Notes
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[*]
Ce texte reprend une intervention prononcée au Rendez-vous international de l’IF-EPFCL de juillet 2006, sur le thème « Les réalités sexuelles et l’inconscient ».
-
[1]
Lacan J., « L’étourdit », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 458.
-
[2]
Lacan J., …ou pire, leçon du 12 janvier 1972, séminaire inédit.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
« Évolution d’une maladie chronique vers un stade aigu » (Dictionnaire Doctissimo).
-
[5]
Lacan J., …ou pire, leçon du 12 janvier 1972, op. cit.
-
[6]
Souligné par moi.
-
[7]
Idem.
-
[8]
Safouan M., Lacaniana — Les séminaires de Jacques Lacan 1964-1979, Paris, Fayard, 2005 p. 265.
-
[9]
Cioran E. M., De l’inconvénient d’être né, Paris, Gallimard, 1989.
La sexuation en général
1Pour éclairer les propos qui vont suivre, j’aimerais faire un rappel des formules de la sexuation telles que nous les amène Lacan.
21o) Pour se ranger du côté homme un sujet se doit de reconnaître d’une part une règle ∀x.Φx, c’est-à-dire que tout sujet se classant de ce côté est soumis à la fonction phallique, qu’il n’est pas sans avoir le phallus et qu’il est dans la jouissance phallique. Il doit reconnaître d’autre part une exception en « corrélation logique [1] », il doit reconnaître l’exception de la castration paternelle : . C’est au sens de l’exception paternelle que Lacan pourra dire : ce que transmet le père c’est la castration qui ouvre la voie au désir.
32o) Pour se ranger du côté droit, du côté de la sexuation féminine un sujet reconnaît que la règle est d’une part, qu’il y a contingence de la fonction phallique : ; la femme n’est pas toute dans la fonction phallique, elle est divisée entre jouissance phallique et autre jouissance. C’est-à-dire que sa jouissance ne relève pas entièrement de la fonction de la castration ou encore que « l’essence de la femme ce [n’est] pas la castration [2] » comme le souligne Lacan dans le séminaire …ou pire et il va jusqu’à affirmer que les femmes « ne sont pas castrables, parce que le phallus, […] elles ne l’ont pas [3] ».
4C’est vers un tel processus d’identification sexuelle que tend un sujet au sortir de l’Œdipe. Identification qui n’a rien à voir avec le sexe anatomique (imaginaire) ni avec le sexe de l’état civil (symbolique) mais qui a à voir avec le discours de l’Autre parental : l’enfant est pris dans une aliénation signifiante qui lui fera assumer tel ou tel sexe.
5Mais la clinique nous montre que ce n’est pas toujours aussi radical.
Un cas particulier
6Christophe est un jeune garçon de neuf ans qui après une petite enfance sans problèmes apparents commence à inquiéter grandement ses parents par :
- une chute de ses résultats scolaires importante ;
- une révolte et une désobéissance qui ne sont pas sans le mettre en danger ; par exemple il est allé plusieurs fois, malgré l’interdiction de ses parents, jouer dans un parc où ont eu lieu à la même époque trois viols de femmes ;
- une acutisation [4] de ses problèmes relationnels avec les autres garçons : objet de leur moquerie à cause d’un embonpoint notable lui donnant un aspect gynoïde, il est souvent maltraité physiquement et se laisse faire passivement.
7Après m’avoir présenté, confié, presque offert leur enfant, les parents disparaissent de la scène, très absorbés par leur activité professionnelle. C’est le grand-père paternel qui assumera les accompagnements et continuera à le faire en maintes autres occasions. À cette époque je pensais encore que l’analyste recevait un enfant et non pas une dyade (un enfant ◊ l’Autre) ; or, pour que l’enfant puisse de la demande de l’Autre dégager la sienne, encore faut-il que l’analyste puisse entendre quelque chose de celle-ci. De ce fait, le travail est resté empêtré dans la demande des parents que leur enfant aille mieux, en bref qu’ils n’en entendent plus parler. Dégager la demande propre du sujet infans, conduit par les parents chez l’analyste, veut dire la dégager de celle de l’Autre.
8Or, Christophe, gêné, coincé, parlait peu sauf de ses démêlés avec les autres garçons. Il élabora en séance une solution : les amadouer en les faisant jouer avec son ballon de foot, un vrai, en cuir, qu’il demanda au grand-père de lui offrir. La solution était de se faire désirer, par les garçons, comme celui qui l’a. Le ballon comme métonymie du phallus. Cette manœuvre fut couronnée de succès puisque les coups et les moqueries ont cessé et qu’il s’est même en quelques mois trouvé en position de leader, de représenter le phallus du groupe. Parallèlement, il s’est remis à travailler et à obtenir des résultats honorables qui en tout cas le satisfaisaient lui et ses parents.
9Puis suivent plusieurs séances ennuyeuses, sans paroles ou presque sauf pour constater qu’il va mieux, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et qu’il aimerait bien ne plus venir. Évidemment je proteste, concédant qu’il va mieux mais que la solution est précaire et qu’il serait bien d’en savoir un peu plus.
10Il sort alors un atout maître : il arrive à une séance, s’assoit et lui qui n’a jamais dessiné auparavant fait ce dessin (fig. 1), sans un mot. Je lui demande où passe la limite entre le côté garçon et le côté fille : il me désigne l’espace collabé entre les deux personnages du milieu ; « ces deux-là sont côté garçon, ces deux-là côté fille ; t’as-vu celle-là a les cheveux longs ».
11Je lui fais remarquer qu’à part ce détail tous ses personnages sont identiques et que « même les filles en ont plus que les garçons ». Petit sourire, pas de commentaire.
12Il ne dit plus rien de toute la séance. Je ne le reverrai plus et il annoncera au grand-père qu’il en a fini avec moi ; celui-ci est encore mobilisé et inquiet pour son petit-fils mais les parents sont rassurés par ce qu’ils estiment un succès thérapeutique : happy end égopsychologique puisqu’il est heureux et qu’il travaille.
13Mais dans le fond, pourquoi ne pas considérer ce dessin comme une vraie conclusion à la cure ? Même si pour l’analyste demeure la frustration que la mise en mot n’ait pas eu lieu et que ce dessin lui soit resté énigmatique un certain temps. Ce qui explique sans doute le fait qu’il soit resté affiché dans mon bureau pendant des années.
L’exception et la règle
14Voyons malgré tout ce que dit Christophe dans ce dessin qui nous conduit à formuler la fonction Φx par rapport à quoi il s’agit de savoir s’il existe un x qui satisfasse à la fonction Φ. Je vais analyser ce dessin à l’aide des formules de la sexuation en essayant de repérer comment Christophe se situe par rapport à l’exception et à la règle
15Il y a deux ensembles, dit-il — l’ensemble des garçons, côté garçon, et l’ensemble des filles, côté fille. Dessinons ces ensembles tels qu’il nous les désigne avec la frontière entre les deux (fig. 2). Marquons en bas les quanteurs lacaniens de la sexuation :
- à gauche, côté garçon ∀x.Φx (pour tout x, fonction phallique) ;
- à droite côté fille, (pas tout x dans la fonction phallique ou pas toute dans la fonction phallique).
16Remarquons aussi que dans le fond ses filles sont beaucoup plus pourvues que les garçons : certes pour celle du milieu des attributs plus féminins tels que la tresse et un fessier bien représenté mais surtout un nombre de queues, ailes, mèches de cheveux bien supérieurs aux garçons et une braguette pour la fille du milieu, attribut dont sont dépourvus les deux garçons. On pourrait dire que Christophe attribue le phallus aux filles et qu’il en doute chez les garçons et donc chez lui.
17Ceci n’est pas sans nous rappeler la remarque de Lacan dans …ou pire, où il dit que signifie que le pas toute veut dire qu’il « n’est pas impossible que la femme connaisse la fonction phallique [5] ». Ce que M. Safouan commente de la façon suivante : « Côté homme, entre l’écriture du haut (l’exception) et celle du bas (le pour tous), il y a contradiction [6]. Côté femme, entre l’écriture du haut (pas d’exception) et celle du bas (pas toute), il y a de l’indécidable [7]… [8] »
18Il est évident que la structure même de ce dessin, l’existence du groupe central, la façon dont les personnages y sont collapsés, pouvait nous amener à un autre découpage que celui proposé par Christophe et que je viens de reprendre pour vous. On pourrait aussi avoir recours aux cercles eulériens, en créant une intersection (fig. 3) où viennent se loger les siamois. On obtient ainsi un répartitoire sur trois surfaces :
- la surface de gauche où Christophe nous invite à écrire qu’il n’est pas ou plus dans la fonction phallique ; les garçons ne l’ont pas ;
- la surface de droite qui, bien que stéréotypée côté fille, n’invite pas à écrire (la règle) mais bien au contraire, à voir la luxuriance des queues, les filles ne sont pas sans l’avoir ;
- la surface du milieu, l’intersection de ces deux ensembles interlopes, qui produit quoi ? Des personnages équivoques ni filles ni garçons, mi-filles, mi-garçons. Pour le garçon on retrouve le violet du personnage de gauche, pour la fille on retrouve le rouge du personnage de droite, la tresse et les cheveux dorés. Par contre même jean, même coiffure. Avec les formes gynoïdes de Christophe du côté de la fille qui porte la braguette. Dans cette surface j’écrirai logiquement cette contradiction : ∀x.Φx et qui à mon sens est celle de Christophe face à la sexuation.
19Ce qui lui vaut ses ennuis avec les « petits porteurs de queue » c’est ce qu’il dit ainsi et ce qu’il montre : je suis un garçon pas tout dans la fonction phallique, je suis un garçon identifié à une fille. On peut encore se poser une question à son sujet : vers quel choix d’objet se tournera-t-il ? Les siamois / Janus du milieu semblant bien viser les deux côtés : l’un ou l’autre ou alors l’un et l’autre ? Homosexualité, hétérosexualité ou bisexualité ? Le travail avec Christophe s’est arrêté trop tôt pour en dire quoi que ce soit : le choix d’objet ne dépend pas de la sexuation.
20En effet, coté sexuation, identification sexuée, nous avons une dissociation entre le semblant de l’anatomie ou de l’état civil et le réel du sexe qui est le réel de la jouissance du sujet ; tandis que coté choix d’objet, versant fantasme, nous avons une autre dissociation entre le réel du sexe du sujet et le réel du sexe de l’objet. Il n’y a donc pas plus une hétérosexualité qu’une homosexualité mais des hétérosexualités et des homosexualités qui sont finalement la solution propre à chaque sujet de faire avec, de « symptômer » (l’expression est de Lacan dans « La troisième ») autour du sexe, plus précisément de pallier le rapport sexuel qu’il n’y a pas.
21Encore un mot, en conclusion, pour souligner l’importance du féminin, du pas-tout phallique dans la possibilité de l’existence du monde. Je l’emprunte à Cioran, auteur franco-roumain ce qui est déjà quelque chose, qui mélange fulgurances comiques et tragiques :
« tzintzoum. Ce mot risible désigne un concept majeur de la Kabbale. Pour que le monde existât, Dieu, qui était tout et partout, consentit à se rétrécir, à laisser un espace vide qui ne fut pas habité par lui : c’est dans ce trou que le monde prit place [9]. »
Notes
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[*]
Ce texte reprend une intervention prononcée au Rendez-vous international de l’IF-EPFCL de juillet 2006, sur le thème « Les réalités sexuelles et l’inconscient ».
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[1]
Lacan J., « L’étourdit », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 458.
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[2]
Lacan J., …ou pire, leçon du 12 janvier 1972, séminaire inédit.
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[3]
Ibid.
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[4]
« Évolution d’une maladie chronique vers un stade aigu » (Dictionnaire Doctissimo).
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[5]
Lacan J., …ou pire, leçon du 12 janvier 1972, op. cit.
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[6]
Souligné par moi.
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[7]
Idem.
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[8]
Safouan M., Lacaniana — Les séminaires de Jacques Lacan 1964-1979, Paris, Fayard, 2005 p. 265.
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[9]
Cioran E. M., De l’inconvénient d’être né, Paris, Gallimard, 1989.