis L’interprétation des rêves (1900) jusqu’à la « Note sur le ‘Bloc-notes magique’ » (1925). Dans ce petit article, Freud loue les vertus d’un produit récemment commercialisé en Angleterre, une ardoise qui permet d’écrire et effacer sans toutefois faire disparaître totalement le contenu écrit. L’ardoise est une tablette de cire ou de résine de couleur sombre, encadrée de carton ; au-dessus, il y a une fine feuille transparente, fixée au bord supérieur de la tablette de cire et libre dans son bord inférieur. Cette feuille est composée de deux strates séparables : une partie transparente en celluloïd au-dessus, et en dessous, un papier de cire transparent lui aussi. En appliquant un poinçon sur la partie supérieure on obtient que la surface du papier ciré appuie sur la cire de la tablette, laissant des traits obscurs qui font apparaître l’écriture. En détachant à nouveau la feuille on peut effacer ce qui est écrit, mais il reste l’inscription sur la cire bien qu’elle ne soit plus visible. De toute façon, les inscriptions à venir déformeront jusqu’à un certain degré ce qui a été écrit antérieurement. Ces caractéristiques permettent de donner un modèle de l’appareil mnésique, qui permet d’emmagasiner de nouvelles inscriptions sans perdre celles antérieures, bien qu’il y ait cet effet de ce qui a été antérieurement écrit sur ce qui viendra s’écrire (effet de Nachträglich pour Freud, après-coup pour Lacan).
24Derrida s’appuya sur ces travaux de Freud pour avancer son « archiécriture » préalable à la parole dans la constitution de l’inconscient. Lacan nia une telle préséance de l’écrit sur la parole à partir de la simple définition de l’écriture comme représentation de mot, sans pour autant diminuer l’importance de l’écriture dans sa définition de l’inconscient. À ce propos, il cite l’anecdote d’un patient qui en cinq minutes désigna une vingtaine de fois sa mère par « ma femme ». Au dire de Lacan, il ne s’agit de rien de manqué dans ce mot, bien plutôt d’une parole réussie. Il est écrit que sa mère c’est sa femme. C’est-à-dire, au niveau inconscient, sa mère occupe pour lui la place de son épouse. C’est pour cela, que dans le même séminaire, Lacan nous dit qu’il s’agit bien plus d’un « lapsus calami » que d’un « lapsus linguae », considérant le calame, le stylet avec lequel on écrivait sur la tablette romaine, « l’ardoise pas si magique » de cette époque-là. Avec cette métaphore, Lacan indique qu’un lapsus linguae est un lapsus d’écriture, ce qui est écrit dans l’inconscient et insiste au moyen de sa lettre.
25De toute manière, pour faire parler cette écriture il faut qu’elle passe par la parole. Là, Lacan différencie clairement écriture et parole : l’écrit ne s’adresse pas à l’Autre, la parole oui. Pour atteindre l’écriture inconsciente, il faut précisément supposer un dire, un sens dans l’écrit, et cela nous conduit à l’algorithme du transfert comme question préliminaire, pour produire un dit sur le dire, étant entendu que le dire est une écriture au travers du dit et qu’il n’est pas évident qu’il sera localisé par le sujet. Le récit du rêve l’exemplifie : il y a un écrit dans le texte du rêve, son énonciation qu’il est possible de localiser si le texte même devient un message adressé à l’Autre, l’analyste, pour pouvoir écouter après-coup, le message grâce auquel l’Autre, l’inconscient s’adresse au sujet, lui renvoyant « son propre message sous forme inversée ». Cette opération pourrait être commentée depuis la perspective du « Je sais qu’il sait » Il sait, devenant une formule du discours de l’Autre, l’inconscient, l’insu que sait : ça parle dans mon dit.
26Lorsque dans le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, Lacan aborde le thème de l’écriture, il le fait en la mettant en connivence avec l’aspect phonique de la parole. C’est un moment où il s’intéresse à la langue japonaise et où il signale quelques aspects que l’étude de cette langue lui a apporté, comme l’affectation de l’écriture au développement de la langue elle-même. Une des particularités qu’il signale dans l’écriture est qu’il faille tenir compte des sonorités d’une même lettre selon comment elle est écrite, comme par exemple, les cinq modalités de prononcer le « i » en chinois. Il commente alors que l’écriture sert à indiquer le son qui correspond au mot.
27Arrivés à ce point, nous pouvons mettre en relation « l’instance de la lettre » dans l’inconscient avec l’intervention phonique de l’analyste modulant le dit de l’analysant dans ce qui devient l’interprétation.
28Lacan a toujours aimé les jeux homophoniques et il les a inclus très tôt dans son enseignement. Il y a une espèce de « dire mœbien » qui permet de produire différents effets de sens selon comment se lisent les dires.
29Un exemple célèbre est le titre du Séminaire qu’il ne parvint pas à tenir du fait de son expulsion de l’IPA : Les noms du père. Des années plus tard, après avoir annoncé à plusieurs reprises qu’il ne ferait jamais ce séminaire, il prononça son séminaire Les non-dupes errent. Dans cette homophonie entre deux écritures distinctes, deux sens distincts aussi, on entend différents effets de sens selon ce que le sujet interprète, au-delà de son « savoir », donc résonne dans son dire, rejoignant ce que Lacan dit autour du rêve : une énonciation écrite à l’intérieur de l’énoncé.
30Je l’appelle « dire mœbien » pour attraper la notion d’unilatéralité de la bande et l’effet qu’elle produit : en la parcourant une seule fois en entier on croit parcourir deux faces. Ainsi, Les non-dupes errent évoquent et incluent Les noms du père. Plus tard nous aurons un exemple encore plus clair pour moi avec L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre titre qui se divise en trois fragments de différentes combinaisons possibles. Ainsi dans L’insu que sait on entend l’insuccès, faisant des ratés de l’énoncé inconscient sa permanence en tant que savoir qui ne se sait pas. Dans l’une-bévue s’entend l’Unbewusst, nom freudien de l’inconscient et dans s’aile à mourre on peut entendre « c’est l’amour ».
31La diversité des « savoirs » qui se conjuguent dans ce parcours mœbien, dans une bande phonique est beaucoup plus riche en contenu qu’une longue conférence sur le thème, de plus s’y ajoute le bénéfice de toucher chaque un, selon son insu, dans un ou l’autre sens, c’est-à-dire dans une ou l’autre vérité menteuse.
32Je considère que c’est là le modèle que Lacan propose pour l’interprétation : faire entendre, dans la caisse de résonance du sujet, l’écrit du désir. Non pas comme savoir, mais comme réson. Nous pouvons dire que l’interprétation opère réson-hable-miente bien plus que raisonnablement.
33Dans cette modalité d’interprétation s’exerce la métaphore selon le modèle du mot d’esprit qu’explique Lacan dans le séminaire Les formations de l’inconscient, avec un précieux jeu homophonique : « le pas de sens ». L’effet de transmission du mot d’esprit se produit grâce à la chute du sens et au surgissement d’un nouveau sens dans un deuxième temps. L’intervalle produit un pas de sens [non-sens] qui se révèle comme un pas de sens, vers un sens nouveau.
34L’exemple est celui du millionnaire adulé par un groupe de personnes, commentant à son interlocuteur : « Comme ils adorent le veau d’or ! », interlocuteur qui lui répondrait : « Ne vous paraît-il pas un peu âgé pour un veau ? ». Cette remarque sur son âge, pourrait déclencher l’effet et l’affect du rire, à condition qu’il y ait une certaine complicité au niveau inconscient.
Agent, semblant, désir
35Une des dernières acceptions du désir dans l’enseignement de Lacan se repère lorsqu’il le situe en haut à gauche dans l’écriture des discours : les quadripodes ou tétrapodes, comme il dit préférer les appeler, usant de termes bâtards, de père latin et mère grecque, ou vice versa, dans son jeu inépuisable avec les lalangues.
36Le terme le plus usité dans le séminaire Le savoir du psychanalyste pour désigner cette place est celui d’« agent », donc celui qui opère. Dans le discours du maître c’est le S1, l’ordre du maître ; dans le discours de l’hystérique, il s’agit du sujet ($), du sujet divisé ; et dans le discours de l’analyste c’est l’objet a. Je crois que le terme d’agent est suffisamment précis et facile à comprendre.
37Mais Lacan ne s’en tient pas là. Il utilise le terme de semblant pour cette place et s’il le mentionne seulement à propos de quelques discours, nous pourrions essayer de l’extrapoler à d’autres. Donc, dans le discours de l’analyste le a est un semblant, par conséquent, l’analyste n’est pas l’objet a en cause, mais simplement il s’y prête comme semblant, celui-ci convergeant entre symbolique et imaginaire, donc s’excluant du réel. Je crois que nous pouvons affirmer que dans le discours universitaire le S2 est aussi un semblant, donc les savoirs se substituent tout au long de l’histoire selon l’état du symptôme qui affecte un groupe. Le savoir qui commande notre Europe « Merkelisée » n’est pas le même que celui de l’Italie fasciste ou celui du Mai 68 français. Se rapportant à ce dernier, on peut se souvenir du Lacan de Vincennes disant que la révolution, c’est simplement revenir à la même place, solliciter un autre maître. Dans le discours du maître, le S1 est-il semblant ? Et le $ dans le discours de l’hystérique ? Je laisse là ces questions pour revenir au désir.
38Dans le discours de l’analyste le désir est effectivement à la charge de l’analyste. Ici, la coïncidence entre agent, semblant et désir, me paraît évidente. Il n’y a pas d’analyse sans que soit mis en jeu le désir de l’analyste au travers de son acte. Le transfert, le sujet supposé savoir, sont à la charge de l’analysant ; ils sont nécessaires pour ouvrir au discours analytique, mais ce n’est pas suffisant, il y faut l’acte de l’analyste qui requiert le désir de l’analyste.
39Dans le discours universitaire, nous pouvons penser que le « désir de savoir » commande. Il faut le savoir et l’esclave ; l’astudé, forme passive, participe passé du verbe astuder – encore une astuce de Lacan – se fait l’objet de ce désir de savoir. Qui détient la fonction d’enseigner est donc qui désire savoir, mais non pas le savoir comme objet qui satisferait ce désir, le savoir comme cause du désir. Le savoir est cause de ce discours ; et dans cette perspective, cause et désir seraient synonymes.
40Dans le discours du maître, c’est le S1 qui cause. L’opération du langage, l’introduction du signifiant, conduit les sujets à obéir au langage, se faisant un discours. Avec lalangue, se constitue le fond du placard à partir duquel pourra se constituer l’inconscient structuré comme un langage, les habits du parlêtre. Il me paraît pertinent de signaler que lalangue se présente à Lacan comme un lapsus se rapportant à Lalande, l’auteur du Vocabulaire critique de la philosophie. Avec cela, nous pouvons aller faire un tour du côté de la relation du sujet avec le savoir et ce qu’il ne sait pas. Là sûrement, se séparent les eaux entre la conception philosophique et celle psychanalytique. Lacan lui-même le mentionne dans le contexte de son lapsus. Par conséquent, il s’agit de lalangue et pas de Lalande – compris comme précis des savoirs philosophiques – ni rien qui n’y paraisse, pourrions-nous conclure.
41Enfin, le discours du sujet hystérique. C’est certain, le désir du sujet est celui qui commande, c’est l’agent du discours. Ce désir que Lacan définit comme « désir de faire désirer » et qui produit tant de savoir. Grâce à lui, à l’origine incarné dans la figure de Socrate, sujet hystérique par excellence, fût instillé au maître le désir de savoir, ce qui produisit un changement de discours et un changement dans le discours du maître.
Désir de l’analyste
42Quelques lignes maintenant à propos d’un terme lacanien qui se dépose dans le désir : le désir de l’analyste. Il peut être considéré comme produit authentique d’une analyse et cause d’autres possibles analyses. La passe, procédure inventée par Lacan, preuve transmissible du désir de l’analyste de son promoteur, prétend rendre compte de ce désir particulier comme preuve de ce qu’« il y a de l’analyste » pour qui conduit une analyse jusqu’à sa fin.
43Je souhaite ici donner un fragment du septième entretien à Sainte-Anne :
« [La passe] est simplement ce que je propose à ceux qui sont assez dévoués pour s’y exposer à des seules fins d’information sur un point qui est très délicat, car il est tout à fait a-normal – objet a-normal – que quelqu’un qui a fait une analyse veuille être psychanalyste. Il y faut vraiment une sorte d’aberration qui valait la peine d’être offerte […] pour savoir pourquoi quelqu’un qui sait, par sa didactique, ce que c’est que la psychanalyse, peut encore vouloir être analyste. »
45Une annotation pour renvoyer cette aberration à la conception aristotélicienne du désir, comme hors champ de l’humain. Je crois qu’en ce point précis du désir de l’analyste Lacan ne cesse pas d’être un peu nicomaquéen.
46Pour terminer, je voudrais considérer l’autre face mœbienne du Dasein, le das Ein : le Un.
47Le désir constitue l’indestructible du sujet pour le faire Un, et c’est le Un qui le rend résistant à l’Autre et au Deux, deux termes que nous pouvons situer comme oppositions signifiantes au Un.
48Il est certain qu’une analyse commence sous les auspices du Un de l’unité. Un souhaite s’unifier et aussi désire atteindre le Deux de la relation sexuelle. Mais il est tout aussi certain que l’autre Un, celui-là non unien, plutôt singulier, pour chaque un, c’est celui qui résiste dans le désir, qui fait obstacle au Un unifiant, et qui s’imposera dans le meilleur des cas, à la fin de l’analyse. Y a d’l’un, nous dit Lacan, et de fait, il n’y a pas d’Autre ni par conséquent de rapport sexuel. C’est cela le das Ein qu’il nous reste à la fin d’une analyse : le désir.
49L’intérêt de ce travail pour moi est de soutenir que le désir est un concept freudien ; l’équivalent chez Lacan, c’est-à-dire le concept véritablement lacanien, le concept de jouissance, doit beaucoup au premier et il n’épuise pas avec tous ses développements, la vigueur du désir dans l’enseignement de Lacan. Non seulement Lacan va plus loin que Freud avec tous les développements conceptuels et terminologiques qu’il arrive à produire, mais en outre, jamais il n’abandonne ce terme de désir ; ainsi, les tentacules du terme freudien continuent d’embrasser bien au-delà de ce que Freud lui-même posa et écrivit sur le désir.
50Par conséquent, je comprends le désir comme la pierre angulaire de tout l’édifice psychanalytique et si Lacan, à la fin de sa vie, à Caracas, se disait freudien, c’est que quelque chose est dû à l’indestructible de ce désir, son impressionnante valeur conceptuelle. Ce qui implique que nous qui sommes convoqués par le même Lacan, nous nous disons lacaniens au prix de partager la primauté du désir : das Ein de notre formation.