Notes
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[1]
Publiés dans Le Mensuel, EPFCL-France, no 69, avril 2012 et no 71, juin 2012.
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[2]
Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
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[3]
Lacan J., « Compte rendu de l’acte psychanalytique », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
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[4]
Lacan J., « Conférences à la Yale University », Scilicet 6/7, Paris, Seuil, 1975, p. 13.
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[5]
Lacan J., « L’étourdit », Scilicet 4, Paris, Seuil, 1973, p. 8.
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[6]
Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 65.
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[7]
Lacan J., Séminaire RSI, leçon du 11 février 1975, inédit.
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[8]
Lacan J., … Ou pire, compte rendu du séminaire 1971-1972, in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 551.
1Notre titre « Que répond le psychanalyste ? » est moins banal qu’il n’y paraît car en disant le psychanalyste au singulier et pas les psychanalystes, i.e. ceux qui se disent tels, on est obligé de lire : Que répond le psychanalyste, s’il est psychanalyste ? C’est donc bien une question éthique sur la nature de cette pratique, sur ses fins et sur l’acte qui lui convient. Les « Préliminaires [1] » que j’ai relus avec grand intérêt l’ont bien pris ainsi.
2Le présupposé implicite de notre titre c’est qu’une psychanalyse, d’un bout à l’autre, son entrée, son procès et bien sûr sa fin, sont à la charge de l’analyste, car il y opère en position de cause. Mais avant de développer ce point, je veux d’abord m’arrêter au terme de réponse. Diachroniquement, la réponse n’est pas première et le terme prête à malentendu.
L’offre d’avant la demande
3La réponse de l’analyste, contrairement à ce que le terme suggère n’est pas du registre de l’interlocution. Si on la cherche à ce niveau de l’échange des répliques, du il a dit – il c’est l’analysant – et j’ai répondu, ou de façon inversée, j’ai dit et il m’a répondu, mon analyste, on pourra parler indéfiniment, on ne trouvera pas la réponse de l’analyste. Certes, dans une analyse il y a bien des dits d’interlocution, des échanges d’énoncés entre analyste et analysant qui donnent l’idée de l’interlocution, c’est indéniable mais ils y ont une autre fonction que dans les autres discours. C’est, le b a ba et c’est pourquoi Lacan a tellement insisté sur la fonction des entretiens préliminaires, qui est de marquer un seuil, d’instaurer une coupure d’avec « le tout venant de la demande ». C’est ce qui manque à toutes les dites psychothérapies de la parole et sans quoi le psychanalyste reste au mieux un psychothérapeute. Ce virage d’entrée, voire cette « rectification » comme dit Lacan, ne peut venir que de l’analyste, lui seul peut en être la cause possible, non par sa réponse mais par son offre d’avant la demande. L’offre ne répond pas, elle se pose là, elle est la condition première, inaugurale, à bien distinguer de la réponse. Elle est préalable à la demande qu’elle doit produire. L’offre était déjà là, « antérieure à la requête » dit Lacan. L’offre est donc le premier pas de l’acte analytique : il est commencement. Pour bien marquer que cette offre n’est pas une réponse, et ceci pas seulement parce qu’elle est antérieure à la demande, j’utilise l’expression de Lacan : elle est, déjà à l’entrée, un acte de « position de l’ICS » (inconscient), de l’ICS supposé. Elle l’est dès la consigne de l’analyste d’ailleurs puisque celle-ci en invitant à parler sans censure, est invitation à émettre des signifiants sans considération pour la cohérence, la correction ou la validité des signifiés produits. Il s’ensuit que quand on s’interroge sur la réponse, l’acte était là déjà ; avec la question de ce qui le conditionne. On dit un désir certes, mais le désir lui-même est toujours conditionné, ce qui reporte la question. J’y reviendrai à la fin.
4À partir de là un éventail de questions apparaissent que j’énumère rapidement :
5Il faut distinguer notre position actuelle de celle des fondateurs, Freud d’abord qui a créé la première offre, et pour nous aussi Lacan qui l’a renouvelée. Notre différence d’avec eux, c’est que nous, nous pouvons nous appuyer sur leur offre déjà présente dans le discours, et tant que l’on parlera de la psychanalyse dans le discours commun, en bien ou en mal, l’offre implicite sera là. Ce qui n’était pas le cas pour eux, quoique Lacan lui-même ait déjà pu s’appuyer en partie sur l’offre de Freud – le retour à Freud c’était ça, mais pas ce qu’il a ensuite introduit de nouveau.
6Comment faire passer à l’acte, en chaque cas, l’offre déjà là dans la culture ? Ça se rejoue à chaque demande. On connaît l’effet d’entropie analytique produit dans le post freudisme par le défaut au niveau de la mise en œuvre de l’offre freudienne d’origine. Même problème pour ceux qui se disent aujourd’hui lacaniens, spécialement s’ils n’ont pas eu accès à cette part de la pratique de Lacan qui ne s’est pas déposée dans les textes. Avec ce problème on est sur le terrain de l’écart entre le savoir et le savoir-faire de l’analyste qui est autre chose, bien difficile à cerner, et qui est d’un tel poids, que Lacan a pu dire que l’analyste n’est responsable que dans la limite de son savoir-faire.
7Question plus générale et qui concerne les débats contemporains sur l’avenir de la psychanalyse. Ce sont tous des débats sur la question de savoir si son offre peut continuer à prévaloir, à « faire prime sur le marché » disait Lacan, dans l’idéologie pseudo scientifique du capitaliste contemporain. Il est sûr que ce n’est pas toute offre qui parvient à créer de la demande. Ça pourrait nous inviter à une réflexion sur les conditions discursives qui permettent à une offre de prévaloir.
8Je reviens à l’offre de l’analyste, ce premier pas de l’acte analytique qui engendre non pas la demande, mais une demande que l’on peut dire analytique. Pour ce qui est de la visée de cette offre il n’y a pas de grands débats, quoiqu’il y ait plusieurs formules pour la dire. Son but premier c’est, en condensé, l’instauration du transfert, soit la mise en jeu de la signification du sujet supposé savoir dans l’interlocution entre le patient et l’analyste. Cette signification, c’est justement ce qui met fin au duo de l’interlocution, qu’il faut bien au départ.
9Je souligne deux points sur cette offre : Premier point, loin d’être une offre de dialogue elle vise une rupture de tout semblant de dialogue car elle instaure ce que Lacan appelle une « disparité » subjective à l’entrée. Je dis semblant de dialogue pour évoquer la thèse de Lacan : pas de dialogue. Ce qui donne l’illusion du dialogue, illusion forte, consistante d’ailleurs, est le fait que la parole inclut la fonction de la réplique. Ainsi tous les dialogues de Platon ne sont-ils construits que sur le procédé rhétorique qui consiste à répartir une seule thèse, celle de Platon, entre divers partenaires qui se donnent la réplique. Mais il ne suffit pas de parler en répliques pour qu’il y ait dialogue. Rien de tel que les grands duos d’opéra pour présentifier combien chacun, en dépit des accords de la musique qui fait croire à l’harmonie, combien les deux parlent seuls, quoique en parallèle. Deuxième point, ce n’est pas une offre de soin, même si au terme l’analyse soigne, c’est une offre qui dirige vers le savoir ICS supposé et qui doit produire cet amour inédit qu’est l’amour qui s’adresse au savoir ICS, selon la dernière définition du transfert chez Lacan. Sa fonction est causale pour l’instauration et l’élaboration du transfert. Sans elle aucune chance pour qu’il y ait entrée en analyse quelle que soit la confiance portée au clinicien et les confidences qu’on lui fera. Son effet, à cette offre, est de faire émerger à partir de la plainte et de la demande de réconfort et de soins, une demande autre, une demande d’interprétation – laquelle d’ailleurs génère une nouvelle plainte bien connue, adressée à l’analyste, « vous ne dîtes rien ».
Une réponse qui contredit l’offre
10J’en viens maintenant à la réponse proprement dite, à la réponse à faire à la demande transférentielle une fois celle-ci assurée. Son but est évidemment de produire l’analyse. Lacan a donné diverses formules de ce qu’il faut obtenir, la meilleure est sans doute celle de Télévision qui dit qu’il s’agit de tirer au clair l’ICS dont chacun est sujet. Mais la formule est trompeuse dans sa simplicité car elle ne déplie pas ce qu’elle implique, à savoir que tirer au clair l’ICS c’est produire la chute du transfert, mettre en évidence son impasse et son leurre, ainsi que le mirage de la vérité. Autant dire que l’écart est massif entre la visée de l’offre et celle de la réponse – c’est pourquoi on ne peut pas dire que l’offre serait une réponse anticipée : il faut maintenir leur distinction, quoique offre et réponse supposent un désir, dont toute la question est de savoir si c’est le même. Quoiqu’il en soit, l’offre instaure le transfert, la réponse doit en réduire le leurre. La première est prometteuse, Lacan disait et même charitable puisque l’on signifie au sujet que quoiqu’il dise, et surtout s’il dit n’importe quoi, ça vaudra la peine, ça aura son prix et ça aura des effets curatifs sur ce dont il se plaint. La seconde, la réponse, ne promet pas, elle fournit, mais en inversant les promesses de l’offre, car ce qui s’avère de plus réel n’est pas aussi enchanteur que ne le laissait penser l’offre. Ce pourquoi Lacan s’est demandé à répétition d’abord si l’analyste n’était pas le servant d’un dieu trompeur [2], autrement dit s’il ne faisait pas une promesse mensongère en instaurant par l’acte d’entrée un leurre, le sujet supposé savoir, qui pour lui « n’est plus tenable [3] », et surtout qu’est-ce qui peut pousser à être analyste si on a obtenu la réponse de fin ?
11De quels termes disposons-nous pour qualifier cette réponse ? Interprétation a dit Freud, interprétation dit Lacan. Il n’y a jamais renoncé, n’a jamais mis fin à l’usage du mot. Au contraire, jusqu’à la fin, il n’a cessé d’en interroger les moyens et d’en remanier la définition en fonction de ses avancées successives concernant le concept de l’ICS. Il en a donc donné une série de formules successives diverses. Je ne peux pas les recenser ici, je l’ai fait ailleurs, je veux faire valoir aujourd’hui ce qui constitue leur commune portée interprétative. D’abord toutes, du début à la fin de l’enseignement de Lacan, toutes visent un réel, même au temps de métaphore et métonymie. Je ne dis pas le réel car le réel n’est pas unifié, mais pluriel. Il est soit le réel des émergences de signifiants « sans aucune espèce de sens » a dit très tôt Lacan, soit le réel de l’impossible à écrire du rapport sexuel, soit le réel de la contingence du dire, sans oublier l’interprétation, poétique accentuée à la fin, qui conjugue et le jeu sur le hors sens du signifiant et le dire qui noue. Cette diversité n’a pas à être pensée comme une hiérarchie ; d’ailleurs la dernière apparue, la poétique, était là à l’origine dès « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », il suffit de relire le texte. Cette non hiérarchisation me paraît capitale pour ce qui est de l’usage que nous faisons de Lacan dans notre pratique. Deuxième trait corrélatif du premier, une interprétation n’est jamais arrangeante, elle ne corrige pas ce qui cloche, elle montre du réel qui se met en travers. Rappelez-vous le doigt pointé du Leonardo de St Jean dans « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », elle ne peut donc que déranger, « faire des vagues » comme dit Lacan, tomber à côté, à côté des homéostases du signifié, et au fond à côté des fictions de la vérité dont chacun s’assure, fussent-elles œdipiennes. Encore faut-il ne pas confondre ce « faire des vagues » avec le bruit et la fureur des amours de transfert, et s’imaginer que plus ça barde à ce niveau et plus l’analyse avance, c’est le contraire, Freud lui-même le savait. Ce que je dis là de l’interprétation en tant qu’elle vise un réel ouvrirait évidemment le chapitre de ce que c’est qu’interpréter la vérité, puisque c’est par là que Lacan a commencé. Je n’entre pas dans ce chapitre au fond bien classique, je marque juste un petit trait distinctif. On constate qu’une interprétation de vérité, passé le premier sursaut ça peut enchanter. Mais une interprétation qui enchante c’est suspect car le réel n’est pas enchanteur. Je laisse ça en suspens. Enfin, troisième trait bien connu mais dont il faut tirer les conséquences, il n’y a pas d’universel de l’interprétation. C’était là l’erreur de Jung. Chacune ne vaut que pour un, tout comme la jouissance est une. La conséquence c’est qu’il n’y a pas de compte rendu possible de l’interprétation. De cela on fait l’expérience directe chaque fois qu’un analyste expose un cas, ou qu’un analysant parlant de son analyse veut faire valoir une interprétation reçue de son analyste. La formule d’interprétation, il pourra la dire mémorable, inoubliable, inouïe, marquante, indélébile, etc., ce ne sera que banalité dérisoire à l’oreille de l’auditeur voire pire s’il est hors du champ analytique. À cela il y a plusieurs raisons qui ne tiennent pas aux personnes. La première, c’est que la portée d’une interprétation est relative à la fois à la vérité et au réel de l’ICS du sujet, autrement dit aux effets de sa lalangue, insondables, même quand ses effets sont éprouvés et manifestes. Deuxième raison plus importante, c’est que la réponse d’interprétation ne se confond avec aucun dit d’interprétation. Les dits sont restituables, mais ils ne disent ni le pourquoi de leur effet, ni le ressort de leur effet. Or, le ressort majeur de leur effet est, au-delà des résonances du signifiant, dans le dire qui est autre chose.
L’interprétation est dire… que non
12« Le dire est un acte » dit Lacan le 18 mai 1975. Il est existentiel, émergence, jaculation, événement, choix absolu à l’occasion. Au début était le dire, d’où Lacan passe au dieure, le dire fait dieure, le créateur. Il faut refaire le catéchisme. Qu’est-ce que dieu ? Dieu est dire, le verbe n’est que second car il suppose le dire. Le signifiant est ex-nihilo, certes, et il pose le problème de l’existence puisque l’on peut toujours parler de ce qui n’existe pas ; encore lui faut-il qu’il soit émis le signifiant, et c’est le dire qui témoigne de l’existence. Autrement dit, dans le nœud à trois de la parole, le dire reste oublié. Vous reconnaissez l’expression. C’est le 4e qui retient invisiblement les trois consistances portées par la parole, car dès que l’on parle les trois dimensions sont là. Le dire n’est pas la parole, c’est son acte d’émission, et sans le dire, pas de dits. D’où le jamais 3 sans 4, du nœud. On peut le dire autrement. La dimension de la parole est double : il y a son texte, « L’instance de la lettre » a dit Lacan, et il y a son émission. On peut taire un texte (refoulement) mais un dire peut aussi s’émettre sans texte. Sans doute est-ce pourquoi il y a tant de borborygmes du côté de l’analyste. Et pour ce qui est de l’analysant, ce qui s’est fait ou pas fait par le dire, peut se défaire ou se refaire par le dire analytique. Le parlêtre est fils du dire familial, ou plutôt de la façon dont il reçoit ce dire. La fonction de lalangue maternelle elle-même, est suspendue au dire. Lacan y insiste fort le 24 novembre 1975 dans les « Conférences à la Yale University [4] ». Il n’y a de langage structuré que parce qu’il y a du dire, i.e. des sujets qui usent de lalangue. Eh bien, c’est ce qui manque au petit autiste, ce passage des effets multiformes de lalangue au langage orienté.
13La réponse par le dire est une réponse, c’est sûr, mais une non réponse par les dits. « Mais si le dit se pose toujours en vérité, fût-ce à ne jamais dépasser un midit [5]. » dit Lacan, dans « L’étourdit » et, je cite encore, « … le dire ne s’y couple que d’y ex-sister, soit de n’être pas de la dit-mension de la vérité ». Cependant il n’est pas sans rapport avec la vérité, et même un rapport précis, le dire, je cite, « il dit que non » à la vérité, il est donc en place d’exception par rapport à tous les dits de vérité. Cette expression « dire que non » que l’on applique au Père est de loin bien plus générale. Elle situe le rapport du dire aux dits. Mais attention, dire que non ce n’est pas nier, c’est contenir, contenir tous les dits de vérité en se plaçant hors. Ce n’est pas non plus contredire. Répondre ainsi, je cite « suspend ce que le dit a de véritable », c’est donc une réponse qui relativise la vérité, au profit du dire existentiel qui lui, ne peut pas mentir, il est ou il n’est pas. Voyez d’ailleurs la « Postface au Séminaire XI », 1973 Encore, et son message à ceux qui ont le « devoir d’interpréter », eh bien ce qui est à lire dans la parole ce n’est pas, je cite « ce qu’elle dit ». D’où son ironie sur ceux qui se poussent de l’écoute, comme il disait. Qu’est-ce donc alors, sinon le « qu’on dise » de la demande analysante, existentiel, réel ?
14Car dans l’analyse il y a deux dires, celui de l’analysant qui est dire de demande, quoi qu’il formule, et celui de l’analyste qui est apophantique. C’est une particularité de ce discours, car on ne dirait pas que dans le Discours du Maître ou dans le Discours Universitaire il y a deux dires. L’esclave ou l’astudé sont plutôt serfs du dire magistral, ils plient le cou. Le dire analysant est demande, quoi qu’il dise. Cette thèse était anticipée chez Lacan par sa distinction antérieure entre la demande transitive et intransitive. Le dire d’interprétation de l’analyste est apophantique, ce qui veut dire oraculaire. J’insiste donc sur : l’un et l’autre de ces dires disent que non à tous les dits. Le dire de la demande analysante dit que non à tous les dits analysants. C’est pourquoi la célèbre phrase de Lacan, « je te demande de refuser ce que je t’offre parce que ça n’est pas ça » peut recevoir entre autres lectures celle-ci : je te demande de refuser mes dits qu’ils soient de demande ou pas, parce qu’ils ne sont pas ça. Quoi ça ? Mon dire informulable mais à interpréter. Quant au dire de l’interprétation il dit aussi que non à tous les dits analysants, c’est ce que l’on fait quand on lui répond « tu l’as dit », mais il dit aussi que non à toutes les formules d’interprétation. Alors bien sûr, un dire, une jaculation sans texte ça paraît bien insaisissable, et pour approcher son silence de façon rationnelle Lacan n’a pu faire moins que de l’approcher par les modalités logiques, modalité de la demande ou modalité oraculaire.
15Quand Lacan dit apophantique il désigne une assertion, sans proposition au sens grammaticale du mot, contrairement à la définition de l’apophantique chez l’Aristote. Donc une assertion que je peux dire sans texte, qui comme l’oracle – et là je cite Lacan –, « ni ne révèle ni ne cache » ; cf. « L’introduction à l’édition allemande des Écrits » 7 octobre 1973. Cacher ou révéler au fond, ça relève de « L’instance de la lettre » productrice de vérité, via métaphore et métonymie. L’oracle est d’un autre ordre, il ne cache ni ne révèle, il fait signe. Signe de quoi ? De ce qui ne saurait passer à l’instance de la lettre, au langage, signe donc d’un réel. Avec l’apophantique de l’interprétation, il fait signe du réel ex-sistentiel du dire. Par rapport à tous les dits, cette réponse pose un « il existe » qui n’est pas de l’ordre de la vérité, mais de l’ordre du réel. C’est un dire qui suscite, qui est causal mais qui en lui-même ne dit rien, il cible l’autre dire, celui de la demande analysante. Il s’ensuit que cette réponse n’est pas la réponse du bien dire, elle est seulement une condition de sa production. Lacan s’est attribué le bien dire mais en tant que penseur de sa pratique, pas en tant qu’agent de sa pratique, c’est explicite dans Télévision. Voulant préciser ce qu’il a fait, il dit : « De ma pratique tirer l’éthique du Bien dire [6]. » Dans l’analyse le bien dire n’est ni celui de l’analysant, ni celui de l’analyste mais le résultat de leur conjugaison. Et encore faut-il que l’effet de cette conjugaison des dires ne s’évapore pas, qu’il laisse trace, et c’est en effet ce qui s’écrit dans une analyse. Le bien dire est celui qui fait assez, assez écrit pour satis-faire et il se produit quand l’interprétation apophantique opère sur le dire de la demande analysante.
16J’ai traduit le dire apophantique en parlant d’un dire qui ne dit rien pour faire image, Lacan lui, dans les années 75, parle d’un dire silencieux. C’est mieux. L’expression est bien faite pour marquer l’écart d’avec tous les dits qui disent quelque chose, tous les « il m’a dit », restituables certes, mais dérisoires.
Trois effets de sens réel
17Il faut donc s’intéresser à côté des effets de signifiant aux effets qui sont propres au dire. Lacan y revient le 11 février 75. Il interroge l’interprétation analytique à partir de cette distinction des dits et du dire. « Il s’agirait de savoir comment l’interprétation porte et qu’elle n’implique pas forcément une énonciation. » C’est là qu’il parle d’un dire silencieux qui va plus loin que la parole, il le précise car il change la perspective sur l’effet de sens, vise une bascule dans la portée de l’effet de sens vers un effet de sens réel.
18Quelques remarques sur cette notion d’un effet de sens réel. Elle nous paraît paradoxale. Pour deux raisons, d’abord nous avons été habitués par Freud puis par Lacan à penser le sens comme effet d’une chaîne signifiante, et donc comme relevant du symbolique. Ensuite, Lacan nous a habitués à parler du réel comme hors sens. Avec l’inconvénient que le réel hors sens est inaccessible au langage. Il est comme le dieu de la théologie négative, il ne peut s’approcher que par la négation. C’est ce que fait Lacan à la fin : il n’a pas de sens, il n’est pas Un, il ne fait pas un tout, etc., autrement dit il n’a aucune des propriétés cernables dans le symbolique. Alors serions-nous des mystiques du réel ? Nous ne pouvons pas l’être et je crois qu’avec cette notion de sens réel, Lacan cherche à sortir de ce que j’appelle, par image, le risque d’une théologie négative du réel. Et pour en sortir il faut pouvoir donner une formule saisissable sinon du réel du moins du sens réel.
19Eh bien, c’est ce que Lacan a fait avant R.S.I., dans « La troisième », à propos du symptôme, j’ai eu l’occasion de le développer. À côté du sens du symptôme donné par « L’instance de la lettre » qui ne fait que le nourrir, il avance que le sens réel du symptôme c’est le « il n’y a pas de rapport sexuel ». Ce « Il n’y a pas » une fois établi, ne nourrit pas le symptôme mais en montre la fonction nécessaire. Je dis une fois établi, pas dans les livres, ça s’établit dans chaque cure. Autrement dit le réel hors sens du symptôme reçoit un effet de sens réel, de cet autre réel qu’est l’impossible du rapport. L’effet de sens réel est donné par un réel, ici celui de l’impossible, et pas par le symbolique.
20L’année suivante dans RSI que je viens de citer, il pose la même question non plus pour le symptôme mais pour l’effet de sens réel de l’interprétation. Il se demande s’il tient, cet effet de sens réel de l’interprétation, au signifiant ou à sa jaculation ? Il insiste, je cite : « On croyait que c’est les mots qui portent, alors que si nous nous donnons la peine d’isoler la catégorie du signifiant, nous voyons bien que la jaculation garde un sens isolable [7]. »
21Quel est-il ? On voit que Lacan cherche comment la jaculation du dire qui interprète la demande peut lui donner un sens réel. Et voici la réponse que j’ai déduite du texte : comme pour le symptôme il y a un double sens du dire de la demande. Son sens symbolique, c’est le manque de l’objet qui fait d’elle une re-petitio transfinie. Son sens réel par contre est donné, comme c’est le cas pour le symptôme par un réel, un autre réel qui se dit : Y a d’l’Un, de l’UN tout seul et rien d’autre. L’interprétation apophantique porte sur ce qui s’oublie dans les dits analysants, dans la re-petitio transfinie de sa demande, et elle lui donne, doit lui donner, le sens réel du « y a d’l’Un » qui y insiste. Ainsi, le dire apophantique pour silencieux qu’il soit fait répondre le réel, fait signe de la réponse du réel, la réponse qui était là d’avant la question par effet de langage. Cette réponse ne dépend pas de l’analyste, ce n’est pas sa réponse, mais ce qui dépend de lui c’est qu’il arrive à la fournir ou pas.
22Je récapitule : j’ai évoqué deux effets de sens que l’on peut dire réels. D’abord le sens réel du symptôme donné par le réel de l’absence du rapport, de l’ab-sexe, puis le sens réel du dire de la demande analysante, sens qui ne vient pas de la métonymie de l’objet comme il le postulait dans la « Postface du Séminaire XI », mais qui est donné, grâce à l’interprétation par le réel du y a d’l’Un. Deux réels donc qui s’écrivent par le dire analytique.
23J’interroge maintenant le sens réel de la jaculation interprétative elle-même, indépendamment de ses effets, sur la demande. Elle a un sens, celui de la présence d’une ex-sistence, soit d’un réel qui ni ne se démontre, ni ne tient à la structure de langage. On peut redire à son sujet que le pas de dialogue qui est de règle pour le parlant, « a sa limite dans l’interprétation par où s’assure comme pour le nombre un réel [8] ». Lacan l’avait avancé à propos de l’interprétation permettant le passage de l’impuissance à l’impossible du non rapport. On peut l’étendre à l’interprétation qui produit le sens réel. Si on devait en donner une formule approchée de ce sens réel de la jaculation, ce serait celle-ci : « il ex-site Un » qui par exception peut répondre. Certes l’analyste accueille les dits de vérité de l’analysant, il entend ce qu’ils comportent tous de passion inévitable et diverse, d’espoir, de déception, de douleur et parfois d’effroi devant l’inéluctable, mais son dire silencieux marque un au-delà. Ça ne fait pas de lui un dieu…re, ni le dieu du sujet supposé savoir, ni le dieu des prophètes puisque sa jaculation ne dit rien, seulement le pose-t-elle comme le répondant du dire de l’autre. Ici apparaît l’avantage d’un dire silencieux sur le dire qui se véhicule par des énoncés de l’analyste, car la pression du dire silencieux laisse place à l’émergence des signifiants propres au patient. Disons qu’il préserve l’espace de liberté de la réaction analysante.
24J’ai paru jusque-là minimiser les dits de vérité sans doute, mais il faut aussi en dire la valeur : sans ces dits de vérité pas d’accès aux signifiants de l’ICS, pas d’accès au savoir ICS qui détermine ma jouissance, car le savoir est en place de vérité dans l’analyse, et c’est bien dans les dits analysants qu’on le déchiffre. Dans l’analyse, l’effectuation du désir du savoir passe par la vérité. Alors la performance de l’interprétation c’est de se tenir entre ces deux bornes : d’un côté cibler le dire de la demande, faire écrire son sens réel, le y a d’l’Un du réel de la structure qui vaut pour tout parlant en analyse ; mais… d’un autre côté sans rater la singularité propre au savoir ICS qui pour chacun est à nul autre pareil. Il ne suffirait pas de pointer que le dire analysant est dans tous les cas demande, dire de solitude, encore faut-il pour faire mouche, faire résonner les signifiants singuliers que l’analyste ne sait pas mais qui, en chaque analysant, porte le dire de l’Un tout seul. À défaut le dire interprétatif basculerait dans un dérisoire « comme de bien entendu », le comme de bien entendu de la solitude ordinaire. Tenir ensemble ces deux extrêmes est le devoir de l’analyste. Eh bien je crois que l’analyste, un analyste, du moins s’il n’est pas fou, ne peut que se sentir inégal à l’endroit de cette performance. C’était bien le cas de Lacan lui-même qui, bien loin d’être vantard, regrettait de n’être pas pouâte assez. Pas assez poète. Mais l’eu-t-il été davantage pouâte, eut-il manié davantage les équivoques du discours, il n’aurait pas changé l’autre portée de l’interprétation, à savoir le sens de sa jaculation, qui de sa seule présence fait limite au pas de dialogue, ou pour mieux dire, fait faire au non dialogue un petit pas de dialogue.
Le deuil
25Voilà qui peut donner un nouvel aperçu sur la phase finale de l’analyse, spécialement sur le fait qu’elle se prolonge bien au-delà de l’espace du transfert et des élaborations signifiantes de vérité qu’il permet. En mettant l’accent sur le dire apophantique de l’interprétation, on ajoute quelque chose, non à la modalité de la fin, qu’elle se fasse par une conclusion d’impossible, comme le pose « L’étourdit », et « L’introduction à l’édition allemande des Écrits », ou par la satisfaction qui conclut le balancement entre vérité et réel, comme le pose la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », mais on ajoute quelque chose à la fonction de l’analyste dans le processus. Elle se dédouble entre fonction signifiante et fonction de dire qui est sans doute restée trop oubliée. On fait grand cas de ce que l’on nomme la chute du transfert. Mais cette chute se situe sur l’axe de la fonction signifiante, elle n’est pas une chute de l’analyste, c’est plutôt une chute des espoirs mis dans le dire de la vérité, dans le savoir parlé qui habite la parole, et qui pour l’essentiel échappe au sujet. Le dire apophantique, qui suspend ce que le dit a de véritable, contribue certes grandement à dénoncer le leurre transférentiel, il intervient au niveau de la vérité et contribue à rendre son mensonge saisissable, mais cet effet doit être distingué drastiquement de la fonction existentielle de l’analyste. Je crois que c’est cette dernière qui rive l’analysant à son analyse – je ne dis pas à son analyste – au-delà des élaborations transférentielles, quand il pense que tout a été dit de ce qu’il était possible de dire. N’oublions pas que d’une manière générale, c’est le dire qui suscite les affects les plus violents, que ce soit d’adoration ou d’exécration. C’est cette dimension du dire, je crois, qui a manqué à la théorie freudienne du chef, d’ailleurs. Il en a bien vu la fonction d’idéal et d’objet, mais pas la fonction existentielle. Dans l’analyse, qui fait apparaître l’Un-dire qui se sait tout seul, celui de l’analysant donc, eh bien cet Un dire n’est quand même pas si seul puisque qu’il y a un dire de réponse qui existe, quelles que soient les formules de réponse et fut-il ce dire, silencieux. À la fin, l’analysant, c’est de cela qu’il lui faudra aussi se passer, de cette ex-sistence qui avait chance de réponse, et ça, c’est bien autre chose que la dite chute du sujet supposé savoir.
Notre conjoncture
26Je termine par quelques remarques sur la place possible de cette réponse analytique dans la civilisation actuelle. Je tourne depuis longtemps sur ce thème, je n’ai pas de thèse mais quelques points de certitude quand même.
27J’ai fait valoir la fonction causale de l’offre d’entrée qui est à la charge de l’analyste. Il est certain que les psychanalystes d’aujourd’hui, même quand ils se réclament très fort de Freud et de Lacan ne parviennent plus à faire prévaloir la radicalité de ce que fut leur offre en acte. Mais il ne serait pas juste de les charger trop de cette entropie. J’ai préféré me demander à quelles conditions une offre peut-elle fabriquer de la demande ? Ce n’est certes pas en tous les cas.
28Je suis arrivée à cette conclusion qu’il faut que la valeur d’échange de l’offre l’emporte sur sa valeur d’usage. Quand c’est le cas alors l’offre est disons… vendable. La valeur d’échange c’est ce qui met l’objet de l’offre en jeu dans un lien social, ce qui fait fonctionner cet objet comme l’index à la fois de l’identification au semblable (avoir son i phone comme les autres) et l’index de la compétition, de l’émulation imaginaire (avoir le tout dernier modèle que tous n’ont pas encore). Ainsi la valeur d’échange suppose-t-elle la mise en jeu et de l’Imaginaire et du Symbolique.
29C’est le paradoxe et la réussite de l’offre capitaliste : d’un côté avec son pousse à la consommation de gadgets elle prétend offrir et même créer de la valeur d’usage, autrement dit offrir de nouvelles jouissances, et de fait elle crée ainsi de nouveaux besoins, faisant de nous des êtres à la fois appareillés et normés, mais elle n’y parvient que parce elle fait primer la valeur d’échange sur la valeur d’usage. Ce primat de la valeur d’échange telle que je l’ai définie c’est la ruse même de toute publicité, et c’est aussi ce qu’ont perçu et dénoncé tous les tenants de la société dite du spectacle. Il ne faut pas y voir seulement l’irréalisation de la valeur d’usage, mais son véhicule. Les psychanalystes aujourd’hui ont tendance à dénoncer les réseaux que l’on appelle sociaux par lesquels les sujets épars et précarisés du capitalisme tentent de se connecter à d’autres. Je ne dis pas qu’ils ont tort, toutes ces connexions sont dérisoires par rapport à ce qu’est un vrai lien social, mais plutôt que de les dénoncer ne faudrait-il pas y reconnaître la quête de ce que le capitalisme n’offre pas, à savoir un discours qui fasse lien entre les individus, lui qui n’offre que le lien de chacun à ses plus de jouir ?
30Qu’en est-il pour la psychanalyse concernant cette double valeur d’usage et d’échange ? Pas de doute que la psychanalyse en fournissant l’effet de sens réel du symptôme et de la demande analysante change leur valeur d’usage, i.e. leur valeur de jouissance ou de satisfaction. C’est ce qu’implique la notion même d’identification au symptôme. Mais évidemment, elle ne le fait qu’au un par un. Alors qu’est-ce qui peut faire passer ce que produit la réponse analytique à la valeur d’échange, la valeur d’échange qu’il faut pour que la psychanalyse fasse prime sur le marché ? La question se pose d’autant plus que le savoir ICS contrairement au savoir de la science ne se prête pas à l’échange.
31« La note aux italiens », vieille de quarante ans et la lecture que j’en fais m’ont inspiré quelques remarques valables pour notre actualité.
32Lacan a une thèse sur ce qui a permis à la psychanalyse de s’inscrire dans la civilisation de la science. C’est la suivante : le modèle donné par le savoir dans le réel de la science a réussi à inspirer un désir inédit du savoir. Pas du savoir de la science, mais de cet autre savoir logé à une autre place dont s’occupe la psychanalyse, le savoir ICS. À qui l’a-t-il inspiré ? Pas à tous, Lacan le pose explicitement : la science dit-il est responsable d’avoir transmis – je cite, « aux seuls rebuts de la docte ignorance » le désir en question. Autant dire que le psychanalyste ne se recrute pas chez ceux qui ont la fibre pour se faire agents de la science, ça c’est une évidence de fait. En effet qu’est-ce que le docte ignorant sinon un qui, quoique savant en son temps, docte donc, percevait et affirmait par son ignorance même ce qui manquait au savoir de la science, qu’on appelle ça, avec Lacan, la vérité, ou le sujet ou l’objet cause. La psychanalyse aura donc marqué selon Lacan la fin de la figure historique de la docte ignorance. Là où était son ignorance quasi didactique, la psychanalyse a fait venir un autre désir pour un autre savoir pouvant aller jusqu’au gay sçavoir, et qui est supposé pouvoir se transmettre. Ainsi fait-il du désir du savoir la condition historique de la psychanalyse, et ce désir du savoir est en effet manifeste chez Freud, sans lui il n’aurait pas inventé sa technique de déchiffrage. J’ajoute que c’est aussi le préalable de chaque analyse, sans ce désir pas d’association libre possible. La marque du désir du savoir est à l’entrée et ça laisse à préciser ce que va produire l’opération de l’analyse sur cette condition préalable. Alors, qu’elle ne soit pas chez tous, cette condition, voilà déjà, premièrement, qui exclut la prétention à une psychanalyse pour tous. Ça reste valable aujourd’hui. De la psychanalyse, nul n’en est exclu a priori mais n’y entre que celui ou celle à qui ce désir a été transmis, celui ou celle qui du fait de ses aventures propres, est en affinité avec le désir du savoir qui manque à la science et qui porte la psychanalyse. De là je conclus que la psychanalyse de masse ça ne peut pas exister. Lacan a distingué très justement dans son acte de fondation la psychanalyse pure et ce qu’il a appelé la « psychanalyse appliquée », qui reste aussi d’actualité, mais elle n’est pas de masse, et elle est subordonnée à la psychanalyse pure, en intension comme on dit, c’est d’elle que je parle.
33Le désir du savoir ne fut quand même pas une condition suffisante ni pour la science qui en outre a dû séduire le maître, i.e. le payeur, ni pour le psychanalyste dit Lacan car il a fallu que s’ajoute la clameur de l’humanité qui ne veut pas du savoir, et dont « déjà par-là » le psychanalyste est le rebut. Déjà par-là, i.e. par le désir du savoir qui conditionne l’analyse. Et de fait le désir du bonheur et le désir du savoir sont choses bien distinctes. Ce point pourrait faire l’objet d’une recherche méthodique pour toute entrée en analyse. Je souligne la dissymétrie d’avec la science : la science a pu entrer en vainqueur dans le champ du Discours du Maître qu’elle a infiltré de partout. Le psychanalyste au contraire, et c’est mon deuxième point, déjà par le désir inédit qui est sa marque d’origine, s’est instauré d’une séparation d’avec l’humanité – c’est d’ailleurs pourquoi Freud croyait que c’était une peste, et c’est aussi son homologie avec le saint qui lui aussi s’instaure d’une séparation d’avec la voie canonique de la religion. Il serait curieux qu’après une analyse, les analystes d’aujourd’hui aspirent à faire retour à la masse en promettant le bonheur à ceux qui souffrent. Ni le savoir de la science ni le savoir de la psychanalyse ne le promet, seul le transfert en fait miroiter la possibilité, tandis que la réponse de l’analyse, ne promet rien qu’en matière de désir et de changement de jouissance.
34Troisièmement, point capital, si le désir du savoir est à l’entrée encore faut-il dire ce qu’en fait l’analyse. Lacan répond : elle doit le vérifier, c’est son terme. Vérifier ici veut dire je pense deux choses : elle s’en assure, mais en le soumettant à l’épreuve du dire de la vérité, et à son mi-dire, qui met le désir du savoir en échec. C’est au terme que l’on saura si le désir d’origine a survécu à l’épreuve analytique, car dans cette épreuve les conséquences du savoir ICS s’avèrent, et ce sont celles-là mêmes qui génèrent l’horreur non du savoir mais, de savoir. C’est ainsi que Lacan avance cette thèse inouïe, selon laquelle ce ne fut pas vérifié pour Freud, qui n’est pas passé au-delà des « amours avec la vérité » selon son expression. « Modèle (il parle du modèle freudien) dont l’analyste, s’il y en a un, représente la chute » dit-il. En cas de chute du modèle freudien, alors l’analyste sait qu’il est rebut. Mais attention, « pas n’importe lequel » dit Lacan, autrement dit pas celui qui a conditionné la psychanalyse mais celui qu’elle produit. Ce n’est pas le rebut de l’humanité, il l’était déjà, mais c’est en outre le rebut des amours avec la vérité, le rebut, le sicut palea, les élaborations de transfert, je pourrais dire le rebut du langage, par son désir non plus du savoir mais de savoir, de savoir les conséquences réelles du savoir ICS. Alors, question pour aujourd’hui, peut-on faire passer ça, cette promesse-là à la valeur d’échange ? C’est le challenge de notre actualité.
35Certains en doutent. Déjà au temps de l’École freudienne de Paris, certains s’alarmaient de ce que, en promettant, à l’époque, la destitution subjective de fin on risquait de décourager les candidats à l’analyse. Inquiétude mal fondée selon Lacan, car dit-il « rien n’arrêtera jamais l’innocent qui n’a de loi que son désir ». Mais qu’est-ce qui dit que ce désir le porterait vers la psychanalyse ? L’implicite de cette réponse de Lacan c’est que : tant que l’offre de l’analyste porte et transmet le désir ad hoc, la psychanalyse n’est pas menacée. Et en effet sous la fallace de l’offre du sujet supposé savoir, ce que l’analyste met en position de cause véridique c’est un désir. Le vrai de l’offre du sujet supposé savoir c’est l’offre d’un désir qui comme désir de l’Autre dirige vers le savoir. Or, le désir est du côté de la valeur d’échange, tandis que la jouissance elle est du côté valeur d’usage.
36Je note en tout cas que tous les livres noirs de la psychanalyse, toutes les campagnes de haine, parlent du psychanalyste comme un rebut. Mais de quoi ? De l’humanité, justement, de son bon sens en matière de savoir et de ses valeurs morales supposées. Ce pourquoi ils s’évertuent toujours à démontrer que sa théorie est loufoque loin d’être scientifique, et que son inventeur, Freud, était animé de mauvais penchants, de Lacan n’en parlons pas. Tout cela est inexact mais d’une certaine façon vrai : le psychanalyste ne partage en rien le désir d’aucun des bien-pensants, nouvelle et ancienne mode. Inutile alors qu’il présente patte blanche dans les médias, et de déguiser l’Éros noir en mouton frisé du bon pasteur, comme disait Lacan.
37Le psychanalyste a aujourd’hui une charge redoublée. On ne peut plus compter sur le savoir de la science pour susciter un désir inédit du savoir, ne serait-ce que parce que l’on ne peut plus parler du savoir de la science dont le modèle majeur était celui de la physique ? Non seulement la physique n’est plus la science de pointe, elle a été supplantée par la biologie, mais les savoirs sont morcelés en spécialités multiples mais étroites. En outre, malgré les progrès impressionnants des sciences, je crois que désormais, passées les grandes espérances, une certaine docte ignorance se loge désormais du côté de ceux qui font vraiment la science, et qui, de ce fait, chacun dans son domaine, est en mesure de voir les limites, les trous qui se multiplient à la mesure des savoirs.
38On ne peut désormais compter que sur la psychanalyse elle-même pour la transmission de ce désir du savoir, et c’est l’objet de son offre. Mais en outre l’analyste doit faire prévaloir sa réponse après un siècle d’une expérience dont les effets diffusent dans le discours. Or, ce qu’elle produit ne peut séduire que ceux ou celles qui ont je ne vais pas dire un désir du réel, je ne sais pas si ça existe, mais au moins un désir d’en savoir quelque chose. Sur ce point, peut-être que le réel de la science et du capitalisme, bien pire que celui de la psychanalyse, pourrait fournir un repoussoir qui serait un appoint pour le réel de la psychanalyse.
Notes
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[1]
Publiés dans Le Mensuel, EPFCL-France, no 69, avril 2012 et no 71, juin 2012.
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[2]
Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
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[3]
Lacan J., « Compte rendu de l’acte psychanalytique », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
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[4]
Lacan J., « Conférences à la Yale University », Scilicet 6/7, Paris, Seuil, 1975, p. 13.
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[5]
Lacan J., « L’étourdit », Scilicet 4, Paris, Seuil, 1973, p. 8.
-
[6]
Lacan J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 65.
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[7]
Lacan J., Séminaire RSI, leçon du 11 février 1975, inédit.
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[8]
Lacan J., … Ou pire, compte rendu du séminaire 1971-1972, in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 551.