Notes
-
[1]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, éd. du Seuil, 1991, p. 90.
-
[2]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, éd. du Seuil, 2006, p. 11.
-
[3]
Ibid., p. 45.
-
[4]
Ibid., p. 17.
-
[5]
Ibid., p. 19.
-
[6]
Cf. « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », in Écrits, Paris, éd. du Seuil, 1966.
-
[7]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 37.
-
[8]
Ibid., p. 21.
-
[9]
Ibid., p. 115-116.
-
[10]
Ibid., p. 90.
-
[11]
Ibid., p. 22.
-
[12]
Ibid., p. 23.
-
[13]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, éd du Seuil, 1991, p. 92.
-
[14]
Discours de Jacques Lacan à l’université de Milan le 12 mai 1972, paru dans Lacan en Italie 1953-1978, Milan, éd. La Salamandra, 1978, p. 32-55.
-
[15]
Discours capitaliste :
-
[16]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 347.
1J’aborderai ici le terme du plus-de-jouir en rapport avec la notion de plus-value dans la théorie marxiste, ce qui est un des biais avancé par Lacan pour approcher cette notion. Pour cela je me reporterai, notamment, aux chapitres du Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, de 1969-1970, qui y font référence.
2Dans ce séminaire, Lacan introduit la fonction du plus-de-jouir. Il théorise l’objet a comme plus-de-jouir ; en cela, il réalise un tournant dans son abord de la jouissance et dans l’élaboration de l’objet a, introduit en 1964 comme ce cœur réel intime et singulier de l’être d’un sujet. Il réalise également le passage du champ de la parole et du langage à la logique du discours, ce qui l’amènera, un an plus tard, dans le séminaire L’envers de la psychanalyse, à la formulation du champ lacanien défini comme champ de la jouissance, et à la production des quatre discours.
3Pour Lacan, un discours est avant tout une structure. Il le définit comme un certain nombre de relations stables qui vont articuler l’ordre symbolique avec le réel de la jouissance, en fonction de quatre places qui sont l’agent, le travail, la vérité et la production. Le discours établit le type de relation entre le signifiant et le réel de la jouissance. « Il n’y a de discours, et pas seulement l’analytique, que de la jouissance [1] », dit-il. En tant que structure, le discours inscrit quelque chose qui va au-delà des énonciations car il ne se réduit pas aux énonciations effectives. Un discours est « un discours sans paroles [2] ». Dans le lien social, le discours règle et collectivise le rapport d’un sujet à l’Autre et à la jouissance. Les discours sont les modes de mise en relation des sujets ; ils civilisent la jouissance en la faisant passer par la loi d’un lien du sujet à l’Autre.
4Chacun des discours propose des agencements particuliers de la jouissance et du rapport à l’Autre, des articulations différentes entre le symbolique et le réel, représenté par la fonction de l’objet plus-de-jouir. Dans le discours du Maître, celui-ci apparaît à la place de la production, à la place du reste qui échappe au maître et qui échappe au registre symbolique.
5Cette fonction, dit Lacan, garde une relation d’homologie par rapport à la plus-value marxiste. « Dire homologie, c’est bien dire que leur rapport n’est pas d’analogie. Il s’agit bien de la même chose. Il s’agit de la même étoffe, en tant qu’il s’agit du trait de ciseau du discours [3] », de quelque chose qui apparaît dans la coupure.
6Pour Lacan le plus-de-jouir, autant que la plus-value, est une trouvaille. Pas seulement sur le plan théorique, mais dans le sens où tous les deux résultent de ce que devient la renonciation à la jouissance : renonciation à la jouissance du travailleur du fait de son entrée dans le procès de travail. Renonciation à la jouissance du sujet du fait du discours, comme fonction de l’objet a manquant, perdu, cause du désir. Le plus-de-jouir apparaît donc « par le fait du discours [4] », il « est fonction de la renonciation à la jouissance sous l’effet du discours. C’est ce qui donne sa place à l’objet a. […] ce qui permet d’isoler la fonction de l’objet a [5] ». Ce qui se manifeste ici, c’est l’introduction du symbolique dans le réel : la parole affecte le réel du corps. Le symbolique organise l’exercice pulsionnel mais pas tout est symbolisable. Il y a toujours un excédent, l’objet a, qui se situe au-delà de la prétention de la parole à le remplacer ; c’est-à-dire que l’ordre symbolique, dans son incidence sur l’être parlant, sur le corps vivant, va produire un plus, une satisfaction, qui tient à l’énonciation du sujet. Ici, le signifiant et son articulation apparaissent comme cause de la jouissance. Le déplacement signifiant produit l’objet plus-de-jouir.
7C’est ainsi que cette fonction s’introduit dans le déroulement, dans le travail de la chaîne signifiante. Il se déplace entre les signifiants dans la métonymie. Comme Lacan lui-même le signale, l’objet a était déjà préfiguré dans la fonction de l’objet métonymique et dans la définition de la métonymie en tant que métonymie du manque liée au désir [6]. Ici par contre, il aborde la métonymie comme métonymie de la jouissance, d’un plus-de-jouir déterminé par le discours.
8Cette structure est homologue à la théorie de Marx. Si le plus-de-jouir est fonction de la renonciation à la jouissance sous l’effet du discours, la plus-value l’est sous l’effet du marché ; marché qui se situe du côte de l’Autre du signifiant et de la valeur comptable.
9Déjà dans l’introduction du Séminaire XVI, Lacan nous annonce qu’il fera appel à Marx pour formaliser le concept. Cette référence à Marx est loin d’être une quelconque adhésion idéologique ; ce qui intéresse Lacan, c’est la structure que dévoile Marx dans l’économie. Influencé par la pensée d’Althusser, Lacan dit qu’il considère que l’économie politique et la référence marxiste sont plus propices pour aborder la question de la jouissance que la référence thermodynamique de Freud. Il faut signaler qu’il remplace ici le paradigme énergétique, qui a servi depuis Freud à penser la pulsion, par la théorie de la plus-value.
10La référence marxiste se situe dans le chapitre du Capital dédié à la production de valeurs d’usage et à la production de la plus-value. Je m’arrête là-dessus pour approcher ce concept.
11Dans ce texte, Marx aborde le principe de la détermination objective de la valeur des marchandises par le temps de travail nécessaire à leur production ; c’est-à-dire que la valeur d’une marchandise dépend du temps de travail nécessaire à sa production. Il définit le travail comme un acte qui se passe entre l’homme et la nature et qui demande à celui-ci un certain investissement. Le travailleur « met en mouvement les forces de son corps, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie ».
12Le travail détermine l’action du travailleur. Il entre en jeu comme s’il s’agissait d’une loi qui exige la subordination de la volonté de l’individu et en cela il est « moins attrayant ». Il exige du travailleur la cession de ses « forces corporelles et intellectuelles ». Il implique donc une renonciation qui est renonciation à la jouissance et qui fera du travailleur, comme le dit Lacan, l’élément homologue au « Je » du discours.
13Le procès de travail est défini, et cela me semble essentiel, comme la matérialisation de la force de travail en valeur d’usage. De l’application de la force de travail, de l’application du « ferment de vie » sur la matière première, à l’aide des moyens de travail, résulte un produit, un objet approprié à la satisfaction humaine, c’est-à-dire un objet avec une certaine valeur d’usage. La transformation du bâton par le travail produit une lance qui épargne au chasseur de courir derrière sa proie. La force de travail se matérialise dans l’objet pour lui donner sa valeur d’usage : « ce qui était du mouvement chez le travailleur apparaît maintenant dans le produit comme une propriété en repos. L’ouvrier a tissé et le produit est un tissu ».
14Que devient cette valeur d’usage ? Elle est consommée soit d’une manière individuelle, soit d’une manière productive. La consommation individuelle, dit Marx, est un « moyen de jouissance de l’individu », dont le produit est « le consommateur lui-même ». La consommation productive se définit comme la transformation d’une valeur d’usage en moyen de production. Dès lors, toute valeur d’usage peut entrer dans des opérations nouvelles comme moyen de production. En bref, le travail se définit comme la consommation d’une jouissance qui est matérialisée en valeur d’usage et qui se déplace tout au long du procès de travail, comme le plus-de-jouir se déplace tout au long de la chaîne signifiante.
15Pour introduire la plus-value, Marx distingue deux modes de production : l’esclavagisme, dont la logique est reprise dans le discours du maître, et le capitalisme. D’un côté le « fouet brutal du surveillant d’esclaves », de l’autre « l’œil inquiet du capitaliste ». Ce qu’introduit le capitalisme est la place où il situe le travail. Ce qui est nouveau, c’est que le travail est acheté, c’est le fait qu’il y ait un marché du travail, et cela constitue la source de la plus-value, qui est le fondement de la logique capitaliste. C’est le dépassement de cette frontière, que Lacan appelle « l’absolutisation du marché », le passage du discours du maître antique à celui du maître moderne, le capitaliste, qui va donner lieu à la production et à l’universalisation de la plus-value.
16Comment définir la plus-value en termes marxistes ?
17Marx part d’une estimation. L’entretien de la force de travail, à savoir ce que cela coûte de faire vivre l’ouvrier pendant vingt-quatre heures, est équivalent à une demi-journée de travail : ce sont les frais engendrés par l’entretien de la force de travail, ce qu’il appelle la valeur d’échange. C’est à ce prix que le travail va être payé par le capitaliste sur le marché.
18Marx fait ici une distinction : les frais journaliers de la force de travail et la dépense effective de cette force par jour sont deux choses tout à fait différentes. En effet, si une demi-journée de travail suffit pour faire vivre un travailleur pendant vingt-quatre heures, il ne s’ensuit pas qu’il ne puisse travailler une journée toute entière. Ainsi, les frais qu’engendre la force de travail et qui détermine la valeur d’échange, ne sont pas équivalents à la dépense de cette force, la quantité de travail qu’elle génère, le temps effectivement travaillé, qui constituent la valeur d’usage.
19La valeur que la force de travail possède (sa valeur d’échange) et la valeur qu’elle peut créer (sa valeur d’usage) différent donc en quantité. C’est cette différence qui crée la plus-value et que le capitaliste avait en vue lorsqu’il acheta la force de travail et qui le fait rire, dans le dialogue imaginaire que Marx entretient avec la figure du capitaliste. Ce rire, comme Lacan le signale, se rapporte proprement au dévoilement de la plus-value comme une fonction qui jusque là avait été élidée de la pensée économique et des dires du capitaliste.
20Que l’entretien journalier de cette force ne coûte qu’une demi-journée de travail, bien qu’elle puisse être utilisée pendant la journée entière ; que la valeur qu’elle crée par son usage pendant un jour soit le double de sa valeur journalière, c’est là une chance particulièrement heureuse pour le capitaliste. Celui-ci en effet a payé la valeur journalière de la force de travail, son entretien : le travail d’une journée entière lui appartient donc.
21« Nous payons le travail avec l’argent puisque nous sommes dans le marché. Nous le payons à son vrai prix, tel que le définit dans le marché la fonction de la valeur d’échange. Il y a pourtant de la valeur non payée dans ce qui apparaît comme fruit du travail, car le vrai prix de ce fruit est dans sa valeur d’usage. Ce travail non payé, quoique payé de façon juste par rapport à la consistance du marché dans le fonctionnement du sujet capitaliste, c’est la plus-value [7]. » La plus-value est la spoliation de la jouissance.
22Et c’est là qu’on peut comprendre l’homologie entre la plus-value et le plus-de-jouir telle que Lacan l’énonce : « Un sujet est ce qui peut être représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Cela n’est-il pas calqué sur le fait que, dans ce que Marx déchiffre, à savoir la réalité économique, le sujet de la valeur d’échange est représenté auprès de la valeur d’usage ? C’est dans cette faille que se produit et que choit ce qui s’appelle la plus-value. Ne compte plus à notre niveau que cette perte. Non identique désormais à lui-même, le sujet ne jouit plus [8]. » Car le sujet qui en résulte, le sujet capitaliste, est un sujet frustré, habité du manque à jouir, qui revendique l’obtention de la satisfaction. Il est à la recherche d’une partie de son être qu’il ne peut pas réintroduire dans le symbolique et qui reste comme un solde qui n’est pas identifiable par le signifiant, du fait de la limite du langage.
23Arrivé à ce point, il me semble important de lever la confusion que suscite la lecture du Séminaire XVI entre l’objet a et l’objet plus-de-jouir. Dans un de ses séminaires, Colette Soler aborde cette question dans les termes suivants : l’objet a est l’objet cause, ce qui manque d’origine, un « moins », une soustraction qui affecte directement le corps du vivant, un manque à jouir qui se situe à la place de la cause. L’objet plus-de-jouir est l’objet qui vient faire suppléance à ce manque, la petite compensation qu’on peut trouver, un plus, un gain. De cette manière, le discours s’oriente, se vectorialise entre la cause (le moins) et le but (le plus) que le sujet attend dans l’articulation signifiante.
24Mais de quelle compensation s’agit-il ? Il ne s’agit pas de la jouissance, dit Lacan, « ce que le sujet récupère n’a rien à faire avec la jouissance, mais avec sa perte. […] Le plus-de-jouir est ce qui répond, non pas à la jouissance, mais à la perte de jouissance, en tant que d’elle surgit ce qui devient la cause conjuguée du désir de savoir et de cette animation, que j’ai récemment qualifié de féroce, qui procède du plus-de-jouir [9] ».
25Il y a donc deux réponses conjuguées du parlêtre à la perte de jouissance : d’un côte le désir de savoir qui est issu d’un « besoin de savoir » inhérent au sujet manquant, de l’autre, « l’appel à la jouissance [10] » qui va provoquer l’animation féroce de la pulsion.
26Mais cet appel à la jouissance ne peut pas trouver satisfaction car il n’y a pas d’objet qui puisse satisfaire le sujet. L’objet plus-de-jouir se fabrique autour des objets pulsionnels, le sein, l’excrément, la voix et le regard, autour des signifiants de l’Autre. Il s’ensuit que l’activité de la pulsion va devoir chercher la satisfaction dans l’Autre, au niveau de ce que Lacan écrit dans le graphe comme $ ◊ D, le sujet barré mis dans une conjonction avec la demande. Dans ce mouvement incessant, le sujet ne trouve pas la jouissance recherchée, qui est jouissance perverse. Il la rate parce que quelque chose d’autre vient à sa place, c’est-à-dire le trait qui la marque et qui mortifie le vivant.
27Rien ne peut là se produire sans que l’objet y soit perdu. La perte est restaurée dans le même mouvement et réapparaît à nouveau comme appel à la satisfaction, une fois et une autre fois encore dans le cycle infernal de la répétition et dans la souffrance du symptôme. C’est là qu’apparaît la pulsion en tant que pulsion de mort, en tant qu’activité pulsionnelle, comme pousse-à-jouir opposé aux intérêts vitaux.
28Dans ce sens, la notion de plus-de-jouir reprend au fond ce que Freud formule avec le Surmoi : une satisfaction déplaisante qui naît de la renonciation même à la satisfaction et que Freud considère comme le résultat de l’effet répressif de la civilisation. Ici Lacan affirme qu’il ne s’agit pas d’une question culturelle, ce n’est pas la transgression qui est en jeu, mais une faille structurelle qui se produit entre le signifiant et la jouissance.
29Finalement, le sujet n’a d’autre recours pour obtenir satisfaction que celui du fantasme. Comme le dit Lacan, l’objet a n’y satisfait le sujet qu’à soutenir la seule réalité du fantasme. Il ne pourra devenir identique à lui-même, il ne pourra récupérer son unité, que dans la réserve de son fantasme. « C’est autour de la formule $ ◊ a, autour de l’être du a, du plus-de-jouir, que se constitue le rapport qui, jusqu’à un certain point, nous permet de voir s’accomplir cette soudure, cette précipitation, ce gel, qui fait que nous pouvons unifier un sujet comme sujet de tout discours [11]. » Dès lors, il ne vivra ses souhaits que dans le domaine privé et intime de son fantasme, dans le cadre de la réalité psychique. L’alternative proposée par Lacan est la perversion, « là où le plus-de-jouir se dévoile sous une forme nue [12] ».
30Nous sommes ici dans le registre du discours du maître où la jouissance comme telle est perdue. Dans ses écrits, Marx incite le prolétaire exilé de la jouissance à sortir de la frustration via la révolution et à récupérer la plus-value pour en jouir. Mais ce qu’il ne pouvait pas imaginer c’est qu’avec cette enseigne, récupérer la plus-value, il allait contribuer paradoxalement au succès du capitalisme.
31En effet, nous ne sommes plus à l’époque du capitalisme décrit par Marx. Depuis l’implantation de la pensée économique de Keynes, nous sommes dans un univers où la plus-value est récupérée par le travailleur sous la forme de l’objet de consommation. Celui-ci introduit un nouveau type de satisfaction, de récupération, différente des modes que je viens de signaler et nous amène au discours du capitaliste, où la jouissance est réduite à la consommation d’objets plus-de-jouir mis en circulation sur le marché. Ce sont des objets superflus qui deviennent indispensables parce qu’ils incarnent la jouissance du fétiche et tentent d’obturer sans succès le trou de la perte de jouissance. C’est tout ce que le prolétaire récupère et en plus il le paye, il le paye au capitaliste qui récupère ainsi la plus-value. À plus de consommation, plus de production : tout tourne sans perte, sans obstacle, tout se récupère.
32C’est ce que nous pouvons lire dans ce passage de L’envers de la psychanalyse que vous connaissez sans doute : « Ce que Marx dénonce dans la plus-value, c’est la spoliation de la jouissance. Et pourtant, cette plus-value, c’est le mémorial du plus-de-jouir, son équivalent du plus-de-jouir. La société des consommateurs prend son sens de ceci, qu’à ce qui en fait l’élément entre guillemets qu’on qualifie d’humain, est donné l’équivalent homogène de n’importe quel plus-de-jouir qui est le produit de notre industrie, un plus-de-jouir en toc pour tout dire [13]. »
33Dans le séminaire de l’année suivante D’un discours qui ne serait pas du semblant et dans une conférence donnée à l’université de Milan en 1972, « Du discours psychanalytique [14] », Lacan établit avec précision le discours du capitalisme.
34Le discours du capitaliste résulte d’un retournement du mathème du discours du maître et plus concrètement de l’inversion des places du signifiant maître et du sujet [15]. Ce dernier se situe à la place de l’agent, en tant que maître de lui-même, comme le self made man du néolibéralisme ; il loge sa vérité dans le signifiant maître de l’identification à l’Un, qui renforce son ego, comme nous le montre le triomphe de l’individualisme.
35Du côté de l’objet, celui-ci est récupéré par le sujet, car ici la renonciation à la jouissance n’opère pas. C’est un discours qui rejette la castration, pour qui rien n’est impossible. Il place l’objet en prise directe avec le sujet, qui reste dès lors soudé à sa jouissance, sans perte. Pas de séparation entre le sujet et son objet. C’est sans doute à cela que répond dans nos sociétés l’exigence de bien-être absolu pour tous, et tout l’imaginaire déployé dans la publicité autour de cette exigence de bonheur.
36Dans ce discours, le sujet se passe de l’Autre. Ici, le lien social ne s’appuie plus sur les liens libidinaux, l’amitié, la sympathie, l’amour et l’identification, car la jouissance ne se situe pas dans l’Autre. Il ne faut plus passer par le corps de l’Autre pour l’obtenir. Le capitalisme fait exploser les liens humains. Il laisse aussi de côté « les choses de l’amour », comme le dit Lacan, il met « le sexe au rancard ». Il laisse enfin le sujet seul avec son objet, avec une jouissance égoïste, dénuée de désir et d’amour ; une jouissance qui ne satisfait pas et qui renouvelle l’insatisfaction à chaque tour. Nous sommes en effet dans un monde de revendication des jouissances. Nous sommes passés de la répression à la promotion de la jouissance, au droit aux jouissances individuelles ; un monde où tout un chacun a le droit de jouir à sa manière plutôt que de se confronter à la rencontre avec l’hétéros du sexe ; une multiplicité de jouissances, aussi multiples que les semblants de l’objet a.
37Mais revenons à notre sujet, qui est le discours analytique. Au moment où Lacan avance le plus-de-jouir, la théorie marxiste était sans doute bien présente dans la pensée de ses auditeurs. Aujourd’hui, presque quarante ans plus tard, ce n’est plus le cas. Malgré son actualité, la théorie marxiste semble oubliée, même forclose, dans le discours contemporain. C’est pour cela que j’ai choisi aujourd’hui de m’arrêter plus particulièrement sur le concept de plus-value.
38Comme je l’ai déjà signalé, Lacan avance deux réponses conjuguées du parlêtre à la perte de jouissance : l’appel à la jouissance qui va provoquer l’animation féroce de la pulsion et le « besoin de savoir », le désir de savoir qui concerne directement le discours analytique.
39S’il y a désir de savoir, c’est parce que l’Autre est manquant, manquant de ce qui pourrait venir combler comme signifiant la béance qui se désigne dans l’impasse du rapport sexuel et qui nous permet de définir la névrose comme « maladie de l’amour ».
40L’acte analytique se présente comme une invitation au savoir dont le résultat, le produit, va être justement cet objet a non interprétable, ce reste dont le sujet est incurable.
41Tout comme le marché, le discours analytique va produire, va extraire ce plus qui se substitue au manque originaire ; un plus qui va se situer entre savoir et vérité, et dont l’analyste est le représentant. Je termine avec une citation du Séminaire XVI : « Le psychanalyste, donc induit le sujet, le névrosé en l’occasion, à s’engager sur le chemin où il l’invite à la rencontre d’un sujet supposé savoir, pour autant que cette incitation au savoir doive le mener à la vérité. Au terme de l’opération, il y a évacuation de l’objet a, en tant qu’il représente la béance de cette vérité rejetée, et c’est cet objet évacué que lui-même, va représenter, de son en-soi, si je puis dire. Autrement dit, l’analyste choit, à devenir lui-même la fiction rejetée [16]. »
Notes
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[1]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, éd. du Seuil, 1991, p. 90.
-
[2]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, éd. du Seuil, 2006, p. 11.
-
[3]
Ibid., p. 45.
-
[4]
Ibid., p. 17.
-
[5]
Ibid., p. 19.
-
[6]
Cf. « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », in Écrits, Paris, éd. du Seuil, 1966.
-
[7]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 37.
-
[8]
Ibid., p. 21.
-
[9]
Ibid., p. 115-116.
-
[10]
Ibid., p. 90.
-
[11]
Ibid., p. 22.
-
[12]
Ibid., p. 23.
-
[13]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, éd du Seuil, 1991, p. 92.
-
[14]
Discours de Jacques Lacan à l’université de Milan le 12 mai 1972, paru dans Lacan en Italie 1953-1978, Milan, éd. La Salamandra, 1978, p. 32-55.
-
[15]
Discours capitaliste :
-
[16]
Lacan J., Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 347.