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Article de revue

Corps et langage

Pages 27 à 44

Notes

  • [1]
    LACAN J., « Joyce le symptôme », conférence publiée dans Joyce avec Lacan, Navarin éditeurs / diffusion Seuil, 1987, p. 33.
  • [2]
    LACAN J., Le Séminaire Livre X, « L’angoisse », Leçon du 8 mai 63, inédit.
  • [3]
    LACAN J. : « Joyce le symptôme », in Autres écrits, Seuil, p. 568.
  • [4]
    LACAN J., Le Séminaire Livre XIV, « La logique du fantasme », Leçon du 10 mai 67, inédit.
  • [5]
    Ibid., leçon du 30 mai 67.
  • [6]
    LACAN J., Le Séminaire Livre XIX, « …Ou pire », Leçon du 21 juin 72, inédit : « C’est le corps, et encore, faut faire attention, quand on dit c’est le corps. C’est pas forcément un corps. Parce qu’à partir du moment où on part de la jouissance, ça veut très exactement dire que le corps n’est pas tout seul, qu’il y en a un autre. C’est pas pour ça que la jouissance est sexuelle, puisque ce que je viens de vous expliquer cette année, c’est que le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’est pas rapportée, cette jouissance, c’est la jouissance de corps à corps. Le propre de la jouissance, c’est que quand il y a deux corps, encore bien plus quand il y en a plus, naturellement, on ne sait pas, on ne peut pas dire lequel jouit. C’est ce qui fait qu’il peut y avoir, dans cette affaire, pris plusieurs corps et même des séries de corps. »
  • [7]
    KOJEVE A., Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, p. 13.
  • [8]
    LACAN J., Le Séminaire Livre XXIII, « Le Sinthome » : « Le mais pas ça, c’est ce que j’introduis sous mon titre de cette année comme le sinthome », Leçon du 18 novembre 75, inédit.
  • [9]
    LACAN J., « La logique du fantasme », op. cit., Leçon du 7 juin 67.
  • [10]
    LACAN J., « Joyce le symptôme II », texte publié en 1979 aux Presses universitaires de Lille et repris dans Joyce avec Lacan, op. cit., p.35.
  • [11]
    Je me souviens par exemple du témoignage de l’un de nos collègues, Serge Zlatine, qui parlait de l’absurde de son corps à la dérive : « je n’étais que tension du corps vers la parole. L’apprentissage de la parole, quelle aventure chèrement payée… Parler, c’est souffrir. » Zlatine S., « Praxis de l’aphasie », in Transfert et interprétation dans les névroses et les psychoses, Actes de l’École de la Cause Freudienne, Juin 1984.

1La psychanalyse freudienne nous a appris à quel point le corps est affecté par le langage. Le symptôme de conversion hystérique en a largement fait la preuve. Mais cette preuve, il faut bien dire qu’on l’avait déjà à portée de la main car il n’a pas été nécessaire d’attendre l’invention de la psychanalyse pour soigner par la parole. Les vertus de la suggestion avaient été déjà largement exploitées et il ne faut pas oublier que Freud a pris son départ de l’hypnose, une expérience dans laquelle un sujet abandonne son corps à l’influence de la parole d’un autre qui peut prendre le pas sur sa volonté consciente. Ceci montrait déjà que l’homme, bien que doué de langage, n’est pas maître de son corps, celui-ci lui échappe et peut se mettre à suivre un ordre venu d’un lieu autre. Que notre corps nous échappe, nous trahisse, c’est un scandale ordinaire mais c’est toujours un sujet d’angoisse. L’angoisse mobilise immanquablement cette appréhension du corps comme tout à coup étranger, autre, voire même menacé dans son intégrité. Cette expérience de l’angoisse témoigne bien du rapport difficile et complexe du corps au langage ; à la fois il peut en pâtir, comme dans le symptôme de conversion hystérique, parce qu’il est trop dépendant de la parole de l’Autre mais en même temps, si pour une raison ou pour une autre ce lien vient à se défaire, alors c’est la catastrophe.

L’image du corps comme autre

2Jacques Lacan, à qui l’on a pu parfois reprocher de ne pas s’être préoccupé du corps dans la psychanalyse, est pourtant celui qui s’est penché sur les rapports primordiaux de l’être parlant avec son corps. Il a envisagé, dès ses débuts dans la théorie de la psychanalyse, que l’être parlant devait faire l’expérience de l’unité de son corps par le truchement d’une image qui lui est extérieure, autre donc. Mais il a rajouté que cette altérité imaginaire devait s’assurer d’une signification symbolique venant de l’Autre, de cette puissance symbolique incarnée à laquelle le petit d’homme aliène son existence en répondant à sa demande d’incarner l’objet de son désir. Un nouage précieux s’effectue donc dès le départ entre l’altérité imaginaire et l’Autre symbolique pour tisser au sujet une identité qui habille son être et pallie à une primitive béance que Lacan nous a fait toucher du doigt, ne serait-ce qu’en l’illustrant de la prématurité neurologique du nourrisson. C’est grâce à ce nouage du stade du miroir que le sujet pourra appréhender la réalité de son corps. La réalité du corps – nous rappelle Lacan – c’est l’idée qu’on s’en fait [1]. Dans l’idée qu’on s’en fait, il faut comprendre l’image et le signifiant qui la désigne. Or cette image et ce signifiant sont primitivement deux altérités pour le sujet. Il les reçoit de l’extérieur.

L’aliénation à l’Autre

3Dans ce trajet qui donne au corps son sens, Lacan introduit une dimension essentielle. C’est la dimension d’un reste. Dans cette transcription en image puis en signifiant idéal, quelque chose de l’être, une part est restée sans traduction. Cette part d’être, nous ne pouvons pas nous empêcher de la concevoir comme un intérieur opaque dont nous ne nous faisons aucune espèce d’idée. Il y a une part d’être qui ne s’extériorise pas, qui n’a pas sa traduction dans l’image du miroir. Mais, du fait même de la tentative de traduction, ce reste pousse à la recherche d’une traduction à l’extérieur. Ce qui est perdu de cet intérieur se recherche comme sens à l’extérieur. La recherche du sens à l’extérieur, c’est-à-dire l’adresse à l’Autre, est donc conditionnée par cette part perdue. Ce qui maintient les liens du sujet à l’Autre, c’est l’espoir de retrouver cet objet perdu. L’aliénation ne conduit pourtant pas à ce genre de retrouvailles. Lorsque le sujet s’aliène à l’Autre, il y gagne un corps mais il y perd une part de lui-même. Pour autant, cette part perdue ne peut qu’être considérée comme partie de corps, c’est « une part corporelle, elle est donc, essentiellement et par fonction, partielle. » [2] C’est en somme quelque chose qui ne s’imagine que comme un morceau de corps et comme tel il joue une fonction éminente dans la dialectique du désir. Car ce que le désir vise quand il s’adresse à l’Autre en lui disant des choses comme : « c’est ton cœur que je veux et rien d’autre », c’est en définitive cette livre de chair qui a été sacrifiée dans l’aliénation. Le désir opère donc une substitution métaphorique en désignant une partie du corps de l’Autre à la place de la part d’être perdue. De la même façon nous ne sommes objet de désir pour l’Autre, nous ne sommes son objet, que comme corps et précisément comme morceau du corps de l’Autre.

Le corps c’est l’Autre

4Le processus d’aliénation auquel Lacan a donné tant d’importance dans la constitution du sujet se joue donc autour du corps. C’est par le corps que le sujet s’aliène à l’Autre. « Puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. » [3] Et Lacan est allé jusqu’à dire : « Le corps c’est l’Autre. » [4]

5C’est une formule provocante, une sorte d’envers de l’Habeas corpus de la loi anglaise. Cette formule saisissante peut s’entendre à plusieurs niveaux. Notre corps nous apparaît comme une altérité, surtout dans les moments où il échappe à notre maîtrise, ce qui, disons-le en passant, est particulièrement insupportable au sujet hystérique. Mais dire : Le corps c’est l’Autre, c’est dire aussi qu’il appartient plus au registre de l’Autre de la parole qu’au sujet, qui s’en soutient plus ou moins bien. Le corps, envisagé sous cet angle, c’est donc essentiellement une unité signifiante estampillée par l’Autre.

6Ceci nous permet d’ailleurs de ranger notre corps dans une série d’autres corps et de nous constituer comme membre de tel ou tel corps. C’est une autre formule de Lacan : « L’Autre c’est l’ensemble des corps. » [5] C’est évident dans des formules comme : le corps social, le corps d’armée, le corps médical… bref, c’est envisager qu’un ensemble de corps peut faire corps. Et l’on ne s’arrête pas sur des formules qui désignent les participants d’un ensemble comme des membres dont certains sont mieux considérés que d’autres : la tête, ou le bras droit par exemple.

7Quand l’être humain accepte de ranger son corps dans une série d’autres corps il en fait un organe de relation. Le corps est naturellement le support du discours, c’est encore une formule de Lacan. C’est une lecture de la découverte de Freud concernant l’hystérie ; Freud a découvert que le corps de l’hystérique se faisait support du discours, en ce sens que ses symptômes s’y articulent en fonction du langage. « C’est quand même du discours que Freud a fait surgir ceci que ce qui se produisait au niveau du support avait affaire avec ce qui s’articulait du discours. Le support, c’est le corps. » [6]

8Que le corps soit naturellement support du discours, c’est une évidence à laquelle on ne penserait pas si l’on n’avait pas essayé d’instaurer des formes de discours qui pourraient se passer de la présence des corps. C’est ce qui se passe avec le réseau Internet, on y organise des réunions virtuelles ; pourtant ça ne marche pas vraiment parce que justement il y manque la présence des corps. Le corps est le support du discours.

9Cela dit, il faut souligner que le corps n’est pas le support de n’importe quel discours. Le corps est le support du discours dit du Maître.

La dialectique du Maître et de l’Esclave

10Ce n’est pas très étonnant que l’être humain fasse de son corps le support du discours du Maître, c’est-à-dire le lieu d’élection d’un exercice de la maîtrise, puisque ce corps capricieux qui lui paraît par instant tellement autre, il ne rêve que d’une chose : trouver le signifiant qui lui en donnerait la maîtrise. Ce qui lui permettrait par la même occasion de maîtriser le corps de son voisin, pour toutes sortes de raisons, la première étant de se l’approprier pour en jouir.

11C’est ce que Hegel nous a montré avec sa dialectique du Maître et de l’Esclave. Lacan a étudié ça de très près car il a eu la chance d’assister au séminaire de Kojève ; La phénoménologie de l’esprit est une référence majeure dans l’œuvre de Lacan.

12Pour Hegel, le désir humain se distingue du besoin animal parce qu’il n’a pas d’autre objet que la reconnaissance. Le Maître désire que son désir soit reconnu et pour cela il a besoin de se mesurer à un autre désir : celui de l’Esclave. Le désir de l’un est donc sous la dépendance du désir de l’autre. C’est cette dialectique au niveau du désir que Kojève a su dégager chez Hegel et c’est ce qui a retenu Lacan. « Le désir anthropogène – disait Kojève – diffère donc du désir animal par le fait qu’il porte non pas sur un objet réel mais sur un autre désir. Ainsi dans le rapport entre l’homme et la femme, par exemple, le désir n’est humain que si l’un désire non pas le corps mais le désir de l’autre. » [7] Cette formule a de tels accents lacaniens que certains ont cru reconnaître en Lacan un fils de Hegel. C’est une erreur grossière car Lacan est loin de partager la fascination de Hegel pour le maître du savoir absolu, pour l’idéalisme de la Selbst-bewusstein. Si Lacan reconnaît volontiers qu’il a pris la dialectique du Maître et de l’Esclave comme modèle pour son schéma de l’opération dite d’aliénation, il rajoute, contre Hegel, un processus de séparation dans lequel un objet – l’objet cause du désir – échappe à l’emprise du signifiant maître et s’avère être le véritable ressort de la dialectique qui a donc de beaux jours devant elle, n’en déplaise à l’inventeur de l’hypothétique Fin de l’Histoire.

13La figure emblématique du Maître hégélien représente la position de celui qui s’imposerait à lui-même l’alternative suivante : la liberté ou la mort. C’est ce qui lui permet d’affronter son adversaire et de le soumettre à une autre alternative : la liberté ou la vie. Sur le champ de bataille le Maître c’est celui qui ne craint pas de mourir parce que son idéal de maîtrise et son désir de se faire reconnaître comme tel sont plus forts que son instinct vital. L’Esclave, en revanche, c’est celui qui préfère la vie au pur prestige. Il accepte donc d’aliéner son corps au Maître pour continuer de vivre. Cette dialectique hégélienne est extrêmement féconde quand elle est lue par Kojève ; elle préfigure la structure de discours que Lacan inventera dans les années soixante-dix.

14En effet, si le Maître a besoin de l’Esclave tout autant que l’Esclave a besoin du Maître, c’est qu’ils sont pris tous deux dans un discours, c’est-à-dire dans un certain rapport de corps à corps ordonné par la parole. La position du Maître est caractérisée par le fait qu’il a renoncé à la jouissance de son propre corps, il se prive de jouissance. La position de l’Esclave est au contraire définie par la jouissance à ceci près qu’en conséquence, il perd la liberté de son corps.

15Le Maître est privé de sa jouissance. L’Esclave est privé de la liberté.

16Ce qui les unit dans un discours c’est que le corps de l’Esclave devient la métaphore de la jouissance du Maître, lequel n’atteint la jouissance que par l’entremise de son esclave.

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18On voit donc avec cette formule et l’écriture que j’en propose que la structure de ce discours qui range les corps, c’est-à-dire la structure du discours du Maître, repose sur ceci que l’un dit à l’autre : « ton corps est la métaphore de ma jouissance. » Je pourrais proposer plusieurs façons de lire cette formule.

19On pourrait tout d’abord remarquer qu’à quelques exceptions près nous sommes tous esclaves du Maître car c’est de lui que nous tenons notre corps comme signifiant et que nous avons tous cet idéal d’en devenir maître, tout comme l’Esclave hégélien fait du Maître son idéal. Le Maître n’est pas alors à considérer sous l’angle d’une personne physique, d’un autre vivant, mais bien plutôt sous l’angle d’un idéal, celui du signifiant Maître qui est supposé avoir vaincu la jouissance, l’avoir effacée. Dans l’écriture de Lacan, nous pouvons écrire ainsi cette relation du Maître au corps de l’Esclave :

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21S2 représente le corps comme Autre, c’est-à-dire le corps en tant qu’il est marqué du sceau du signifiant idéal. Cette formule est alors celle de l’éducation du corps, celle de l’hygiène par exemple.

Le corps possédé

22Cette question de l’hygiène est intéressante à considérer car à l’époque où le signifiant maître qui prescrivait ce que chacun devait faire de son corps était essentiellement religieux, c’était la religion qui se préoccupait de l’hygiène. C’est tout à fait net au niveau du judaïsme où l’hygiène alimentaire et corporelle prend des allures de rituels scrupuleux. Cela s’est assoupli avec la religion catholique, mais c’est revenu en force avec l’Islam. Bref, Yahvé, Dieu ou Allah, c’est le S1 auprès duquel le corps de l’homme doit être représenté, fut-ce au prix de quelques égratignures pour certains, les mâles notamment. Le dieu de la religion monothéiste est l’emblème de ce signifiant maître S1 qui doit régner sur les corps en même temps qu’il les reconnaît à son image, c’est-à-dire qu’il les élève au-dessus des autres créatures terrestres. Aussi, tout sujet qui fait montre de son incapacité à maîtriser son corps par son esprit fait par là même injure au signifiant maître divin puisqu’il en exhibe la défaillance. De tels sujets étaient alors, à une certaine époque de notre histoire, désignés comme possédés et soumis à l’exorcisme. Tout le monde s’accorde à dire que la plupart des possédés étaient des femmes, ce qui se conçoit bien si l’on pense que les représentants de l’autorité religieuse ont toujours été essentiellement des hommes.

23À partir du moment où le savoir du corps médical a été en mesure de mettre en ordre les évènements de corps, c’est lui qui a pris cette fonction du signifiant maître sur les corps. C’est quand la neurologie a pu fournir la preuve de la consistance de son savoir sur les racines nerveuses, leur anatomie, leur physiologie, que la conversion hystérique a connu ses plus beaux moments. Autrement dit, le sujet hystérique est un sujet dont le corps porte certainement la marque du signifiant mais c’est un sujet qui ne se résout pas à se soumettre au signifiant maître. Cette position par rapport au signifiant maître conditionne d’ailleurs ses rapports avec tous ceux qui se prévalent de ce signifiant, c’est-à-dire les maîtres.

Le corps de l’hystérique

24Les démêlés du Maître et de l’Hystérique sont tout à fait classiques. Ce sont des amours bruyantes. C’est sûr que rien ne séduit plus le Maître, rien ne le rend plus imbécile qu’une pauvre petite qui ne sait rien du tout, ou tout du moins qui feint de ne rien savoir du tout pour mieux le reconnaître dans sa position de maîtrise. Elle fait mine d’être son esclave et lui, ça le rend amoureux, il se déclare, mais elle le tient à distance parce que le corps à corps, ça ne lui dit rien, c’est son savoir qu’elle aime ; et du coup c’est lui qui devient son esclave. Cette pantomime, Lacan est allé, un peu imprudemment à mon sens, jusqu’à en faire le fantasme universel de toutes les hystériques. Le manque, la pauvreté, l’imbécillité, bref la castration imaginaire y serait exhibée comme valeur pour renforcer la position de l’Autre. Lacan a produit ça dans son séminaire Le transfert mais il me semble qu’il l’a laissé tomber par la suite. C’est aussi bien, car il ne faisait qu’accentuer le côté pantomime ; et le fantasme, c’est bien autre chose. Cela dit cette formule a quand même le mérite de souligner que le sujet hystérique passe son temps à vouloir s’assurer de l’Autre au point qu’elle, ou il, modèle son identité, son désir, au désir supposé de cet Autre. Cet Autre, il faut l’entendre dans le sens de l’illusion d’un lieu universel de tous les signifiants, c’est l’Autre comme ensemble consistant, ce qu’il n’est pas bien sûr. Face à l’illusion de cet ensemble, le sujet hystérique s’imagine et se constitue comme l’élément qui manquerait à cet Autre pour être complet. D’où la plasticité de l’hystérie. À l’époque où cet Autre est l’univers du pouvoir masculin, qui s’appuie sur l’autorité du Pater familias dont il s’agit de taire le désir sexuel, ça donne le stéréotype des hystériques de Freud dont les symptômes témoignent de cette sexualité refoulée.

25Évidemment de nos jours l’idéal du Pater familias ne fait plus recette et ça a fait dire à certains que l’hystérie n’avait donc plus de raison d’être, qu’elle avait d’ailleurs disparu. Autrement dit, maintenant que le pouvoir du père est sérieusement remis en question, que la femme a conquis son indépendance, qu’elle maîtrise son utérus, que le sexe ne se cache plus, la notion d’hystérie est obsolète. C’est évidemment faire preuve d’une vue un peu courte.

26Si nous prenons en compte le fait que l’hystérie se déduit du discours du Maître, pour pouvoir la reconnaître il faudrait d’abord reconnaître les signifiants maîtres qui orientent notre époque. Ce n’est pas une mince affaire. En apparence ces signifiants n’accentueraient plus, aujourd’hui, la différence des sexes et la primauté du masculin ; c’est ce que l’on peut constater. Mais est-ce si sûr ? Le discours féministe est dans son fond bien plus intolérant au féminin que ne l’était le machisme traditionnel. L’idéal d’un certain féminisme c’est un tout masculin, un tout phallique qui ne laisse pas de place au féminin. N’est-ce pas un refuge pour ce que nous pourrions appeler l’Hystérie post-moderne ? Ça permettrait de comprendre pourquoi elle prend volontiers aujourd’hui le masque de l’anorexie.

Le corps anorexique

27La conduite anorexique ne renvoie pas forcément à l’hystérie mais c’est tout de même assez fréquent. Dans ce cas, on voit que la patiente a choisi la position du Maître hégélien qui maîtrise le corps. Ce n’est pas par hasard que ce sont des filles brillantes, qui sont en tête de classe et qui intègrent de grandes écoles. Elles sont dans l’idéal du tout phallique et ce signifiant maître impose au corps de n’être que phallique, d’où le rejet de la féminité, voire même dans les cas extrêmes, le rejet de la vie.

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29J’ai recueilli récemment le témoignage d’une jeune femme anorexique qui m’a raconté son parcours. Ce qui était frappant, c’est qu’elle parlait en position de maître qui détient un savoir, elle n’avait aucune question. Elle recensait toutes les théories qu’elle avait apprises et dont elle se servait pour en rajouter sur le signifiant maître pour soumettre son corps ; en fait je pourrais dire qu’elle donnait corps à une théorie sur l’anorexie. Son anorexie avait débuté dans l’adolescence à l’occasion d’une déception amoureuse : le copain l’avait laissée tomber parce qu’elle se refusait à avoir une relation sexuelle avec lui. Elle l’avait choisi sur un mode narcissique : c’était le plus beau garçon de la classe. Le père, comme c’est souvent le cas, est décrit comme un homme charmant, fier de sa fille, mais pas assez attentif à sa femme. Elle lui reproche de ne pas lui avoir transmis ce qu’il fallait pour pouvoir être une femme. Au fond elle se plaint de l’impuissance paternelle mais elle choisit ses compagnons sur ce modèle. Elle avoue qu’elle imagine dire à l’un d’entre eux : « viole moi ! », mais elle rajoute aussitôt que s’il le faisait ce serait raté car il n’aurait fait que lui obéir. Avec la mère c’est le grand amour, les grandes confidences mais dernièrement elle lui a fait un caprice quand elle s’est aperçue que sa mère avait organisé le repas du réveillon : elle ne lui reconnaissait pas sa fonction de maîtresse de maison, elle refusait de se soumettre à son menu. Il faudrait rajouter que le dernier épisode anorexique est survenu suite à sa nomination à un poste de responsabilité dans une entreprise prestigieuse. Elle a été recrutée par deux ingénieurs aux vues de son parcours remarquable. Elle a donné le maximum mais s’est épuisée à la tâche. Alors que tout son discours est centré sur les bons sentiments, un lapsus fait surgir le signifiant haine qui caractérise assez bien la lutte à mort de pur prestige qu’elle engage avec ses congénères.

30Pourquoi retenir le diagnostic d’hystérie ? Parce que la question qui la tenaille c’est la question de la féminité, même si elle la traite à sa façon en n’en voulant rien savoir. Ce qui donne d’ailleurs à cette patiente intellectuellement brillante et cultivée des accents de débilité. Évidemment ce qui caractérise cette position hystérique c’est qu’elle ne se présente pas comme symptôme à déchiffrer. La patiente n’a pas de question, elle vient avec un maximum de réponses, ce n’est pas avec son manque qu’elle s’adresse à l’autre, parce qu’à l’entendre elle ne manque de rien, elle est plutôt gavée. Si elle vient consulter c’est un peu contrainte et forcée par son entourage, parce qu’elle-même ne parle pas de souffrance, tout va très bien. Sa souffrance, c’est son corps qui l’exhibe et c’est l’entourage qui la voit, mais elle, elle n’en dit rien parce qu’elle est indifférente à cette souffrance du corps.

31Ce qui rend le traitement psychanalytique difficile en pareil cas, c’est qu’une analyse n’est possible qu’à partir d’une souffrance exprimée sous la forme d’un symptôme qui témoigne de la division du sujet et qui se présente comme question adressée à un autre supposé savoir. C’est ce que la technique d’écoute de Freud a favorisé et c’est ce que Lacan a appelé l’hystérisation du discours. Une analyse ne devient possible qu’à partir du moment où le sujet abandonne sa position de maîtrise et entre dans le discours hystérique :

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33Il ne faut pas confondre la névrose hystérique avec l’hystérisation du discours. Tout analysant doit en passer par l’hystérisation de son discours pour s’adresser à un psychanalyste. On voit bien que dans certains cas des sujets véritablement hystériques refusent cette hystérisation du discours et restent enfermés dans leur position de maîtrise.

Le corps à corps

34Revenons donc à notre formule de l’aliénation du corps de l’Esclave au discours du Maître. J’en ai annoncé plusieurs versions. La première c’était l’emprise du signifiant maître S1 sur le corps ; nous venons de l’illustrer avec l’anorexie hystérique.

35Une autre lecture possible, c’est de considérer cette formule comme la formule d’un véritable corps à corps où l’un fait de l’asservissement du corps de l’autre la condition de sa jouissance. C’est typiquement la formule de la libido masculine. Pour celui qui veut se faire reconnaître comme porteur du phallus, c’est-à-dire celui qui veut être représenté par ce signifiant maître qu’est le phallus, la jouissance s’atteint dans le corps d’une femme qu’il a choisie sans le savoir parce qu’elle a quelque ressemblance avec la cause de son désir, c’est-à-dire avec cet objet qu’il aurait soi-disant perdu dès le départ et après lequel il court. En S2 on inscrit alors une femme qui se prête comme corps pour métaphoriser la jouissance de son partenaire.

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37S1→S2 représente alors la copulation signifiante telle qu’elle s’inscrit classiquement dans l’inconscient, même si elle est bien loin de rendre compte de la réalité de ce rapport hasardeux et improbable entre les sexes. Cette fonction d’une femme dans le désir d’un homme, Lacan l’a assimilée à celle du symptôme. Ça se conçoit bien dans la vie de tous les jours. Quand vous connaissez un collègue de travail mais que vous ne connaissez pas sa compagne, le jour où il vous la présente, vous découvrez quelque chose de lui, quelque chose que lui-même n’aperçoit pas. Ce que vous voyez là, c’est quelque chose de sa jouissance. C’est ça le symptôme, c’est une marque de jouissance.

38Mais le symptôme suppose aussi la croyance. On croit que ça veut dire quelque chose. Si un homme choisit une femme comme symptôme, c’est qu’il croit qu’elle va pouvoir dire quelque chose de l’irreprésentable de sa jouissance. Il croit qu’elle va pouvoir transformer cette jouissance en quelque chose de représentable qui lui soit accessible, tout comme l’Esclave de la fable de Hegel transformait la nature par son travail pour la rendre accessible au Maître. À ce titre on aurait pu dire que l’Esclave est le symptôme du Maître. Je ne crois pas que Hegel ait accentué cette question de la croyance entre le Maître et son esclave mais enfin, du côté de la comédie antique, les esclaves trompaient leurs maîtres crédules pour le plus grand bonheur du public. La tradition s’est perpétuée chez Molière, chez Marivaux et autres. C’est à mettre en relation avec la figure du mari cocu qui est un ressort comique tout aussi classique. Lorsqu’un homme est amoureux d’une femme, il est prêt à la croire quoiqu’il arrive. Le comique, au théâtre, c’est quand il est bien le seul à la croire puisque les spectateurs ont été pris à témoins de la présence d’un amant dans le placard. Bref, une femme est un symptôme pour un homme en ce sens qu’elle représente quelque chose de sa jouissance, qu’il n’en sait rien mais qu’il la croit. Structurellement dans l’économie de la libido masculine la position féminine est une fonction de symptôme.

39Comment une telle position peut-elle être tenable ?

40Elle n’est tenable que dans la mesure où le sujet féminin ne se confond pas avec sa fonction de symptôme pour le partenaire, dans la mesure où elle n’y est pas toute. Elle lui concède beaucoup de choses mais pas tout. C’est ce qu’elle lui fait entendre à l’occasion quand elle lui dit : « Tout, mais pas ça ! » C’est bien parce qu’elle pose ce mais pas ça qu’elle peut tenir cette place du symptôme. Évidemment le ça en question ne lui appartient pas, c’est l’affaire de son partenaire, elle n’a rien à voir avec, mais par contre ce qui la caractérise elle, c’est ce qu’elle en accepte, c’est la limite qu’elle fixe, c’est son « mais pas ça ». Dans son mais pas ça[8] elle énonce sa place de sujet et cette place ne se confond pas avec le ça du partenaire.

41C’est là que notre écriture fondée sur la dialectique hégélienne s’avère réductrice car elle ne laisse pas de place au mais pas ça de l’esclave. Où situer la subjectivité de l’esclave ? Ne peut-il la vivre que par procuration en s’imaginant à la place du Maître ? C’est là que Lacan s’éloigne de Hegel. Il rajoute une dimension dans la dialectique hégélienne, celle du pas tout, du tout mais pas ça qui concerne l’esclave comme sujet.

La jouissance à la dérive

42« Si maître je suis, dit Lacan, ma jouissance est déjà déplacée, elle dépend de la métaphore du serf mais il reste que pour lui il y a une autre jouissance qui reste à la dérive. » [9]

43Cette autre jouissance qui reste à la dérive, c’est la jouissance propre à l’esclave, celle qui n’est pas prise dans la métaphore du Maître, celle qui lui échappe.

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45Ceci veut dire que ce n’est pas dans son corps qui appartient au Maître que l’Esclave jouit, c’est ailleurs, et précisément là où une part de son être échappe au Maître. L’Esclave jouit d’un objet qu’il ne sacrifie pas au Maître. Cet objet reste en marge, il est situé hors corps dans la mesure où il ne fait pas partie du corps comme Autre, c’est-à-dire du corps signifiant.

46Cet objet est ce qui permet à l’Esclave de ne pas se confondre avec ce corps servile qu’il représente pour le Maître. C’est la jouissance de la vie qui fixe une limite aux exigences surmoïques qui imposent à l’être un modèle idéal mortifère.

47C’est aussi l’objet propre à une femme et qui lui permet de supporter la position de symptôme de son partenaire sans en subir le ravage, c’est-à-dire sans confondre son propre objet avec l’objet qu’elle représente pour lui. En définitive, cet objet à la dérive est ce qui rend asymétrique la relation de corps à corps et qui l’empêche de réaliser l’Un mythique.

48Cette écriture nous permet de saisir la position du sujet par rapport à son corps comme Autre. Il l’a sans l’avoir complètement puisqu’il appartient partiellement à l’Autre, puisqu’il est l’Autre au niveau signifiant et qu’il en porte la marque. Il l’a donc mais en aucun cas il ne l’est.

49On pourrait dire que l’hystérique accentue ce rapport de distance entre le sujet et son corps. La conversion hystérique est toujours plus ou moins marquée par la belle indifférence. C’est-à-dire que le sujet hystérique se met ainsi à la plus grande distance de ce qui se passe au niveau de son corps qui porte la marque du symptôme, il s’en désintéresse. Il l’abandonne à l’Autre sans pour autant s’abandonner car ce corps il l’a déserté, il est ailleurs, d’où son penchant pour les interventions chirurgicales : se soumettre comme corps sans y être comme sujet. C’est sans doute sur le même principe que les hystériques du temps de Bernheim se soumettaient si facilement à l’influence de l’hypnotiseur.

50Mais ce corps soumis à l’Autre dans la relation de symptôme, ce peut être aussi bien un autre corps, le corps d’une autre. C’est là la fonction de l’autre femme dans l’intrigue de l’hystérie féminine.

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equation im7

52L’hystérique vit par procuration, elle cède volontiers sa place à une autre pour le corps à corps. L’identification lui suffit alors pour être imaginairement à sa place dans le corps à corps et cette identification ne se fait pas sur n’importe quel trait : c’est préférentiellement au symptôme de l’autre qu’elle s’identifie. Par cette identification au symptôme, le corps de l’hystérique se met à porter la marque d’une copulation purement signifiante.

53Ceci nous permet de distinguer la position hystérique de la position féminine alors qu’on les a beaucoup confondues. Si ce qui caractérise la position féminine c’est la position qui consiste à se faire symptôme d’un autre corps, répondant ainsi à celui qui dit : « ton corps est la métaphore de ma jouissance », la position hystérique pourrait se définir comme le refus de cette position. L’hystérique refuse de se prendre pour une femme. Pas question d’être symptôme d’un autre corps parce que ça exige le corps à corps. « Une femme […] est symptôme d’un autre corps. Si ce n’est pas le cas elle reste symptôme dit hystérique, on veut dire par là dernier. Soit paradoxalement que ne l’intéresse qu’un autre symptôme. » [10]

54L’hystérique se fait symptôme dernier c’est-à-dire symptôme des symptômes, symptôme par excellence. Elle institue son corps comme lieu du symptôme non pas d’un autre ordinaire mais de l’Autre. C’est la figure de l’Autre qui l’intéresse, ce qu’elle cherche par dessus tout c’est le point où il est défaillant et c’est en cela qu’elle s’intéresse à son symptôme. C’est ce qui donne fréquemment à l’hystérie une fonction de soutien des causes perdues, de refuge des opprimés, etc. Quant à sa fonction de symptôme dernier, c’est ce qui fait que le sujet hystérique s’adresse à l’Autre en lui disant : « mon corps est le lieu du symptôme dont tu peux jouir à le déchiffrer. » C’est bien sûr ce qui a fait de la rencontre de l’hystérie avec la psychanalyse une longue histoire d’amour.

La coupure et la fonction du bord

55Ce que nous avons considéré jusqu’à présent, ce sont les démêlées du sujet névrosé avec son corps pris comme enjeu dans le processus d’aliénation et nous avons vu la fonction de cet objet à la dérive, cet objet hors corps qui échappe à la servitude imposée au corps du sujet par le langage ; il permet à ce sujet de ne pas se confondre entièrement avec l’image et la fonction de ce corps qui métaphorise la jouissance de l’Autre. C’est un objet en marge et pourtant c’est le lien le plus solide qui amarre le sujet à son corps, qui lui rend supportable ce corps, qui fait que son être ne lui est pas totalement autre. Il y a là un paradoxe car voilà un objet qui sépare le sujet de son corps, d’une certaine manière, et qui est en même temps ce qui le lie le plus sûrement à l’image de ce corps. Nous avons là une fonction de mise à distance, de coupure et en même temps un lien. Ce genre de paradoxe ne doit pas nous étonner si nous avons lu la métapsychologie freudienne. Ce n’est pas autre chose que cette logique qui prévaut dans ce que Freud appelle le bord pulsionnel ou zone érogène et qui est cette jonction partielle du corps du sujet à l’Autre. La pulsion part d’un bord pulsionnel du corps pour aller chercher au-dehors, du côté de l’Autre, sa satisfaction.

56Dans une optique lacanienne, la coupure est toujours envisagée comme engendrant la surface ; Lacan assimile le sujet à un être de surface et il va même jusqu’à rapprocher sa topologie de l’anatomie embryonnaire. Le corps comme surface, engendré par la coupure du signifiant, c’est ce que j’ai essayé d’écrire avec cette formule et je crois pouvoir dire que cette structure se montre à nu dans certains phénomènes psychotiques ; que l’on songe au vécu corporel du schizophrène ou aux conduites étranges de l’enfant autiste par exemple.

La bouche de l’enfant autiste

57Je me souviens d’un enfant autiste qui refusait de boire l’eau du biberon par l’intermédiaire de la tétine. Il enlevait systématiquement la tétine et ouvrait largement la bouche pour éviter que ses lèvres ne rentrent en contact avec le bord du biberon. Il faut dire que dans son histoire précoce il n’avait pas pu être allaité par sa mère qui présentait une rétraction du mamelon, il avait fallu appareiller la mère d’une façon un peu barbare. L’allaitement avait été pour cette mère un échec et avait même pris pour elle des allures de supplice. Cet épisode n’est évidemment pas la cause de l’autisme de l’enfant mais je pense qu’il illustrait déjà un sérieux défaut dans l’accrochage de ce sujet à l’Autre. La bouche est un bord pulsionnel dans la mesure où elle s’ouvre à l’Autre. Or tout me porte à croire dans l’exemple de ce jeune patient auquel je me réfère que son évitement absolu du contact avec le bord du biberon traduisait ce refus de l’altérité. Tout mon effort dans la cure avec cet enfant a porté sur la construction d’un bord à partir d’un premier collage envahissant et dévastateur. Il fallait introduire une coupure. À partir de là et de façon fugace un semblant de bord pulsionnel paraissait pouvoir fonctionner.

58Ce bord pulsionnel on pourrait le concevoir, dans l’écriture que je propose, comme cette barre oblique que j’ai inscrite et qui maintient le sujet partiellement à distance de ce que son corps représente pour l’Autre. À défaut, rien n’empêcherait le sujet de réduire tout son être dans l’incarnation de ce corps métaphore de la jouissance de l’Autre ; ainsi le sujet jouirait de l’Autre dans la position même où il est objet de la jouissance de cet Autre au lieu de viser son objet de jouissance à la dérive de cette aliénation. Il réaliserait ainsi une parfaite symétrie comme les deux moitiés d’un même être. Ce genre de rapport symétrique n’existe pas dans la relation érotique entre deux êtres parlants. C’est pourquoi Lacan énonce qu’il n’y a pas de rapport sexuel. C’est pour ça aussi qu’à la simple dialectique hégélienne il a rajouté cette issue du côté de la jouissance à la dérive.

59Il faut dire que dans la dialectique du Maître et de l’Esclave chez Hegel, le Maître représente la pure conscience de soi qui atteint un savoir absolu dans son rapport dialectique à l’autre, l’Esclave.

60En revanche, pour Lacan, le Maître c’est la figure de l’Autre et cet Autre n’a pas le savoir absolu, il est incomplet et il est inconscient ; et c’est pour cela que nous pouvons accepter de représenter l’objet de sa jouissance. Ce n’est pas une position trop risquée dans la mesure où l’Autre ne sait pas quelle sorte d’objet nous sommes pour son désir puisqu’il en est inconscient. Il y a donc en apparence deux parades au totalitarisme hégélien, c’est l’Autre comme inconscient et la part d’être, le résidu qui reste à la dérive. Mais ces deux issues n’en font qu’une car, encore une fois, la notion d’Autre suppose l’inconscience et l’incomplétude.

Une hypothèse

61À défaut de cette échappatoire, l’être du sujet serait totalement esclave de ce maître du savoir absolu, c’est-à-dire complètement otage du signifiant. On peut faire l’hypothèse que c’est à ce danger mortel que l’autiste échapperait en maintenant son être tout entier à la dérive de cette métaphore du corps comme Autre, c’est-à-dire tout entier en marge de l’aliénation. Ça permettrait d’expliquer les conduites corporelles paradoxales des autistes qui semblent ne pas souffrir physiquement comme s’ils n’avaient pas de corps. En effet, ils n’ont pas de corps puisque avoir un corps suppose qu’on accepte cette inscription de l’être dans la métaphore proposée par l’Autre. L’autiste n’a pas de corps parce qu’il n’est pas branché sur l’Autre, même s’il est totalement otage du signifiant. Il n’y a là rien de paradoxal si l’on sait faire la distinction entre le langage et l’Autre. L’absence de l’Autre laisse l’être totalement à la merci du langage ; c’est ce que nous enseigne l’expérience de la psychose et spécialement celle de la schizophrénie.

62Tous ceux qui se sont occupés d’enfants autistes ont pu apercevoir combien la présence de l’autre est menaçante pour l’autiste. Le souvenir que je garde de ma première rencontre avec la maladie mentale c’est l’image de ces enfants autistes qui s’automutilent. J’étais alors interne en médecine dans un hôpital qui hébergeait des enfants dits encéphalopathes. En fait, plus tard, j’ai pu mesurer qu’une bonne partie étaient autistes. Ces enfants passaient leur temps à des rituels stéréotypés et dès qu’on s’approchait un peu trop d’eux, ils abandonnaient leurs stéréotypies pour s’automutiler. Je me suis souvent demandé ce que ça pouvait vouloir dire.

63Si une altérité vient à s’opposer à cette homéostase de l’Un autistique, c’est la catastrophe ; l’autiste risque de passer du tout au rien en précipitant son être tout entier dans la machine du corps signifiant qui se met à jouir de façon infernale. C’est ce que certains auteurs ont appelé très justement l’identification ravageante. C’est pour éviter cette catastrophe que l’enfant autiste reste dans sa bulle, totalement à la dérive de l’Autre. S’approcher de lui et essayer de l’apprivoiser pour le faire rentrer dans un lien de parole ne peut que déclencher des catastrophes. Soit c’est le corps à corps avec l’autre dont l’autiste veut nier l’existence, soit c’est l’automutilation comme solution désespérée du sujet pour se désolidariser de ce corps qui devient tout entier otage du symbolique. C’est une tentative vaine car en taillant dans sa propre chair, l’autiste se révèle absolument identique à ce maître féroce et implacable qui ne peut jouir du corps qu’en le dépeçant. Si l’enfant autiste peut s’automutiler c’est parce qu’il ne connaît pas la douleur du corps.

Le corps douloureux du schizophrène

64L’enfant schizophrène, par contre, souffre, il a un corps douloureux mais il a un corps. J’ai dans l’idée que ce corps douloureux témoigne de la souffrance issue d’un processus d’incorporation du symbolique qui se répète parce qu’il échoue. Nul doute que l’incorporation du symbolique soit un processus douloureux, c’est un traumatisme de la naissance dont nous n’avons aucune espèce d’idée en dehors de l’expérience de certains, par exemple ceux qui sont sortis aphasiques d’un coma et qui ont du réapprendre à parler [11].

65L’incorporation du symbolique est toujours à refaire pour le schizophrène parce qu’elle échoue. Il n’empêche qu’il a un corps, même si c’est un corps en morceaux, et j’imagine que cette douleur traduit un intense travail psychique pour recoudre les morceaux. Ce travail est d’autant plus pénible que le schizophrène n’a pas l’usage du phallus pour faire rentrer la jouissance de son corps dans une forme acceptable par l’Autre. Ses douleurs ne peuvent donc pas se constituer en symptôme.

66Je pourrais rapporter ici le témoignage d’un jeune schizophrène. Au bout d’un an de cure cet enfant s’est mis à se plaindre d’avoir mal aux jambes. Au début c’était épisodique, puis c’est devenu assez constant. Il marchait de ce fait les jambes raides sans plier les genoux, ce qui rendait la marche difficile et embêtait sérieusement ses parents qui l’accompagnaient ; on pourrait dire que, littéralement, il traînait les pieds. Évidemment il n’avait rien aux jambes, tous les examens étaient normaux et quand il le voulait il pouvait se mettre à courir tout à fait normalement. On aurait eu envie de lui dire d’arrêter son cinéma, qu’il n’avait rien aux jambes, c’est ce qu’ont essayé les parents mais c’était peine perdue. On aurait été tenté aussi bien de donner un sens à tout prix à ses douleurs, les parents ont essayé ça aussi mais en vain. Personnellement j’ai pris le parti de ne pas douter de ses douleurs, d’autant qu’elles insistaient et qu’elles me semblaient témoigner d’un processus qui évoluait dans la cure, mais je me suis abstenu de leur donner un sens en forçant une interprétation. Il est clair que cet enfant ne peut pas fabriquer un symptôme, ses douleurs restent de purs non-sens qu’il faut accueillir et accepter. Elles ont fini par disparaître après que cet enfant ait réussi à me dire un jour : « Ça fait mal de parler. »

Notes

  • [1]
    LACAN J., « Joyce le symptôme », conférence publiée dans Joyce avec Lacan, Navarin éditeurs / diffusion Seuil, 1987, p. 33.
  • [2]
    LACAN J., Le Séminaire Livre X, « L’angoisse », Leçon du 8 mai 63, inédit.
  • [3]
    LACAN J. : « Joyce le symptôme », in Autres écrits, Seuil, p. 568.
  • [4]
    LACAN J., Le Séminaire Livre XIV, « La logique du fantasme », Leçon du 10 mai 67, inédit.
  • [5]
    Ibid., leçon du 30 mai 67.
  • [6]
    LACAN J., Le Séminaire Livre XIX, « …Ou pire », Leçon du 21 juin 72, inédit : « C’est le corps, et encore, faut faire attention, quand on dit c’est le corps. C’est pas forcément un corps. Parce qu’à partir du moment où on part de la jouissance, ça veut très exactement dire que le corps n’est pas tout seul, qu’il y en a un autre. C’est pas pour ça que la jouissance est sexuelle, puisque ce que je viens de vous expliquer cette année, c’est que le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’est pas rapportée, cette jouissance, c’est la jouissance de corps à corps. Le propre de la jouissance, c’est que quand il y a deux corps, encore bien plus quand il y en a plus, naturellement, on ne sait pas, on ne peut pas dire lequel jouit. C’est ce qui fait qu’il peut y avoir, dans cette affaire, pris plusieurs corps et même des séries de corps. »
  • [7]
    KOJEVE A., Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, p. 13.
  • [8]
    LACAN J., Le Séminaire Livre XXIII, « Le Sinthome » : « Le mais pas ça, c’est ce que j’introduis sous mon titre de cette année comme le sinthome », Leçon du 18 novembre 75, inédit.
  • [9]
    LACAN J., « La logique du fantasme », op. cit., Leçon du 7 juin 67.
  • [10]
    LACAN J., « Joyce le symptôme II », texte publié en 1979 aux Presses universitaires de Lille et repris dans Joyce avec Lacan, op. cit., p.35.
  • [11]
    Je me souviens par exemple du témoignage de l’un de nos collègues, Serge Zlatine, qui parlait de l’absurde de son corps à la dérive : « je n’étais que tension du corps vers la parole. L’apprentissage de la parole, quelle aventure chèrement payée… Parler, c’est souffrir. » Zlatine S., « Praxis de l’aphasie », in Transfert et interprétation dans les névroses et les psychoses, Actes de l’École de la Cause Freudienne, Juin 1984.
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