Notes
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[1]
Ce texte reprend une intervention prononcée le 2 novembre 2008 aux Journées de l’EPFCL sur « Le Champ lacanien et le psychanalyste ».
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[2]
Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197.
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[3]
Wiesel E., La nuit, coll. « Double », éd. de Minuit, 2008, p. 165.
-
[4]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 48.
-
[5]
Lacan J., « Le temps logique », Écrits, op. cit., p. 198.
-
[6]
Lacan J., « L’acte analytique », séminaire inédit, leçon du 29 novembre 1967.
-
[7]
Lacan J., « Discours à l’école freudienne de Paris », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 273.
-
[8]
Paulhan J., Le Guerrier appliqué, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1982, p. 78.
-
[9]
Ibid., p. 25.
-
[10]
Ibid., p. 19.
-
[11]
Ibid., p. 77.
-
[12]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 47.
1Ce titre est la réponse d’Elie Wiesel à la question « la culture fait-elle un rempart à la barbarie ? » Je poserai cette réponse comme une solution vraie à un problème insoluble. Voilà ce qui fait tout l’enjeu et la force de cette assertion, et notre gratitude à l’endroit de celui qui l’énonce.
2La question est immense, intemporelle et particulièrement insoluble depuis la seconde guerre mondiale, depuis qu’il n’est plus possible de penser classiquement la culture et le progrès de la pensée humaine comme l’assurance du progrès moral. La culture ne fait plus garantie de notre arrachement à la barbarie.
3Auschwitz est devenu, comme le dit Adorno, le nom propre non seulement du désastre mais le nom propre de ce qu’on appelle la dimension meurtrière de l’identité, ce rejet destructeur réel et absolu de l’altérité.
4De grands penseurs de l’après-guerre ont défendu l’hypothèse qu’il n’était plus possible de penser depuis Auschwitz, que toute pensée était devenue obscène. De même, dans le monde littéraire certains conclurent au silence et à l’interdit de l’écriture romanesque jusque dans les années 80.
5Mais la question revient et reviendra parce qu’elle est celle de notre humanité, de ce qui fait et défait notre humanité, toujours questionnée quand bien même la question elle-même suspend la possibilité de répondre.
6Impossible donc, sauf si on fait de cette question une expérience logique, de penser jusqu’à la limite du penser, ce qui est précisément l’offre de la psychanalyse lacanienne. La cure analytique elle-même, avec Lacan, se présente comme un procès logique. C’est un pas de côté radical par rapport à l’impasse de l’après-guerre que de proposer l’expérience de la cure pour que chacun réponde à la question de sa propre humanité jusqu’à cette fin où se conjoignent logiquement l’impossible et l’acte.
7Le champ en tant qu’il est lacanien porte aussi la marque de cet impossible, de cette exigence renouvelée, au risque en même temps de n’être pas supporté et celui d’être à l’origine d’une nouveauté en acte. Rappelons s’il le fallait, que « l’excommunication » de Lacan précède de peu la fondation de son école, et la nôtre fait suite aussi à un mouvement d’exclusions. L’impossible gêne le Un, mais l’impossible est ce qui suspend le risque de la stérilité du même pour s’avancer vers l’acte.
8Je considérerai la réponse d’Elie Wiesel comme équivalente à l’orientation lacanienne. C’est une réponse qui ne nie pas l’impossible ni le désastre, bien au contraire on peut supposer qu’il y a eu chez Elie Wiesel ce parcours de consentement à l’impossible dont cette phrase est le témoin et qui rend le sujet Wiesel disponible à l’acte.
9Distinguons l’acte du faire, celui de l’homme ordinaire par exemple, lorsque nous nous en tenons à faire au plus ce qui est possible. Ce n’est pas non plus le faire idéalisé lorsque ne tenant pas compte de la réalité nous agissons au nom d’un idéal sublime. L’impossible y est là dégradé par le maître en un vade-mecum de vie. Enfin ce n’est pas le ne-pas-faire du déçu dépressif dans un : si ce n’est pas possible, à quoi bon !
10Le faire d’Elie Wiesel tient de l’acte et de ses suites dans une application renouvelée, une rigueur à transmettre, à écrire une cinquantaine de livres, à enseigner dans les universités américaines et rencontrer les différents gouvernants du monde, à œuvrer dans le sens de la paix pour lequel il reçut le prix Nobel en 1986. Œuvrer là même où il a refusé de comprendre, ajoute-t-il, refuser de comprendre la politique ou refuser d’être président de l’état d’Israël, écrire quand bien même « les mots sont faibles » et qu’il écrit « pour dire qu’on ne peut pas écrire ».
11L’acte suppose un parcours que l’on a effectué, pour passer le Rubicon il faut marcher jusque-là, pas moyen de le traverser sans y aller. C’est l’évidence de la condition nécessaire mais qui témoigne néanmoins d’un consentement renouvelé à l’expérience. Mais le parcours sera logique, articulé en trois temps. C’est ainsi que Lacan le propose dans un texte justement de 1945, « Le temps logique [2] ». La logique est comme l’examen d’un sophisme, d’un raisonnement à effectuer avec ses temps. Lacan propose deux sophismes dans ce texte, examinons d’abord le deuxième, celui sur l’humanité qui croise la réponse d’Elie Wiesel.
Le temps de l’abîme
12Ce deuxième sophisme interroge l’humanité « en tant que précisément, nous dit Lacan, l’humanité se pose comme assimilatrice d’une barbarie », comme épreuve lorsqu’il n’est pas possible de répondre de ce qu’est un homme et lorsqu’on ne peut pas dissocier l’humain de l’inhumain. Trois temps :
- un homme sait ce qui n’est pas un homme ;
- les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes ;
- je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme.
13Nous ferons plus tard l’examen détaillé avec Lacan du premier sophisme, celui des trois prisonniers. Mais notons dès maintenant :
14Le temps 1 est très improbable mais c’est une hypothèse nécessaire pour développer la suite. Le temps 2 pose une réciprocité entre les hommes qui permet l’acquisition d’un savoir sur soi et donc répondre à la question du temps 1. Le temps 3 pose une limite au temps 2, un arrêt dans l’acquisition de ce savoir puisque l’autre peut finalement brouiller les cartes ; c’est le temps de l’acte celui de décider seul de ce que l’on est.
15C’est le passage du temps 2 au temps 3 qui pose problème, soit le risque d’en rester au temps 2 dans une impuissance à poser l’acte, celui ici d’affirmer être un homme. Proposons au passage que cette impuissance peut prendre différentes formes y compris la forme dépressive, celle de ne pas pouvoir cesser de se reconnaître réciproquement.
16La question est particulièrement serrée pour ceux qui comme Elie Wiesel ont touché « l’abîme de l’humanité ». Il fut déporté à 16 ans à Auschwitz. Il fait partie de ceux qui, comme Primo Levi, peuvent s’interroger si après cela on peut continuer d’être un homme parce que l’humanité a rencontré là et pour toujours son point d’inhumanité.
17Là où la question fait impasse, le temps 3 de l’acte d’affirmation résonne comme une issue nécessaire.
18Passé ce temps de l’abîme où le sujet fait l’épreuve jusqu’au bout de l’inadéquation de l’affirmation « je suis un homme » comme le dit Lacan, on peut entendre la réponse d’Elie Wiesel « c’est impossible, malgré tout je le fais » comme celle de ce temps 3, l’issue logique par l’acte : Je m’affirme être un homme de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme. Alors si nous avons chez Elie Wiesel un temps 3, nous pouvons donc supposer un parcours logique de vie dont nous n’avons pas le détail, bien sûr. Mais nous ferons une hypothèse à partir de quelques éléments de son livre La nuit, témoignage de sa déportation, écrit en 1958.
19Nous prendrons deux extraits :
20Pendant l’effroyable transfert d’Auschwitz à Buchenwald en janvier 1945 un autre déporté, Rab Eliahou a perdu son fils. Elie Wiesel a vu ce fils continuer de courir en tête, laissant se creuser la distance entre le père et le fils. Elie Wiesel écrit : « Une pensée terrible surgit à mon esprit : il avait voulu se séparer de son père ! Il avait senti son père faiblir, il avait cru que c’était la fin et avait cherché cette séparation pour se décharger de ce poids, pour se libérer de ce qui pourrait diminuer ses propres chances de survie. J’avais bien failli oublier ça. Et, malgré moi, une prière s’est éveillée en mon cœur, vers ce Dieu auquel je ne croyais plus. Mon Dieu, Maître de l’Univers, donne-moi la force de ne jamais faire ce que le fils de Rab Eliahou a fait [3]. »
21Déporté avec son propre père, ils sont arrivés à Buchenwald. Le père est à l’agonie. Elie Wiesel va faire l’épreuve à son tour « qu’il n’y a là ni père ni frère ni ami qui tienne. Chacun vit et meurt pour soi seul ». Il sera dans l’obligation de renoncer à son père. « Son dernier mot avait été mon nom. Un appel et je n’avais pas répondu… un “enfin libre” au cœur de ma conscience débile ». « Son regard dans mes yeux ne me quitte plus » sera la dernière phrase de son livre.
22L’hypothèse est qu’il y a là les éléments de son humanité trouée, un témoignage de ce que l’assurance de sa propre humanité n’est plus.
23Mettre en lien cette expérience « d’abîme » en soi et la possibilité renouvelée de l’acte dans sa vie est le lien logique remarquablement démontré par Lacan dans le sophisme des trois prisonniers : la destitution subjective comme condition de l’acte de sortie.
Le sophisme des trois prisonniers comme expérience logique
24Lacan a toujours maintenu l’importance de ce texte, « Le temps logique », même s’il le reprend de différentes façons, en particulier pour tracer d’autres écritures : de la bouteille de Klein, de la bande de Moebius, de l’objet « hâté [4] » au nœud borroméen. Nous en resterons à la rhétorique inéliminable du texte « Le temps logique », marque essentielle de nos origines à la jonction entre différents champs de la pensée et de ce pas de côté que la psychanalyse propose quant à l’impasse.
25C’est un jeu logique qui met le lecteur à contribution de refaire le raisonnement du prisonnier qui veut sortir. Cet exercice sophistique a la valeur de pointer que l’on doit s’orienter à partir de ce qui n’est pas su. Un procès logique qui, s’il est mené jusqu’à son terme, nouera cette fois l’impossible comme résultat, à l’acte.
26Dans l’ensemble, Lacan maintient ce terme de « sophisme » des trois prisonniers sauf lorsqu’il l’appelle « apologue ». La valeur du sophisme tient de son défaut qui est pourtant de taille. Depuis Platon, le sophisme est un raisonnement faux, un mirage mental, une argumentation défectueuse parce que les arguments ou prémisses qui la composent ne sont pas suffisants pour affirmer la thèse. Mais ce défaut permet, voire oblige, l’expérience de refaire par soi-même le parcours en vue de réfuter l’erreur et de résoudre le sophisme.
27Le directeur d’une prison propose à trois détenus un problème de logique, l’enjeu est la libé ration de celui qui solutionne ra l’énigme. Il y a trois prisonniers et cinq disques, trois blancs et deux noirs. Les trois prisonniers se verront fixer chacun un disque dans le dos. Ils ne pourront pas voir le leur mais chacun pourra voir celui des deux autres. Le jeu s’installe et le choix est fait d’accrocher un disque blanc aux trois prisonniers laissant de côté les deux disques noirs.
La solution parfaite du sophisme
28Il y a une solution parfaite à ce jeu, solution rapide mais fausse. Néanmoins cela nous permet de poser le raisonnement qui lui, restera.
29On appelle A, le sujet réel qui vient conclure pour lui-même, B et C les objets de raisonnement de A. Pour que A sache quel disque il a dans le dos, il faut qu’il se mette à la place de B et qu’il se dise :
30Si A est noir, B voyant que le troisième C ne sort pas immédiatement (2 noirs, 1 blanc) c’est que lui B n’est pas noir donc B peut en conclure qu’il est blanc et donc sortir l’instant d’après (1 noir 2 blancs).
31Mais si ni B ni C ne sortent, c’est donc que l’hypothèse première est fausse, A ne peut être noir, il est blanc.
32C’est ce que va se dire A trouvant sa réponse et se présentant à la sortie comme blanc (3 blancs).
33La solution est parfaite d’autant que chacun pouvant faire le même raisonnement, « […] tous trois sont sortis simultanément, dit Lacan, forts des mêmes raisons de conclure [5]. »
La fausseté du sophisme
34L’objection au pur sophisme tient du fait que B et C se présentent à la porte en même temps que A. Ceci amène A à douter de la validité de sa solution qui reposait sur l’attente et l’hésitation de B et C. Le doute de A tient de ce qu’il ne sait pas dans quel temps sont B et C (1 noir 2 blancs ou 3 blancs). A ne peut plus savoir.
35La solution parfaite du sophisme est donc fausse du fait de cette objection mais pour redresser l’erreur, on ne va pas changer de raisonnement mais ajouter dans le procès logique deux temps d’arrêt que Lacan appelle deux motions suspendues.
La solution vraie du sophisme inclut le temps
36Reprenons A devant la porte de sortie qui doute d’être blanc, il pourrait être noir puisque B et C se sont également présentés à la porte. Alors A s’arrête pour réfléchir, ce qui entraîne également l’arrêt de B et C puisque chacun tient le même raisonnement, chacun a un disque blanc dans le dos et les mêmes raisons de douter.
37A voit l’arrêt de B et C. Pourquoi s’arrêtent-ils ? Ou pourquoi ne repartent-ils pas avant moi ? C’est donc que B et C ne constatent pas réellement que je suis noir, que c’est pour eux également une hypothèse, et que mon arrêt en tant que A entraîne leur doute. Donc A repart rassuré de son hypothèse d’être blanc.
38La première motion suspendue ou temps d’arrêt permet à A de faire ce progrès logique. Mais quand A repart vers la sortie, ce qui permet aussi à B et C de repartir, le doute revient pour A et pour les mêmes raisons : puisque B et C repartent, était-ce bien 3 blancs ou bien 1 noir, 2 blancs ?
39A s’arrête à nouveau, un deuxième arrêt, avec pour conséquence cette fois de tirer de ce deuxième arrêt commun une conclusion sans équivoque. Si les deux autres s’arrêtent à chaque fois et en même temps que moi, c’est qu’ils ne m’ont pas vu réellement noir, je suis donc blanc. A est maintenant confirmé dans sa certitude qui ne permet ni à l’objection ni au doute de renaître. Il y a cette fois une urgence à conclure, une hâte de A pour se présenter à la sortie.
40Cela clôt le procès logique et solutionne le sophisme en 3 temps :
- 1er temps court, l’instant de voir (2 noirs 1 blanc) ;
- 2e temps long, le temps pour comprendre (1 noir 2 blancs) ;
- 3e temps court, le moment de conclure (3 blancs).
Le troisième temps de l’assertion de l’acte
41C’est le moment pour conclure qui est le moment clé du sophisme mais qui fait aussi sa difficulté et sa valeur. Pourquoi faut-il conclure dans la hâte et pourquoi cela suppose-t-il une désubjectivation au plus bas degré ?
42Au moment de conclure qu’on est blanc, dit Lacan, il s’agit de devancer les autres car si B et C le doublent, A ne pourra plus reconnaître qu’il n’est pas noir. C’est sous l’urgence du mouvement logique que le sujet précipite dans la hâte à la fois son jugement et son départ, la tête en avant, sinon l’affirmation se perd.
43Disons que A a utilisé B et C pour mener son raisonnement. A a pris du retard d’avoir dû se régler sur l’autre pour faire avancer son hypothèse. B et C sont objets de connaissance sur soi, pour que le raisonnement avance en vue de sa conclusion. Mais pour que cette conclusion s’effectue, la réciprocité doit cesser car si elle se prolonge, elle engendrera une erreur dans une confusion maintenue, la hâte à sortir est une hâte à se séparer. Il s’agira de se séparer de l’autre dans la hâte mais aussi de se séparer de soi dans ce que Lacan appelle une désubjectivation au plus bas degré.
44L’intérêt du troisième temps du sophisme réside dans cette double perte, double séparation d’avec l’autre et d’avec soi-même.
45Pourtant ce troisième temps, nous dit-il, est celui d’une assertion subjective. Comment est-ce compatible avec une assertion qui « se désubjective au plus bas degré » ? Cela peut paraître paradoxal sauf à placer l’assertion et la certitude du côté de l’acte, et la destitution du côté du sujet.
46Côté acte, Lacan nous précise expressément « que le jugement assertif se manifeste ici par un acte », celui de sortir, et que « la pensée moderne a montré que tout jugement est essentiellement un acte ».
47Côté sujet, quand A sort ce n’est pas un « Je suis blanc » mais un « On » nous dit-il :
« On doit savoir qu’on est blanc quand les autres ont hésité deux fois à sortir ».
49Donc le « je » n’est pas institué d’être blanc, mais quiconque aura mené l’expérience jusqu’à son terme pourra conclure :
« On, doit savoir qu’on est blanc ».
51C’est le « je » qui a fait l’expérience jusqu’au moment où c’est le « je » en tant que « on » qui pose l’acte.
52C’est là une démonstration logique et magistrale des conditions de l’acte qui ne comportent pas, comme Lacan le dira plus tard, dans son instant, la présence du sujet [6]. C’est le « on » logique qui sort.
53Ce lien entre destitution subjective et acte est ce qui nous mène d’Elie Wiesel au guerrier salubre de Paulhan.
Le guerrier destitué de Paulhan est appliqué
54Avant de devenir un personnage important du milieu littéraire français de l’après-guerre, Paulhan s’est engagé volontairement dans l’armée en 1914. Il fut blessé au combat dans le courant de la même année. Ce roman est le récit de ces mois de guerre que Lacan a consacré ainsi : « Mais pour ce qui est de l’effet d’être, ça se touche mieux chez Jean Paulhan. Le guerrier appliqué, c’est la destitution subjective dans sa salubrité [7]. »
55Ce qui est manifeste dans ce récit est la souplesse et la simplicité avec laquelle Paulhan se coule dans l’expérience de la guerre. Il va jusqu’à la trouver « naturelle » tant « l’application constante » dont il fait preuve permet la formation de « sa conscience guerrière ». Le récit est court et transparent sur la manière dont l’expérience est vécue, et très bien vécue. La guerre contrairement à l’idée commune n’a pas altéré la santé psychique de l’auteur. Citons-le : « […] tendre pour nous est donc la guerre, que notre application la suive aussi patiemment [8] ». Une salubrité dans la guerre parce qu’il y a destitution subjective, nous dit Lacan.
56Paulhan reconnaît lui-même au début du récit qu’il y a eu chez lui ce qu’il appelle une réforme de ses opinions [9] en même temps qu’il en constatera les effets. Il fut avant la guerre un jeune homme épris d’idéal de liberté, souhaitant une vie naturelle qui échapperait surtout aux contraintes sociales. Avec cette expérience de guerre, ses opinions sont « un peu moquées » dit-il, enfin suffisamment pour les réformer. Avant la guerre, il imaginait une hostilité du monde mais « qui n’était pas assez puissante pour m’obliger à vivre sous sa menace » dit-il, donc elle restait imaginaire mais suffisamment efficace pour orienter ses choix à venir, l’idéal de liberté.
57Alors, sa « sympathie pour la guerre… c’est d’y trouver la netteté absolue des événements extérieurs : la balle ou l’obus empêchant toute confusion ».
58Il ne s’embrouille plus avec des considérations toutes personnelles, le monde réel est entré dans sa vie à la vitesse de l’obus qui donne très précisément l’heure de la vie et de la mort. Il éprouve pour la première fois dans ce péril « la plénitude et l’assurance de sa vie ». Et pourtant ce qui est destitué est justement l’assurance de la vie. Il éprouve pleinement la vie pour autant qu’elle n’est plus garantie.
59Il dit être empreint « du sentiment de l’obus », qui est une façon superbe de nommer son accession à une expérience de l’ordre du réel. Le sentiment de l’obus reste, bien sûr, en tant que sentiment une perception du sujet, mais il s’agit là d’une perception du monde extérieur avec sa part d’incompréhensible et d’imprévisible. Ce n’est pas le ressassement infini du sens interne, indexé sur le fantasme.
60Les conséquences de cette destitution sont marquées pour le sujet, il en va d’une nouvelle indifférence aux émotions habituelles si ce n’est un « essai d’enthousiasme [10] » qui va se confirmer. La destitution subjective signe la fin de la réciprocité d’avec l’autre, une séparation d’avec l’autre comme nous l’avons vu précédemment dans « Le temps logique ». Citons-le, « chacun de nous se trouvait rendu à lui, isolé… séparé de tout ce qui est accent, sourire nuance de parole laissé sur un autre plan et comme descendu au plus bas [11] ».
61De cette séparation le sujet acquiert une force inattendue, ce que Lacan appelle l’effet d’être ou la conscience du guerrier. Mais s’il est un vrai guerrier, le vrai tient de l’être mais pas du sujet. Citons Paulhan : « éprouvant par-dessus tout une liberté qui n’entrait dans aucun devoir, la part proprement militaire de ma vie ne m’intéressait guère. Je m’y appliquais, c’est tout ce que je puis dire. »
62Proposons que l’être s’y applique de n’être pas sujet.
Pour conclure dans la hâte
63Il y aura eu le temps de l’abîme (et / ou de ses suites) chez Elie Wiesel, le temps logique pour comprendre chez les trois prisonniers, le temps de l’obus chez Paulhan. Ces temps-là sont les temps qu’il faut, proposons, pour faire trou dans l’assurance, de son humanité, du « je », de sa vie. Alors et possiblement il y aura ce moment de conclure dans l’acte et dans la hâte.
64S’il y a conclusion, alors ce sera dans la hâte, dit Lacan, « la vérité, devançant l’erreur, s’avance seule dans l’acte ». Et la hâte c’est, ni trop tôt ni trop tard.
La hâte n’est pas l’impatience
65Pour l’illustrer plaisamment, prenons la Parabole bouddhique des aveugles et de l’éléphant.
66Comment peut-on faire percevoir à l’aveugle le volume de l’éléphant si ce n’est en lui permettant l’expérience du toucher du volume. Le dispositif de l’expérience est juste, sauf si l’aveugle s’en tient à ne toucher que la patte ou l’oreille qu’il prendra pour un tronc ou pour un éventail et d’expliquer faussement aux autres à quoi ressemble l’animal. Ainsi, l’impatience de l’aveugle qui interrompt l’expérience trop tôt, commet l’erreur de prendre la partie pour le tout.
La hâte pour qu’il n’y ait pas de retard
67La référence du « je » aux autres doit être temporalisée, nous dit Lacan, c’est-à-dire que cette référence doit trouver aussi sa limite. L’expérience sophistique n’a de valeur que de conclure sans l’autre, dans l’hétérogène ou « le disparate », pour que le retard pris d’en passer par l’autre pour l’acquisition de ce savoir, ne continue pas dans l’erreur.
68Ultérieurement dans le séminaire Encore, Lacan dira : « en d’autres termes ils sont trois mais en réalité ils sont deux plus a [12] », c’est-à-dire le moment de reconnaître en soi et dans la hâte, la vraie altérité.
Notes
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[1]
Ce texte reprend une intervention prononcée le 2 novembre 2008 aux Journées de l’EPFCL sur « Le Champ lacanien et le psychanalyste ».
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[2]
Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197.
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[3]
Wiesel E., La nuit, coll. « Double », éd. de Minuit, 2008, p. 165.
-
[4]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 48.
-
[5]
Lacan J., « Le temps logique », Écrits, op. cit., p. 198.
-
[6]
Lacan J., « L’acte analytique », séminaire inédit, leçon du 29 novembre 1967.
-
[7]
Lacan J., « Discours à l’école freudienne de Paris », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 273.
-
[8]
Paulhan J., Le Guerrier appliqué, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1982, p. 78.
-
[9]
Ibid., p. 25.
-
[10]
Ibid., p. 19.
-
[11]
Ibid., p. 77.
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[12]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 47.