Notes
-
[1]
Pour reprendre cette invention linguistique qu’avait faite Louis Soler, dans Une enfance au-deçà des Pyrénées, Paris, L’Harmattan, 2000.
-
[2]
« Les racines de l’expérience », Cahiers de Lectures freudiennes, no 17, Paris, Association Lysimaque, 1989.
-
[3]
Soler C., Soler L., Adam J., Silvestre D., « La psychanalyse, pas la pensée unique », Champ lacanien, Paris, juin 2000.
-
[4]
Lacan J., « Adresse du jury », Scilicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, p 51.
-
[5]
Ce qu’elle n’était pas : elle était, à sa fondation, une École de « travailleurs décidés ». Lacan le rappelle dans sa « Proposition du 9 octobre 1967 » : « Un psychanalyste praticien n’y est enregistré au départ qu’au même titre où on l’inscrit : médecin, ethnologue et tutti quanti », Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Scilicet 1, Paris, Seuil, 1968, p. 15.
-
[6]
Lacan J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
-
[7]
Lacan J., « Discours à l’École Freudienne de Paris », Scilicet 2/3, op. cit.
-
[8]
Ibid., p. 16.
-
[9]
Ibid., p, 50.
-
[10]
Lettres de l’École freudienne de Paris, no 23, 1978, p. 180-181.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
On a connu ça en plus grandiose dans la plus grande salle du palais des Congrès à l’École de la cause freudienne !
-
[14]
Certains membres du directoire de l’EFP qui ont formé le quatrième groupe.
-
[15]
Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
-
[16]
Leray P., « L’ouverture vers une nouvelle satisfaction », Wunsch, no 9, mai 2010, p. 32.
-
[17]
Soler C., « Les conditions de l’acte, comment les reconnaître ? », Wunsch, no 8, mars 2010, p. 20-23.
-
[18]
Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, op. cit., p. 236.
-
[19]
Relire l’article de Jacqueline Poulain-Colombier, « Du transfert de travail », Bulletin de l’EFP, no 2, mars 1984.
-
[20]
Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 250.
-
[21]
Lacan J., « Allocution sur l’enseignement », Scilicet 2/3, op. cit., p. 391-399.
-
[22]
Lacan J., « Discours à l’École freudienne de Paris », Scilicet 2/3, op. cit, p. 14.
-
[23]
Soler C., « D’une impasse l’autre », Passes et impasses dans l’expérience psychanalytique, Actes du Rendez-vous international des forums du Champ lacanien, juillet 2000.
-
[24]
Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 33.
-
[25]
Ibid., p. 32.
1On m’a demandé à plusieurs reprises ce qu’était cette « affaire du 9 octobre », bien nommée au vu de l’intensité des réactions qu’elle a provoquées. Cela me conforte dans l’idée que j’ai eue de faire retour au passé pour une histoire de la passe selon les époques et de nous inscrire ainsi dans une continuité. Pour ce faire, j’ai relu plusieurs documents anciens sur la passe dans les Lettres de l’EFP, et bien sûr la « Proposition du 9 octobre 1967 », le « Discours à l’École freudienne de Paris », 1re et 2e parties, et encore l’allocution de Lacan au congrès de l’École sur l’enseignement, en 1970, « au-deçà [1] » donc de notre décennie, que je considère être la poursuite de cette dite affaire qui a pris depuis 1967 jusqu’à nos jours des formes différentes de crises institutionnelles – finalement toujours plus ou moins autour d’un point de doctrine. Mais reconnaissons aux crises leur fonction de réveil aux problèmes de doctrine, notamment celui, crucial, du passage du psychanalysant au psychanalyste, soit l’émergence du désir de l’analyste, problème à la fois de chaque psychanalyste et de l’École. Revenir sur ce passé de la passe peut donc nous être utile, me semble-t-il, si l’on veut bien s’en rappeler, c’est-à-dire s’y retrouver, aller contre notre refoulement, pour déjouer les chausse-trappes desquelles nous ne sommes pas à l’abri, même si nous pensons en être loin et avoir dépassé tout ce qui s’est joué depuis quarante-quatre ans. Tout va-t-il forcément mieux qu’hier ?
2Des crises, j’ai retenu celle de 1969 qui produisit une scission mais qui fut mise au travail, car le conflit qu’elle provoqua fut ouvert. Ledit « échec de la passe » de 1978, sans doute à l’origine de l’entropie doctrinale de la fin de l’EFP en ce qui concerne la garantie psychanalytique, puis la crise induite dans l’ECF, celle de 1990 autour du volume Les racines de l’expérience [2] qui produisit la démission des auteurs mais qui passa comme une lettre à la poste dans un silence convenu, puis celle de 1996 lors du 2e collège de la passe – le cas B – jusqu’à la scission et la création des forums (1998) et ensuite de l’EPFCL (2001). Depuis lors, l’EPFCL tente de remettre sur pieds une École en mettant la passe en son centre, non sans avoir été éclairée sur cette dernière crise par l’ouvrage La psychanalyse, pas la pensée unique [3]. Ainsi, si Lacan se demandait le 6 décembre 1967 au début du « Discours à l’École freudienne de Paris » si sa proposition était acte, au vu de ses suites dès la première crise jusqu’à aujourd’hui, où l’on se demande Quelle passe pour notre École ?, on peut dire que oui.
3Ces crises répétées tournent autour du sens à donner à cette fameuse passe. Un sens institutionnel d’abord, entre 1967 et 1969, où l’on voit fleurir les passions narcissiques et les enjeux de pouvoir : confère les propositions A, B et C, que l’on peut lire dans Scilicet 2/3 de la page 30 à 44.
4La proposition A du 19 décembre 1968, celle qui a été adoptée, n’a rien changé sur les principes.
5La proposition B, à partir d’une fusion pour ne pas dire confusion passant/passeur, veut donner le pouvoir au passant : le postulant (le passant) se déclare à l’École, d’autres postulants se sont également déclarés et offerts à la passe. C’est parmi ceux-là qu’un passant choisira ses passeurs, lesquels désigneront le jury parmi ceux qui se sont offerts à remplir cette fonction.
6La proposition C se veut une objection à la proposition A. Elle dit la peur que les futurs AE nommés recréent une liste de didacticiens. En conséquence : limogeage des AE anciens et démocratiquement tous AME. Elle propose une commission de qualification selon les modalités en vigueur habituellement et une commission d’étude sur la passe et la fin de l’analyse didactique qui pourrait être mise en œuvre au terme de quatre ans d’activité de ladite « commission d’étude », ce qui renvoie la Proposition du 9 octobre aux calendes. Remarquons que le mode de vote préférentiel proposé par Lacan, soit de gauche à droite dans l’ordre de moindre assentiment [4], déjoue le psychodrame qu’engendrerait nécessairement la formation de groupes antagonistes, dont l’effet est de se mettre en travers du discours analytique. Ce mode de vote déjoue et sert ainsi l’intérêt général, aux deux sens du terme intérêt. C’est sans doute pour cet intérêt que le jury d’agrément, sur la proposition de Lacan, sera élu directement par les membres de l’École. De cette façon, toute l’École est partie prenante de l’expérience nouvelle proposée : ça l’ouvre sur l’ensemble de l’École et ça devrait faire obstacle à ce qu’elle se referme sur elle-même. On voit que Lacan dans ce qu’il appelle sa « refonte », recentre la question de l’École autour de la passe pour en faire une École d’analystes [5].
7Reprenons la chronologie.
81966 : Lacan adresse par écrit une ébauche de la proposition « à ceux qui ont de l’acquis », soit les AE de l’annuaire de 1965 qui se sont avérés être les « suffisances » du texte « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 [6]. »
91967 : Lacan lit la Proposition du 9 octobre. Il la fait passer par sa voix. Elle confirme l’orientation de l’expérience analytique vers la fin. Elle veut mettre au travail la question de savoir « si la fin de la psychanalyse doit être tenue pour une garantie dans le passage au désir d’être analyste. » Est ainsi ouverte une possibilité nouvelle au niveau de la garantie. La question va tourner d’emblée autour de la « superfétatoire » didactique. Ceux qui ont de l’acquis, qui craignent pour leur galon s’insurgent ; la proposition est traitée de fantasme sadien [7]. Et la didactique va être affectée, dit l’un qui se garantit du réseau, de « la clique » de ses pupilles au titre de la didactique [8], c’est-à-dire la didactique qui allonge le circuit de « l’analyse personnelle » – séquelles du didacticien institué de l’IPA. Pourtant, les suffisances n’ont rien à craindre puisque la proposition préserve les acquis de situation [9]. La sélection d’un corps dit d’AE qui confluerait au corps existant leur serait plutôt un hommage. En même temps, Lacan commence son séminaire sur l’acte et le désir du psychanalyste auquel les « éminents » ne participent pas.
101968 : C’est le vote. Personne ne contestera l’existence de la passe.
111969 : Se produit la scission qui formera le 4e groupe à partir de plusieurs membres de l’ancien directoire de l’École, et du laboratoire de psychanalyse de la Bastille. L’argument des scissionnaires est que la désignation du passeur par son analyste peut compromettre la fin de son analyse. Ils auraient voulu des passeurs issus du corps des AME qui s’y seraient proposés eux-mêmes. Ils avaient pourtant été sollicités dès 1967 par une circulaire de Lacan de travailler sur le moment où le passeur peut être désigné, mais ils s’y sont dérobés ; ce fut le jury d’accueil qui s’y colla. L’objection tirait donc un trait sur un des éléments clef de la structure du dispositif proposé par Lacan et c’était aussi une position d’évitement de la difficulté de la désignation du passeur par l’analyste. Ceci dit, il semble que la désignation du passeur fasse encore difficulté ou résistance, puisque peu d’analystes désignent des passeurs. Comment repérer qu’un analysant puisse être désigné, qu’il « est la passe », soit l’ouverture du moment de passe ? Sinon à ne pas confondre la chute du sujet supposé savoir, le désêtre de l’analyste, la traversée du fantasme, le moment où l’analysant ne parle plus aux représentations imaginaires de son analyste, avec la fin proprement dite, puisque l’analyste peut continuer à être investi comme objet cause : la cause du désir de l’analysant peut continuer à opérer – les ressources du symbolique n’étant sans doute pas épuisées.
121970 : Congrès sur l’enseignement et sur la passe [10]. Le jury d’agrément, déjà rassis, formé des vieux de la vieille et qui reprend ce vieux mot de didactique que Lacan essaye d’effacer, est mis sur la sellette. Lacan fera remarquer que ce qui se passe au jury n’est pas ce qui constitue la passe. Sa réponse par oui (ou par non) ne nomme pas analyste ; personne ne peut nommer quelqu’un analyste puisque « l’analyste ne s’autorise que de lui-même [11] ». Enfin, une question est posée sur la perpétuité du désir de l’analyste, question qui sera relancée en 1973 et qui fait couple avec la question de la nomination.
131973 : Assises de l’École [12]. Lacan redit à quel point il tient à la passe – la passe qui est proposition, faite sur le mode de la proposition, à ceux qui veulent bien s’y dévouer. Quelqu’un fait la remarque qu’on ne peut faire comme si elle ne tenait pas à son désir, en prise avec son enseignement, qu’elle est une contribution au discours analytique. Il va être beaucoup question de la nomination et de ses effets à partir du fait repéré que les AE étaient regroupés dans une séquence, sur un podium à un mètre au-dessus des autres [13], et qu’il n’y avait parmi eux aucun passant non nommé. En effet, pourquoi ne pas également tirer leçon de leur témoignage ? Pourquoi donner un titre d’AE qui constitue définitivement comme « être analyste » sur un socle ? Pourquoi pas un sigle – le point d’ironie ¿ – après le titre ? Et comment ce titre s’articule-t-il avec « l’analyste ne s’autorise que de lui-même » ? Enfin, on rencontre à lire le compte rendu, une tentative d’éclairer la passe par les discours, qui va intéresser Lacan.
14L’intervention de Lacan sur tout cela, que je résume sur les points qu’il a relevés : la proposition est un mode d’enquête qui marque une prudence au vu de l’état de chose existant. C’est pour cela, explique-t-il, qu’il l’a remise à la classe des AE sélectionnés sur le mode de la société de psychanalyse, de façon à ce qu’ils s’agrègent des AE différents nommés à partir de la passe et susceptibles de changer le sens du terme AE et la nature du discours. Mais malgré la prudence, ça a fait fuir qui l’on sait [14]. Il a pris ce risque pour déjouer les lois ordinaires du groupe qui fonctionne sur la concurrence et qui réclame toujours un maître, une autorité pour ne pas dire un pouvoir. On voit là le refus par Lacan de toute prise de pouvoir dans le discours analytique. La voix nouvelle de L’AE nouveau peut communiquer ce qui l’a fait s’engager dans le discours analytique dont il n’est certainement pas facile d’être le support. Cela permet d’isoler ce qu’il en est du discours analytique, lequel permet de construire les autres. Dans le discours analytique, l’analyste fonctionne comme représentant de l’objet a, « risque fou » dit-il, « de devenir cet objet a qui ne représente pour ceux qui parlent que des énigmes polarisées qui se présentifient dans ces grandes fonctions liées au corps », à savoir les objets épisodiques.
15Pour la passe, le terme d’éclair, cette métaphore qu’il a entendue l’a retenu. En effet, cet éclair peut éclairer pour un patient une part d’ombre de son analyse, même si le fait que ce soit pour un passant, éventuellement, il ne peut cependant pas être retenu comme critère.
16Il revient sur le terme de didactique. Une analyse est didactique. Le sujet en acquiert du savoir sur le savoir inconscient et par quel truc ça s’est produit. Mais s’il ne fait qu’apprendre la technique d’ouverture de l’inconscient, ce n’est pas grand-chose auprès de ce qui, dans l’expérience, s’est à lui dévoilé ; et son premier mouvement c’est de ne pas savoir par quel bout prendre ce quelque chose d’une toute autre espèce. Alors, à laisser mûrir, attendre…
171976 : La « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI [15] » apporte un remaniement de la passe : savoir si l’hystorisation de l’analyse a conduit à mettre un terme au mirage de la vérité, la passe définie par le réel, la satisfaction de fin pour attester d’un effet didactique. Je n’insiste pas, c’est dans l’air du temps.
181978 : Les Assises de l’École sur l’expérience de la passe. J’en retiendrais pour aller vite qu’il y a un retour sur les conséquences néfastes sur les passeurs et les passants, d’où la plainte que le titre d’AP soit utilisé de façon abusive – la plupart des nombreux passants sont en effet des AP. Mais Lacan dira dans sa courte prise de parole de fin, que le fait que l’AME qui fait l’analyse par habitude, établi sur un « je ne pense pas », sur un savoir-faire, vienne témoigner, ne l’intéresse pas spécialement. Il s’intéresse plus en effet à ceux qui sont depuis peu de temps analyste, ceux à qui est venu le désir de s’autoriser analyste. J’en retiendrais aussi que les débats commencent à tourner autour de l’objet a du sujet – assumer l’objet a, cerner son objet a, l’énoncer –, séquelles à mon sens de la tentative d’éclairer la passe par les discours : pour le passage à l’analyste, l’analyste doit être objet a. Le fin du fin de la fin étant alors de se savoir objet, de l’avoir cerné, de le nommer. Mais cet objet que l’on prétend pouvoir nommer, et que l’on imagine à partir des objets épisodiques [16], est du ressort du fantasme non traversé, objets que l’analyste supporte au cours de l’analyse. Si l’objet de fin est pur manque, trou où manque le signifiant, donc point zéro du savoir, on voit les contresens que Colette Soler relève [17]. Il en va de même, dit-elle, avec « savoir y faire avec le symptôme », un peu plus tard, et plus récemment, « accès au réel par la lettre du symptôme », c’est-à-dire chercher, pour et dans le témoignage, les traits de structure, faire coller les expériences variées de passe avec la théorie, les thèses structurelles de Lacan.
19Enfin, j’en retiendrais encore le « bien entendu c’est un échec complet cette passe », interprété plutôt négativement sans que soit interprété autrement le « bien entendu », qui nous laisse pourtant entendre que le passage de l’analysant à l’analyste reste un problème. Ce qui me renvoie à la présentation de notre Troisième Rencontre internationale, dans laquelle j’ai lu que « la fin de l’analyse ne fait plus là mystère […] qu’elle est satisfaction […] mutation d’affect qui touche à l’expérience du vivre […] qui serait de bonne augure pour pouvoir faire communauté – et internationale – des épars désassortis que sont les analystes ». Certes, à condition cependant qu’elle n’engendre pas une paix dont on sait qu’elle peut être stase de l’élaboration de savoir. « La fin c’est ça, c’est la satisfaction », peut pousser à la conformité de satisfaction, écueil de l’effet doxa. N’oublions pas que la satisfaction obtenue d’acquis de savoir ou de mieux être peut être une interruption, et non une fin. Ça rend, à mon sens, la satisfaction de la fin sans doute difficile à différencier seulement sur l’affect. Il faut bien supposer un remaniement, une libération de la libido en rapport avec la chute de la demande transférentielle, entendue par les passeurs et le cartel, et que cette chute se soit instaurée sur un renoncement de la demande – qu’elle soit d’amour, d’adoption ou de garantie – et sur un deuil de l’objet accompli. Mais aussi, prise en compte de ce qui touche à l’expérience du vivre, en effet : renouveau du désir qui satisfait, libido libre pour d’autres fins que l’expérience analytique, sublimations ou contingence de l’amour ou bien, pour reprendre le flambeau de l’analyste pour quelqu’un, soit que soit advenu le désir de savoir inédit pour « l’humanité », ce qui n’est, après tout, pas obligé pour une fin d’analyse.
20Alors, pour faire communauté de travail, je penserais plutôt au pouvoir du transfert de travail, point sept de l’acte de fondation : « L’enseignement de la psychanalyse ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies du transfert de travail [18]. » Ce transfert est un reste du transfert analytique ce qui sous-entend que ce dernier ne se liquide pas et qu’il ne s’analyse pas non plus. Pourquoi ? Parce que l’analyste qui enseigne ne prend pas en charge le sujet supposé savoir qui est la position de l’analyste dans la cure, dans son aptitude au transfert de l’analysant [19].
21Le transfert de travail se fait-il sur des textes, des écrits ? Ceux-ci font-ils enseignement au sens de Lacan, c’est-à-dire formation propre au discours analytique ? Oui bien sûr, car dans cette formation, il y a nécessité d’un rapport au savoir textuel : « La psychanalyse a consistance des textes de Freud. » Seulement, ceux-ci permettent-ils une mise en rapport du sujet au savoir sans que ce rapport barre l’accès au savoir inconscient qui ne se sait pas ? On sait que cela peut arriver, j’ai pu le constater. Mais un texte écrit ne comporte pas la parole. Même des textes écrits Lacan dit « qu’il s’astreint à ce qu’ils ne passent pas trop loin de la parole [20] » pour l’effet de formation qu’il cherche. À un texte écrit manque donc la voix, le vivant d’un sujet, le support de la voix. Certes, le savoir peut être conservé dans les livres. Mais il peut être refoulé. Confère le réveil aux textes de Freud produit par le travail de Lacan, qui démontre bien que le savoir se gagne ou s’invente sur le refoulement
22Donc, au transfert de travail il faut l’oral, une tradition orale, un qui parle à ceux qui sont là à l’écouter. Le dispositif du transfert de travail, c’est la parole avec un public, soit un transfert sur le travail de pensée de celui qui parle. La parole d’enseignement de Lacan s’adressant à des analystes est le meilleur exemple d’une tradition orale en psychanalyse, avec ses interrogations, ses hésitations, ses élaborations interrompues et reprises, ses aphorismes auxquels on peut accrocher sa propre élaboration, c’est-à-dire les désaphoriser.
23Pourquoi donner cette dimension orale à l’effet de formation attendu de l’enseignement en psychanalyse ? C’est qu’il faut compter avec la jouissance d’un sujet dans cet effet qui tient au support de voix. Sa proposition écrite, Lacan l’a lue, il l’a faite passer par sa voix.
24Ce lien de transfert, s’il fait communauté, ne fait pas groupe puisqu’il est censé passer d’un sujet à l’autre. D’ailleurs, Freud ne parle pas de transfert dans la formation des groupes, mais de l’identification, de la suggestion, de l’idéalisation. Et si dans l’École de Lacan il y a la mise en place institutionnelle des petits groupes nommés par lui « cartels », un type de formation en groupe propre au discours analytique, ils font pièce à l’identification et à l’effet de masse. Le cartel sollicite chacun dans son rapport à la parole et le plus-un n’est pas un chef au sens de la psychologie des masses, mais l’un chef sans plus.
25Dans l’École, si l’on attend un enseignement des AE, chaque psychanalyste est libre de s’y employer, à ses seuls risques. L’enseignement n’est pas institutionnellement réservé aux AE. Pas d’analyse sans enseignement qui produise le transfert. Dans Télévision et dans le Séminaire Encore, Lacan situe la parole d’enseignement comme celle de l’analysant s’adressant à des psychanalystes pour que l’enseignement en question ne vire pas à l’autoanalyse ; en position d’analysant de son « je n’en veux rien savoir », contre le refoulement, contre un rapport de défense à l’égard du réel. C’est un rapport très particulier au savoir, à partir de ce point de non-savoir auquel l’analyste a découvert qu’il est soumis, donc qui ne lui est plus insupportable mais qui sustente et supporte son désir et de ce fait, fait preuve, en quelque sorte de son rapport à l’inconscient. Quand le psychanalyste enseigne la psychanalyse, il parle à partir d’une « ignorance docte », au joint entre savoir et non-savoir, là où il n’y a pas un savoir déjà là dans l’Autre. Sinon c’est un possible retour au discours du maître ou au discours universitaire, où le savoir a partie liée avec le pouvoir, où « l’enseignement pourrait être fait pour faire barrière au savoir », en le posant comme possible à terme – stratégie d’évitement du réel. Le psychanalyste enseigne pour s’instruire et complémenter sa pratique [21], entretenir son désir. Parce que le désir du psychanalyste produit par l’expérience psychanalytique, tout authentifié dans le dispositif de la passe qu’il ait été, n’est pas acquis une fois pour toutes. C’était une question en 1970 dans le Congrès sur l’enseignement, celle de sa perpétuité. Il faut l’École qui soutient, défend le discours analytique où le désir du psychanalyste peut se remettre sur pieds quand il fléchit, se corriger [22]
26Seul avec son « je n’en veux rien savoir » qui n’a rien à voir avec celui qui vient écouter. On n’enseigne pas la psychanalyse en groupe. J’avais fermement refusé en son temps cette modalité d’enseignement que Miller voulait mettre en place à l’Antenne clinique de Dijon, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs. En ce sens on peut même objecter au cartel d’enseignement. Seul, ce serait la première condition d’instaurer du transfert de travail. Que l’on soit écouté cependant, ne garantit pas l’effet de transmission. Encore faudrait-il que pour celui qui écoute les signifiants d’un autre, ceux-ci lui soient d’un intérêt qui rejoint un désir inconscient, qu’ils ouvrent à quelque chose d’inconnu. Ce qui n’est pas à confondre avec l’aliénation à la théorie d’un autre, qui ne manque pas d’engendrer des symptômes tels que l’imitation, façon servile de la reproduire ou l’inhibition.
27Mais bien sûr ce transfert de travail et les modalités de travail qu’il entraîne doivent s’inscrire dans un lieu institutionnel où il advient du psychanalyste. On connaît le rapport de l’enseignement et de la passe, il est de ses suites certes, mais il est aussi « la passe toujours à recommencer. » Chaque semaine au cours de son séminaire, Lacan fait la passe, il pense la psychanalyse. Son séminaire est un mode de transmission qui passe par la présence de son corps, de sa voix, de son regard. écrits et conférences en sont issus. Il a ajusté la passe à l’École qu’il a fondée, censée produire des AE, c’est-à-dire des analystes enseignants d’une École – donc finalement aussi des analysants. Disons, comme Colette Soler l’énonce, « des analysants d’École [23] » – pour penser les points cruciaux de la psychanalyse dont on sait que le savoir des psychanalystes en est un, qu’il y a nécessité à y contribuer, car le savoir est « mis au centre, sur la sellette, par l’expérience psychanalytique [24] » – « la moindre psychanalyse est de l’ordre du savoir [25] ». Et la passe toujours à recommencer, ce n’est pas qu’elle soit un échec et ce n’est pas essentiellement pour dire ce qu’elle est, mais pour la préserver comme épreuve de garantie – pour la psychanalyse –, contre les règles officielles qui cherchent à la neutraliser. En somme, mettre de la compétence là où il n’y a que performance sans Autre.
Notes
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[1]
Pour reprendre cette invention linguistique qu’avait faite Louis Soler, dans Une enfance au-deçà des Pyrénées, Paris, L’Harmattan, 2000.
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[2]
« Les racines de l’expérience », Cahiers de Lectures freudiennes, no 17, Paris, Association Lysimaque, 1989.
-
[3]
Soler C., Soler L., Adam J., Silvestre D., « La psychanalyse, pas la pensée unique », Champ lacanien, Paris, juin 2000.
-
[4]
Lacan J., « Adresse du jury », Scilicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, p 51.
-
[5]
Ce qu’elle n’était pas : elle était, à sa fondation, une École de « travailleurs décidés ». Lacan le rappelle dans sa « Proposition du 9 octobre 1967 » : « Un psychanalyste praticien n’y est enregistré au départ qu’au même titre où on l’inscrit : médecin, ethnologue et tutti quanti », Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Scilicet 1, Paris, Seuil, 1968, p. 15.
-
[6]
Lacan J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
-
[7]
Lacan J., « Discours à l’École Freudienne de Paris », Scilicet 2/3, op. cit.
-
[8]
Ibid., p. 16.
-
[9]
Ibid., p, 50.
-
[10]
Lettres de l’École freudienne de Paris, no 23, 1978, p. 180-181.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
On a connu ça en plus grandiose dans la plus grande salle du palais des Congrès à l’École de la cause freudienne !
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[14]
Certains membres du directoire de l’EFP qui ont formé le quatrième groupe.
-
[15]
Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
-
[16]
Leray P., « L’ouverture vers une nouvelle satisfaction », Wunsch, no 9, mai 2010, p. 32.
-
[17]
Soler C., « Les conditions de l’acte, comment les reconnaître ? », Wunsch, no 8, mars 2010, p. 20-23.
-
[18]
Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, op. cit., p. 236.
-
[19]
Relire l’article de Jacqueline Poulain-Colombier, « Du transfert de travail », Bulletin de l’EFP, no 2, mars 1984.
-
[20]
Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 250.
-
[21]
Lacan J., « Allocution sur l’enseignement », Scilicet 2/3, op. cit., p. 391-399.
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[22]
Lacan J., « Discours à l’École freudienne de Paris », Scilicet 2/3, op. cit, p. 14.
-
[23]
Soler C., « D’une impasse l’autre », Passes et impasses dans l’expérience psychanalytique, Actes du Rendez-vous international des forums du Champ lacanien, juillet 2000.
-
[24]
Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 33.
-
[25]
Ibid., p. 32.