Notes
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[1]
LACAN J., Le Séminaire Livre XXVII, L’envers de la psychanalyse, 1969-70, Paris, Seuil, 1991.
-
[2]
LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », 1953, Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 237-322.
-
[3]
Ibid., p. 321.
-
[4]
LACAN J., Le Séminaire Livre XV, « L’acte psychanalytique », 1967-68, non publié.
-
[5]
NAGEL E., NEWMAN J., GÖDEL K., GIRARD J-Y., Le théorème de Gödel, Seuil, 1989.
-
[6]
LACAN J., « Radiophonie », 1970, Scilicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, pp. 55-99.
-
[7]
LACAN J., « Allocution de clôture du congrès de l’EFP sur l’enseignement », 1970, Scilicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, pp. 391-399.
-
[8]
LACAN J., « L’étourdit », 1972, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 468.
-
[9]
LACAN J., « Allocution de clôture du congrès de l’EFP sur l’enseignement », op. cit. p. 297. Les références des citations extraites de cette allocution sont indiquées [AE, p.] dans le texte.
-
[10]
LACAN J., Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Paris, Seuil, 1973.
1L’invention par Lacan du champ lacanien est relativement tardive. C’est en 1970, dans L’envers de la psychanalyse [1], qu’il en propose la notion, soit dix sept ans après le texte qu’il considère comme inaugural de son enseignement, « Fonction et champ de la parole et du langage » [2].
Le champ lacanien et ses quatre discours, présentation
2Lacan rapporte le champ lacanien à sa formalisation des quatre discours. Ces discours sont des écritures « mathématiques », soit des « mathèmes » qui recourent à un nombre fini de lettres quatre – qui représentent autant d’éléments.
3Ce sont : le signifiant maître, écrit S1, le signifiant binaire, écrit S2, l’objet, écrit a, le sujet enfin, écrit S barré ($).
4Ces lettres se suivent toujours dans un ordre immuable. Elles sont disposées par paire, l’une au-dessous de l’autre, ce qui définit quatre places. À chacune des places dans la suite est attribuée une désignation. Ce qui caractérise alors chaque discours, c’est l’élément placé en premier dans la suite, à la place dite maîtresse ou place de l’agent.
5Comme les éléments sont au nombre de quatre, il y a quatre discours. Chacun d’entre eux correspond à un mode possible de traitement du réel par le symbolique.
6Pour plus de clarté, écrivons les :
7– D’abord le nom de chaque place :
9– Les quatre discours :
10Le discours du maître (DM) : . Le discours hystérique (DH) :
11Le discours de l’université (DU) : . Le discours de l’analyste (DA) :
12Lorsque nous aurons précisé que les quatre places sont reliées entre elles par des flèches, à l’exception de celles du bas, soit les places de la production et de la vérité, nous disposerons de l’intégralité de la petite machine proposée par Lacan et nous pourrons nous interroger sur ses usages.
Avant les discours, Lacan avec Freud
13Nous avons déjà évoqué le texte de Lacan de 1953, « Fonction et champ de la parole et du langage ». Déjà dans le titre de cet écrit, le champ apparaît, mais c’est celui du langage dans lequel la parole prend sa fonction. Il n’est pas encore question de discours, et encore moins de quatre d’entre eux.
14À cette époque, il y avait pour Lacan une bipartition entre la parole vide et la parole pleine. La vide n’avait droit qu’à la tolérance un peu dédaigneuse que l’on réserve à ce qui n’est qu’inévitable, alors que la pleine était valorisée ; valorisée parce que constituante, au même titre et sur le même mode que l’interprétation psychanalytique. Cette conception un peu manichéenne du bon usage de la parole se voulant conforme à la structure du langage illustre pour Lacan son retour à Freud. Il tente une redéfinition actualisée de l’expérience freudienne à partir de son étude phénoménologique et structurale du langage, et vise un retour à son authenticité, mise à mal par la glorification post-freudienne du moi autonome. Ce texte, au fond, établit les fondements doctrinaux du champ freudien, à partir de la logique du signifiant.
15Un détour par Freud s’impose alors, pour examiner comment il situait la contribution de sa nouvelle science au savoir sur ce que j’appellerai l’Homme. Le manichéisme que je pointais chez Lacan se retrouve chez Freud, au moins une bipartition accentuée : d’un coté le monde, en tant qu’il concerne l’humain, et de l’autre la psychanalyse, en tant qu’elle propose une nouvelle interprétation, non pas une conception, mais une interprétation de ce monde. Une interprétation en terme de symptôme, à partir de la clé œdipienne, et cela à tous ses niveaux : au niveau de l’individu, avec ses symptômes, ses types de pathologies cliniques, avec ses créations aussi, surtout artistiques ; au niveau du groupe et de la collectivité, avec leurs manifestations d’agrégation et de désagrégation ; au niveau de la civilisation enfin, avec ses croyances religieuses surtout. Le monde, qui se soutenait jusqu’alors d’un refoulement inaperçu, recevait de la psychanalyse son interprétation par la révélation de son refoulé. Cette interprétation révélatrice visait de surcroît à le transformer. Là où régnaient méconnaissance, voire mensonge, et du coup symptôme, la psychanalyse apportait la vérité, au bénéfice d’un monde moins ignorant de ses ressorts véritables. Le symptôme perdait ainsi jusqu’à sa raison d’être, à la réserve près de la sexualité où il retrouvait sa véritable place d’origine, et en dernier ressort inéliminable. Ainsi, Freud qui n’était pas fou, plutôt que de promettre une éradication du symptôme, le remettait à sa place.
16Il s’avère donc que le Lacan de « Fonction et champ de la parole et du langage » ne contredit pas à cette représentation quelque peu sommaire. Il n’est que de se reporter à la phrase par laquelle il conclut son texte : « De toutes celles qui se proposent dans le siècle, l’œuvre du psychnalyste est peut-être la plus haute […] » [3]
Par l’envers, au-delà de Freud
17Le Lacan de L’envers de la psychanalyse, en 1970, prend les choses d’un autre point de vue. Formons l’hypothèse que le champ lacanien est une passe du champ freudien. Lacan a proposé la passe de l’analysant à l’analyste. Colette Soler a montré que le concept d’École de psychanalyse fait passe au-delà du groupe traditionnel. De même, le champ lacanien est un passage à la limite du champ freudien, il le surplombe et l’inclut.
18Évoquer la passe à ces trois niveaux n’est pas simple rhétorique mais repose sur une réalité de structure. Ce que Lacan appelle passe est un passage à la limite, au sens de Cantor. Et il y a bien une homologie de structure entre la passe de l’analysant à l’analyste, celle du groupe à l’École, celle du champ freudien au champ lacanien. Pour résumer ce passage d’une formule, disons qu’il s’agit à chaque fois d’une passe de l’impuissance à l’impossible. De l’impuissance en tant qu’elle correspond au champ de l’expérience, à l’impossible en tant qu’il donne la logique de cette expérience.
19Que l’impuissance corresponde au champ freudien, qui est celui de l’expérience analytique, est manifeste. La clinique des névroses exprime l’impuissance des sujets, impuissance à jouir, impuissance à maîtriser le symptôme, autrement dit impuissance à surmonter la castration, avec tout le pathologique au sens kantien qui accompagne cette impuissance éprouvée. La réponse freudienne rend raison de cette impuissance, par la théorie de la castration et de l’Œdipe, mais elle n’en sort pas, comme le montrent les considérations de Freud sur le roc de la castration et l’analyse infinie. L’horizon de la psychanalyse freudienne, le meilleur qu’elle puisse offrir, n’est rien d’autre qu’une assomption de cette impuissance. Ce n’est pas rien puisqu’elle a pour effet d’en atténuer la douleur ainsi que de réduire les prétentions et les acharnements à en venir à bout.
20Le passage de l’impuissance à l’impossible répond au saut du pathologique à la logique. La référence là est à Gödel, avec son célèbre théorème d’incomplétude. Gödel a démontré que tout système consistant, c’est-à-dire non contradictoire, impliquait un certain nombre de propositions indémontrables dans le cadre de ce système. Plus encore, il a démontré qu’il était possible de démontrer que ces propositions étaient indémontrables. Il en est ainsi par exemple de la quadrature du cercle dans le système euclidien, un problème qui a occupé nombre de mathématiciens jusqu’à ce que Gödel leur démontre qu’ils perdaient leur temps inutilement, au détriment d’autres problèmes plus solubles. Au fond, pour garder cet exemple, se sentir impuissant à résoudre le problème de la quadrature du cercle est un encouragement à essayer et ne fait que donner consistance, en la renforçant, à la figure du sujet supposé savoir le résoudre.
21L’impuissance est toujours au service du sujet supposé savoir, au même titre que l’Œdipe freudien est au service du père. L’impossibilité, de ce point de vue, est strictement l’envers de l’impuissance, elle évacue le sujet supposé savoir : il n’y a personne qui puisse jamais résoudre la quadrature du cercle dans le système euclidien. Or, évacuer la question du sujet supposé savoir, nous dit Lacan dans le séminaire L’acte psychanalytique [4], est le propre de la logique moderne, la logique formelle. Il oppose la logique à la science, dont le fondement ne va pas sans impliquer le sujet supposé savoir, les lois qu’elle découvre étant supposées déjà écrites dans le grand livre de la Nature. Il situe la psychanalyse entre science et logique, entre expérience et formalisation, la psychanalyse étant l’acte qui répond à la mise en question du sujet supposé savoir. Il ne s’agit pour la psychanalyse ni de prendre un appui méconnu sur lui, comme le fait la science, ni de l’évacuer comme le fait la logique formelle.
De l’expérience à sa logique
22La question se pose donc de savoir ce qu’apporte de nouveau ce passage à la logique de l’expérience analytique qui reste néanmoins toujours une expérience. Et dans un deuxième temps, la formalisation logique pose la question de ses éventuels effets de retour sur l’expérience elle-même.
23En premier donc, qu’apporte la formalisation logique que la seule expérience ne donne pas ? Nous l’avons déjà évoqué, la logique de l’impossible va contre le renforcement du sujet supposé savoir, et donc contre les conséquences de ce renforcement, l’accentuation de la pathologie. Pourquoi parler de renforcement de la pathologie par renforcement du sujet supposé savoir, alors qu’assumer l’impuissance peut être moins pénible que s’en plaindre ou la dénoncer ? C’est qu’il s’avère à l’expérience qu’assumer l’impuissance est surtout moins pénible pour l’entourage, mais ce n’est en aucun cas en sortir. Au contraire, cette assomption porte un poids de contrainte qui peut facilement être stérilisant sinon écrasant.
24Donc, à part d’éventuels effets d’allégement et de soustraction du passage à l’impossible, qu’y gagne-t-on ? La même question se pose aux mathématiciens, à propos du théorème de Gödel. Jean-Yves Girard, dans un livre sur Gödel [5], critique avec une ironie certaine la « gödelite » qui a envahi le champ des sciences et de la pensée alors que, d’un strict point de vue mathématique, le théorème de Gödel ne sert pas à grand chose. Il ajoute que l’incomplétude, c’est-à-dire l’impossibilité d’internaliser la vérité dans un système consistant – comme l’a formulé Tarski – n’a pas eu de conséquences profondes en mathématiques.
25C’est que le théorème de Gödel ne s’applique dans un système que pour les énoncés qui portent sur la consistance même de ce système. En mathématiques, ce ne sont pas tous les énoncés qui portent sur la consistance d’un système, la plupart d’entre eux sont des déductions du système consistant posé au départ. En est-il de même pour l’analyse, ce qui nous permettrait de distinguer, comme le font les mathématiciens, son expérience, qui est la pratique freudienne quotidienne d’un côté, et de l’autre la réflexion sur son cadre théorique et ses fondements ? Ce n’est pas le point de vue de Lacan. Avec l’acte et la définition qu’il en donne, à savoir qu’il s’établit du pas qui l’énonce, chaque énoncé psychanalytique implique, porte sur les fondements de la psychanalyse. D’où le soupçon que nous ne pouvons pas prétendre nous limiter dans notre action au champ freudien et à son expérience, sa pratique. Le champ lacanien non seulement surplombe et englobe le champ freudien, mais il le creuse, car chaque énoncé à l’intérieur du champ freudien met en question sa consistance.
26Ainsi, les apports de la logification ne se limitent pas à cette prophylaxie du surmoi. La logique de l’impossible appliquée au champ du langage délivre un savoir nouveau, non seulement un savoir sur ce qu’il n’y a pas, mais un savoir sur ce qu’il y a. C’est ainsi que la bipartition freudienne évoquée plus haut, avec sa hiérarchisation entre le monde du refoulement et du symptôme d’une part, et d’autre part le discours de la psychanalyse, se trouve complètement réorganisée. Nous nous retrouvons avec un cercle très fermé de discours qui organisent les liens sociaux – quatre – et la psychanalyse prend rang parmi ceux-ci.
Quatre discours
27Pourquoi quatre au lieu des deux freudiens ? Avec Freud, rappelons le, nous avions d’un côté le discours manifeste, organisé par le refoulement, domaine du symptôme individuel autant que collectif, et de l’autre le discours de vérité qui révélait ce qui était latent au premier et ainsi le complétait.
28Lacan, le Lacan des discours, pas celui de « Fonction et champ », commence par destituer le discours de Freud de sa place de vérité, ramenant sa prétendue vérité dernière à un mythe, dont la fonction, comme tout mythe, est de suturer la question qu’il couvre. Quelle est alors la vérité que Lacan substitue à celle de l’Œdipe freudien ? Ce que Lacan y substitue n’a en fait pas droit au titre de vérité, mais à celui de savoir. Ce savoir est le savoir de la structure. S’il peut occuper la place de la vérité dans un des discours, il n’a pas droit au titre de vérité car il n’emporte aucun prédicat substantiel, il est pure logique. Cette opération de différenciation entre savoir et vérité suppose la différence entre vérité et prouvabilité, c’est-à-dire une fois encore, Gödel et Tarski. C’est une conséquence de l’impossibilité d’internaliser la vérité dans un système consistant.
29Un savoir de la structure est un savoir sur les relations entre les éléments constitutifs d’un ensemble. Ce qui importe pour qu’il y ait structure, comme Lacan le précise dans « Radiophonie » [6], est que l’ordre de succession des éléments de l’ensemble soit déterminé et qu’il ne soit pas permis, qu’il soit même impossible de le modifier.
30Mais pourquoi quatre éléments dans les discours, et non trois ou six ou dix ? Pour Lacan, quatre sont les éléments irréductibles de la constitution du sujet. Il y a ainsi l’Autre préalable, représenté par deux signifiants distincts (S1, S2), ce qui suppose entre eux une coupure, une béance ; puis, comme effet de cette structure binaire, un sujet représenté par un de ces signifiants pour l’autre ($) ; enfin un objet, reste de l’opération (a).
31Reposons notre question : qu’apporte au psychanalyste le fait de se retrouver avec quatre discours alors qu’à suivre Freud deux suffisent à sa pratique ?
Les discours, fonctionnement d’une machine
32La meilleure démonstration du fonctionnement et de l’utilité de cette machine qu’est l’écriture des discours est d’en donner un exemple. Et quel meilleur exemple que celui qu’en donne Lacan lui-même, car s’il utilise les discours de façon implicite en de nombreux endroits, il le fait aussi de façon explicite. Il en est ainsi à deux reprises, dans des textes rassemblés dans le volume n° 2/3 de Scilicet. La première est la VIIème et dernière réponse de « Radiophonie », sur les trois impossibles : gouverner, éduquer, psychanalyser ; la seconde est l’allocution de clôture du congrès de l’EFP sur l’enseignement [7], prononcé le 19 avril 1970. Considérant la densité de ces textes, nous nous contenterons ici de commenter partiellement le deuxième, mais dans chacun Lacan utilise des discours à trois niveaux distincts :
- Le premier est celui de l’écriture de chaque discours. Nous avons vu les quatre rotations par quart de tour, à partir du premier à s’inscrire, celui du maître.
- Au second niveau il y a les conséquences, le savoir qu’il est possible de déduire de chaque écriture.
- Au troisième niveau enfin, Lacan traite des relations entre les discours, des effets qu’ils ont les uns sur les autres. En effet, les discours ne se contentent pas d’écrire et de décrire quatre domaines distincts, ayant chacun ses lois propres, mais ils s’inscrivent dans une véritable ronde, à laquelle chacun participe à une place spécifiée aussi. La référence à la danse qu’éveille la ronde ne nous paraît pas ici abusive, si nous nous souvenons ce qu’en dit Lacan dans « L’étourdit » : « la danse, un art qui « florit » quand les discours tiennent en place. » [8]
L’enseignant dans les quatre discours
33C’est donc à l’occasion de son allocution de clôture du congrès de l’École freudienne de Paris, prononcée le 19 avril 1970, que Lacan déplore que dans un congrès dédié à l’enseignement, personne n’ait fait usage de ses « quadripodes ». Il précise, ce qui laisse supposer que le sujet n’a pas été traité, que ce congrès « s’annonçait : de l’enseignement. Pas moins : pas de l’enseignement de la psychanalyse, de l’enseignement tout court. » [9]
34Il va monter que, pour traiter de l’enseignement, ses formules sont utilisables, et utiles : « Il reste étrange que mes formules, mes quadripodes de cette année, n’aient même pas été invoquées dans les propos à elles les plus tangents. Alors qu’on n’aurait rien perdu à les poser au tableau noir. » [AE, p. 298]
35Avant d’en venir aux développements sur l’enseignement que permettent les quatre discours, Lacan dénonce deux couples de relations qui semblent s’imposer d’évidence : le couple entre le savoir et l’enseignement, et celui entre l’enseignant et l’enseigné.
36Cette mise en cause repose sur l’expérience freudienne qui démontre qu’il est un savoir, le savoir inconscient, qui échappe à l’enseignement. Ce savoir que constitue le symptôme se déchiffre dans l’analyse et se révèle être, à l’insu même du sujet, recel et moyen de jouissance. Ce qui implique que, pour ce qui est de « l’économie » de sa jouissance, la souffrance même du symptôme n’en étant pas exclue, chacun en sait toujours déjà assez. Citons quelques phrases de Lacan sur ce point :
« Une remarque à assainir notre cas : c’est que l’enseignement pourrait être fait pour faire barrière au savoir […]
Peut-être n’en paraîtrait-il pas excessif de postuler que le savoir est chose au monde plus répandue que l’enseignement ne se l’imagine ?
Pourquoi resterait-on sourd au glissement que cette année plus encore, j’imposais au savoir à l’homologuer à la jouissance ? »
38L’expérience freudienne de l’inconscient montre aussi que la coupure entre l’enseignant et l’enseigné ne se fait pas entre deux sujets distincts, mais divise le sujet lui-même. Il qualifie cette double position du sujet d’ambivalence. Quelques phrases là aussi :
« Car ce n’est pas là le couple obligatoire dont viennent de se rebattre vos oreilles […]
Je suis surpris que, plutôt que du transitif induire le transit, on n’y ait jamais vu l’occasion d’introduire l’ambivalence […]
À la vérité, c’est de la division du sujet qu’il s’agit : qui de son battement fait l’objet surgir entre deux places sans support […]
Je ne peux être enseignant qu’à la mesure de mon savoir, et enseignant, il y a belle lurette que chacun sait que c’est pour m’instruire. »
Son essence
40Ces précisions posées, Lacan en appelle à ses quadripodes et va distinguer de l’enseignant le lieu où il se produit, son essence, et son statut.
41Sa production, Lacan la situe en $ : « […] je vous invite à vous fier à ce que ce soit où est l’S barré, que l’enseignant se trouve, se trouve quand il y a de l’enseignant, ce qui n’implique pas qu’il y en ait toujours quand il y a de l’S barré. » [AE, p. 300] Comme il va dans la suite définir un type d’enseignant différent pour chacun des discours, la dernière remarque nous montre que la lecture des discours n’est pas univoque, et nous serons amenés à préciser à quelle condition il y a, dans un discours donné, de l’enseignant. Mais déjà sa façon de situer d’emblée l’enseignant en $ demande quelques justifications. En effet, pourquoi ne pas identifier l’enseignant à celui qui se ferait le porte-voix du savoir, en S2 donc ? À cause de la division du sujet justement, qui fait qu’à entrer dans le savoir représenté, S2, le sujet en sorte du même mouvement, de ne pouvoir s’y réduire. Ceux qui connaissent l’enseignement de Lacan peuvent y reconnaître une référence explicite au double mouvement de « causation du sujet », aliénation et séparation, qu’il a produit dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [10], en 1964.
42Cette essence de l’enseignant en $ ne se déduit donc pas de l’écriture des discours mais de la théorie du sujet divisé, qui lui est préalable. Par contre, le statut de l’enseignant lui est assigné par le discours dans lequel il s’inscrit.
43Suit un commentaire par Lacan des quatre places possibles de l’enseignant en $ selon les discours, avec la logique qui commande à chacun son mode de fonctionnement.
DM
44Il commence bien sûr par le discours du maître, premier à s’écrire, car c’est celui de l’inconscient, de la production du sujet par la chaîne signifiante.
45Dans ce discours, où $ se situe en bas à gauche, sous le signifiant maître, l’enseignant est le législateur. Sa figure historique est Lycurgue.
46Quatre conséquences s’en déduisent pour Lacan :
- Il n’y a pas à s’étonner que nul ne soit censé ignorer la loi, car c’est le maître, celui qui a la parole, la parole de commandement, qui la fait. Il est donc juge et partie en même temps.
- La jouissance, produite en a, en bas à droite, est dans ce discours représentée par un signifiant, S2. Elle est ainsi présentée comme raison idéalisée. Nous pouvons dire aussi bien justifiée, avec les résonances religieuses de ce mot. Car cette raison idéalisée peut prendre la forme d’une transcendance, ou s’incarner dans une version laïque de la déesse Raison chère aux Lumières, qui n’en obéit pas moins à la même logique.
- C’est ainsi que Hegel lie l’esclave, S2, à la promesse que cette idéalisation lui permettra, par son travail, d’atteindre à l’absolu, « que l’absolu de l’empire du maître sera son empyrée à lui. » [AE, p. 300] Au contraire, la distinction entre S1 et S2 permet de dévoiler ce que cette promesse comporte d’illusoire, le S2 réalisant son idéal aussi loin qu’il le peut ne pouvant jamais atteindre au statut de S1. On sait que c’est formé à l’enseignement de Kojève que Lacan a produit cette critique de Hegel, et qu’il ne manque jamais de rendre hommage à l’humour de son compagnon d’étude et ami Raymond Queneau qui dans son roman Les dimanches de la vie a ridiculisé cette prétention. Là encore, Lacan poursuit sa phrase : « il peut atteindre ce dimanche de la vie, dont un humoriste a fort bien crayonné la farce dont, à s’en faire l’assidu, il n’avait pas perdu le nord. » [AE, p. 300]
- Comme dans le séminaire L’envers de la psychanalyse et dans le texte « Radiophonie », qui sont contemporains à cette allocution, Lacan poursuit sa critique de Hegel par une critique du marxisme : « Le plus drôle, c’est encore ce qu’on s’imagine en politique d’avoir corrigé de l’entreprise, alors que c’est de là que Hegel triomphe en l’improbable duperie qu’il avoue : de la ruse de la raison. » [AE, p. 300] Le propos est là assez léger, mais pas moins radical que les passages plus explicites qu’il consacre à la question du désir du prolétaire, identifié au maître dans son inextinguible soif de jouir, dans le séminaire L’envers.
DU
47Nous poursuivons par le discours de l’Université où le savoir vient à la place de l’agent, en haut à gauche. Il s’institue pour Lacan avec Charlemagne, pour préciser aussitôt que l’histoire ne suffit pas à décrire la structure. Nous pouvons ajouter qu’il faut connaître la structure, soit la logique de ce discours et ses conséquences, pour comprendre comment il est apparu à ce moment particulier de l’histoire qui a vu un changement dans le mode d’exercice du pouvoir du maître.
48Dans le discours de l’Université, le savoir est l’enseignement. Mais à passer à cette place, le savoir en est modifié : « L’enseignement est le savoir que cette place d’où il règne, dénature en somme. » [AE, p. 300-301] Le savoir comme objet de l’enseignement ne répond pas nécessairement au discours de la science, dont Lacan fait remonter l’apparition à Descartes, soit beaucoup plus tard, mais, d’être articulé, répertorié, archivé, il « dénature » le savoir-faire de l’esclave, c’est-à-dire le savoir inconscient, au service de la jouissance particulière d’un sujet. Ce n’est bien sûr pas d’instinct naturel qu’il s’agit, comme pourrait le faire supposer l’usage du terme « dénature », mais de la « dénaturation » qu’opère le symbolique sur le vivant, l’obligeant à se construire un mode de relation à la jouissance qui s’appareille dans la pulsion.
49Lacan joue ensuite sur le mot « somme », passant du somme de l’accumulation à la Somme, référence à Saint Thomas, puis au somme, le sommeil. Enfin, nous arrivons à l’enseignant : « Le sommeil du savoir engendre des monstres, à vrai dire policés : à suivre le guide, mon $, vous voyez que l’enseignant se trouve ici au registre de la production, ce qui ne sort pas du vraisemblable. » [AE, p. 301] Au fond, Lacan ne nous dit rien d’autre que ce qu’une sagesse populaire a énoncé de toujours : l’université sert à fabriquer des professeurs d’université. Mais quand on sait le peu de cas, pour ne pas dire le mépris, que Lacan proférait pour le vraisemblable nous devinons que ce n’est pas là l’essentiel.
50En effet, cette étude du discours universitaire est développée par Lacan à un moment historique bien précis : le début des années 1970, moment de grande crise dans l’Université qui a suivi les dits événements de Mai. Cette crise dans l’Université était due à ce qui depuis est devenu évident : la demande de la société dite de consommation à ce que l’Université soit « utile » et forme à la vie professionnelle. À l’époque, il était quelques étudiants et enseignants à se rebeller contre cette « évolution ». Lacan en profite donc pour montrer la dimension structurale de cette crise. Là encore, de façon radicale, voire brutale, Lacan dévoile la fonction de l’Université dans la place qu’elle assigne aux étudiants et aux professeurs.
51D’étudiants, il en est de deux sortes. Tous y reçoivent un enseignement, mais il en est certains parmi ceux-ci qui disposent de quelque chose de plus : ce sont les « gosses de maîtres », ceux en qui s’incarne dans ce discours le plus-de-jouir, a, situé en haut à droite, au-dessus du $ de l’enseignant. Ces derniers, qui « ont de famille la recette » pour se servir de l’enseignant, « relèveront les signifiants-maîtres qui ne sont pas la production, mais la vérité de l’Université. » Lacan ajoute que ce dispositif est éventé et donc distendu à Oxford et à Cambridge, « mais n’en garde pas ressort moins vif en des lieux d’impudence pas moindre ». [AE, p. 301] Plus brutale est la phrase qui, quelques lignes plus loin, définit la fonction de l’Université dans son rapport au savoir de la science : « chien de garde pour la réserver à qui de droit. » [AE, p. 302]
52Ces remarques acerbes ont depuis trouvé toute leur confirmation, et l’enjeu dénoncé par Lacan continue d’alimenter les débats actuels : il n’est que d’évoquer les récents propos du Ministre de l’Éducation nationale, pour qui il est grand temps d’enterrer l’héritage de mai 68 et de consulter les statistiques sur l’origine sociale des élèves recrutés dans nos Grandes Écoles, devenues des propriétés dynastiques.
53Mais n’importe quel savoir ne peut prétendre à venir à l’enseignement en place maîtresse, comme nous le montre le S1 sous le S2 : « le savoir doit par quelque point être savoir de maître, à faire quelques signifiants maîtres à faire sa vérité ». Lacan nous dit quels sont ces signifiants : « C’est la marque des arts dits libéraux dans l’université médiévale. » [AE, p. 301] Rappelons pour mémoire quels sont les sept arts libéraux, qui sont aux antipodes d’un quelconque savoir-faire d’esclave : la grammaire, la dialectique, la rhétorique, l’arithmétique, la musique, la géométrie, l’astrologie. Est-ce à ce vers d’Ovide : « Ingenuas didicisse fideliter artes, Emollit mores, nec sinit esse feros. », (en français : « Une formation solide dans les arts libéraux adoucit le caractère et ne lui permet pas d’être sauvage ») que pense Lacan, quand il précise de ces arts qui sont savoir de maître, que « la libéralité dont ils prennent mandat n’est rien d’autre… » ? [AE, p. 301]
DH, et la science
54On peut s’attarder, continue Lacan, aux exemples où l’usure du temps laisse très bien voir les fils de la structure, là où ils n’ont plus d’intérêt de ne plus rien conduire. Et il est vrai que le temps des cours seigneuriales, avec leurs distrayantes joutes érudites, est bien révolu, aussi Lacan poursuit sans tarder en examinant le statut de la science, d’autre conséquence dans le monde moderne que ces arts libéraux.
55La question qu’il pose est celle-ci : « Y faut-il l’Université ? » [AE, p. 301]
56Deux temps sont par Lacan évoqués : la philosophie antique, qui a donné au maître le désir d’un savoir, que rien n’impose puisque l’esclave est là pour le satisfaire avec son savoir. Ainsi, non seulement l’esclave est spolié de son savoir, mais cette spoliation se consomme dans un savoir autre, nouveau, qui se passe de l’esclave.
57C’est le discours de l’hystérique qui fait apparaître « un savoir comme production du signifiant maître lui-même, mis en place d’être interrogé du sujet porté à l’agent. » [AE, p. 301] À cette figure de l’hystérique interrogeant le maître, incarnée par Socrate, s’ajoute celle de Descartes qui, par son « balayage » des savoirs, énonce le radicalisme du sujet vide, barré de tout prédicat. Ainsi, Lacan répond à sa question sur la science, en utilisant le discours de l’hystérique et celui de l’Université : « la science se passerait pour se produire du discours universitaire, lequel par contre s’avérerait de sa fonction de chien de garde pour la réserver à qui de droit. » [AE, p. 302] Fin de phrase déjà citée, mais qui nous permet de préciser qu’aujourd’hui l’Université qui compte n’est plus l’Université des arts libéraux, mais celle de la science.
DA
58Resterait à parler du discours de l’analyste, où le savoir vient à la place de la vérité. S’y lirait le lieu de l’ambivalence de l’enseignant à l’enseigné, puisqu’il s’agit du même, $, qui produit ses signifiants maîtres inconscients. Cette production ne se soutient que de l’acte qui commande que la cause du désir soit l’agent de ce discours qui ne se tiendrait pas si le savoir exigeait le truchement de l’enseignement.
59Ce passage n’est pas moins dense que les précédents, il n’est pas plus incompréhensible non plus. Pour ne pas priver le lecteur du plaisir du déchiffrage, nous le prions de se reporter au texte originel, en espérant que ce qui précède lui en aura donné l’envie.
60C’est que notre propos était autre, celui de montrer la fécondité de l’abord du champ lacanien à partir des discours et nous avons commenté en partie la façon dont Lacan en usait sur cette seule question de l’enseignement. Nous laissons le lecteur juge du succès de notre entreprise, qui s’en trouverait amplement vérifié s’il lui prenait l’idée d’appliquer cette même petite machine d’écriture à d’autres questions essentielles, comme le gouvernement ou l’amour par exemple.
61Au moment donc de m’arrêter, je m’interroge encore : ai-je répondu, au moins en partie, à ma question sur l’intérêt de la démultiplication des discours par rapport au dualisme freudo-lacanien des débuts ? Il y a, me semble-t-il, des éléments de réponse, qui tiennent par exemple au changement de statut dans notre champ de la vérité dans son rapport au savoir, qui passe avec les discours du mythe à la structure. Mais je dirai surtout que les discours nous permettent de ne pas nous tromper de partenaire. S’y retrouver dans la structure d’un dispositif, ne pas s’y mélanger les pinceaux, est pour nos finalités plus qu’une aide précieuse, c’est une force extraordinaire.
Notes
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[1]
LACAN J., Le Séminaire Livre XXVII, L’envers de la psychanalyse, 1969-70, Paris, Seuil, 1991.
-
[2]
LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », 1953, Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 237-322.
-
[3]
Ibid., p. 321.
-
[4]
LACAN J., Le Séminaire Livre XV, « L’acte psychanalytique », 1967-68, non publié.
-
[5]
NAGEL E., NEWMAN J., GÖDEL K., GIRARD J-Y., Le théorème de Gödel, Seuil, 1989.
-
[6]
LACAN J., « Radiophonie », 1970, Scilicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, pp. 55-99.
-
[7]
LACAN J., « Allocution de clôture du congrès de l’EFP sur l’enseignement », 1970, Scilicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, pp. 391-399.
-
[8]
LACAN J., « L’étourdit », 1972, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 468.
-
[9]
LACAN J., « Allocution de clôture du congrès de l’EFP sur l’enseignement », op. cit. p. 297. Les références des citations extraites de cette allocution sont indiquées [AE, p.] dans le texte.
-
[10]
LACAN J., Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Paris, Seuil, 1973.