Notes
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[1]
Styron W., Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1990.
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[2]
Merci à Leo Theunissen qui a introduit la réflexion sur cet ouvrage dans notre forum.
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[3]
Freud S., « Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique » (1916), in Œuvres complètes XV, Paris, Puf, 1996.
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[4]
Freud S., « Lettre à Romain Rolland (Un trouble du souvenir sur l’Acropole) » (1936), in Œuvres complètes XIX, Paris, Puf, 1995.
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[5]
Camus A., L’étranger, Paris, Gallimard, 1953.
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[6]
Lacan J., « Lituraterre » (1971), in Autres écrits, Paris, éd. du Seuil, 2001.
1Le roman autobiographique de William Styron Face aux ténèbres (Darkness visible) est sous-titré Chronique d’une folie (A memoir of Madness [1]). Il rapporte avec force détails un épisode dépressif qu’il qualifie de mélancolique. Ce roman va me servir de document clinique pour interroger le statut de l’objet a tel qu’il se révèle à tel moment clé d’un l’épisode dépressif majeur [2].
2Le narrateur, un écrivain américain, revient à Paris et revoit l’enseigne de l’hôtel Washington où il avait séjourné trente-cinq ans plus tôt. Il éprouve un sentiment particulier : « la boucle est bouclée », se dit-il. Et il est secoué par une certitude, celle de ne plus jamais revoir la France après son retour en Amérique programmé pour le lendemain. Au plaisir de revoir Paris s’est substitué la certitude du plus jamais. Depuis quelques jours, il avait conclu qu’il était atteint d’une grave maladie dépressive. Je souligne maladie car ce terme est important pour lui. Il a lu la littérature psychiatrique et en particulier le DSM. Il en a tiré la conviction qu’il était victime d’une maladie non seulement grave mais difficilement curable et qui peut mener au suicide. En outre, c’est une maladie qui reste un mystère pour la science. Il la fait remonter au fait d’avoir renoncé à l’alcool quelques mois plus tôt. Nous y reviendrons. Il caractérise sa maladie par la haine de soi et le sentiment d’inutilité.
3Pourtant, le contexte est celui du succès et de la reconnaissance de celui-ci. Il vient à Paris pour recevoir un prix littéraire prestigieux et bien doté, le Prix Mondial Cino del Duca. Ce prix, il l’a accepté d’abord avec joie et, ce matin-là, malgré sa dépression, il s’est réveillé plutôt optimiste. Il voit la vie en rose mais, au lieu de jouir pleinement de la situation présente, il est animé par le désir dévorant de rentrer au plus vite aux États-Unis pour rencontrer un médecin avec lequel il a pris rendez-vous juste avant de partir, s’empêchant lui-même de profiter davantage de son séjour parisien. Ce médecin, qu’il nomme Docteur Gold, est un psychiatre dont il attend que « les drogues miraculeuses dissipent par enchantement son mal ». Tout cela donne l’impression d’un scénario tramé depuis l’inconscient. La suite confirme cette impression. Il fait une sorte d’acte manqué très particulier. Après la remise du prix, il refuse de participer au déjeuner de gala donné en son honneur, arguant qu’il préfère déjeuner avec Françoise Gallimard, son éditrice. Il refuse d’une manière qu’il qualifie de catégorique et piteuse. Il juge sa propre attitude scandaleuse mais ne s’en tient pas responsable. Elle est « imputable à sa maladie », à la confusion et aux trous de mémoire qu’elle comporte. Il s’obstine dans le refus et en vient même à insulter sa bienfaitrice, Madame del Duca. Lorsque celle-ci lui dit « Alors… au revoir » et lui tourne le dos, il est sidéré, hébété d’horreur à l’idée de ce qu’il a fait. Et il se voit contraint de s’humilier devant toute l’assemblée en s’excusant et en déclarant : « Je suis malade, un problème psychiatrique. » On accepte ses excuses et le déjeuner se passe plus ou moins bien, avec la gêne qu’on imagine. Il va quand même avec sa femme Rose au musée Picasso où l’attend la télévision mais, rentré à l’hôtel, c’est la catastrophe : « panique, désintégration, sensation que mes processus mentaux sombraient peu à peu dans un flot délétère et innommable ». Il reste affalé sur son lit, les yeux fixés au plafond, dans une extrême souffrance, sans arriver à trouver refuge dans le sommeil. Cela ne l’empêche cependant pas d’aller avec Rose dîner dans une brasserie où l’attend Françoise Gallimard. Et là, nouvel acte manqué, il égare le chèque du prix del Duca. Il interprète lui-même son acte manqué : c’est une « conséquence de ce dégoût de moi-même (le premier signe de ma dépression) qui m’avait persuadé que je ne pouvais pas mériter le prix, qu’en réalité je ne méritais aucun des hommages à mon talent dont j’avais fait l’objet depuis plusieurs années ». Il ajoute : « j’étais harcelé par la pensée que je n’étais pas digne de ce prix » et il associe la perte du chèque à son « impuissance à faire honneur au grand plat de fruits de mer », à son « impuissance à rire » et enfin à son « impuissance quasi totale à parler ». Triple impuissance mais dont l’énigme est déniée par le recours à la maladie. Finalement, le chèque est retrouvé sous une table voisine.
4Tout ceci est tramé, le narrateur s’en rend compte mais, en même temps, le recours à la maladie lui permet d’esquiver son implication subjective dans l’affaire. Tout se passe pourtant comme s’il avait fallu démontrer qu’il était un ingrat et qu’il doutait de mériter le prix. Et aussi qu’il était un malade psychiatrique et finalement un impuissant. On attribue souvent la dépression à la rencontre d’un échec dans la lutte pour la réussite et la reconnaissance. Le struggle for life de la société capitaliste serait le grand responsable. Mais ici, il est clair que ce n’est pas cela. C’est même le contraire. Cela fait plutôt penser à ce que disait Freud à propos du sentiment de culpabilité inconscient qui pousse certains sujets à échouer du fait du succès et à s’autopunir [3]. En même temps, cela va loin, même s’il récupère son fameux chèque. Il faut prendre au sérieux la symptomatologie : la certitude du plus jamais, la certitude d’avoir une maladie grave et difficilement curable, l’angoisse panique, l’extrême douleur psychique et l’impuissance à parler. Je me suis demandé si l’on restait dans le cadre de la névrose ou si l’on devait évoquer la mélancolie, comme il le fait lui-même.
5Pour Freud, « le travail psychanalytique enseigne que les forces de la conscience morale, qui font qu’on tombe malade du fait du succès, au lieu que ce soit comme d’habitude du fait du refusement (Versagung), sont en intime corrélation, comme peut-être notre conscience de culpabilité en général, avec le complexe d’Œdipe, le rapport au père et à la mère ». Freud illustre son propos en évoquant le Macbeth de W. Shakespeare et une pièce d’Ibsen, Rosmersholm. Mais on peut peut-être évoquer ici un autre texte de Freud, sa Lettre à Romain Rolland [4]. Analysant son trouble de mémoire et le malaise qui lui gâche le plaisir d’être à Athènes et de voir l’Acropole, Freud en arrive à cette formule particulièrement frappante : « Tout se passe comme si l’essentiel dans le succès était de faire son chemin mieux que le père et comme s’il était encore et toujours non permis de vouloir surpasser le père ».
6C’est là le témoignage de l’homme Freud. Dans le cas du narrateur, on peut supposer que le succès que représente le Prix Mondial déstabilise son identification au père d’une manière telle qu’il ne peut plus répondre à la situation et assumer la paternité symbolique de son œuvre. Faute d’appui paternel, il est dans l’angoisse, l’impuissance et la culpabilité. Il est frappant de relever ici l’importance que le narrateur donne aux noms propres dans son récit. Même là où ces noms semblent ne rien apporter au progrès du récit, ils sont cités systématiquement. Le narrateur se plait particulièrement à citer le nom d’auteurs connus qui semblent lui servir de points de repère symbolique. À cela s’ajoute les noms des lieux, le nom des hôtels, le nom des médicaments prescrits. Tous ces noms semblent lui servir de poteaux indicateurs, là où défaillent les repères symboliques inconscients.
7Effectivement, le chapitre suivant le montre : c’est bien d’un tel poteau indicateur symbolique qu’il s’agit dans la fascination du narrateur pour Albert Camus et son héros, le Meursault de L’étranger [5]. Mais, comme maître à penser, Camus lui refile la question du suicide : « la question fondamentale de toute philosophie » selon Camus. Et le narrateur de se demander jusqu’à quel point la mort de Camus n’est pas l’équivalent d’un suicide. À partir de là, il évoque Romain Gary et Jean Seberg, qu’il a rencontrés et qui se sont suicidés, puis, au chapitre suivant toute une série d’artistes suicidés également selon lui, notamment Primo Levi. Il suit la route du suicide, pourrait-on dire, et prend la défense des suicidés pour effacer la honte et le blâme qui accompagne généralement le suicide. Mais ce n’est pas la conception existentialiste de la liberté de l’homme face à la mort qu’il invoque, c’est son irresponsabilité, faisant de la dépression une maladie incurable comme un cancer. C’est la maladie qui impose la question philosophique, maladie qu’il préfèrerait appeler mélancolie plutôt que dépression, tout en la distinguant de la psychose maniacodépressive.
8Mais qu’est-ce que c’est que cette maladie, pour le narrateur ? Il revient sur le début de son histoire : il ne peut plus boire, non qu’il l’ait décidé mais parce que son corps n’en veut plus. C’est l’angoisse panique qui surgit chaque jour en fin d’après-midi et aussi les préoccupations hypochondriaques qui résistent aux réassurances du médecin. La lumière du soir l’oppresse et il est en proie à une « solitude immense et torturante » malgré la présence de Rose, son épouse. Je note au passage que le livre est dédié à Rose, qu’elle est présente tout au long de l’histoire mais que le narrateur ne lui donne aucune consistance. Un vol d’oies le fige, cloué par la peur et une phrase de Baudelaire s’impose à lui : « J’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité ». Il en déduit qu’il est gravement malade et même que sa dépression relève de la folie. Cette folie, il l’interprète à partir du savoir psychiatrique comme une perturbation des neurotransmetteurs du cerveau de cause inconnue, tout en considérant par ailleurs qu’elle plonge ses racines dans l’enfance. Il compare son cerveau aux vieux standards téléphoniques qui se déconnectent peu à peu, entraînant la défaillance des fonctions : la voix qui devient poussive, la libido qui disparaît, l’insomnie, l’absence de rêves, un abattement extrême. C’est juste avant son départ à Paris, dans une nuit d’insomnie, qu’il acquiert la certitude que sa maladie le conduisait à la mort alors même qu’il refusait obstinément le suicide. Est-ce parce que la nouvelle du prix décerné fait de lui l’égal des écrivains suicidés qu’il admire comme Camus et Gary ? C’est un rapprochement qu’il ne fait pas.
9À son retour de Paris, le Docteur Gold le traite par médicaments et psychothérapie, selon les normes de la psychiatrie contemporaine, mais sans succès. Il éprouve de plus en plus un sentiment de perte et la peur d’être abandonné. Il s’imagine ayant quatre ans et demi et dépendant complètement de sa femme. La perte de menus objets lui donne un sentiment de fin imminente. Il n’a plus de futur et reste alité de nombreuses heures, les yeux rivés au plafond. C’est l’horreur absolue. J’en arrive à la scène centrale du livre, la scène du calepin, qui motive mon intervention dans ces journées sur l’objet a de Lacan, ses incidences cliniques et ses conséquences techniques. Il possède un calepin sur lequel il prend des notes de façon irrégulière, selon son inspiration. L’idée lui vient que, s’il se débarrasse de son calepin, ce moment coïncidera avec son suicide. Or, il se voit déçu par le Docteur Gold qui lui propose de changer son traitement médicamenteux. Le miracle attendu n’a pas eu lieu et il se sent incompris. Aussi, lorsque ensuite il reçoit à dîner quelques amis, il est abattu et quasi incapable de parler, en proie à un mutisme catatonique. Il éprouve une bizarre convulsion intérieure qu’il décrit comme « une désespérance au-delà de toute désespérance ». C’est donc le suicide qui est à l’ordre du jour après le lâchage du grand Autre, sujet supposé savoir et même supposé pouvoir avec derrière lui le pouvoir de la science. Ce suicide, c’est d’abord l’élimination du calepin. Faut-il dire que le calepin est le signifiant qui le représente ou plutôt qu’il est la lettre de son être en tant qu’objet a ? C’est en tout cas ce rôle de lettre qu’il va tenir dans la scène, la lettre comme déchet, abjet, selon l’équivoque relevée par Lacan entre letter, la lettre, et litter, l’ordure. Cette équivoque, Lacan l’emprunte à James Joyce dans son texte « Lituraterre [6] ».
« Après quoi je me rendis à la cuisine et avec une aveuglante lucidité — la lucidité de quelqu’un qui se livre à un rite solennel et le sait — j’enregistrai dans mon esprit les slogans publicitaires des divers articles courants que j’entrepris alors d’assembler dans le but de me débarrasser du calepin : le rouleau tout neuf de serviettes-papier Viva que j’ouvris pour envelopper le livre, le papier collant Scotch que j’enroulai autour, la boite vide de céréales Post Raisin Bran où je glissais le paquet avant de sortir pour aller le fourrer au fond de la poubelle, qui serait vidée le lendemain matin ».
11La lettre-ordure est déposée dans la poubelle. Ce qui se révèle dans ce moment de crise, d’annihilation du moi, c’est l’objet caché, inclus dans le moi. On peut se référer par exemple au schéma optique de Lacan et au dédoublement entre i(a), le moi comme image spéculaire et (a), l’objet caché qui se révèle à l’heure de vérité. Car, à ce moment, le sujet se dédouble : « j’étais à la fois l’acteur solitaire et l’unique spectateur ». C’est à la place de I(A) qu’il est spectateur de lui-même, qu’il observe la scène et qu’il en jouit.
12Il fait les préparatifs de suicide mais quelque chose l’arrête au bord du passage à l’acte où il se ferait être cette lettre-ordure : il lui faut d’abord écrire sa « lettre de suicide » adressée à l’Autre, selon le modèle d’écrivains qu’il admire… et il n’y arrive pas. Le parcours de la lettre qu’il est se voit interrompu par la lettre à écrire. Cela le renvoie à sa position fondamentale d’impuissance. Il regarde alors une vidéocassette où l’on entend « une voix de contralto, la soudaine envolée d’un passage de la Rhapsodie pour contralto de Brahms ». Cela a pour effet de lui « transpercer le cœur » et de lui faire remonter des souvenirs de bonheur. Il renonce au suicide et décide de se faire hospitaliser, ce que lui avait toujours déconseillé le Docteur Gold. Et là, il trouve l’apaisement en se posant dans l’opposition par rapport aux thérapeutes : il critique âprement les prescriptions du Docteur Gold qui auraient aggravé son état, la suffisance du thérapeute de groupe de l’hôpital et la niaiserie de l’ergothérapeute. Il a retrouvé son punch, renvoyant en position d’impuissance les différents thérapeutes. La castration imaginaire est à présent de leur côté. Et il fait son premier rêve depuis longtemps : une flûte, une oie sauvage et une jeune danseuse. La signification phallique est de retour.
13Le narrateur se demande alors pourquoi ? Il n’évoque plus la maladie grave de cause inconnue mais, pêle-mêle, l’arrivée à soixante ans, la fascination du suicide, les graves dépressions de son père qui lui aussi avait du être hospitalisé — on ne saura rien de plus de ce père. Et surtout, c’est le point qu’il souligne, le décès de sa mère lorsqu’il avait 13 ans. Il s’agirait d’un « deuil avorté », soit un travail de deuil non effectué. Ce serait là la « perte immense », clé de sa mélancolie mais aussi ce qui l’en a sauvé car cette voix de contralto de la Rhapsodie de Brahms — il nous en a ménagé le suspens — c’est en quelque sorte la voix de sa mère. Enfant, sa mère lui chantait cette rhapsodie.
14On le voit, avec sa référence au DSM, aux psychotropes et aux neurotransmetteurs, le narrateur nous a conduits en bateau mais finalement il nous offre des clés. À nous de voir s’il s’agit de fausses clés ou si nous pouvons saisir quelque chose dans ce récit si impressionnant. N’oublions pas que nous interrogeons comme un cas clinique ce qui est en réalité une fiction qui nous est adressée. À nous de jouer donc. Sa dépression débute lorsque l’alcool l’abandonne. Elle se manifeste comme angoisse panique, hypochondrie, défaillance de toutes ses fonctions, en particulier la voix et la libido. La panique suscitée par le vol des oies parait bien signifier la castration imaginaire. Ne plus pouvoir boire le renvoie à l’impuissance et cela va jusqu’à la folie. D’où la question qui se pose inévitablement : jusqu’où va cette folie ? S’agit-il d’un effondrement psychotique ? Mais à suivre cette hypothèse, ne sommes-nous pas dupes de l’exubérance de la symptomatologie, de son caractère démonstratif, même si nous n’avons pas à douter de la sincérité du témoignage du narrateur. Une psychiatrie qui n’a pour repère qu’une grille comportementale ne peut rester qu’en deçà d’un tel questionnement. Voyons la suite. L’épisode parisien est démonstratif en ce sens que le narrateur démontre par des actes manqués qu’il n’est pas digne du prix et qu’il se vit comme impuissant. Cela semble indicatif de ce que l’inconscient soit de la partie en tant qu’il joue des tours et non comme étant à ciel ouvert, selon le modèle de la psychose. La perspective du suicide se précise après qu’il ait pris la mesure de l’impuissance du médecin dont il attendait un miracle. Et cette idée de suicide s’appuie sur ses identifications d’écrivain. C’est ici que le témoignage de Styron peut, peut-être, faire avancer notre reflexion sur les incidences cliniques de l’objet a. N’étant plus soutenu par l’identification phallique, le narrateur est au bord du passage à l’acte suicidaire et c’est à ce point précis qu’apparaît avec le signifiant calepin qui le représente comme S1 ce qu’il en est de son être comme objet-lettre, objet petit a, soit l’ordure.
15Évidemment, le mélancolique aussi, dans son délire, nous révèle son statut de rebut et c’est bien pourquoi la distinction est délicate, d’autant que le narrateur évoque la thèse d’un deuil non effectué. Il me semble que toute la différence tient en ceci que le narrateur n’est l’objet ordure que par l’intermédiaire du signifiant calepin alors que le véritable mélancolique est directement l’ordure, hors d’un ancrage signifiant. Il est ordure hors-chaîne là ou notre narrateur est dans une chaîne signifiante qui le représente comme ordure, selon la formule du fantasme. Pour le mélancolique, l’ordure est son être dans le réel comme impossible à symboliser tandis qu’ici, le narrateur est ordure dans son faux être fantasmatique. C’est pourquoi l’ordure peut basculer au champ de l’Autre, du côté du bien nommé Docteur Gold, grâce à la récupération de l’identification phallique. D’ailleurs, on apprend incidemment qu’il y a sans doute derrière tout cela une identification au père et à son impuissance, identification par ce seul trait négatif : « lui aussi combattit la Gorgone de la dépression ». La Gorgone de la dépression, c’est cette fameuse tête de Méduse qui, pour Freud, figure l’angoisse de castration. Le narrateur est donc plus qu’il ne semble dans la voie du père mais un père qui ne semble pas avoir ouvert la voie et donné de la voix. C’est la voix de la mère comme contralto qui lui restitue une identification phallique là où manque une voix de ténor paternel. Quoi qu’il en soit, avec le rêve de la flûte, de l’oie revenue et de la danseuse, le phallique est de retour et cela permet au narrateur de sortir de sa grave dépression qu’il compare à l’Enfer de Dante, littérature oblige.
16La question que nous pose indirectement Styron est celle de la place de la psychanalyse dans les formes graves de dépression, à une époque où semble triompher la psychiatrie dite biologique. Il est clair que, pour le narrateur, ce qui fait fonction de sujet supposé savoir, ce n’est pas le psychanalyste et sa théorie de l’inconscient mais le psychiatre avec la référence au DSM, aux neurotransmetteurs et aux psychotropes. La gravité de la symptomatologie doit-elle discréditer l’approche analytique ? Ou bien faut-il voir ici l’effet d’un recul de notre audience dans le discours de l’époque ? Ce qui est frappant, c’est que l’échec du docteur Gold est attribué à son incompétence mais n’amène pas le narrateur à mettre en question le cadre conceptuel de la psychiatrie biologique. Son triomphe est présenté comme imminent alors même que son impuissance est clairement reconnue. Ce qui est clair, c’est que le narrateur n’a pas rencontré le psychanalyste. Mais, en définitive, c’est à la place de celui-ci qu’il met le lecteur. Même s’il parle d’une grave maladie comparable au cancer, c’est quand même au lecteur qu’il adresse le récit de ses actes manqués. Il y a un côté « comprenne qui pourra » qui contribue largement à l’intérêt du livre. Il n’a pu écrire sa « lettre de suicide » qui aurait fait de lui à jamais un écrivain achevé, si j’ose dire. Et c’est à nous lecteur qu’il adresse sa lettre. On ne sait s’il en est pour autant soulagé, si, pour lui, publication équivaut à poubellification, comme l’avançait Lacan.
Notes
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[1]
Styron W., Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1990.
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[2]
Merci à Leo Theunissen qui a introduit la réflexion sur cet ouvrage dans notre forum.
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[3]
Freud S., « Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique » (1916), in Œuvres complètes XV, Paris, Puf, 1996.
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[4]
Freud S., « Lettre à Romain Rolland (Un trouble du souvenir sur l’Acropole) » (1936), in Œuvres complètes XIX, Paris, Puf, 1995.
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[5]
Camus A., L’étranger, Paris, Gallimard, 1953.
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[6]
Lacan J., « Lituraterre » (1971), in Autres écrits, Paris, éd. du Seuil, 2001.