Notes
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Titre d’un film d’Édouard Luntz.
Une parenthèse enchantée dans votre merdier ?
1Le pont d’Austerlitz … Samedi 29 … ou 30 (?) février, 2013 je ne sais plus, j’ai oublié, la douleur n’est pas bissextile. Il faisait beau, atrocement beau, ce jour-là. Le froid mordant, un ciel trop bleu, d’un bleu questionnant l’éternité. Plein soleil ! Les passants allaient et venaient pressés et indifférents. Immobile sur le pont, le cœur cloué au vent, la mort dans l’âme pour de bon, je savais qu’une fois la Seine passée, un pan de ma vie s’effondrerait, que 25 années allaient tomber en poussière-souvenir.
2Apercevant sur les marches de l’institut médico-légal quelques silhouettes connues claustrées dans leur souffrance, je les ai rejointes. Ensuite, on nous a conduits dans une salle d’attente dont l’une des cloisons comportait un rideau beige tiré – après quelques minutes un homme en blouse blanche nous a demandés si on était prêt – j’aurai pu dire non si ça avait pu changer la donne – le rideau s’est ouvert sur une vitre et il est là étendu juste derrière, le visage grave et étrangement beau. Je sais bien ce que ça signifie, je sais ce qu’on est censé comprendre, mais comme les chrétiens orthodoxes je préfère dire et penser qu’il est « né au ciel ». Question de foi !
3Mars 2017, revenu sur mes pas : le pont d’Austerlitz me souvenant me rappelant le Ciel mordu, le froid trop bleu … 3 années presque 4 …
4Mais le temps n’adoucit rien, il entérine l’absence et encore. Le vide ne se comble pas.
5Une rame jaillit de la gare d’Austerlitz elle semble en avoir transpercé la verrière. Lancée comme une flèche, elle fonce à vive allure sur la voie ferrée aérienne enjambant la Seine, une voie d’abord droite comme un I se pliant au dos de la morgue pour s’enfoncer sous terre. Épousant cette courbe, la flèche se transforme en un ver géant pour rejaillir quai de la Rapée rive droite. Je suis des yeux la trajectoire du lombric métallique, je m’imprègne de tout ce qui entre dans mon champ de perception, stupéfait de constater que rien n’a changé.
6C’est toujours le même décor, la même rumeur. Tout est pareil : le chant des oiseaux, le cri des mouettes, le piaillement des étourneaux et des piafs qui se chicanent dans les arbres et créent des interférences mineures avec le trafic matinal sur la voie express. C’est toujours la même chose qui recommence jour après jour, toujours la même et toujours différente.
7Les gens qui passent là sur ce pont, ce sont les mêmes qu’il y a 3 ans – c’est la même fille sur son vélo hollandais, le même quinquagénaire tirant sa valise rouge en ahanant au-dessus du fleuve. Nous sommes tous des chats de Schrodinger, enfermés dans une boîte, passagers vivants et morts. Oui, la vie est passagère. Elle est un flux, une mer de jours et de nuits qui claquent au ponton de nos existences comme le sac et ressac …
Me souvenant me rappelant …
828 février 2013, 20 heures une nécro froide au jt du soir sur fond d’archives ina et de commentaires approximatifs « le chanteur DD retrouvé le jour même sans vie dans son appartement/Taxi Girl, l’Alain Delon du rock, « poète écorché vif » promis à devenir l’une des figures essentielle de la scène rock avant de se carboniser, il avait signé un « retour » flamboyant en 2004 au moment où l’on s’y attendait le moins. »
9Quelques heures plus tôt, mon portable sonnait. Une voix blême à l’autre bout me disant « Notre ami est parti. Il ne faut pas que vous l’appreniez à la télé. Pas ainsi ! »
10Désemparé, j’ai appelé Georges, son frère, alter ego musical de Daniel depuis 30 ans : « Je l’ai vu il y a deux jours ! Tu sais c’est le genre de rumeurs que j’ai entendu 100 fois alors il faut te renseigner, rappelle … »
11La gorge nouée, j’ai rappelé … On me parle de la commissaire de police du XIe, de l’ouverture d’une enquête, d’autopsie … Cette fois, c’est foutu …
12On l’a retrouvé assis en position de senkutzu, son cuir sur le dos, au pied de ce futon dont il avait au fil des années méticuleusement désossé l’armature pour finalement le rendre inapte à la position horizontale et se faire une couche non pas spartiate mais ascétique.
13En réalité, Daniel ne s’asseyait que très rarement sur une chaise ; agenouillé à même le sol, au pied d’un canapé, d’une table, piquant du nez parfois, sombré à fond de cale quelques minutes, il en ressortait soudain, s’arrachait aux limbes pour reprendre presque par magie le cours d’une conversation exactement là où elle en était.
14Un œdème pulmonaire foudroyant. C’est aussi con que cruel ! Comme si son corps rompu aux excès depuis 53 ans, méchamment malmené, avait soudain rendu les armes, décrété qu’il suffisait.
15Je ne parviens pas à comprendre. Quelque chose m’échappe et fait masse. Obsessionnellement, je creuse à l’intérieur de ces – dernières – heures comme on creuse une plaie … Je me souviens, me rappelle et j’essaie, j’essaie de fixer quelque chose qui ne peut l’être … Jeudi 28 février, 9 h 30 ou 10 heures, un rendez-vous avec un journaliste/Il est en retard évidemment, speed, bien sûr, … et fatigué – comme toujours, il n’a consenti qu’à très peu d’heures de sommeil, au bout de la nuit, une nuit, la dernière, passée pour bonne part dehors avec un ami …
16Brassant le chaos habituel qui règne dans son appartement, il le retourne en quête d’une botte, à la recherche d’un tee-shirt, d’un jean décent enfoui au milieu de cette mer de cd & dvd saccagés jonchant le sol, parmi une foule d’objets, qu’on écrasait allègrement au passage, couteaux, boîtes de médocs, vêtements, stylos, feuilles de carnets griffonnées, canettes vides ou non, et puis des centaines de livres aux couvertures déchirées, flinguées …
17Lui seul évoluait à son aise au milieu d’un tel bordel … Et puis, il attrapait son cuir et un livre au passage, glissait un carnet moleskine et un stylo dans la poche arrière de son jean, clippait son porte-monnaie à chaîne au Levis, avalait une poignée de pills accompagné par une rasade de bière, et, mettant enfin la main sur son portable vibrant et sonnant il claquait la porte, prenait l’appel en lançant « j’arrive mec, j’arrive bro » …
18…Ça se passait ainsi/Jusqu’à ce jeudi 28 février.
19On le trouvait insaisissable. Moi, je le trouvais saisissant. Saisissant tout au passage. Saisissant par sa force, par son charme, par sa façon d’en jouer et d’enjouer, par son attention aiguë et son regard, par ses contradictions, par une infidélité paradoxale, par ses conneries, des plus fameuses aux moins glorieuses, par cette nécessité de se saborder, par son ironie et puis par son rire … ah son rire ! …
20Daniel appartient à une génération au romantisme vénéneux exacerbé, une génération écartelée entre Action Directe et le Palace. Mais le plus frappant c’est finalement la filiation entre cette génération punk 1980 et la génération 1880 dite décadente. On pourrait longuement disserter sur les correspondances qui marquent ces fins de siècles/bords de précipice, montrer d’incroyables parallèles relevant moins d’un mimétisme que d’une sorte de mouvement d’âme collectif et individuel à l’aune d’époques charnières.
« La poésie n’est pas uniquement un produit écrit, soulignait Tristan Tzara, une succession d’images ou de sons, mais une manière de vivre. Nerval, Baudelaire et Rimbaud font pressentir le sens tragique de cette manière de vivre poétiquement ».
22Comme Rimbaud, Daniel se fit l’âme monstrueuse n’ignorant rien de l’étymologie de « monstrueux » : « faire remarquer » / se faire remarquer être hors norme … punk !
23Comme Rimbaud, Daniel voulut « Tout voir tout sentir, tout épuiser, tout explorer, tout dire ». Il aura cultivé de façon aussi fanatique et appliquée le désordre de son esprit, le dérèglement de tous les sens pour rester droit et vigilant.
24Bien entendu, qu’il était transgressif, dépassait ses – et les – limites avec une insatiable nécessité de s’aventurer au-delà, de tout absorber, tout voir tout connaître tout faire. D’éprouver jusqu’où le fil se tend sans rompre, d’aiguiser les choses au plus extrême pour les rendre supportables.
25C’est une façon de vivre, une attitude, une forme une beauté contre la laideur – le réel si sale qu’il faut le métamorphoser, prendre le contre-pied et contrepoint de tout jusqu’à aimer la crasse.
26Doté, ou plus exactement affligé d’une lucidité blessante, il savait que « la réalité frappe trop fort », Il avait une conscience suraiguë à la fois de l’environnement et de soi-même au sein de cet environnement, une conscience des possibles induits avec, chevillé au corps la nécessité de dépasser « la dose prescrite », de prendre les limites à revers, à contresens, d’aller au-delà, d’être en excès, cette façon de comprendre que tout est dans tout et que rien ne vaut rien et inversement – Ça a quelque chose d’écrasant, de terrible et vertigineux.
27Il lui arrivait en interview de se présenter comme « phobique social » expliquant que c’était le diagnostic que la médecine avait posé sur lui ; sa timidité n’était pas feinte, encore qu’elle ne fut que l’une de ses facettes. Mais, puisqu’elle se dressait entre lui et le monde, en retour, il l’avait dressée comme on le fait avec un animal sauvage, apprivoisée pour la transformer en force. Il l’avait converti en audace pour se faire Oseur et même Poseur.
28Plus qu’à celle d’un Rimbaud ou d’un Artaud, c’est à la trajectoire d’un autre poète, Roger Gilbert Lecomte que je pense. Méconnu, « maudit » si l’on veut, l’archange du Grand Jeu des années vingt et trente, a traversé son temps comme une comète. Très vite, le dandy voyant du Montparnasse des années folles a fait peur. Dans son journal, le trop « sensible » Follain se plaignait de l’odeur d’éther flottant autour du poète. Du coup, on l’esquive, on le fuit. Mis au ban du champ littéraire, Lecomte, sans une plainte, s’épuise dans sa quête harassante de drogue « lookin for an angry fix » pour nourrir « la Bête » qui avale sa vie.
29Seul, Daumal, son « Phrère » tentera l’impossible pour l’arracher à son addiction avant de se résoudre à jeter l’éponge pour sauver sa peau. Sombré à fond d’oubli pour n’avoir jamais su dire assez à la misère, Lecomte opéra pourtant sa mue pour se faire Voyant.
30Des correspondances oui, il y en a à la pelle, nombreuses et signifiantes à ceci près tout de même que là où la drogue, la poisse et le tétanos emporteront Roger Gilbert Lecomte. Daniel, lui, parviendra à rompre avec cette misère crasse, à briser le sortilège qui semblait l’exclure de la communauté des hommes.
31« Voyant », le mot est lâché … « Le Voyant, on le voit comme un clown, un saltimbanque. » explique Miller pour qui la plus grande terreur de l’homme est l’épanouissement de la conscience. Il sait que le calme et la paix ne s’acquièrent qu’au prix d’un combat intérieur que peu d’hommes osent, « Le commun des mortels ne peut consentir à payer un tel prix ». Or, non seulement Daniel a consenti à payer le prix de cette vie qu’il s’était d’une certaine façon choisie, mais il a su aussi éclairer sa conscience de tous les feux possibles quitte à se surexposer.
32Et cette vie ne fut pas moins difficile que la mort à la Crevel.
33Rien ne sert à rien … il aura appréhendé avec une acuité et une intimité cruelle cette évidence absurde qui échappe aux mots : la vie est irrémédiable, elle nous tue un à un. Il la défia, oui, autant qu’il s’en défia, avec ce mélange d’intelligence suprême et de stupidité consentie, sur le fil, funambule et voyant.
34Pour le rêveur qui se tient au cœur de la réalité, tout arrive trop lentement, avec trop de maladresse – même la destruction … Non, la vie ne va pas assez vite … S’il flirta avec la mort, c’est parce qu’il aimait intensément la vie, qu’elle nous dés œuvrait, n’allait sans doute pas assez vite et fort pour lui … Alors il l’accélérait, il la redressait. Pour la rendre gymnopédienne. Tout le reste est lit-thé-ratures. Ou journalisme.
« Tournez et tournez tourner encore /Tournez sans cesse approchez-vous du bord
Tournez dansez sans vous soucier du sort/Toujours jusqu’au moment de votre mort ».
36Son engagement dans le christianisme n’avait rien d’une posture pas plus qu’il n’a s’agit de s’acheter une bonne conduite ou je ne sais quelle sorte de supplément d’âme bon marché.
37Car la question a toujours été au centre de ce qu’était Daniel comme homme et de ce qu’il faisait comme artiste. Toute l’histoire du rock est encapsulée là-dedans depuis Elvis Jerry Lee ou Johnny Cash.
38Des deux voies possibles humides ou sèches, Daniel emprunta cette dernière, la seule possible lorsqu’on n’est pas touché par la Grâce, qu’on y travaille, la plus difficile parce qu’elle est parsemée d’embûches, et réclame une réelle assiduité.
39Cela fut non seulement la grande affaire de sa vie, quand bien même aurait-il fléchi de temps à autre, aura-t-il emprunté des voies pour le coup peu orthodoxes, et des détours nombreux, une quête ponctuée par quelques formidables jalons.
40Tout ça, et bien plus faisait de lui un être rare, hors norme, un passager comme on n’en croise peu.
41À la fin des années quatre-vingt-dix au moment où j’ai commencé un traitement de substitution, Daniel, lui, a décroché sèchement. De tout. Il est devenu abstinent presque du jour au lendemain. Plus de dope, plus d’alcool, aucun médicament, rien d’autre que du café et du thé. Pendant presque deux ans. Son ascèse impressionnait. Entré à NA presque par hasard, il s’est conformé avec une rigueur exceptionnelle aux préceptes volontaristes édictés par Billy W. et ses disciples. Il a respecté ce cadre dont les limites ne lui échappaient pas pourtant.
42Nous nous sommes vus presque quotidiennement pendant cette période. Il n’y avait pas grand-chose à faire sinon se refaire une santé en tuant le temps et attendre que ça passe en espérant que ça passe.
43Ce fut pourtant une période privilégiée, apaisée, peut-être même heureuse, au cours de laquelle nos liens se sont affermis.
44J’ai découvert un être très différent de celui avec qui j’avais déjà partagé tant de moments, un homme d’une humilité, d’une bienveillance profonde, et sans doute fragilisante que la came brouillait.
45Hélas, Il n’a rien écrit pendant deux ans. L’abstinence avait bloqué tout processus créatif. Du moins c’est ce qu’il affirmait consterné par ce qu’il prenait pour une stérilisation. Je n’étais pas tout à fait de cet avis, j’estimais qu’il l’avait décrété un peu vite, je l’incitais à plus de patience mais au fond dès l’instant où il a pensé ainsi, je savais ce que cela signifiait. Finalement, il a renoncé à renoncer. Il n’y a pas à juger, il n’y a même rien à dire sinon que sa décision m’a profondément désolé et inquiété. À raison : ça s’est soldé par un séjour à l’hôpital peu avant la sortie de Crèvecœur en avril 2004.
46C’est un lieu commun que de prétendre que le succès ne change rien. Bien sûr, que le succès du disque a changé les choses pour Daniel, il a changé aussi le regard des autres sur lui. Mais, il ne l’affecta, ni ne l’infecta, pas en profondeur. C’en était même assez déconcertant : il accueillait très simplement ce regain de célébrité, en appréciait les bons côtés, s’accommodait du reste.
47Daniel ne déménagea pas, ne changea pourtant ni de façon d’être ni de façon de vivre. Il restait ce passant noctambule que l’on croisait le soir au Virgin sur les Grands Boulevards ou vers la Bastille.
48Ce qui me frappait, c’était son détachement, un détachement de plus en plus prégnant à mesure que le temps passait, empreint d’une gravité profonde, marquant un éloignement irréparable, irrémédiable entre lui et les autres.
49Daniel semblait déjà en route pour ailleurs.
50Ce n’est pas vrai – enfin pas toujours – que la vie ne va pas assez vite elle a parfois tendance à nous rattraper quand on s’y attend le moins.
51Pieces of my life … Les pièces de ma vie sont comme les pièces d’un puzzle, j’essaie de les rassembler pour en faire les pièces d’une maison, de ma maison. Mon foyer. D’entre toutes ces pièces, celles qu’occupe Daniel est vaste bigger than life avec d’immenses fenêtres grandes ouvertes baignées de lumières …
« Ne me laissez pas me faner je suis la fleur dans la poubelle. Je ne laisserai pas de femme, pas de beaux bébés … je n’aurai été qu’une parenthèse enchantée dans votre merdier ».
Notes
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Titre d’un film d’Édouard Luntz.