Notes
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[1]
Anonyme, Vœu d’un piéton, présenté à l’Assemblée nationale, Paris, 1789, p. 4.
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[2]
Anonyme, Pétition d’un citoyen, ou Motion contre les carrosses et les cabriolets, Paris, 1790.
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[3]
Anonyme, Qu’est-ce qu’un sans-culotte ?, 23 avril 1793.
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[4]
Vie de Jean Rossignol, vainqueur de la Bastille, édition d’Antoine de Baecque, Paris, Mercure de France, 2011.
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[5]
Anonyme, Vœu d’un piéton, présenté à l’Assemblée nationale, op. cit., p. 12.
-
[6]
Ibid., p. 11.
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[7]
G. Mazeau, « Décélérer, soumettre le temps (États généraux, mai-juin 1789) », Écrire l’histoire, n° 16, 2016, p. 83-89.
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[8]
B. Barère, Rapport sur la convocation des assemblées primaires, fait au nom du Comité de salut public, 27 juin 1793, Paris, Imprimerie nationale, 1793, p. 5.
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[9]
Anonyme, Le Législateur La Resource : périsse cent fois la France plutôt que je marche en rétrogradant comme une écrevisse, eau-forte, outils ; 12 x 18 cm, Paris, 1792.
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[10]
P. J. Barthez, Nouvelle méchanique des mouvements de l’homme et des animaux, Carcassonne, Pierre Polère, 1798.
1Depuis plus de deux siècles, la marche est une des manières d’exercer la citoyenneté. Pourtant, avant la Révolution française, le mot décrit avant tout le mouvement des troupes et, par extension, le genre musical qui scande l’avancée des soldats. Le mot ne renvoie d’ailleurs pas encore toujours au transport pédestre : « marcher » signifie alors « s’avancer ». Quant aux marches collectives, ce sont celles, plus anciennes, des processions religieuses et des cérémonies officielles, dans lesquelles les corps sociaux défilent conformément à leur rang dans la société d’ordres. Pourtant, de nouveaux marcheurs apparaissent. Les riches voyageurs du Grand Tour sillonnent l’Europe. Dans les villes qui « embellissent » leurs marges et boulevards, ceux que l’on appelle les « promeneurs » se multiplient, parcourant les contre-allées, déambulant entre les rangées d’arbres. Venue de la culture de cour, autant pratiquée comme une découverte de la ville que comme une mise en scène sociale, la promenade doit distinguer ses adeptes de ceux qui doivent marcher pour travailler. Les jambes droites, les mains posées sur une canne ou tenues derrière le dos, les promeneurs incarnent la civilité idéale des villes policées des Lumières, fondées sur le maintien du corps, l’ordre familial, le mouvement et la civilité bourgeoise.
2Mais la distinction passe aussi par le refus de la marche : sous l’Ancien Régime, les chaises à porteur protègent ceux qui ne veulent pas se salir ni se mêler à la population. Or la fin du xviiie siècle voit se multiplier les voitures à cheval, qui traversent littéralement les villes et campagnes, distinguant leurs passagers de la compagnie et des regards des gens ordinaires. Alors que les moyens de transport hippomobiles deviennent accessibles à la bourgeoisie, le simple fait de marcher symbolise de plus en plus les inégalités d’une société bousculée par l’essor de la richesse marchande. Parce qu’il renvoie à la multitude des silhouettes ambulantes liées aux petits métiers, le qualificatif de « marcheur », plutôt familier, relève du mépris langagier de la société d’ordres.
3Relégué à l’espace extérieur et aux intempéries, exclu de la vitesse qui commence à saisir les habitudes, le marcheur s’expose en outre aux nouveaux dangers de la rue. C’est à travers le thème des risques causés par les voitures et des injustices que celles-ci révèlent, que le « piéton » commence à devenir une figure politique.
4La critique des embarras urbains est une vieille rengaine, mais la Révolution française lui donne une nouvelle tonalité protestataire. Certains demandent que les cabriolets soient désormais réservés aux femmes ou aux personnes âgées : ces objets du luxe pourraient ainsi être convertis en outils d’assistance. D’autres se plaignent des risques que font courir les nouveaux modes de transport dans des voies souvent inadaptées. Grâce à ces plaintes, les piétons commencent à se définir comme les usagers et même les « ayant-droit » de la rue, définissant celle-ci comme un espace d’usage public, devant faire l’objet d’un partage négocié. Convertis aux vertus du libre commerce mais soucieux de rationaliser la circulation, les édiles municipaux prêtent parfois attention à ces demandes. En 1797, la municipalité de Paris va jusqu’à supprimer les fiacres, sauf ceux qui desservent la banlieue.
5Écrit dès juillet 1789, le Vœu d’un piéton, présenté à l’Assemblée nationale devient le manifeste politique du citoyen marcheur : « Je suis un piéton décidé, c’est-à-dire que je me sers tout bonnement de mes jambes pour me rendre où j’ai le dessein d’aller ; c’est un titre au reste que je partage avec les quatre-vingt-dix-neuf centièmes au moins des habitants de la capitale [1] ». Si la marche est une marque de citoyenneté, c’est parce qu’elle porte les valeurs du patriotisme : l’autonomie individuelle, l’honnêteté, l’universalité, puisqu’elle est accessible à tous les hommes et, enfin, la simplicité. Contrairement aux promeneurs ou aux passagers des voitures, le marcheur citoyen est vif, viril, laborieux et vertueux. Outils effrayants de l’empire féminin, les voitures seraient une « invention que la mollesse fabriqua pour insulter à l’indigence et à l’honnêteté », menaçant la société virile d’une grave dégénérescence. La marche est alors, fondamentalement, une activité virile. Si le piéton acquiert une dignité en étant défendu comme une victime des inégalités, le marcheur actif incarne quant à lui le pouvoir d’agir des plus humbles, mus par l’énergie du peuple [2].
6En 1793, la citoyenneté pédestre définit encore le « sans-culotte », devenu l’idéaltype du bon militant républicain, ainsi défini par un auteur anonyme dans un fameux texte : « c’est un être qui va toujours à pied, qui n’a pas de millions comme vous voudriez tous en avoir, point de châteaux, point de valets pour le servir, et qui loge tout simplement avec sa femme et ses enfants, s’il en a, au quatrième ou au cinquième étage. Il est utile, il sait labourer un champ, forger, scier, limer, couvrir un toit, faire des souliers et verser jusqu’à la dernière goutte de son sang pour le salut de la République. (…) Quelquefois, il marche avec sa pique, mais au premier bruit de tambour, on le voit partir pour la Vendée, pour l’armée des Alpes ou pour l’armée du Nord [3] ».
7Car le bon citoyen est aussi un homme d’ordre, qui sait marcher pour défendre la patrie, en prenant les armes ou en battant le pavé : venue du vocabulaire militaire, la « marche » désigne de plus en plus les protestations collectives qui, depuis plusieurs décennies, portent les populations depuis Paris jusqu’à Versailles, les conduisent sur les boulevards ou sur les principales places de l’espace urbain. Ce sont ces marches qui font basculer l’histoire en 1789 : celle du 12 juillet, qui aboutit à la « prise » de la Bastille, et celle du 5 octobre, lancée par des femmes, faisant basculer le centre de gravité du royaume vers Paris, nouvelle capitale, mais qui contraint surtout le roi à signer les principaux votes de l’été. Bien avant qu’elles ne prennent le nom de « manifestations », bien avant que leurs parcours et gestes ne se rodent, les marches politiques renvoient à des formes hybrides, entre rassemblements, défilés et déambulations plus ou moins improvisées, mais aussi comme des actes de courage, qui consistent à affirmer la légitime présence politique du peuple dans la rue policée. La marche est donc à la fois une prise et une occupation : comme l’affirme Jean Rossignol, le matin des Journées d’Octobre 1789, l’important est de tenir la chaussée [4].
8Au début de la Révolution, et même après le vote de la loi martiale (20 octobre 1789), le simple fait de marcher dans la rue est un acte d’insurrection et presque de guerre. C’est pourquoi les « foules » en marche sont d’abord décrites avec les mots du langage militaire, les « troupes », « bataillons » et autres « pelotons » se mobilisant pour « prendre » les bastions de l’Ancien Régime que constituent non seulement les prisons et palais, mais aussi, tout simplement, un espace urbain qui n’était pas encore réellement « public ». Une fois conquises et mises en partage, les rues sont ensuite parcourues et arpentées par les processions des deuils et fêtes révolutionnaires. Eux aussi décrits comme des « marches », ces rituels ont pour fonction de rejouer symboliquement la prise de souveraineté du peuple sur la rue, ou, pour certains militants, de marquer les territoires politiques, comme à l’été 1793, lorsque la pompe funèbre de Marat, récemment assassiné, sillonne le quartier des Cordeliers.
9La libération de la marche soulève bien le problème des usages communs de la ville. Pour l’auteur du « manifeste piéton » de 1789, le développement des nouveaux transports ont en effet livré la rue aux plus puissants : « il est inconcevable que près d’un million d’hommes soient exposés à des dangers sans cesse imminents, parce qu’il entre dans l’arrangement de quelques riches d’aller en voiture [5] ». La ville des Lumières, ouverte aux flux et aux échanges, est devenue un espace de concurrence où se mesurent les rapports de force, au péril des plus faibles. S’ils commencent à apparaître, les rares trottoirs ou espaces piétonniers ne protègent pas assez le peuple laborieux des embardées des chevaux ou de l’imprudence de certains postillons. L’auteur de la protestation propose donc de réduire la circulation des cabriolets dont les noms, inspirés de l’Antiquité ou des modes étrangères, sont en outre ressentis comme de véritables provocations vis-à-vis de ceux qui peinent à manger : les « whiskies » et autres « phaétons », conduits par les « jockeys » n’évoquent que l’arrogance de leurs propriétaires, éduqués aux références antiques, rompus à la consommation du luxe et ouverts aux produits étrangers.
10C’est en effet aussi contre un des effets de la modernité que réagit le citoyen-piéton de 1789 en défendant les vertus de la marche à pied : l’accélération de la vie quotidienne. Pour faire de la ville un territoire commun, il faut accepter de ralentir : « on partira une heure plus tôt, ou bien, au pis-aller, on se servira de ses jambes, qui tout naturellement nous ont été données pour marcher [6] », finit par écrire l’auteur. Cette attention au pas du plus faible vaut aussi en politique : avec la radicalisation qui touche le processus révolutionnaire dès 1789, la marche devient une des principales métaphores pour exprimer la discontinuité, l’accélération et l’échappée du temps. Vécue comme une « commotion » de nature électrique, la Révolution française fait naître la métaphore cinétique de la politique ; la « marche de la Révolution » ou la « marche de la République », après 1792, donnent la direction du nouveau sens de l’histoire, tourné vers le futur, porteur de progrès [7]. Si les révolutionnaires se sentent parfois dépassés par ce que Saint-Just appelle « la force des choses », si en 1793 Barère appelle à comprendre ceux qui, par défaut d’éducation ou parce qu’ils sont écrasés par les nécessités, « n’ont pas la force de suivre la marche de la révolution [8] », cette marche, pensée comme universelle, devient la nouvelle norme de la citoyenneté.
11Après 1795, alors que la Constitution libérale se fonde sur l’exclusion des « extrêmes », c’est cette conception métaphorique de la marche qui l’emporte, suggérant que le seul sens possible de l’histoire réside dans le centre politique. La ralentir, y faire obstacle, c’est être non seulement politiquement mais physiquement déviant. Les caricatures se multiplient pour dénigrer les royalistes, mais aussi les « jacobins », adeptes de la « marche rétrograde », reprenant le thème de l’homme-écrevisse, employé pour critiquer Necker après son départ du pays fin 1790 [9]. Alors que les manuels médicaux décomposent de plus en plus précisément les mouvements de la marche « naturelle », visant à optimiser son efficacité par la mobilisation de l’énergie des fléchisseurs et des extenseurs [10], alors que la tactique militaire accélère et normalise la cadence du pas des soldats, alors que les livres d’histoire inventent la Révolution comme la fille des Lumières libérales, ceux qui marchent à contre-courant de cette accélération sont décrits comme des « brigands » et des déviants. Au printemps 1795, celles et ceux qui prennent la rue pour demander « du pain et la Constitution de 1793 », sont violemment réprimés, participant à la dernière marche du peuple révolutionnaire. En octobre, c’est au tour des royalistes d’être massacrés par le jeune Bonaparte. Son arrivée au pouvoir en 1799 achèvera de mettre le peuple au pas de la République, puis de l’Empire. Le citoyen marcheur aura, provisoirement, vécu.
Notes
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[1]
Anonyme, Vœu d’un piéton, présenté à l’Assemblée nationale, Paris, 1789, p. 4.
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[2]
Anonyme, Pétition d’un citoyen, ou Motion contre les carrosses et les cabriolets, Paris, 1790.
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[3]
Anonyme, Qu’est-ce qu’un sans-culotte ?, 23 avril 1793.
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[4]
Vie de Jean Rossignol, vainqueur de la Bastille, édition d’Antoine de Baecque, Paris, Mercure de France, 2011.
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[5]
Anonyme, Vœu d’un piéton, présenté à l’Assemblée nationale, op. cit., p. 12.
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[6]
Ibid., p. 11.
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[7]
G. Mazeau, « Décélérer, soumettre le temps (États généraux, mai-juin 1789) », Écrire l’histoire, n° 16, 2016, p. 83-89.
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[8]
B. Barère, Rapport sur la convocation des assemblées primaires, fait au nom du Comité de salut public, 27 juin 1793, Paris, Imprimerie nationale, 1793, p. 5.
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[9]
Anonyme, Le Législateur La Resource : périsse cent fois la France plutôt que je marche en rétrogradant comme une écrevisse, eau-forte, outils ; 12 x 18 cm, Paris, 1792.
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[10]
P. J. Barthez, Nouvelle méchanique des mouvements de l’homme et des animaux, Carcassonne, Pierre Polère, 1798.