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Article de revue

La position paradoxale de l’analyste

Pages 19 à 30

Notes

  • [1]
    Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, leçon 11 du 20 mai 1970, p. 177.
  • [2]
    Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits II, Paris, Seuil poche, 1999, p. 118.
  • [3]
    Ibid., p. 78.
  • [4]
    Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 294.
  • [5]
    Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 68.
  • [6]
    Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, leçon I.
  • [7]
    Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits II, Paris, Seuil poche, 1999, p. 92.
  • [8]
    Ibid., p. 116.
  • [9]
    Ibid., p. 115.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ibid., p. 119.
  • [12]
    Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, leçon XXI, p. 382.
  • [13]
    Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit., p. 97.
  • [14]
    Lacan J., Le Séminaire, livre V. Les formations de l’inconscient, op. cit., leçon XX, p. 367.
  • [15]
    Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », II, op. cit., p. 101.
  • [16]
    Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, leçon XXII, p. 347.
  • [17]
    Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, op. cit., leçon XXVIII, p. 464.
  • [18]
    Ibid., p. 452.
  • [19]
    Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., leçon XI, p. 390.
  • [20]
    Ibid., leçon XXIV, p. 180.
  • [21]
    Ibid., leçon IV, p. 68.
  • [22]
    Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., leçon XVIII, p. 209.
  • [23]
    Ibid., leçon XX, p. 246.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Ibid., p. 248.
  • [26]
    Lacan J., « L’acte psychanalytique » compte rendu, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 375.
  • [27]
    Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 252.
  • [28]
    Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 307.
  • [29]
    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 541.
  • [30]
    Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 351.
« […] de l’analyste comme place que j’essaie de cerner de ces petites lettres au tableau noir. C’est là que l’analyste se pose. Il se pose comme cause du désir. Position éminemment inédite, sinon paradoxale qu’une pratique entérine. L’importance de cette pratique peut se mesurer d’être repérée à ce qui s’est désigné comme discours du Maître. »
J. Lacan [1].

1Notre prochain Rendez-vous International des Forums du Champ lacanien nous met sur la piste du désir et de son paradoxe : comment l’atteindre par l’interprétation si Lacan parle de « l’incompatibilité du désir avec la parole [2] » ? Réponse : pas sans un autre désir.

2Même ainsi la question ne disparaît pas, le paradoxe n’est pas le seul fait de la névrose, il fait plutôt partie de la structure du désir en tant que telle. Pourtant, la question se transforme encore : quelle est la position qu’occupe l’analyste face au champ du désir ? Comment et pourquoi la position du névrosé se distingue-t-elle de celle de l’analysant ? La question a des retentissements sur l’ensemble du travail analytique mais elle se dirige plus concrètement vers le désir de l’analyste.

Diverses positions face au paradoxe du désir

3Nous le savons bien, parce que Lacan nous a appris à la cerner, que la position même du névrosé est de trouver refuge dans ses fantaisies face au paradoxe du désir, c’est pour cette raison qu’il est « inhibé [3] ».

4En ce qui concerne l’analyste et son désir, c’est sa position même qui s’avère paradoxale. Tout d’abord, comme Lacan nous l’indique, par rapport au transfert parce qu’à être pris comme objet, l’analyste est appelé à être ce qu’en aucun cas, il ne pourrait soutenir : être pur désir, « présence réelle du désir [4] ». Mais fondamentalement, pour pouvoir accomplir sa fonction de cause, le désir doit occuper la place du maître. L’analyste accepte le jeu et donne le rôle de maître du discours à l’objet. En étant semblant d’objet, il se trouve alors en position de force, d’où s’ordonne tout ce qui peut être dit. La « cause du désir » est le domaine du Maître ! N’est-ce pas la formulation la plus claire de sa position paradoxale dans la cure ? Mais alors quel est le désir qui l’anime et pousse à soutenir cette position ?

5De nombreuses indications de Freud et de Lacan pourraient nous amener à penser qu’il s’agit d’un « désir de savoir » mais le moins que l’on puisse dire est que cette formulation ne met pas dans le mille. Nous pourrions rajouter comme indication le lien avec la vérité et chercher de ce côté-là. Mais le désir de l’analyste n’est à strictement parler ni « désir de savoir » a minima ni même un « désir de savoir la vérité ». Pour le moins, cela qualifie bien le désir de l’analysant mais pour l’analyste, il en est autrement. Pour le désir de l’analyste, il faudrait plutôt savoir pourquoi la variable du désir se connecte davantage avec le réel qu’avec la vérité. S’agirait-il de « désirer le réel » ? Non, dans l’absolu c’est impossible.

6Alors, quelles sont les coordonnées de « cette sorte de désir qui se manifeste dans l’interprétation [5] » et que nous appelons désir de l’analyste ? Pourrions-nous aspirer, comme le suggère Lacan, à une notation algébrique de sa fonction [6] ?

7Pour nous orienter, isolons cette proposition : la notion lacanienne de « désir de l’analyste » n’a pas eu besoin de la formule des discours, ni de celle d’École, ni même de la procédure de la passe pour avoir sa place dans l’enseignement de Lacan. Nous pouvons la trouver dès le séminaire Les formations de l’inconscient qui est significatif en ce sens. Mais avant de suivre en détail la façon dont il a été mis en place, proposons une hypothèse en lien avec sa fonction.

8Comme Freud le soutient, la signification de tout rêve est la réalisation d’un désir avec ce que cette réalisation onirique comporte justement d’« irréalisation ». Nous pourrions donc affirmer que la signification du désir de l’analyste, non pas le signifié de tel ou tel désir de tel ou tel analyste mais la signification du désir de l’analyste, notion éthique et cliniquement opérante, est la « réalisation en acte » et son sens est celui d’un « acte qui a une portée sur le réel ». Ainsi, le désir de l’analyste serait exactement à l’opposé du désir névrotique et irait dans le même sens, bien que nettement différent, que le désir de l’analysant. Ce qui implique nécessairement les deux participants du dispositif. Ajoutons que ce réel de la clinique concerne autant le domaine de l’éthique que celui de la logique.

9Ce n’est donc pas un hasard que pour la première fois le désir de l’analyste ait été mentionné, juste après que Lacan ait construit son « Graphe du désir », instrument topologique avec lequel il est en train de construire « le paradoxe du désir ». La notion de désir de l’analyste est vraiment solidaire de ce paradoxe. Surtout, c’est même l’argument dont se sert Lacan, en tant que considération éthique, pour répondre à la question sur la relation de l’analyste au désir après avoir défini avec précision sa structure paradoxale : « Une éthique est à formuler qui intègre les conquêtes freudiennes sur le désir : pour mettre à sa pointe la question du désir de l’analyste [7] ».

10L’apport de Freud a consisté à montrer que le désir avait l’air de pouvoir se réaliser oniriquement, ce qui est une première approche des paradoxes du désir : il se réalise dans l’irréalisation. Cela fut ce que Lacan put exprimer en termes structuraux : le désir est articulé sans être articulable, il existe d’emblée une raison structurale qui le rend incompatible avec la parole à partir d’où tout s’origine.

11Pour ces raisons, l’accès au désir requiert une action éminemment symbolique grâce à laquelle surgit un panel d’affects en commençant par la « honte [8] ». La dignité du névrosé vient de là, lui qui affronte à vif l’expérience de la division subjective en se noyant dans l’affect : honte, culpabilité ou angoisse selon les cas. « Le paradoxe du désir n’est pas le privilège du névrosé, mais c’est plutôt qu’il tienne compte de l’existence du paradoxe dans sa façon de l’affronter [9] », dit Lacan. C’est quelque chose qui se perçoit bien en écoutant la façon dont se construit le témoignage du névrosé, que ce soit sur le versant hystérique, obsessionnel ou phobique. Son expérience est toujours celle du conflit et de la division subjective, ce qui a pour effet d’inhiber la réalisation en acte de son désir.

12C’est pour cela que, non seulement, ils n’ont pas le sentiment de leur propre existence mais qu’ils sont en berne avec la dignité humaine [10]. Selon Lacan, c’est encore préférable à ce qui se passait pour les analystes didacticiens qui croyaient avoir résolu ou éliminé ce paradoxe ou qui, carrément l’ignoraient. La « dignité » du patient névrosé réside dans son ouverture à l’expérience de la division subjective dont il peut témoigner presque innocemment. On peut mesurer l’apparition du savoir chez l’analysant lorsque sont touchés son désir et son expérience et ainsi même sa division subjective.

13Mais alors, où placer la « dignité » de la position de l’analyste ? « Questionnons ce qu’il doit en être de l’analyste (de « l’être » de l’analyste), quant à son propre désir [11] » dit Lacan. Pour notre part, nous essaierons de synthétiser les diverses indications que Lacan nous a données durant presque vingt ans d’enseignement.

Logique et éthique du désir de l’analyste

14Dans un premier temps, nous essaierons de tirer les conséquences des premières formulations de Lacan. Ensuite, nous relèverons ce qui a été significatif lors de chacune des périodes en extrayant des indications sur la notation algébrique de la fonction du désir de l’analyste dans la cure.

15Année 1958. D’après les indications antérieures de Lacan, celle qui permet de penser l’éthique propre à l’action de l’analyste est celle qui préserve, dans l’acte même de l’analyste, la dimension du désir et de ses paradoxes c’est-à-dire, l’indication se définissant en rapport avec l’élément de la structure dont la notation est celle du signifiant du manque dans l’Autre. Ainsi, intervenir en soulignant les limites propres de l’articulation du savoir inconscient permettrait d’obturer la place de vérité du savoir que l’analyste est amené à préserver.

16En même temps, l’existence erratique du signifiant phallique, signifiant du désir, souligne la nécessité de prendre la parole du patient au pied de la lettre. De cette façon, l’analysant pourra être conduit à concevoir un acte où l’Autre ne compte pas et où le désir s’affirme comme « condition absolue [12] ». Selon les termes de Lacan, « il faut prendre le désir à la lettre [13] ». Cette formulation aphoristique « prendre le désir à la lettre » définit vraiment, à ce moment-là, la variable désir de l’analyste.

17À noter que la clinique nous fait remarquer la participation décisive bien que voilée du phallus comme « signifiant électif [14] », variable qui ne peut s’articuler mais qui est pourtant indispensable pour terminer une analyse et que l’analyste a dû subjectiver à partir de sa propre expérience d’analysant.

18Année 1959. Durant les années suivantes, Lacan précise la relation entre désir et interprétation – « le désir […] ne se saisit que dans l’interprétation », avait-il déjà affirmé [15], pour retomber de nouveau sur la question de l’éthique qui guide la direction de la cure. Durant cette période, il est difficile d’extraire une indication qui enrichirait, grâce à de nouveaux mathèmes, ce qui avait déjà été amené par Lacan.

19Pourtant, le séminaire L’éthique est l’un des plus riches en références sur le désir. Définitivement, il souligne la nécessité d’approfondir les voies d’accès au réel et illustre grâce à la tragédie grecque le sens du désir de l’analyste comme catalyseur de la cure. Antigone apparaît, lors de ce séminaire, comme un modèle de l’analysant qui s’avancerait vers une zone où le désir rencontre la pulsion de mort et expérimenterait, à la fin de l’analyse, l’abandon le plus radical. Ce séminaire nous offre des références précieuses dont celle d’un désir positivé.

20Dans ce cas, l’aphorisme prend la forme d’une interrogation sur l’énonciation de l’analyste face à l’analysant : « as-tu agi en accord avec le désir qui t’anime ? ». En contrepartie, l’analyste doit savoir, à propos de la direction de la cure, qu’« il ne peut pas désirer l’impossible [16] », il doit en avoir fait lui-même l’expérience en tant qu’analysant. S’il y mettait la main, il serait rattrapé par la question du paradoxe, il tomberait irrémédiablement dans le piège de l’Idéal, quel que soit son masque de circonstance. Grâce à la clinique il sait qu’il ne peut permettre, à son analysant, l’économie de l’expérience de la solitude impliquée par le fait d’élever le désir à la pulsion.

21Année 1960. Un an après, Lacan s’appuie sur le personnage de Socrate, non pas pour illustrer la relation de l’analysant avec son désir, mais à propos de la conduite de l’analyste dans le transfert. Présence réelle de l’analyste dans le transfert dit Lacan à ce propos. Socrate se transforme, sous la plume de Lacan, en modèle de l’analyste qui, en retenant l’objet « rien », produit la signification de l’agalma et met en jeu un désir sans objet. Sans que Lacan le constitue déjà en tant que tel, apparaît un mathème, nouvelle variante de l’objet, qui concernera les relations du désir avec l’amour et la jouissance.

22Ces avancées sur le sens du désir de l’analyste, désormais « réalisation en acte », permettent à Lacan d’affirmer que l’analyste sait que cet objet, « ce n’est pas lui ». Lacan remet également au goût du jour l’idée selon laquelle la fin de l’analyse entre en duel avec l’action du désir de l’analyste. Avec l’idée du désir de l’analyste, réalisation en acte, apparaît un affect : la dépression, dont il est question qu’il soit surmonté ; tandis que la formule qui permet de saisir la nouvelle donne est celle-ci : l’analyste le sait, parce qu’il en a fait l’expérience, « il n’y a pas d’objet qui ait plus de valeur qu’un autre [17] ».

23Avec la clinique, on remarque l’importance de la fonction de l’analyste, celle de catalyseur du désir, incarnant l’objet agalmatique au début de l’analyse par l’opérativité de la dénommée « métaphore de l’amour » de Lacan. Tandis que pour l’analyste, le pré-requis à son exercice est celui de « s’absenter de tout idéal de l’analyste [18] ».

24Année 1962. Lors de son dixième séminaire, Lacan reprend ses considérations sur le désir et son interprétation mais en ayant conceptualisé avec beaucoup plus de précision ce qu’il en est de cette dimension de l’objet nouvellement appelée « cause du désir ». Cela va lui permettre peu à peu de préciser comment le désir de l’analyste peut conduire l’analysant au-delà des limites du complexe de castration.

25Dès lors, l’angoisse sert de boussole et l’approfondissement du concept de réel se met en place grâce à un nouveau mathème qui s’écrit avec la lettre a minuscule. Lacan en parle en ces termes : « Il convient assurément que l’analyste soit celui qui, si peu que ce soit, par quelques biais, par quelque bord, ait assez fait rentrer son désir dans ce a irréductible pour offrir à la question du concept de l’angoisse une garantie réelle [19] ». Une fois de plus, Lacan confirme la nécessité de l’analyse personnelle de l’analyste.

26C’est un moment très fructueux car les considérations cliniques viennent confirmer que les relations entre le champ du désir et de la jouissance ne sont pas seulement de l’ordre de la transgression à la fin de l’analyse mais s’ordonnent à partir d’une temporalité distincte. Selon Lacan, c’est l’angoisse même qui présentifie et précipite la dimension temporelle de l’analyse bien avant la fin de l’analyse « parce que le désir de l’analyste suscite en moi la dimension de l’attente, que je suis pris dans l’efficace de l’analyse [20] », dit Lacan. Ainsi, le désir de l’analyste, « réalisation en acte », acquiert un sens beaucoup plus vaste : par amour (de transfert), le réel de la jouissance (du sinthome) consent au désir (de savoir).

27Ces références sur le sens du désir de l’analyste permettent de comprendre la façon dont l’analyste prend la place du désir de l’Autre et le présentifie, lors de l’analyse, d’une manière énigmatique et inquiétante. Pourtant, il ne s’agit pas de n’importe quelle manifestation du désir de l’Autre mais d’un type particulier de désir qui se manifeste dans l’interprétation, « cette sorte de désir qui se manifeste dans l’interprétation [21] ».

28La clinique nous montre bien de quelle façon l’analyste peut « objectiver » la présence de son désir dans le transfert grâce à l’instrumentalisation de la voix et du regard, sources pulsionnelles du désir.

29Année 1963. Le séminaire révisant Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse abonde de références sur la notion de désir de l’analyste, une des raisons en est « l’excommunication » de Lacan de l’IPA.

30« La formation du psychanalyste exige, qu’il sache, dans le procès où il conduit son patient, autour de quoi le mouvement tourne. Lui doit savoir, à lui doit être transmis, et dans une expérience ce dont il retourne. ». À quoi, il rajoute : « Ce point pivot […], c’est ce que je désigne sous le nom de désir du psychanalyste[22] ».

31La révision des concepts a des conséquences immédiates, Lacan produit alors les deux définitions du transfert : celle de « sujet supposé savoir » et celle de « mise en acte de la réalité sexuelle de l’inconscient ». Lacan tente alors de « mathématiser » l’opération même du transfert en mettant à la place de la notion de désir de l’analyste la variable à trouver, comme s’il s’agissait d’une opération mathématique à résoudre. L’idée du désir de l’analyste en tant que produit de l’opération analytique fait son apparition.

32En lien avec le travail sur les mathèmes, l’objet a est corrélé au mathème du signifiant Idéal. Lacan l’exprime ainsi : « C’est pour autant que quelque chose – que nous appellerons et qui reste un x, le désir de l’analyste – tend dans le sens exactement contraire à l’identification [23] ». Ainsi, l’acte de l’analyste se situe davantage du côté de la variable pulsionnelle que de la structure du savoir inconscient. À ce sujet, Lacan affirme alors qu’il est possible de dépasser le plan des identifications et que de cette façon : « L’expérience du sujet est ainsi ramenée au plan où peut se présentifier, de la réalité de l’inconscient, la pulsion [24] ».

33La formule concernant le rapport du désir de l’analyste avec son action devient la suivante : « Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue [25] ». Le désir de l’analyste se distingue alors nettement du désir de l’analysant dont l’objectif est plutôt d’obtenir le savoir qu’il suppose à l’Autre dans le transfert.

34Année 1967. Cette période est celle du séminaire L’acte analytique et de « la proposition du dispositif de la Passe ». Cela mériterait à soi seul un travail d’autant plus qu’il s’agit des avancées les plus poussées de Lacan sur le thème. La thèse en est que le désir de l’analyste émerge à la fin de l’analyse comme produit de l’acte analytique à proprement parler, « le psychanalysant passe au psychanalyste [26] » : « Cette ombre épaisse à recouvrir ce raccord dont ici je m’occupe, celui où le psychanalysant passe au psychanalyste, voilà ce que notre École peut s’employer à dissiper [27]. »

35Il s’agit du moment où Lacan propose une formule algorithmique pour rendre compte du début de l’analyse en reprenant ce qu’il avait avancé lors du séminaire Les Quatre concepts fondamentaux … À la différence qu’avec la notion d’« acte analytique », la logique reprend le devant de la scène pour rendre compte de l’expérience. L’ayant d’abord appliquée à la structure et à la fonction du fantasme, Lacan utilise la logique pour indiquer la structure des moments d’ouverture et de fermeture lors de l’analyse. La logique en jeu est celle de la temporalité et de la topologie de l’acte ce qui amène Lacan à formuler le paradoxe suivant : l’acte, bien qu’il ne puisse se cerner qu’à la fin de l’analyse, intervient depuis le début.

36Arrivée à ce point, la notion de désir de l’analyste prend définitivement le sens de signification de l’acte. Cela veut dire que l’analyste implique son désir comme support d’un acte qui ne pourra prendre sens qu’à travers la logique de la répétition signifiante et de l’objet qui lui échappe. Cette logique est celle de l’acte proprement dit, celle qui en indique la place précise dans la structure. C’est pour cette raison que dès les premières séances, en même temps que l’analyste devient le support du sujet supposé savoir, il initie aussi le mouvement qui conduira à sa destitution. Entrée et sortie, instauration et destitution, se mettent en mouvement en même temps à travers une topologie commune.

37Comme nous le savons, ces développements accentuent toujours un peu plus l’exigence concernant l’analyse personnelle de l’analyste. Lacan passe pour être beaucoup plus exigeant que Freud sur ce point parce qu’il a déduit que la « production » d’un analyste est la résultante d’un acte de passe arrivé lors de la finalisation de l’analyse. Après cela, l’éthique se déduit de la logique et s’adjoint aux mathèmes l’articulation entre a et – φ.

38Finalement, peu de temps après, cette logique permet à Lacan de définir la fonction du désir de l’analyste mise en acte dans le discours analytique. En étant semblant d’objet, l’analyste réussit à causer la division du sujet pour que surgisse le désir de l’analysant tout en mettant à distance, par son action, le savoir que convoque son interprétation. C’est dans la partie gauche de l’écriture du discours analytique que l’on trouve les mathèmes qui rendent compte de la notion de désir de l’analyste et de sa position paradoxale dans la cure.

39Année 1973. Durant les années 70, Lacan traite à nouveau la question à partir de ses développements sur la relation sexuelle et la logique modale. Sa formule « il n’y a pas d’acte sexuel » devient « il n’y a pas de rapport sexuel ». Dans la « Note italienne [28] », il explique que la fin de l’analyse n’arrive pas à cerner l’analyste et son désir, il distingue ainsi l’analysé de l’analyste.

40C’est une référence très particulière et un tant soit peu problématique car Lacan soutient que le passage à l’analyste ne s’authentifie qu’à partir d’un indice, soit l’affect conséquent à la passe. Ainsi, cet indice se trouve à partir de « l’enthousiasme » et Lacan le lie au savoir. Cette référence est la seule où Lacan lie le désir de l’analyste avec aucune autre forme de manifestation du « désir de savoir ». Par la suite, Lacan y reviendra pour dire que le désir de savoir n’existe simplement pas. Mais attention ! À strictement parler, c’est à l’acte analytique que l’on suppose un lien avec le désir de savoir (et non pas au désir de l’analyste proprement dit) et il ne peut se déduire qu’à partir de ses effets.

41À partir de là, le propos est le suivant : le sens du désir de l’analyste en tant que « réalisation en acte » prend désormais son appui de la logique du « pas-tout ». Cela reste, selon nous, le dernier apport de Lacan à l’ensemble des notations algébriques de son enseignement.

42Par rapport à sa manifestation dans l’expérience, Lacan paraît admettre qu’il semble difficile à isoler sauf en se basant sur la référence à l’analysant. Ainsi la position initiale du névrosé et la position finale de l’analysé ont au moins un point commun : leur désir se soutient en disjonction du savoir. Tandis que le désir de l’analysant et celui de l’analyste se situent tous deux autant du côté de l’acte que du savoir, occupant des positions très différentes bien que corrélatives.

43Les conséquences au niveau de l’éthique sont notoires. Lacan définit alors l’éthique analytique comme une « éthique du bien-dire » qui impliquera les deux participants du dispositif [29]. Il retraite alors sa référence à l’acte, loin de l’acte d’Antigone et de façon modifiée par rapport à sa version de l’acte comme passage de l’analysant à l’analyste. C’est une considération beaucoup plus fine et précise des faits cliniques. Il s’agit vraiment là du « dire » comme acte, non pas du « dire bien » mais du « bien dire », qui implique de situer le devoir éthique au niveau de la structure de l’inconscient et vaut pour les deux pôles du discours analytique. L’analysant doit désormais se reconnaître dans l’inconscient à partir de l’association libre tandis que l’analyste doit le faire par le moyen de l’interprétation.

44Dit d’une autre façon : d’un côté du dispositif, l’association libre, « parole contaminée par l’acte », soutient le désir de l’analysant face à la vérité ; de l’autre, l’interprétation, « acte contaminé par la parole », soutient le désir de l’analyste face au réel. Le but étant de situer, à travers l’ensemble des dits de l’analyse, le « dire de l’analyse » dont l’énonciation transmet « il n’y a pas de rapport sexuel ».

Conclusions et perspectives

45En conclusion, nous pouvons dire qu’il n’y a pas, à strictement parler, de notation algébrique qui représenterait le désir de l’analyste. Par contre, il existe des mathèmes rendant compte des éléments de structure dont le désir se supporte. Ces éléments vont du signifiant du manque dans l’Autre jusqu’à la notation du pas-tout en passant par l’objet a (qui reste la référence principale pour situer sa fonction dans la cure). Il s’agit d’un ensemble de termes qui se situent tous du côté féminin des formules lacaniennes sur la sexuation.

46Nous en arrivons à la place du mathème inexistant. Lacan attendait de l’expérience du dispositif de la passe, du un par un, une sorte de « dessin » ou « d’inscription » qui aurait prouvé son existence. Pour cette raison, nous ne devons jamais négliger la dimension éthique qui soutient les termes de structure. C’est ainsi que Lacan, lors du dernier développement de son enseignement, propose qu’à la logique qui soutient le bien-dire de l’interprétation analytique pourrait s’adjoindre une sorte de poétique de l’interprétation.

47Pourtant, c’est à partir de la clinique de la passe que nous pouvons attendre une réponse à la question que Lacan avait introduite juste avant de formaliser les mathèmes de ses discours : « Quelle réalité pour pousser l’analyste à remplir cette fonction ? Quel désir, quelle satisfaction peut-il y rencontrer [30] ? » Autrement dit, les liens entre le désir et l’acte ne sont pas les seuls en cause. Il s’agit également d’inclure la perspective de la jouissance et de la satisfaction qui sont probablement concomitantes.

48Nous savons que pour l’analyste il ne s’agit pas, bien qu’elle s’en approche, de la satisfaction que le masochiste obtient, à partir de sa position d’objet, en étant le maître du jeu. Cette satisfaction n’est pas non plus celle de l’humoriste qui, en pareille posture, réussit à se transformer en maître du Surmoi et à défier sa sentence paradoxale.

49Quelle est donc la satisfaction en jeu pour l’analyste ? Quelle vocation inhérente à son désir ? À quelle invocation répond-il chaque fois qu’il est appelé à occuper cette position dans le dialogue de la cure ? Et en dernière instance, son désir réussit-il à rester détaché du domaine de la voix et de la pulsion invocante qui lui est corrélative ?

50Nous espérons que notre prochain Rendez-vous à Paris pourra offrir de nouvelles perspectives à ces vieilles interrogations.

Notes

  • [1]
    Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, leçon 11 du 20 mai 1970, p. 177.
  • [2]
    Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits II, Paris, Seuil poche, 1999, p. 118.
  • [3]
    Ibid., p. 78.
  • [4]
    Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 294.
  • [5]
    Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 68.
  • [6]
    Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, leçon I.
  • [7]
    Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits II, Paris, Seuil poche, 1999, p. 92.
  • [8]
    Ibid., p. 116.
  • [9]
    Ibid., p. 115.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ibid., p. 119.
  • [12]
    Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, leçon XXI, p. 382.
  • [13]
    Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit., p. 97.
  • [14]
    Lacan J., Le Séminaire, livre V. Les formations de l’inconscient, op. cit., leçon XX, p. 367.
  • [15]
    Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », II, op. cit., p. 101.
  • [16]
    Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, leçon XXII, p. 347.
  • [17]
    Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, op. cit., leçon XXVIII, p. 464.
  • [18]
    Ibid., p. 452.
  • [19]
    Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., leçon XI, p. 390.
  • [20]
    Ibid., leçon XXIV, p. 180.
  • [21]
    Ibid., leçon IV, p. 68.
  • [22]
    Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., leçon XVIII, p. 209.
  • [23]
    Ibid., leçon XX, p. 246.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Ibid., p. 248.
  • [26]
    Lacan J., « L’acte psychanalytique » compte rendu, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 375.
  • [27]
    Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 252.
  • [28]
    Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 307.
  • [29]
    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 541.
  • [30]
    Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 351.
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