Notes
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[1]
Transformiste : artiste qui change de costume et adopte les manières du sexe opposé dans un spectacle. De cette manière, il « se transforme » en une autre personne, en un personnage qu’il imite, ou bien qu’il invente.
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[2]
Amanieradas, maniérées.
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[3]
De nationalité mexicaine, elle a remporté le concours de Miss Univers en 1991.
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[4]
D’origine vénézuélienne, elle a remporté le concours de Miss Univers en 1995.
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[5]
cistac Cuerpo y Territorio est une association civile, dont le siège est à La Paz, qui promeut les droits humains à partir d’une réflexion politique sur les masculinités.
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[6]
La Familia Galan en la rue Jaén de la ville de La Paz, exposition Somos Patrimonio. Tony Suarez : http://bifea.revues.org/docannexe/image/8098/img-1.jpg
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[7]
Trans, Lésbico, Gay y Bisexual, version bolivienne du sigle lgbt.
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[8]
Pro-vida qualifie les activistes pro-vie qui militent contre l’avortement.
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[9]
Jeu de mots sur Mal-criadas, les Mal élevées ou les méchantes bonnes [note du trad.].
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[10]
La danse de la kullaguada a des racines préhispaniques ; elle est liée à l’activité du tissage comme pratique cérémonielle et culturelle des hommes et des femmes des peuples indigènes dans leurs communautés. Actuellement, cette manifestation s’est convertie en danse « métisso-urbaine », où s’est formée une chorégraphie agile et coquette, liée à la production textile et à l’amour en couple. Elle se danse par couples distribués en deux files centrales de femmes accompagnées par deux files latérales d’hommes. Cette troupe de kullaguas est dirigée par le waphuri, guide et maître des fileurs, qui porte un costume ostentatoire et un très grand rouet. Ce personnage « masculin » hétérosexuel qui représente l’autorité, dirige la troupe des danseurs (Aruquipa et al., 2012 : 53).
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[11]
Il existe diverses interprétations de ce terme. À l’époque préhispanique, on appelait q’iwas les personnes douées pour entrer en communication alternativement, tant avec le monde spirituel masculin qu’avec le féminin. Au temps de la Colonie, ce vocable s’est dénaturé à travers l’interprétation espagnole et chrétienne : sodomite, homosexuel ou pédé ; il conserve cet usage péjoratif dans le sens commun.
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[12]
Danna Galan, Gran Poder 2012, dans le personage de la China Ñaupa. Fraternidad Vacunos, Tony Suarez : http://bifea.revues.org/docannexe/image/8098/img-2.jpg. Le waphuri Galan, Carnaval de Oruro 2012, Pablo Céspedes : http://bifea.revues.org/docannexe/image/8098/img-3.jpg - http://bifea.revues.org/docannexe/image/8098/img-3.jpg
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[13]
Danna Galan, exposition de photographies Somos Patrimonio, Tony Suarez : http://bifea.revues.org/docannexe/image/8098/img-4.png
« La famille Galan quitte le monde de la nuit et se lance dans les rues pour voir les réactions. Une vraie provocation. »
1J’écris à la première personne car mon approche de la Famille Galan est différente de celle de chacune des personnes ayant donné son nom à cette communauté particulière de sentiments ; mon récit relève donc d’une complexité d’actes et de souvenirs chargés d’une histoire politique. Ce parcours ne peut se comprendre sans évoquer le contexte de mes premières quêtes de liberté pour vivre et exprimer ma sexualité, mes plaisirs et mes désirs, quêtes marquées de blessures sur mon propre corps. Des blessures laissées par des personnes et des institutions, tels mon entourage familial, l’école et l’Église, qui ont tenté de me convaincre que mes actes étaient « contre-nature », que j’étais un « pécheur » et que je méritais un châtiment. C’est là que j’ai compris que le prix à payer quand on déviait de la naturalité sociale était très élevé. Ces premières marques d’assujettissement sont encore inscrites sur la carte de mon corps.
2Pour éviter de présenter un témoignage trop chargé de lamentations et de victimisations, je vous invite à suivre les traces de la Famille Galan. Cette famille, sans savoir ce qu’elle était en train de bâtir, s’est constituée au sein d’un espace affectif, un espace communautaire, qui nous a aidé-e-s à cicatriser ces traces que nous portions tatouées sur nos corps. Ce rituel, un acte de guérison par l’humour, le sarcasme, l’esthétique transformiste [1], et la fierté -pourquoi pas ? – nous a rendu-e-s chaque fois plus fort-e-s. C’est dans cet apprentissage, que nous avons compris que pour être libres et heureux, il nous faudrait, avant tout, nous débarrasser de la peur et c’est ce que nous avons fait. Promenons-nous et imaginons une ville de La Paz en constante transformation.
Dans le monde gay de la ville de La Paz, naissent Las Galan
3Pour connaître les premiers pas de la Familia Galan, il est important de les contextualiser dans la ville de La Paz des années 1990, lors de mes premières déambulations dans les milieux homosexuels clandestins, dans les bars de la place Pérez Velasco. À côté du point de rencontre appelé El Reloj, tout près, on trouvait le bar Holiday. Comment ne pas se rappeler cet espace openmind (sic) ? Ce n’était pas un lieu nécessairement gay mais la diversité des personnes en présence y était flagrante : on y trouvait des policiers, des homos et des prostituées, tous fraternisant dans le même espace. Ensuite il y avait un autre endroit appelé La Chicharra, un petit bar totalement gay, où traînaient les piliers de bar accompagnées de leurs « maris » ; elles étaient les patronnes, les reines de ces espaces, profitant de la nuit, dansant, se battant parfois pour leurs hommes. Ces deux lieux étaient fréquentés par une clientèle plutôt populaire. Outre ces bars, et parmi beaucoup d’autres, il est important de rappeler le Brasil et le Bolivianísimo, deux lieux caractéristiques fréquentés par la classe moyenne. On y trouvait des gays de tout âge, depuis les étudiants jusqu’à des professionnels, qui ne voulaient pas être confondus avec les « homos branchés » ou les « maniérées [2] » de la Pérez Velasco. Ironies de classe, toutes celles qui étaient sur la Pérez contrôlaient également ces espaces. Malgré tout, l’imaginaire de classe se maintenait dans une fiction très bien jouée. La caractéristique particulière des bars Brasil et Bolivianísmo, c’était la présence de gays appartenant à la classe moyenne – et de quelques hétérosexuels curieux – désireux de se différencier des travestis et des homos populaires en construisant une nouvelle culture gay, avec ses codes, ses langages et même des expressions artistiques des gays transformistes. Ce sont eux qui ont lancé le mouvement culturel, en montant des shows sur une scène qu’ils installèrent pour la joie et le plaisir de leur public.
4C’est au Bolivianísimo que s’est déroulé le premier concours de beauté transformiste au look « barbie » et Miss, en recherchant les transformistes qui ressemblaient le plus à une Lupita Jones [3] ou à une Alicia Machado [4] : deux Miss Univers des années 1990 dont les noms ont inspiré les pseudonymes de générations de transformistes. Parmi elles, Diana Sofía Galan qui, avec d’autres comme Andrea Nicole, Lupita Jones, Bárbara Palacios, s’est impliquée dans l’art du transformisme de compétition. Toutes sont venues pour être évaluées et critiquées par le monde gay qui élisait la reine transformiste. Dans cette tâche difficile, c’est Diana Sofía, l’une des meilleures candidates, qui avait le plus de chances de gagner.
5Qui est Diana Sofía Galan ? Son nom légal est Marco Salgueiro. Pour choisir son prénom, il s’est inspiré de Diana, la princesse de Galles et de Sofía, la reine d’Espagne ; il a retenu le nom de Galan parce que, selon lui, il symbolisait l’élégance masculine. Son prénom était donc la combinaison de deux beautés et son nom de Galan jouait sur les genres masculin et féminin. Diana, sans y penser, a institutionnalisé l’art du transformisme à La Paz ; fascinées par elle, par sa capacité transformiste, d’autres transformistes se rapprochèrent d’elle pour faire partie de son entourage. Diana, ou Marco Salgueiro, était danseur au Ballet officiel de Bolivie, l’un des premiers danseurs de l’époque. Imaginez quand il se transformait, les performances auxquelles il se livrait ! Il est rapidement devenu l’un des meilleurs transformistes de tous les temps. Diana avait un groupe d’amis très proches qui adoptèrent le nom de Galan en signe d’affection et de gratitude. C’est ainsi que Las Galan ont surgi, en 1997, avec un projet transformiste très féminin.
Les drag queens sortent pour provoquer
6Le groupe de Las Galan a dominé les espaces de beauté transformiste pendant nombre d’années, avec sa tradition de produire des reines transformistes ; parmi elles, Diana Sofía Galan (Miss Transformiste La Paz et Bolivie en 1996), Leonela Sabatini Galan (Miss Transformiste La Paz et Bolivie 1998), Satine Galan (Miss Transformiste La Paz et Bolivie 2002) et la liste continue. Mais pour beaucoup d’entre nous, ce type de transformisme, que j’appelle « transformisme barbie » n’était guère attrayant.
7Quand je me suis rapproché des Galan, autour de l’année 1998, j’ai eu de nombreuses conversations avec París qui était beaucoup plus audacieuse et ouverte à d’autres recherches. Ensemble nous avons examiné des projets transformistes et finalement nous avons adopté un transformisme drag queen, soit un transformisme créatif et exagéré (fig. 1). Nous avons poussé notre apparence à l’extrême, en lui donnant une connotation ludique et transgressive, perruques de couleurs, costumes stridents. Nos apparitions avec ces costumes colorés et des perruques tournesol sont restées mémorables. Ce fut un succès total ! Ces premières apparitions ont marqué le début de ce qui viendrait après : une exagération esthétique qui nous marquerait comme Famille encore aujourd’hui. C’est en 2001, que nous avons commencé nos apparitions publiques et massives, à l’écart du monde gay institutionnalisé, parce que nous avions compris la nécessité d’entreprendre un autre type d’action, plus proche de l’interpellation sociale, dans la rue. Notre première présentation publique a eu lieu au Festival de ciudadanía sexual « Placer en la Plaza » [Festival de la citoyenneté sexuelle « Plaisir sur la Place »] organisé par cistac [5] et le collectif d’activistes masque v à La Paz, auquel nous avions été invitées comme artistes drag queen. Le calendrier marquait le 2 décembre 2001 quand les couleurs de la diversité sexuelle se sont installées sur la place Avaroa, sous le parapluie de la citoyenneté sexuelle. Le Festival célébrait le 53e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’était un dimanche, en plein jour et à ciel ouvert. Nous n’avions jamais auparavant réalisé ce type d’action publique.
8Pour cette présentation j’ai pris le nom de Danna, en hommage à Danna International, la chanteuse et compositeure israélienne qui avait gagné l’Eurovision en 1998, la première femme transsexuelle à triompher dans un événement international, au milieu d’une grande controverse. La fascination m’a connecté avec elle et c’est ainsi que Danna est sortie en pleine lumière publique [6].
9Jusqu’alors mes apparitions avaient été clandestines, dissimulées par les lumières ténues et lugubres des discothèques nocturnes et vues seulement par des homos de connaissance. Ce festival a marqué le début d’une visibilité publique qui s’est renforcée avec les années. L’une des principales promotrices de cette aventure était la chercheure Susanna Rance, sœur politique, appelée K-os Galan. Elle s’est intéressée à nos activités et a commencé à travailler avec nous, les drag queen de la Famille Galan. Elle nous répétait constamment qu’elle voyait en nous toutes les théories performatives de Judith Butler : avec nos corps, les éponges, les talons hauts et les perruques, nous étions la déconstruction vivante du « genre naturel » disait-elle.
La famille Galan se reproduit
10Ces débuts irrévérencieux et novateurs ont amené une croissance rapide de la Familia Galan. Divers personnages intégrèrent notre projet avec un éventail de noms tels Kris-is, París, Dolor, K-os, Calipso, Pecado, Pasión, Vizio, Katrina, Alisha, Letal, Fatal, Irán, Macarena, entre autres. Pour paraphraser notre amie, l’écrivaine chilienne, Diamela Eltit (2007 : 122), c’était :
« Un ensemble de prénoms qui ont l’air d’être sortis d’un martyrologue digital qui aurait eu la fièvre, un martyrologue qui serait activé par le saphir d’une main gantée circulant sur un disque périphérique ».
12C’est à cette époque que le groupe s’est diversifié : il n’était plus composé seulement de transformistes mais aussi de personnes qui les aidaient ou les accompagnaient en tant que « fans » pendant les représentations. La Familia Galan a participé aux premières tentatives pour former un mouvement tlgb [7] en Bolivie. Nous avons donc participé aux congrès nationaux du collectif tlgb en tant que Familia Galan, remettant en question l’appartenance exclusive à une seule et unique famille biologique, ouvrant les portes à une vaste famille politique. Nous autodénommer famille était aussi une réponse aux groupes pro-vida [8] et aux fondamentalistes religieux, qui défendaient la famille nucléaire et avec lesquels nous avons eu de nombreuses confrontations publiques. Nous dénoncions les incitations à la haine et à la discrimination que ces groupes provoquaient constamment contre notre collectif. Notre proposition se basait fondamentalement sur la décision personnelle de choisir notre propre famille – une somme de sentiments, de projets communs, de fascination et de désir du transformisme comme moyen de lutte interpellant le binarisme du genre et de la sexualité.
13Notre seule présence était en elle-même une interpellation politique. Nos apparitions, de même que les transgressions urbaines sur le paseo d’El Prado, dans les rues, sur les places, dans les théâtres, les supermarchés, les discothèques et les fêtes publiques sont célèbres. Nous faisions irruption en divers endroits avec notre réflexion, scandalisant la population bolivienne. Nous avons même franchi les frontières de notre pays avec notre proposition. Le principal lieu de provocation des drag queen à La Paz était la place Murillo, face au palais présidentiel, symbole du pouvoir. Car c’est bien là que se concentrent les décisions d’exclusion mais également les conquêtes de libertés et de droits. Cet espace était donc l’espace idéal pour exprimer notre liberté face au pouvoir d’État, pour exercer notre citoyenneté en tant que Bolivien-ne-s à partir de nos corps transformés. Nous avons été quelques fois expulsées de cette place ; parfois sans succès parce que la population était notre principal bouclier. Les voix de la citoyenneté s’unissaient et parvenaient à repousser les policiers en leur rappelant que nous faisions partie de cette ville et que nous avions le droit d’être là. Ces manifestations d’affection des uns, de rage et de peur des autres, renforçaient la famille Galan. Nous étions la possibilité de liberté et de justice.
Les talons hauts sont nos instruments de pouvoir
14En tant que Familia Galan, nous avons donc cessé d’être un groupe de transformistes du style « barbie » pour devenir des figures androgynes, zoomorphes, drag queen, avec des perruques colorées et des costumes galactiques. Nous étions des figures ludiques et voyantes. Du haut de nos talons de 30 ou 40 cm, on dominait totalement le public et l’espace, les talons nous donnaient le pouvoir. On a continué à conquérir des espaces, les rues étaient notre territoire, même si de temps à autre il y en avait un qui se mettait à crier : « Pédés ». Alors du haut de nos talons, on pointait toutes le regard sur l’agresseur et il s’enfuyait mort de peur ; les gens se moquaient de la victime : il ne savait plus où se mettre. La hauteur était stratégique, elle nous donnait le pouvoir d’être visibles à grande distance.
15Notre présence était devenue incontournable dans les fêtes culturelles dominicales sur le Prado de La Paz. Nous avons même été citées dans divers discours publics en tant que patrimoine local par les autorités municipales. On apparaissait dans différents médias. Nous étions une icône de la diversité de notre cité. La notoriété acquise par la Familia Galan nous a obligées à assumer sérieusement notre rôle d’activistes. Nos apparitions et représentations comme drag queen, transformistes, drag monsters, drag animals, androgynes et groupies, n’étaient plus demandées seulement dans les espaces sociaux mais aussi dans le monde académique, dans des universités, des symposiums, forums et autres événements. Les talons, le maquillage, les faux cils et les costumes nous accompagnaient dans les actions publiques et les débats sur les corps politisés dans la société bolivienne. Cet activisme de rue a commencé à remettre en question les actions paisibles des groupes gays qui pensaient transformer la société depuis un bureau institutionnalisé. Nous, avec notre caractère provoc, on discutait et on leur jetait à la figure que le changement se fait dans la rue et non dans ces espaces fermés qu’ils commençaient à formaliser, avec une politique de cloisonnement social : les « ghettos gays ».
16La Familia Galan a eu une grande influence à l’intérieur du mouvement tlgb de Bolivie et d’autres groupes – comme Las Divas, la Familia Holiday, la Familia Anderson etc. – se sont approprié le transformisme drag queen. Les drag queens à partir de cette époque jusqu’à nos jours sont dominantes dans les actions tlgb, depuis les marches de l’orgueil Trans, Lesbien, Gay et Bisexuel en Bolivie jusqu’à leur présence dans les fêtes populaires, qui est une nouvelle marque d’apparition revendicative. La Familia Galan s’est introduite dans les espaces de l’art et de la culture ; elle a monté des expositions photographiques en divers lieux culturels, comme l’exposition « Langages corporels : Transgression transformiste » (2003), « Mon autre moi » (2004), « Mon visage reflète ma liberté » (2010), « Nous sommes un patrimoine » (2012), « La China morena : mémoire historique travesti » (2013), « Métamorphoses » (2014), « Mémoires collectives » (2015). Nous avons aussi monté des pièces de théâtre comme : Les mémoires de Katherine (2004) qui ont connu une grande répercussion sociale et médiatique, les « Malcriadas [9] » (2006) inspirées des Bonnes de Jean Genet, et le Fango Negro [La fange noire] (2004). Dans ces œuvres, on adaptait les dialogues des personnages féminins à ceux des travestis et des transformistes, interprétés par la Familia Galan, mettant ainsi en avant les histoires, les souvenirs, les pratiques et les discours de notre communauté. Notre intention était de provoquer et de pénétrer ces espaces artistiques réservés uniquement à des troupes de théâtre reconnues. La présence publique de la Familia Galan, de plus en plus importante, fait désormais partie de l’agenda culturel de la province et de la Bolivie.
À la conquête des fêtes populaires
17Nous limiter à l’esthétique transformiste drag queen ne nous suffisait pas. Un autre espace important d’irruption de La Familia c’étaient les fêtes populaires, nouveaux théâtres de conquête à travers la danse de la kullaguada [10] et le personnage du waphuri Galan (fig. 2, 3). Le waphuri est le chef des fileurs de la kullaguada qui fait partie du Carnaval de Oruro, l’une des festivités les plus importantes de Bolivie, classée chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité par l’unesco depuis 2002. Évidemment, nous avons donné au personnage du waphuri des valeurs trans- et une nouvelle esthétique avec talons hauts, costume ajusté au corps, en y incorporant des éléments comme le châle, le corset et les volants, sans compter le maquillage. Intégrer à cette festivité le waphuri Galan a provoqué une grande tension. Nous étions conscientes que le fait de « féminiser » un personnage masculin comme celui du waphuri, figure centrale de la virilité et du pouvoir, pourrait provoquer l’expulsion de la fraternité. Pour les folkloristes traditionnels, nous déformions la culture et trahissions le personnage. De fait, au début, ils ont menacé de nous interdire de danser, mais finalement ils n’ont fait que des commentaires. De toute manière, les gens attendaient le waphuri Galan, car il faisait partie fondamentalement de la kullaguada. À partir de là, nous ne fûmes plus que les quatre waphuris initiaux : de plus en plus de jeunes de la communauté tlgb recréent le personnage dans d’autres groupes de kullaguadas et dans d’autres festivités. Ainsi, la présence de ce personnage a renforcé la nôtre dans la culture populaire, en ouvrant la possibilité de réviser les apports historiques et culturels de notre population tlgb dans les fêtes populaires pour savoir qui nous avait précédées dans ces présences et désobéissances. C’est dans cette dynamique que nous sommes tombées sur le chanteur et compositeur Gerardo Rosas – né dans les années 1920 à Sucre, une des villes les plus conservatrices de Bolivie – qui, à partir du chant et de la danse des cuecas et des ballets de Chuquisaca, a beaucoup apporté à la culture populaire. On a peu écrit sur cet artiste singulier, homo d’antan, sans doute pour dissimuler ou annuler la présence de celui qu’on traitait de q’iwa [11] Gerardo dans le répertoire populaire. Retrouver son histoire et celle d’autres artistes comme Jaime del Río, autre artiste homosexuel contemporain de Gerardo, nous a permis de faire une archéologie de nos ancêtres, de ceux qui d’une certaine manière nous ont précédées dans nos luttes [12].
18À ces chanteurs populaires ont succédé d’autres homosexuels, qui ont créé le personnage des Chinas morenas, figures féminines de la danse de la morenada (voir Aruquipa et al., 2012). Dans les années 1960 et 1970, leur présence dans les fêtes populaires comme le Carnaval de Oruro, le Gran Poder de La Paz et d’autres fut une révolution : une provocation sociale à partir d’une esthétique irrévérencieuse où ils exprimaient leur orientation sexuelle, dans et à partir de la culture populaire.
19Avec leur pratique politique et leurs provocations que nous pouvions assimiler à la révolution sexuelle qui avait alors lieu dans les pays occidentaux, ils ont marqué une époque. En Bolivie, on défiait les codes conservateurs de la morale sexuelle avec des manifestations culturelles publiques modifiant l’histoire politique de la culture populaire. La présence des Chinas morenas est emblématique parce qu’elle a permis à des présences postérieures et actuelles d’avoir une continuité dans le temps, car la mémoire fonctionne comme un chemin ouvert qui donne les possibilités pour de nouveaux personnages. L’esthétique travestie, les apports trans à la danse, les mouvements lascifs, le baiser d’une China morena à un président à une époque de dictature, ont fortifié notre discours politique par le renforcement des provocations pédés envers un système dominant et conservateur.
Nous sommes les illustres filles de l’insolence
20Dans la Familia Galan nous sommes nombreuses et avec des intérêts divers. J’ai déjà raconté du point de vue de mon expérience quelques-uns des épisodes historiques qui soutiennent une action politique, exprimée depuis le monde académique et l’activisme, dans le livre que nous avons écrit avec Pablo C. Vargas et Paula Estenssoro (Fatal Galan) : Memorias Colectivas (2012). La Familia Galan nous sommes le produit d’une façon de voir, d’aimer et de vivre en famille, en cheminant par les rues de La Paz où les libertés se conquièrent jour après jour. Nous avons changé les manières de voir et de comprendre les sexualités et les genres possibles, en remettant sans cesse en question les visions binaires et essentialistes du système sexe-genre-sexualité, en utilisant le corps comme un discours politique, un espace de lutte, comme un défi actuel et historique aux visions conservatrices. Nous avons ainsi pénétré les veines les plus profondes de notre société et du point de vue de notre culture nous dialoguons et agissons avec toute la population qui ose rompre avec les préjugés encore existants. Nous avons su utiliser le transformisme comme un outil de lutte politique ainsi que l’exprimait, en 2013, Alfredo Muller, peintre controversé bolivien, à l’inauguration de notre exposition commune appelée Estéticas Galan :
« Les gens reconnaissent dans la Familia des icônes transboliviennes, et les associent avec l’exercice des droits et des libertés. C’est un mouvement esthétique, dont l’action politique est considérable et le propos social révolutionnaire, qui s’est emparé, symboliquement et physiquement, d’un espace dans le cœur du public. Non seulement comme transformisme, mais comme une idéologie qui tente de rompre avec ce qui est supposé normal dans la culture, l’éducation et l’information ; non seulement la sexualité et le genre mais pour repenser une véritable révolution sociale à partir d’autres points de vue. »
22Des rencontres comme celle-ci nous en avons eues avec beaucoup d’autres artistes, des photographes et des littéraires. Elles ont permis que notre présence devienne indispensable dans les fêtes populaires comme dans les galeries d’art de Bolivie, où notre travail permet d’interpeller le « politiquement correct » [13].
23Nous continuons à réfléchir et à théoriser nos actions. Nous ne sommes pas des victimes du système, nous le transformons. Nous ne sommes pas les filles oubliées du système, nous nous approprions les espaces qui nous conviennent. Nous sommes une famille parce que nous en avons décidé ainsi, nous voyageons dans nombre de pays, Diana Sofía Galan se trouve actuellement en Espagne avec d’autres sœurs : Jolie, Calypso, Miranda, Lulú, Rosa y Delito Galan. Macarena est en Argentine, Bolivia Galan aux États-Unis, et nous, on continue à La Paz, París, Alisha, Letal, Fatal, Katrina, Ila, Kea Grissi, Pecado, Vizio, Malicia et moi, Danna Galan. J’espère que ce bref voyage, par des lieux, des souvenirs et des écrits donnera l’envie d’en savoir davantage sur nous. Nous sommes séduisantes, royales, arrogantes et toujours FAMILIA GALAN.
Bibliographie
Bibliographie
- ARUQUIPA, D., ESTENSSORO, P., VARGAS, P. C., 2012. Memorias colectivas. Miradas a la Historia del movimiento tlgb de Bolivia, 363 pp. ; La Paz : Conexión Fondo de Emancipación, Serie Estudios e Investigaciones 5.
- ELTIT, D., 2007. La Familia Galan. In : Cruce de lenguas : sexualidades, diversidad y ciudadanía (R. Olea & K. Araujo, eds.) : 121-126 ; Santiago de Chile : Universidad Academia de Humanismo Cristiano.
Pour citer cet article
- Référence papier
- David Aruquipa Pérez, « Placer, deseo y política : la revolución estética de La Familia Galan », Bulletin de l’Institut français d’études andines, 45 (3) | 2016, 451-461.
- Référence électronique
- David Aruquipa Pérez, « Placer, deseo y política : la revolución estética de La Familia Galan », Bulletin de l’Institut français d’études andines [En línea], 45 (3) | 2016, Publicado el 08 diciembre 2016, consultado el 02 octubre 2017. URL : http://bifea.revues.org/8098 ; DOI : 10.4000/bifea.8098
Auteur
- David Aruquipa Pérez
- Militant activiste pour les droits humains, ex-président du collectif TLGB de Bolivie entre 2010 et 2014. E-mail : davidctor@gmail.com
- Articles du même auteur
- Trans y maricas en la « Primera cumbre Planetaria de Descolonización y Despatriarcalización » (La Paz, Bolivia, noviembre de 2015) [Texto completo] Publicado en Bulletin de l’Institut français d’études andines, 45 (3) | 2016
Droits d’auteur
- Les contenus du Bulletin de l’Institut français d’études andines sont mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Notes
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[1]
Transformiste : artiste qui change de costume et adopte les manières du sexe opposé dans un spectacle. De cette manière, il « se transforme » en une autre personne, en un personnage qu’il imite, ou bien qu’il invente.
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[2]
Amanieradas, maniérées.
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[3]
De nationalité mexicaine, elle a remporté le concours de Miss Univers en 1991.
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[4]
D’origine vénézuélienne, elle a remporté le concours de Miss Univers en 1995.
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[5]
cistac Cuerpo y Territorio est une association civile, dont le siège est à La Paz, qui promeut les droits humains à partir d’une réflexion politique sur les masculinités.
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[6]
La Familia Galan en la rue Jaén de la ville de La Paz, exposition Somos Patrimonio. Tony Suarez : http://bifea.revues.org/docannexe/image/8098/img-1.jpg
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[7]
Trans, Lésbico, Gay y Bisexual, version bolivienne du sigle lgbt.
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[8]
Pro-vida qualifie les activistes pro-vie qui militent contre l’avortement.
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[9]
Jeu de mots sur Mal-criadas, les Mal élevées ou les méchantes bonnes [note du trad.].
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[10]
La danse de la kullaguada a des racines préhispaniques ; elle est liée à l’activité du tissage comme pratique cérémonielle et culturelle des hommes et des femmes des peuples indigènes dans leurs communautés. Actuellement, cette manifestation s’est convertie en danse « métisso-urbaine », où s’est formée une chorégraphie agile et coquette, liée à la production textile et à l’amour en couple. Elle se danse par couples distribués en deux files centrales de femmes accompagnées par deux files latérales d’hommes. Cette troupe de kullaguas est dirigée par le waphuri, guide et maître des fileurs, qui porte un costume ostentatoire et un très grand rouet. Ce personnage « masculin » hétérosexuel qui représente l’autorité, dirige la troupe des danseurs (Aruquipa et al., 2012 : 53).
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[11]
Il existe diverses interprétations de ce terme. À l’époque préhispanique, on appelait q’iwas les personnes douées pour entrer en communication alternativement, tant avec le monde spirituel masculin qu’avec le féminin. Au temps de la Colonie, ce vocable s’est dénaturé à travers l’interprétation espagnole et chrétienne : sodomite, homosexuel ou pédé ; il conserve cet usage péjoratif dans le sens commun.
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[12]
Danna Galan, Gran Poder 2012, dans le personage de la China Ñaupa. Fraternidad Vacunos, Tony Suarez : http://bifea.revues.org/docannexe/image/8098/img-2.jpg. Le waphuri Galan, Carnaval de Oruro 2012, Pablo Céspedes : http://bifea.revues.org/docannexe/image/8098/img-3.jpg - http://bifea.revues.org/docannexe/image/8098/img-3.jpg
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Danna Galan, exposition de photographies Somos Patrimonio, Tony Suarez : http://bifea.revues.org/docannexe/image/8098/img-4.png