Couverture de CHLA_013

Article de revue

Une réponse fondée sur la preuve (d’efficacité)

Pages 55 à 59

Notes

  • [1]
    Rotho A., Fonagy P., What Works for Whom ? A critical review of psychotherapy research, New York, Guilford Press, 2005.
  • [2]
    Quine W. V., Pursuit of Truth, Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press, 1992, p. 19.
  • [3]
    Lacan J., « Télévision », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 518.

1Depuis plus de vingt-cinq ans il est demandé aux professionnels de la dite santé mentale de conduire leur traitement en s’appuyant sur un savoir ayant fait ses preuves. L’étude de l’efficacité des pratiques et leur évaluation sont devenues une discipline à part entière sur laquelle reposent les budgets prévisionnels des établissements de santé et que l’OMS reconnaît comme modèle à suivre. Ce débat sur la preuve de l’efficacité des pratiques cliniques est loin d’être purement théorique. Sont en jeu des intérêts d’importance : l’attribution de fonds est réservée aux formes de traitement dits scientifiques et ayant fait la preuve de leur efficacité.

2Par conséquent les possibilités de formation et de travail dans les institutions de santé mentale dépendent de l’affiliation aux instituts et aux écoles qui favorisent l’évaluation par la preuve d’efficacité de leurs techniques. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, en Australie comme ailleurs, les institutions publiques en charge de la santé mentale proposaient le traitement psychanalytique, même si cette offre se faisait à une échelle modeste. Depuis que nos autorités ont décidé que la psychanalyse ne satisfaisait pas aux conditions requises pour répondre de son efficacité, la pratique clinique de la psychanalyse dans les institutions publiques s’est réduite jusqu’à un point de quasi extinction, en faveur de pratiques supposées plus efficaces. C’est en tant que psychanalystes, membres d’une école de psychanalyse, qui avons des responsabilités sociales, que nous nous devons d’aborder ce problème.

3Il serait futile de nous embarquer une fois de plus dans la défense de l’invention de Freud et de sa personne. Il nous paraît plus productif de faire de nécessité vertu et de traiter du problème de l’efficace de la psychanalyse. Car l’efficacité est un problème pour la psychanalyse comme pour les autres disciplines scientifiques et pratiques. Nous ne sommes pas obligés de considérer la question dans les mêmes termes que ceux dictés par les avocats de l’efficacité fondée sur la preuve objective. Notre souci est plutôt de rendre sa dignité à la notion même d’efficacité et de preuve d’efficacité en la soumettant à une critique rationnelle.

4D’autres avant nous, et Freud le premier, ont reconnu que l’expérience analytique nous obligeait à nous poser la question de sa pertinence pour des raisons conceptuelles, cliniques et éthiques.

5D’autres analystes, d’orientation différente de la nôtre ont adopté la langue et les critères de l’idéologie basée sur les preuves objectives. Je me réfère en particulier au livre d’Anthony Roth et Peter Fonagy intitulé : What Works for Whom ?[1] (« Qu’est-ce qui marche et pour qui ? ») qui a eu une certaine influence dans le monde anglophone.

6La question n’est pas complètement hors de propos : nombre de patients qui arrivent jusqu’à moi, en particulier ceux qui ne sont pas familiarisés avec la psychanalyse, se demandent si le traitement que je peux leur offrir leur conviendra et quels sont les avantages de la psychanalyse sur d’autres méthodes. Ces questions sont de vraies questions auxquelles un psychanalyste se doit de répondre.

7Le mot Evidence (à prendre au sens qu’il a en Anglais de preuve manifeste) vient du latin videre, « voir », et même voir jusqu’au bout. On doit le voir pour le croire : telle est la question qui se tient derrière celle de la preuve scientifique. C’est, pour Willard Quine, la norme de l’épistémologie empiriste : rien n’existe dans l’esprit qui ne soit pas passé par l’épreuve des sens. Quine écrit : « Ce point est normatif, et nous met en garde contre des télépathes et des devins [2]. » Mais nous ne sommes pas obligés de comprendre ce terme d’evidence et de l’utiliser selon une conception empiriste naïve. La définition de la preuve et sa fonction dans les avancées de la connaissance et de la science, posent des problèmes épistémologiques fondamentaux qui pourraient nous occuper un long moment (et le temps nous manque ici). Il nous suffit de dire, que, puisque la raison a changé depuis Freud, nous pouvons légitimement dire quelques choses de l’efficace de l’expérience analytique et pourquoi pas de l’efficacité en général sur la base de ce que l’expérience a démontré.

8L’évaluation des cures qui suivent le paradigme de la preuve par l’efficacité a essentiellement été guidée par les critères approuvés par l’association américaine de psychologie, à savoir « l’intégration de la meilleure recherche disponible avec expertise clinique dans le contexte des caractéristiques de la culture et des priorités propres au patient ».

9Vérifier qu’une pratique repose sur des preuves valables est le fait même de la méthode expérimentale et la méthode préférée est celle des essais randomisés (contrôlés au hasard) car elle offre la meilleure garantie contre l’intervention dans le traitement de ce que l’on appelle « facteurs communs » c’est-à-dire ce qui, du point de vue psychanalytique, se classerait dans la rubrique transférentielle. Toutes traces de manifestations subjectives, considérées comme des interférences indésirables, seraient ainsi éliminées. Si on testait ainsi la psychanalyse, on aurait affaire à une expérimentation particulière dans laquelle le patient ne saurait pas qu’il est traité psychanalytiquement et où l’analyste saurait seulement que le patient souffre d’un seul symptôme ou problème précisément défini – car la dite co-morbidité est considérée comme un problème méthodologique sérieux qui tend à invalider les résultats des expériences les plus sérieuses. Il faudrait donc trouver pour cette expérimentation des volontaires ne soufrant que d’un seul problème. Ce qui est extraordinaire est que cette « preuve », recueillie dans des conditions aussi absurdes, serait considérée comme solide, valable, par les représentants de la Science en santé mentale.

10Roth et Fonagy ont recensé les recherches entreprises pour évaluer ceux des traitements qui peuvent s’accommoder du modèle d’évidence d’efficacité. Les auteurs sont conscients des problèmes méthodologiques posés, des limitations du paradigme, et ils conviennent qu’un traitement ne peut être déclaré inefficace faute d’avoir répondu au protocole d’évaluation. Cependant, on peut dire que voilà un cas de plus où l’optionnel ou le facultatif devient obligatoire et requis : les décisions politiques, universitaires et financières reposent sur l’efficacité « démontrée » et le bon fonctionnement des traitements – ce qui en a exclu la psychanalyse.

11Roth et Fonagy ont intitulé leur livre : « Qu’est-ce qui marche pour qui ? » Cela repose sur le principe que ce qui marche pour l’un ne marche pas pour l’autre, et que tout traitement devrait être spécifique à l’individu et à la maladie traités. Pour un mal de tête, on prescrit de l’aspirine et pas des électrochocs qui s’appliquent à une autre pathologie. C’est ainsi que la médecine opère, mais même en médecine il est reconnu que les effets thérapeutiques des médicaments sont rarement spécifiques et que la co-morbidité est plutôt la règle que l’exception.

12« Qu’est-ce qui marche pour qui ? » n’était justement pas la question de Freud tout simplement parce qu’il n’avait pas à sa disposition tout un choix de traitements possibles. Il lui fallait en inventer un et qui marche. Pour qui ? Pour les hystériques, d’abord pour les hystériques. Avant lui, l’hystérie était un mystère pour les positivistes qui refusaient, à quelques exceptions près, de la reconnaître comme un véritable objet épistémologique de recherche sérieuse. Les patientes hystériques furent exclues du champ des investigations scientifiques. L’évidence de la preuve n’est évidence que pour qui veut bien la voir, et cela dépend du désir de celui qui observe et de la méthodologie qui met en pratique ce désir dans le champ de sa recherche. Sans ce désir – dans notre cas le désir de l’analyste – l’évidence de la preuve est forclose.

13Il y a beaucoup d’exemples d’évidence que la psychanalyse a sauvé de l’oubli et du royaume obscur du mystère que l’hystérique a un jour, incarné : évidence de l’existence de l’inconscient et de ses formations, du réel avec à la fois sa condition et ses effets, et d’un discours analytique efficace pour les élucider et opérer sur eux.

14Freud a étudié l’évidence de ce qui était à sa disposition et à la disposition d’autres médecins travaillant avec des patientes hystériques à l’époque comme Charcot, qui est allé loin dans ses recherches mais n’a pas inventé la psychanalyse. Freud a dû surmonter des obstacles épistémologiques que ses prédécesseurs ont rencontrés mais n’ont pas pu franchir. Il a étudié ce que les hystériques présentaient comme faits cliniques, mais au-delà, et grâce à la création d’un discours nouveau, il a étendu et révolutionné le champ de la clinique. Il a bel et bien rendu possible l’obtention de nouvelles preuves d’évidence sans précédent. L’expérience dans laquelle ces preuves ont surgi n’était pas une situation expérimentale à proprement parler, même si elle y ressemblait, dans la mesure où il y avait des hypothèses à vérifier dans le contexte d’une situation clinique relativement bien contrôlée.

15Ce qui est évident n’est évident que pour quelqu’un : le sujet de l’évidence. Mais dans la psychanalyse, ce sujet est mis en question : c’est ce qui distingue notre discours et ce que produit l’analyste qui en répond. Ce qui veut dire aussi que les preuves rassemblées depuis les cent vingt années d’existence de la psychanalyse ne seront jamais suffisantes pour celui qui pose la question : « La psychanalyse va-t-elle marcher pour moi ? » Seule, sa psychanalyse en produira la preuve et on ne peut lui donner à l’avance aucune garantie sur la manière dont cela va marcher à supposer que cela marche. Personne n’a jamais trouvé la formule qui garantirait qu’une analyse sera efficace. Notre éthique nous sépare du clinicien dont la pratique repose sur la preuve objectivement évidente et qui pense qu’il sait à l’avance ce que sera le résultat de son action.

16Cependant les cent vingt années d’expérience de la psychanalyse que nous avons derrière nous ne comptent pas pour rien dans le devoir de démontrer à l’honnête citoyen qui nous le demande son efficacité. Grâce à elles, au-delà du travail qu’il y met, chacun d’entre nous peut avoir accès à ce que Lacan appelle le désir de l’analyste, ce désir qu’il a un jour appelé averti : un désir informé, expérimenté, un désir en éveil, ce qui fait horreur aux administrateurs de la santé publique qui préfèrent qu’on laisse de côté le désir des êtres parlants.

17Freud lui-même fut le premier à poser les indications et les contre-indications de la psychanalyse. Il était convaincu que la psychanalyse ne convenait pas à tous alors qu’elle était prescriptible sans danger pour d’autres.

18Pour conclure, seul le risque pris et la beauté, c’est-à-dire l’évidence de l’expérience, peuvent convaincre à la fois le patient et l’analyste de l’efficacité de la psychanalyse, l’un des quelques discours qui « vaut d’être porté à la hauteur des plus fondamentaux parmi les liens qui restent pour nous en activité [3] ».


Date de mise en ligne : 01/12/2017

https://doi.org/10.3917/chla.013.0055

Notes

  • [1]
    Rotho A., Fonagy P., What Works for Whom ? A critical review of psychotherapy research, New York, Guilford Press, 2005.
  • [2]
    Quine W. V., Pursuit of Truth, Cambridge (Mass.) et Londres, Harvard University Press, 1992, p. 19.
  • [3]
    Lacan J., « Télévision », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 518.

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