Couverture de CHLA_008

Article de revue

L’exit de Dieu, ou pire

Pages 23 à 31

Notes

  • [1]
    Lacan J., « La psychanalyse en ce temps », conférence à la loge maçonnique du Grand Orient de France du 25 avril 1969 au Temple no 3, Bulletin de l’Association Freudienne, no 4/5, 1983, p. 17-20.
  • [2]
    Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 818.
  • [3]
    Lacan J., « La psychanalyse en ce temps », conférence à la loge maçonnique du Grand Orient de France du 25 avril 1969 au Temple no 3, Bulletin de l’Association Freudienne, no 4/5, 1983, p. 17-20.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Lacan J., « Proposition de 1967 sur le psychanalyste de l’École », Scilicet 1, Paris, Seuil, 1968, p. 16.
  • [6]
    Lacan J., « La psychanalyse en ce temps », conférence à la loge maçonnique du Grand Orient de France du 25 avril 1969 au Temple no 3, Bulletin de l’Association Freudienne, no 4/5, 1983, p. 17-20.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Soler C., « L’amour athée », Ce que Lacan disait des femmes, Paris, Éditions du Champ lacanien, 2003.
  • [10]
    Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.

1Je ne parlerai pas aujourd’hui de la religion, qui ne doit rien à la psychanalyse et qui probablement lui survivra. Freud prévoyait le contraire, il est difficile d’en douter aujourd’hui. Par contre la question des adhérences religieuses de la psychanalyse se pose, elle n’est pas de circonstance, elle concerne la psychanalyse en intension, et ce que je veux vous dire aujourd’hui me tient particulièrement à cœur. La question ne vient pas des ennemis de la psychanalyse, qui l’exploitent certes, mais elle se pose en chaque cure, et les psychanalystes ont toute raison de s’en soucier. Or, il y a un fait, sur lequel je m’interroge depuis longtemps, depuis l’École freudienne en fait : on le constate, bien des sujets analysés conservent leur foi religieuse. Va-t-on dire qu’ils sont mal analysés ? Ce serait un peu court. Alors, comment concilier ce fait avec ce que Lacan a appelé à juste titre la perspective athée de la psychanalyse ? Je vais tâcher de m’avancer sur cette question.

2Ce n’est pas nous qui ouvrons la question. Elle a été ouverte par Lacan : son au-delà de l’Œdipe appelait à une psychanalyse au-delà de la religion. Entre la psychanalyse et la religion, le point commun c’est le problème du Père et de sa fonction. Freud, dit-on, analysait au nom du Père. L’expression n’est pas immédiatement intelligible. Elle désigne pourtant quelque chose de très précis qui se situe au niveau des finalités de la pratique et de la technique qu’elles commandent : à savoir, une technique qui dans le savoir inconscient qu’elle déchiffre cible le désir, le sens du désir, ce désir que Freud disait indestructible et que Lacan a situé comme signifié de la chaîne articulée, mais qui de ce fait est lui-même inarticulable, au fond impossible à faire passer à l’énoncé. Refoulement originaire, n’était la suppléance interprétative. Or l’interprétation chez Freud est tout entière orientée par son postulat du désir suspendu à la loi du Père. Pour Freud, là où est le désir, là est la loi du Père de quelque façon qu’il la pense. Ce n’est pas le cas de Lacan qui, très tôt, y a substitué les lois de la parole en tant, je cite, qu’elles créent « la zone qui fait barrière à la jouissance » et « d’où se forme (le) désir [1] ». Le postulat freudien ne relève pas de la technique, c’est le fruit de son auto-analyse, et il l’a développé, pensé, en construisant ces deux mythes majeurs, Œdipe et Totem et tabou, auxquels il faut ajouter Moïse et le monothéisme. C’est ce qui justifie Lacan quand il formule que Freud est une modeste version du Christ, que lui aussi sauve à sa façon notre père.

3Autant dire que ce que Lacan a appelé la perspective athée de l’analyse ne se joue pas au niveau des professions de foi, elle se joue au niveau de l’acte qui préside à la direction de la cure et du type d’interprétation qu’il commande. Déjà en 1958 Lacan prévenait que les psychanalystes, je cite, « n’avaient à répondre d’aucune vérité dernière, spécialement ni pour ni contre aucune religion [2] ».

4Et en 1975, en réplique à ce qu’il entendait de ses élèves, il a pu demander si la psychanalyse allait devenir la « religion du désir ». C’était une critique. Il pouvait le faire parce qu’il avait aperçu, mis en lumière, et construit la possibilité de jouer dans la psychanalyse d’une autre dimension sans laquelle il n’y a pas de terme à la religion de la névrose. Car la névrose est religieuse pour autant qu’elle ne cesse pas de sustenter ce que je vais appeler le sujet supposé désir, celui que porte son amour de transfert — fut-ce, au terme, sous la forme de ce qui fait la butée de l’analyse freudienne, la dépression pour les femmes et la surcompensation pour les hommes. C’est le roc, non pas de la castration, mais de ce que Freud a nommé complexe de castration qui en diffère, et qui est un autre nom de la névrose.

5Qu’est-ce que cette perspective athée de la psychanalyse dès lors que la parole est obscurantiste ? Elle l’est de structure du fait qu’elle suppose un Autre qu’elle sustente. Cet Autre, Lacan l’a nommé sujet supposé savoir. C’est un des noms de Dieu. Mais je voudrais souligner que ce faisant, il a laissé subsister une ambiguïté qui pèse lourd car dans la psychanalyse, ce n’est pas n’importe quel supposé : le sujet supposé savoir dans la psychanalyse condense, conjoint le dieu des philosophes et le dieu des prophètes.

6Le dieu des philosophes est le garant de tout savoir nouveau qui émerge. Dans la psychanalyse, c’est le savoir que l’on déchiffre dans l’inconscient, dans la science ; les exemples vont de Descartes à Einstein en passant par Cantor et autres. Théologie de la science dit Lacan pour le dieu supposé à son savoir. De ce dieu-là on n’interroge pas son désir, on tient pour assuré qu’il ne peut pas vouloir que 2 et 2 ne fassent pas 4. De même pour celui d’Einstein, qu’il ne peut pas vouloir changer les règles.

7Le dieu des prophètes est autre, c’est un dieu de désir et de volonté qui n’est pas le supposé du savoir mais de la parole. La chute du premier, du dieu qui sait, fait-elle la chute du second, du dieu qui parle ? Celle du sujet supposé au savoir est possible, c’est le fruit de l’analyse, mais est-ce que ça fait un athée ? Voilà pour moi la question mise au point. Ça pourrait être juste le contraire, et je pense que c’est ce dont Lacan s’est aperçu. La fin de la théologie, qu’elle soit de la science ou de la psychanalyse, n’est pas la fin de la religion. Je vais essayer de dire pourquoi, puisque je me suis enfin fait ma religion sur ce point.

8En matière de chute du sujet supposé savoir, la thèse de Lacan c’est que la science a la préséance. C’est elle, et pas la psychanalyse qui a produit « la chute du sens [3] » dans la civilisation en introduisant un savoir sans sujet dans le réel. Quelque chose a craqué dans le préjugé jamais critiqué jusque-là du sujet supposé savoir, autrement dit dans la « théologie de la science ». Ce dieu-là est un peu malade en effet, ce pourquoi l’Église en est désormais veuve. Il n’y a pas eu besoin pour cela, dit Lacan, ni d’information, ni de l’enseignement de Lacan.

9La place de la psychanalyse se dessine à partir de là car son savoir n’est pas n’importe lequel : savoir qui non seulement concerne le sexe et pas la matière mais qui en outre est un savoir parlé. Voilà l’os du problème.

10La parole en quête de vérité que l’analyse met en branle est en impasse car en manque structural de conclusion. L’analysant éprouve douloureusement cette quête d’un mot du savoir qui mettrait fin à la récurrence de la course à la vérité. Il ne l’éprouve pas sans bénéfice, sans doute, car il prend ainsi la mesure de sa division par un objet indicible qui, de manquer, cause son désir, et qui lui laisse apercevoir qu’il n’est qu’un vide, dont à la fin il peut se satisfaire ajoute Lacan dans le même texte, en 1969 donc [4]. « Savoir vain d’un être qui se dérobe [5] » tel était en 1967 le mot de ce trou où se résout le postulat du sujet supposé au savoir. Je note d’ailleurs que cette issue ne consiste nullement, comme on se l’imagine si volontiers, à désupposer le savoir à son analyste. Apercevoir l’inconsistance du savoir est autre chose. Ce serait d’ailleurs paradoxal, Lacan l’a noté, qu’on lui désuppose le savoir quand il commence à en savoir un bout sur son analysant. Dans cette chute, c’est l’Autre, le « créancier [6] » de l’objet a, qui se trouve annulé [7]. Dit autrement, la parole creuse le trou, le même que Freud a nommé refoulement originaire, que Lacan a écrit S(Ⱥ), et que chaque rencontre manquée dans la répétition révèle.

11Mais c’est justement de ce trou, je cite Lacan, que « sortent les prophètes et autres espèces de profs ». Il ajoute : « cherchez : y en a plusieurs [8] ». On sait que pour lui l’évangile du futur selon saint Marx en faisait partie. L’interprète peut venir à cette place, c’est le cas pour les oracles œdipiens des dits freudiens. Dit plus platement, le trou aperçu a pour effet aussi bien de faire émerger la dimension prophétique qui le bouche. Le refoulement originaire a des effets paradoxaux : de l’entonnoir où il aspire l’Autre qui n’existe pas, qui n’a pas de voix, sortent des prête voix, je l’ai dit, des prêtres voix, pourrais-je dire. C’est justement ce que Lacan reproche aux psychanalystes en 1969, je cite : « grâce à eux l’illusion subsiste que ce que la psychanalyse apporte c’est le retour du sens, du sens de la vie notamment, de la mort à l’extrême et pourquoi pas ? pendant que l’on est à délirer ».

12Voilà le paradoxe : la chute du sujet supposé au savoir met la psychanalyse à l’heure d’un discours de la science qui, lui, est sorti de la théologie et a des conséquences dans le réel. Mais cette chute n’objecte pas à la voix des oracles qui n’ont rien à voir avec le savoir, fussent-elles celles de l’interprétation. Elle ne réduit pas le dieu de parole que j’appelais le sujet supposé désir ou volonté. Dit autrement, apercevoir le trou ne dit pas ce que l’on en fait. Et rien n’empêche d’en faire religion… que l’on soutienne la religion psychanalytique du sens du désir ou que l’on requinque la religion déjà là, voire les deux.

13Alors, où et comment pourrait se loger un athéisme possible ?

14Première réponse paradoxale : là où le sujet n’est pas. Ça ne fera donc pas un sujet athée. La béance de l’Autre, le fameux trou dont nous parlons, donne à l’analyse son horizon d’athéisme, certes, parce que l’acte peut y venir, l’acte qui est sans Autre mais pas sans objet et pas sans effets. Il faut compter là avec la structure de division du sujet que Lacan a construite, et justement dans l’acte le sujet, je cite, « n’y est pas », c’est l’objet qui est actif. Pas de sujet athée donc, à son évanouissement près dans l’acte, et il suffit de la moindre parole pour que le sujet supposé savoir reprenne vigueur, même dans la passe, même dans les séminaires de Lacan, c’est lui qui le disait.

15Cet athéisme-là n’est pas une question de croyance, laquelle est toujours liée aux semblants : le seul athéisme accessible et capable d’opérer dans le réel de la psychanalyse, c’est l’acthéisme comme je me suis exprimée naguère en ajoutant le c de l’acte à athéisme. Pas bavard, pas déclaratif, réfractaire à la profession de foi, l’acthéisme. Mais l’acte c’est comme l’inconscient, ce n’est pas une place touristique, on ne s’y installe pas, sa structure temporelle est celle de la coupure. Acthéisme ponctuel si je puis dire, et qui ne peut légitimer aucune théologie. Il serait cocasse dès lors que les analystes se fassent les hérauts de l’athéisme.

16Alors, parler d’athéisme est scabreux. Le « comment dire » est sur ce point crucial. Du fait de la structure de la parole, même quand c’est du trou que l’on parle, Dieu, à savoir ce qui peut le remplir, reprend de la vigueur.

17Je reproche à Lacan lui-même, dans son effort pour faire entendre sa topologie sans doute, d’avoir glissé parfois. Par exemple en nommant ce trou absence. Car là où on dit absence, le langage convoque la présence, celle que l’on a nommée Dieu. Irai-je jusqu’à dire, moi aussi en exagérant pour me faire entendre, que le risque est de romantiser le trou par effet de métaphore ? C’est le cas quand il relaye le terme d’absence pris de Kierkegaard, ou quand il dit que Dieu, c’est le trou du refoulement originaire — autre façon de dire que Dieu est inconscient. Il ajoute, plus tard, le refoulement originaire en personne, fait personne. Ce n’est pas faux, le trou on l’a nommé Dieu mais la réciproque n’est pas vraie : le trou n’est pas Dieu. Pas une personne. Un vide, seulement situable du mathème qui le démontre comme impossible à éliminer, ou de la topologie qui le montre. Un trou qu’essaye d’approcher ce que Lacan nommait la diologie. Simple trou d’où ne vient ni réponse, ni recours, réel, bête comme trou. D’où le verdict de Kierkegaard, que Lacan relève en 1969, le prêtre est un imbécile, l’imbécile du trou qui parle sans doute, et le chrétien un héros, héros du recours impossible, je suppose.

18Pour en parler de ce trou sans l’homologuer implicitement à la présence, à toutes les présences dont on le peuple de la rencontre qui ne peut que manquer, il faudrait changer de mot. Pour Kierkegaard, qui avait sucé le lait de la religion précocement, c’est déjà beaucoup qu’il se soit aperçu du manque de la présence, pour ne pas dire de son imposture. Et je ne m’étonne pas que Lacan lui emprunte le terme quand il parle dans ce lieu de foi qu’est le grand Orient de France. Mais il marque aussi la limite du rapprochement entre cette absence dans le réel que Kierkegaard a captée et ce qu’il en est dans la psychanalyse, en opposant sa passe aux deux églises, la religieuse et l’internationale freudienne.

19Le trou de l’imprédicable appelle les prête voix, — et en disant appelle, moi-même je glisse. Lacan l’a dit autrement : du trou sortent des noms-du-père, dieu tout puissant à la voix féroce, dieu d’amour des chrétiens, et quand c’est la théodicée d’après Auschwitz de Hans Jonas, dieu d’abdication, ou le dieu sans attributs, etc. Mais j’ajoute qu’ils ne sortent pas tout seul, il y faut du dire, lui existentiel. L’inconscient témoigne d’un impensable : il y a du dire sans personne pour le dire, c’est ce qui est difficile à avaler et que les prête voix dénient de façon forcenée, et parfois de façon d’autant plus forcenée que ce trou s’est plus découvert à eux. Là fonctionne quelque chose comme un choix qui relève radicalement du sans raison. Là règne « l’insondable décision » des êtres. La psychanalyse par effet de structure met en question le sujet supposé au savoir, mais la séduction du dieu qui veut reste à la merci des options singulières.

20Il faudrait sans doute faire un sort à ce que Lacan, dans « La méprise du sujet supposé savoir » en 1967, a nommé la diologie et qu’il différencie de la théologie. Avec ce terme je crois qu’il rend hommage à ceux qui loin de combler le trou ont porté au jour la logique implicite de cette référence si universelle à Dieu, ceux qui ont mis en évidence le lien de tout logos au trou que le langage creuse dans le réel. Lacan lui même mériterait d’être ajouté à la liste qu’il a établie et à être placé à côté de Moïse, Joyce et Maître Eckhart pour autant qu’il a nommé la Chose, cette « vacuole » au cœur du symbolique, et écrit le mathème S(Ⱥ).

21Dans la théologie, je devrais dire les théologies, les différences tiennent à ce que chacune loge dans le trou. Ça fait les guerres de religion car ça foisonne selon qu’à ce dieu, on lui prête plutôt la puissance que l’amour, ou plus d’amour que de jouissance, ou un amour qui est à la fois jouissance et puissance et réciproquement, car il n’y a pas de limite à ce qui peut s’en élucubrer. De même dans la psychanalyse, Lacan a bien noté que Dieu ne fait pas son exit tant qu’on lui prête les deux faces de la jouissance sexuante, celle de l’Un phallique et celle de la jouissance autre.

22La théologie négative est particulièrement intéressante à cet égard par ses ambiguïtés : elle parle de Dieu, théologie donc, mais pour en nier tous les attributs possibles, en faire un imprédicable. De ce fait elle penche du côté de la diologie qui révèle le trou, et c’est pourquoi sans doute Lacan classe Maître Eckhart parmi les diologues. Je suis quant à moi sensible à ce qu’elle perpétue en général de ce que j’appellerais la religion du trou, voire sa sacralisation, celle que je crois reconnaître chez un Paul Celan dans La rose de personne dont Michel Bousseyroux nous a si bien parlé. Celle aussi qui a tellement inquiété l’Église chez Madame Guyon, dans son paradoxal « amour athée [9] » pour Dieu, cet amour qui ne demande ni réponse ni secours, qui affronte le trou en suspendant toute rétribution, mais qui l’adore néanmoins.

23Les limites de la perspective athée de la psychanalyse que je viens d’évoquer sont programmées par l’inconscient-langage, que définit le refoulement. L’inconscient réel, que j’écris ICSR, aperçu tardivement par Lacan, y change-t-il quelque chose ? Oui sans doute, mais jusqu’où ? Ce sera mon dernier point.

24L’ICSR est sans Autre, même s’il s’origine de la parole de l’Autre, il ne convoque pas le trou du refoulement originaire. Le réel hors symbolique, donc hors sens, que Lacan écrit dans le rond du nœud borroméen n’est pas le réel du trou au cœur du symbolique. Il lui ex-siste. Il est parole incarnée, jouie et jouissante, qui ne demande rien à personne. Et là entendez le personne en fonction de ce que je disais précédemment. L’ICSR est le seul à être sans dieu. Je suis poème et pas poète, disait Lacan.

25Il parlait de lui-même, mais ça s’applique à chacun. Ce poème, tel que je l’entends, inclut l’ICSR, je vais y revenir, mais il ne faudrait pas s’imaginer que le poète que nous aimons pour son dire « le moins bête » y atteigne sans analyse, plutôt est-il lui-même « mangé des vers », comme l’a dit l’un d’eux, soit lui aussi poème, toute la question étant de savoir comment les poèmes qu’il produit dérivent du poème qu’il est et qu’il ne sait pas.

26Ce poème que je suis, que je n’ai pas écrit mais qui me constitue, je peux grâce à une analyse le signer. Ce serait une définition possible de la passe. À ceci près que cette signature je dois l’apposer, alors même que le texte dont je dispose est incomplet car les effets de lalangue me dépassent par définition. Je signe un poème en blanc dont je n’ai que les bribes que j’en ai déchiffrées. Signer le poème ou s’identifier au symptôme, ce sont deux expressions équivalentes qui disent la position d’un sujet qui en est venu à se reconnaître, c’est-à-dire à s’identifier à la fois dans sa jouissance et en outre, tout aussi important, dans sa part d’ignorance irréductible, dans son « je ne sais pas » de sortie, le fameux mystère du titre de notre prochain Rendez-vous international à Rome en juillet 2010. On peut dire : athéisme du sujet pour autant qu’il signe le poème qu’il est et qu’il ne sait pas tout.

27Mais, il y a quand même un mais, c’est que le poème n’est pas seulement jouissance hors sens de lalangue, il porte aussi un dire et de ce fait, il est, tel que je l’entends, un autre nom du sinthome. Il noue les deux inconscients, celui du dire du sens du désir, l’inconscient troué donc, et celui du réel des lettres jouies. Le premier se démontre comme impossible, le second se manifeste dans ce que j’ai appelé ses épiphanies en reprenant un terme de Joyce. Dans la mise à plat du nœud borroméen, l’ICSR s’écrit à la place où Lacan a inscrit le symptôme fait des uns incarnés de lalangue comme débordement hors sens du symbolique sur le réel du vivant. Je l’ai nommé autiste ce symptôme parce qu’il n’a pas de partenaire autre que sa jouissance. Je fais remarquer d’ailleurs un point important. Lacan, tâtonnant, l’avait d’abord écrit comme débordement du réel sur le trou du symbolique. Il s’est corrigé. Je crois qu’il l’a fait parce que le symptôme écrit dans le trou du symbolique, ce serait un nom de Dieu, alors même que la fin d’une analyse est la fin de la religion du symptôme, celle qui faisait croire qu’il pouvait dire quelque chose, livrer du sens. L’inconscient réel stricto sensu ne fait donc pas le tout du parlêtre — sauf peut-être chez le schizophrène pour qui « tout le symbolique est réel. » — il fait seulement contrepoids, limite dirais-je aux impasses du discours de la vérité avec lesquelles il est noué.

28La structure inscrit dès lors une alternative possible : soit choisir de signer le réel silencieux, antinomique « à toute vraisemblance [10] », c’est-à-dire antinomique à l’inconscient-vérité, soit, regain de croyance, opter pour la séduction des mots qui colonisent le trou. Je dirais volontiers donc, athéisme possible mais non prescriptif.

29Or sur ce point, de science à psychanalyse il y a dissymétrie. Le savoir de la science est athée, pas théiste, mais le savant peut être croyant si ça lui chante car ça ne change rien à sa pratique de savant, rien au savoir de la science. D’ailleurs rappelez-vous ce que Lacan disait de l’angoisse du savant : elle n’arrête pas la science. De même pour ses croyances, elles ne l’infléchissent pas.

30Dans la psychanalyse il en va différemment. L’alternative que je viens d’évoquer quant à la position finale de l’analysant, alternative entre religion du désir c’est-à-dire du trou et athéisme du réel, se répercutera inévitablement sur sa pratique pour peu qu’il s’avise de devenir analyste. Plus précisément, se répercutera sur son mode d’interprétation. Et selon qu’elle ciblera ou pas le réel hors sens et pas seulement le sens du désir, il perpétuera ou pas la psychanalyse dans sa dimension religieuse. Et « pourquoi pas ? » me demanderez-vous ? Il y a une raison : c’est que cette dimension religieuse de la psychanalyse ne peut pas faire le poids par rapport aux religions établies, plus collectivisantes et qui demandent moins d’efforts aux sujets. La seule chance de faire le poids pour la psychanalyse est de mettre en regard du réel de la civilisation de la science son propre réel, celui qui donne à chaque parlêtre sa spécificité. La tâche de mettre l’acte et l’interprétation à l’heure de l’ICSR n’est pas pour demain et ceux qui nous suivront, mais pour aujourd’hui, faute de quoi il risque bien de ne pas y avoir de générations futures. C’est pourquoi s’ils veulent rester sur la brèche des enjeux actuels, les analystes ont bien besoin d’une École — à condition évidemment de ne pas la transformer en secte païenne, d’un dieu, grand ou petit. Je conclus donc : la psychanalyse est vraiment à la merci des psychanalystes.

Notes

  • [1]
    Lacan J., « La psychanalyse en ce temps », conférence à la loge maçonnique du Grand Orient de France du 25 avril 1969 au Temple no 3, Bulletin de l’Association Freudienne, no 4/5, 1983, p. 17-20.
  • [2]
    Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 818.
  • [3]
    Lacan J., « La psychanalyse en ce temps », conférence à la loge maçonnique du Grand Orient de France du 25 avril 1969 au Temple no 3, Bulletin de l’Association Freudienne, no 4/5, 1983, p. 17-20.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Lacan J., « Proposition de 1967 sur le psychanalyste de l’École », Scilicet 1, Paris, Seuil, 1968, p. 16.
  • [6]
    Lacan J., « La psychanalyse en ce temps », conférence à la loge maçonnique du Grand Orient de France du 25 avril 1969 au Temple no 3, Bulletin de l’Association Freudienne, no 4/5, 1983, p. 17-20.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Soler C., « L’amour athée », Ce que Lacan disait des femmes, Paris, Éditions du Champ lacanien, 2003.
  • [10]
    Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.
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