1On peut avoir l’impression que tous les récits, si courts et insignifiants soient-ils, ont à trouver leur place aujourd’hui dans l’état des lieux de la mondialisation, ou plus précisément dans le constat prévisible, suivi de contrats hâtivement paraphés, de sa crise économique. C’est sur cette problématique d’une rare complexité que tous les autres récits viendront inéluctablement s’échouer, comme si chaque événement, chaque élément d’une biographie, d’une description, d’un écrit ou d’une phrase dépendait maintenant et en dernier ressort de la solution d’un problème plus étendu, enveloppant, inscrit dans les structures et dialectiques du grand récit capitaliste. Les histoires dites « individuelles » sont asymptotiques à l’Histoire comme système et doivent lui emprunter les termes et les règles d’une post-moderne narrativité.
2À cette incessante et expansive production de subjectivité le travail de l’analyse tente, dans le meilleur des cas, d’opposer ses stratégies de singularisation, son attention aux différences, son ouverture aux devenirs et résistances. N’oublions pas cependant que Freud disait que la meilleure indication de la cure analytique serait un homme (une femme) parfaitement normal(e). Nous dirions normé(e). Le projet d’une désaliénation mentale s’accompagnait d’emblée pour lui d’un tabou de l’assujettissement social.
3En inscrivant son dispositif dans le champ de la parole et du langage, la psychanalyse force les concepts d’Inconscient et de Sujet dans l’espace déterministe de la langue et du Signifiant. Elle semble ne pouvoir se confronter qu’aux « sujets » qui peuvent s’y reconnaître, en utiliser les signes et les syntaxes, les grammaires et les rhétoriques.
4Une limite est tracée, dont les déplacements successifs fondent une histoire concrète de la discipline. Et c’est paradoxalement la Folie, dans ses manifestations les plus énigmatiques, celles de la psychose, qui questionne sa méthode et ses pouvoirs. Non seulement parce que ces patients refusent le plus souvent la contrainte du dispositif orthodoxe, mais aussi parce qu’ils contournent, ébranlent, déforment, subvertissent, ou parfois confisquent, sur un mode égocentrique, les matériaux, les formes et les logiques d’un évènement.
5L’expérience prouve que l’exposition des patients fragiles – ceux dont on entend que leur Inconscient se montre à ciel ouvert, à l’épreuve de l’association libre – précipite souvent une catastrophe. C’est donc autour des thérapies analytiques en face-à-face et des situations dites de « supervision » qu’un semblant de dialogue ou de conversation nous convoque, pour ces patients, à l’ordre du récit. Les psychoses nous confrontent alors aux limites d’un travail de et sur la langue (« lalangue ») et nous obligent à guetter, nous rendre sensibles et faire, construire, avec les objets et forces d’un monde asignifiant essentiellement perceptif, affectif, émotionnel, que désigne assez précisément pour nous le terme de pathique.
6J’ai choisi d’écrire sur Citizen Kane, parce que ce film est suffisamment célèbre pour me permettre de ne pas en raconter le scénario, de le traiter comme un « cas ». Le script pourrait se résumer au parcours d’une enquête sur l’ultime parole d’un milliardaire mégalomane et despotique qui, comme le dit un autre personnage, a perdu presque tout dans sa vie, c’est-à-dire tout l’amour qu’il exigeait des autres, au-delà d’un amour-propre dont on comprend mal, sauf à la fin du film, l’origine. Un homme désespérément seul.
7Il s’agirait donc d’un récit anamnestique, à la condition d’en accepter les divers régimes de signes, la polyvocité, le fractionnement, le puzzle (figure récurrente dans le film) et les sujets d’énonciation dispersés. Mais au bout de l’enquête menée par le personnage de Thompson – le scribe de l’entreprise –, il s’agit bien de cerner, ne serait-ce que fugitivement, la nature du désir d’un homme célèbre, mais aussi puissant que fragile. Cette plongée dans sa vie publique et privée ne fera sens que pour les spectateurs, dans ce moment court où le traîneau nommé Rosebud (« Un tramway nommé Désir ») sera incinéré, épave quelconque parmi les mille richesses de Xanadu, le palais monumental et baroque du défunt.
8Pour les amateurs de sémiologie, il ne sera pas inutile de dire, afin de pouvoir ensuite n’en plus parler, que « bouton de rose » était, paraît-il, le nom que donnait Hearst, un des deux magnats de la presse dont s’inspire Welles, au clitoris de sa maîtresse. Mais avant lui déjà La Mettrie, dans l’Art de Jouir, Théophile Gauthier et Verlaine avaient usé de cette métaphore.
9Le secret, mystère au cœur de la narration, part en fumée dans l’avant-dernier plan du film. On le voit donc monter au ciel, puis on revient vers les grilles du château, l’énorme K en fer forgé et le panneau « No Trespassing » qui en interdit l’entrée dès les premières images du récit. Le K et le château soulignent la présence virtuelle de Kafka dans l’inspiration de Welles, bien avant qu’elle n’éclate dans sa version cinématographique du Procès. Trespassing peut également se traduire par violer, offenser, enfreindre. Le panneau annonce qu’un secret est fait pour le rester, y compris pour son propriétaire ignorant. Comme l’interdit appelle sa transgression, c’est la caméra qui d’emblée franchit la grille dans le plan qui suit celui de l’écriteau. L’impunité du regard filmé traversera désormais de sa puissance originelle le cours en zig zag de la narration.
10Après avoir présenté une sorte de sommaire de la vie de Kane, Welles va laisser la place aux flash-back de ceux qui ont été ses proches – et souvent ses victimes. La multiplicité des souvenirs et la diversité de leur description vont permettre, au-delà de l’évocation succincte d’une sorte de monstre égocentrique – un « citizen King Kong » –, le portrait toujours ambigu du héros, à la mesure des liens et des haines qu’il a pu susciter. Récits nécessairement transférentiels pourrait-on dire, qui appartiennent à la catégorie sémiologique des discours rapportés. En fin du parcours, une discussion s’engagera sur la pertinence de la recherche. Certains des personnages la trouvent inutile, parce qu’ils ne croient pas à la découverte d’un signifié, d’un « c’est donc ça ! » qui donnerait la clef du destin existentiel du héros. C’est tout de même cette approche, un peu freudienne mais exemplairement lacanienne (malgré Slavoj Žižek qui, dans son Tout ce que vous avez voulu savoir sur Lacan, en attribue plutôt le mérite à Hitchcock) que Welles semble nous proposer.
11Mais d’autres lignes de récit (et de vie) s’entrelacent dans le film avec celle, très forte, qui joint l’enfant Charlie à sa mère, en l’instant dramatique et violent de leur séparation. Qu’entendre ici par lignes ? Un chapitre de Mille plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari s’intéresse aux trois modèles du conte, de la nouvelle et du roman. Ils distinguent ces formes textuelles autour d’un fait à découvrir. Dans la nouvelle la question posée serait « qu’est-ce qui s’est passé ? » ; dans le conte on va savoir ce qui s’est passé ; le roman tient des deux formes précédentes car il s’y passe tout le temps quelque chose. Citizen Kane se situe au plus près du roman policier. On pourrait, par exemple, le comparer à l’histoire du corps sauvagement découpé d’une belle femme qui fait l’énigme du Dahlia Noir de James Ellroy. Il ne s’agit pas alors d’identifier un coupable, mais de comprendre plusieurs logiques entremêlées, décrire des milieux, parcourir un labyrinthe. Les deux philosophes ne veulent pas qu’on se laisse abuser par la répartition apparente des problématiques du récit dans les catégories du présent, du passé et de l’avenir. Ils proposent l’idée (et les livres sur le cinéma de Deleuze le confirment) que ce qui se produit comme événement, sur l’écrit ou sur la toile, traduit une contraction du présent entre un passé qui ne cesse de l’être et un avenir toujours naissant, soit les devenirs incessants de la mémoire vécue comme épreuve permanente du désir.
12À partir de trois textes de Henry James, Fitzgerald et Pierrette Fleutiaux, le chapitre de Mille plateaux met en place ces fameuses lignes, ces strates de subjectivité, qui arment, selon des proportions et des rapports variables, les constructions de l’écrivain. Je les reprends ici comme outils d’analyse pour un récit cinématographique où les sons et les images s’agencent avec les mots pour produire une matière textuelle polysémique. Si on repart des premières séquences, c’est le travail de l’enquête qui intéresse Welles (à noter le nom du journal New York Inquirer), et c’est le projet qu’il donne aux journalistes après la vision des rushes d’une biographie du héros, rapidement montée au lendemain de sa mort. Le travail est conduit sous les auspices d’un seul mot, Rosebud, un nom prononcé par Kane, plus précisément par sa bouche occupant tout l’écran.
13Une première strate de segmentation molaire est au plus près de ce que la dialectique hégéliano-marxiste nommerait l’aliénation sociale. Elle décrit des places, des valeurs, les codes et les idiomes d’un ordre identitaire reconnu, les espaces emboîtés de la famille, du travail, des institutions et mythes du pouvoir et de la Nation. La règle du jeu. Cette ligne macro-politique et structurelle raconte, étape par étape, l’enfance pauvre, la soudaine richesse, les histoires conjugales, l’adultère, les incidents majeurs de la politique éditoriale de Kane, les stratégies, chantages et coups bas d’un candidat à la présidence. Elle se resserrera finalement sur la solution de l’inceste œdipien, réservée aux spectateurs. Nous serons les seuls à comprendre la paranoïa tyrannique du héros, on nous aura tous permis d’être psychanalystes au chevet d’un mourant. Cette ligne, délibérément familialiste, nous montre très tôt une mère « castratrice », voire « forclusive » (implacable, les yeux fuyant vers l’horizon et l’avenir de son enfant), ne tenant aucun compte de la parole bredouillante d’un père impuissant. Puis un tuteur qui commence par mentir. Enfin le traîneau que l’enfant serre sur son corps comme un bouclier ou projette contre l’intrus venu des villes et des banques, comme un bélier. L’objet transitionnel passe plusieurs fois devant nous, sans laisser voir son nom. Si bien que cette ligne signifiante essentielle ne prendra son sens que dans l’après coup. Quelles que soient les modulations que les images leur impriment, ce sont surtout des textes et des paroles qui sont la matière de cette strate, entre notice nécrologique et oraison funèbre. La langue, soucieuse des identités, fait référence à l’enfant tel que le narrent Charles Dickens, Victor Hugo ou Mark Twain, à l’opinion publique et la morale telles qu’elles surgissent encore aujourd’hui, à l’appel des médias, chez ce demi-milliard d’humains qui se sont passionnés par l’affaire D.S.K.
14Une deuxième ligne, affective et intense, de segmentation moléculaire, d’articulations rhizomatiques, se glisse entre les blocs de la ligne molaire, inscrivant l’irruption constante de perceptions minimes, d’intuitions fugaces, de positions inattendues des traits du visage ou des attitudes du corps, des interruptions ou silences, des effets d’ambiance, de volumes et de vitesses. Domaine de l’instantané, l’insolite, l’infime variation, le jeu des différences. L’image, mouvement et temps, prend alors une place essentielle, puisqu’elle tente de capter ce qui vient contredire, contrarier, ébranler les certitudes et les conventions de la première ligne. Elle en montre les facticités, sans pouvoir pour autant les annuler tout à fait. Les agencements de cette micropolitique avec la strate molaire nous donnent à voir ce qui peut affecter l’existence d’un personnage, en deçà et au-delà de sa relation avec ses parents, les avatars de sa sexualité, le travail du refoulement. C’est donc, malgré le préfixe de « micro », ce qui excède de tous côtés la circonscription mnésique tronquée de la « scène primitive », et va chercher ses objets dans les imperceptibles du corps ou, à l’autre bout, les machines extensives de l’économico-social. Comme le dit le personnage élégant et austère de Leland (Joseph Cotten), devenu pensionnaire d’une maison de retraite, son ami Kane a rencontré en Susan Alexander une fille tout à fait banale. Il fallait donc qu’il lui trouve un quelconque attrait, un fétiche. Ce fut la rage de dents.
15Susan sort d’une pharmacie en tamponnant ses gencives avec un médicament. Elle se met à rire. On entend une calèche qui s’éloigne. Le plan suivant montre Kane, éclaboussé de la tête aux pieds par la boue du caniveau. Elle rit et geint de douleur à la fois, lui parle de son mal de dents, propose de lui nettoyer le visage avec un peu d’eau chaude. Son appartement est tout proche. Il la suit chez elle, ils commencent à parler et jouer, il fait bouger ses oreilles ensemble, lui montre des ombres chinoises avec ses mains. Il tente de silhouetter un coq, elle voit une girafe, un éléphant. Présentations succinctes. Son nom ne lui dit rien, elle échappe à sa célébrité, il en semble réjoui. Il lui dit qu’il s’apprêtait à chercher des affaires de sa mère, qui vient de mourir. Susan se fige. Elle lui parle du désir de sa propre mère de faire d’elle une cantatrice d’opéra, alors que sa voix est bien trop frêle : « Vous savez comment sont les mères » lui dit-elle. Et lui, d’un coup, privé de son sourire, vulnérable, les yeux plissés, traverse la gravité d’un silence qui semble l’exiler. C’est un point d’orgue, suivi de : « Oui, je sais ».
16Dans cette première rencontre les deux lignes s’entremêlent : les ambitions de la mère comme toile de fond, les bouts de corps, les visages, la bouche, les oreilles et les mains à la surface du désir, comme formes primaires de l’excitation, morceaux et jouets. Prééminence des constructions et destructions. Un seul baiser, volé à une inconnue, dénotera plus tard un fantasme érotique. Toujours le désir de la mère va regrouper les objets partiels autour d’un vœu de réussite sociale et de puissance.
17Une autre séquence, où Leland, un peu éméché, dit son fait à Kane, évoque le lien affectif le plus fort de tout le récit, la tendresse de Kane pour celui qui le juge, la fascination de Leland pour le charme narcissique et cruel de son patron. Ici les mots, si acérés soient-ils, ne suffisent pas : c’est la contre-plongée qui les dresse comme des géants au-dessus du plancher d’une salle de fête désertée qui signe la parité de leurs sentiments, à la veille de leur divorce.
18Une dernière strate, la ligne de fuite, porte la déterritorialisation au plus loin, sans limites apparentes autres qu’un possible néant. Les chronologies s’engouffrent dans un devenir intemporel, le désir explore des complexités virtuelles et vertigineuses.
19Thompson, l’enquêteur, dans un bureau froid comme une tombe, interroge Bernstein, le directeur du journal de Kane, lunettes de myope, presque chauve (joué par Everett Sloane, qui sera plus tard l’avocat pervers de La Dame de Shanghai) :
20B. – Vous venez au sujet de « Rosebud », hein ?
21T. – Oui, en effet
22B. – C’est peut-être une fille. Il en a connu beaucoup dans sa jeunesse
23T. – Tout de même, il ne se souviendrait pas d’elle cinquante ans plus tard.
24B. - Vous êtes bien jeune M.… comment ? (l’oubli, déjà, quelques secondes après avoir entendu ce nom)… euh… Thompson. Avec la mémoire il y a des choses surprenantes. Par exemple, moi. En 1896 j’ai pris un jour le ferry du New Jersey. Un autre bateau a croisé le mien. Sur le pont de ce bateau il y avait une jeune fille en robe blanche avec une ombrelle de la même couleur, ouverte au-dessus de sa tête. Ça n’a duré que deux à trois secondes. Elle ne m’a même pas vu. Eh bien, vous me croirez ou pas, mais depuis ce jour il ne s’est pas passé un jour sans que je pense à elle.
25Et plus tard cette repartie remarquable :
26T. – Vous connaissez Kane depuis le début, n’est-ce pas ?
27B. – (Se levant, et se dirigeant vers la fenêtre, énervé) Oh, depuis avant le début et même encore après la fin.
28La déterritorialisation, dans l’histoire singulière de Kane, suit constamment, parfois en les dépassant, les flux de capital, leurs faits et méfaits, le méandre des affaires, banques, entreprises et journaux. L’argent ne sert pas à construire ou produire, mais s’investit à perte, quand on peut échanger la richesse contre du pouvoir sur les esprits et les corps. Plus qu’investir il aime acquérir : il dépense, il collectionne, humains et objets. Prenant la photo d’une vingtaine de grands journalistes qu’il a détournés de leurs précédents employeurs, il les compare aux friandises qu’il voyait, enfant, dans les vitrines d’une confiserie et qu’il voulait s’acheter. Maintenant, clame-t-il, il a pu enfin se les offrir.
29La ligne de fuite est faite d’accélérations. Autour de Kane tout le monde est pris de vitesse. Avec ceux qui le contredisent, ses phrases jaillissent avant que l’adversaire soit au milieu de la sienne. Le ton et le regard menaçants font taire les paroles qui ne valent rien, puisque la sienne s’étaye d’une fortune écrasante. Littéralement « il parle d’or » et ses propos empiètent continuellement sur tous les essais de dire. Peu lui importent d’ailleurs les paroles. Ce sont les positions et postures du corps qui comptent. Debout, ses yeux font tomber sur l’interlocuteur recroquevillé des flèches inquiétantes. En manches de chemise, il dévore ses repas, seul, assis à son bureau de travail, tout en donnant, entre deux bouchées, des ordres aux employés en costume-cravate qui s’agitent autour de lui. Les mêmes espaces partagent le public avec le privé, le repos avec le travail, la chambre à coucher avec la salle de maquettage. Son corps envahit l’intimité de ceux qui le servent, ainsi annexés. Et le récit donne d’abord des volumes physiques à voir, du bruit à entendre, une pesanteur à supporter.
30Alternant avec ce processus qui tend, après quelques succès maniaques, vers les dépressions de l’échec, une reterritorialisation prend manifestement en charge la multiplicité des nœuds de subjectivité qui animent les entreprises de Kane. En lui, le journaliste méprise le banquier, le démagogue bafoue le financier. L’arme ubiquitaire de l’argent lui permet de revêtir toutes les figures d’une cartographie politique : communiste pour les gens de la finance, fasciste pour les syndicats de travailleurs. Thatcher, son tuteur, quand il en a encore le droit, lui fait remarquer que le journal attaque la Société des Chemins de Fer, dont Kane possède plus de 80 000 actions. La réponse est immédiate : « Il faut que vous compreniez que vous avez affaire à deux personnes différentes, le propriétaire d’un Journal et le grand actionnaire d’une entreprise ! ». Kane aime se dédoubler pour entreprendre un duel dont il sera l’inévitable victime. Ce « salaud », comme l’appelle son meilleur ami, tue et se suicide d’un même geste, comme plus tard le scorpion dans le conte prestement narré par Mr. Arkadin (joué par Welles), en Espagne, au cours d’une fête costumée. Qu’on l’aime ou le haïsse le laisse indifférent, s’il a l’occasion de séduire ou de combattre. Sa duplicité n’est pas exempte de transitivisme. Après avoir tenté de transformer sa deuxième femme, cantatrice sans voix, en diva, il demande à Leland de rendre compte de la première apparition de Susan à l’Opéra. Le soir il se rend dans le bureau du chroniqueur. Jedediah dort, la tête sur la machine à écrire, dont dépasse le début d’un article assassin contre la fausse star sans talent. Kane s’en empare et le lit à haute voix devant Bernstein effaré, pendant que Leland se réveille et se met debout. Il ricane, puis s’assoit à la place de son ami pour finir l’article, en en conservant strictement l’esprit. Il fait publier le texte et licencie Leland.
31Mais la ligne de fuite, pourtant, ne lui appartient pas. C’est la crise de 1929 qui l’emporte et lui porte les premiers coups. Les faillites l’obligent à se réfugier sur le terrain de la presse et des médias dans un monde d’acteurs et de mensonges où ses compétences et son cynisme sont incomparables. On pense évidemment au Welles de 23 ans, en 1938, orchestrant avec son groupe de théâtre Mercury une émission radiophonique inspirée de la Guerre des Mondes (de son homonyme anglais H.G. Wells). Il maquille le récit en flashs d’information qui décrivent, avec les interruptions successives d’un programme de variétés, l’invasion des États-Unis par des Martiens. Le pays entier s’affole. Le réalisme alarmant des faux reporters provoque l’angoisse, la déréliction et d’innombrables passages à l’acte, y compris suicidaires, chez ceux qui les écoutent. L’ivresse de Kane et la gloire de Welles sont des jouissances critiques homologues, toujours en avance sur leur temps, avides d’apocalypses, de mouvements de foule, de manipulations de masse.
32L’argent, avant, pendant et après la crise, ne sait plus où s’investir. Il doit être transformé en propriétés terriennes, buildings somptueux, l’Opéra inachevé de Chicago, des châteaux, des zoos dignes de Noé, des lacs artificiels. Et d’autre part, en gains de popularité, en voix dans les urnes. Il s’agit toujours d’aller trop loin, de s’endetter, de perdre et d’échouer. La vente de tous les biens de Kane, conforme à la faillite de son modèle Hearst, est la raison de la séquence finale : Xanadu, qui est loin d’être terminé, qui ne le sera jamais, doit être démantelé, vidé de son contenu, vendu, bradé. Toute la vie de Kane est cette course vers l’épuisement, ponctuée d’entreprises féeriques et de discours anarchistes. Le grand moteur en est le Capital dont il semble vouloir venir à bout. Mais sa duplicité va jusqu’au savoir de sa folie : « Si je n’avais pas été riche, je crois que j’aurais pu être un grand homme ».
33Les images, plans et séquences, accusent alors les disproportions des personnages et du décor : les plongées et contre-plongées, la profondeur de champ, les raccords mimétiques, quasi surréalistes, entre des événements éloignés dans l’espace et le temps donnent constamment l’impression d’un enjeu dimensionnel entre l’homme, les autres et le monde. Tantôt la puissance du milliardaire lui confère des proportions gigantesques, tantôt la taille du palais qu’il s’est construit le réduit au volume d’une bête chétive, ou d’un fœtus surmaturé, dans le ventre cosmique d’une mère omniprésente.
34Une séquence du film, parmi d’autres chargées d’une intention semblable, donne la clef d’une éternelle mise en abîme du récit, du fractionnement des scènes en une multitude de strates associées dans leur diversité. Le tuteur (Thatcher) fait signer à la mère le contrat qui éloignera pour toujours son fils, pendant que le père revendique sans succès ses droits d’éduquer l’enfant. Une fenêtre, au fond de la pièce de cette bicoque en bois, laisse voir une étendue de neige. Charlie s’y encadre, joue en criant, appelle des combattants imaginaires, semble manier un fusil et tuer quelques ennemis, tombe lui-même, frappé à mort, dans un ralenti de western, disparaît sous le bord inférieur de la fenêtre, jaillit bientôt, ressuscité, invulnérable, jusqu’au moment où sa mère l’appelle pour lui annoncer son départ. Pendant quelques instants un petit film sur la toile de neige appâte le regard du spectateur qui doit aller et venir de la fenêtre (fermée par le père, rouverte par la mère) vers les parents et le tuteur méphistophélique, occupants au premier plan tout l’espace de l’écran. Les trois lignes sont là : la métamorphose d’un pauvre en bourgeois capitaliste et homme de pouvoir ; l’accouchement second, sacrificiel, d’une mère phallique ; l’interruption brutale d’une enfance onaniste et sauvage pour laquelle vivre, disparaître, tuer ou se donner la mort ne sont encore que les possibles joyeux d’un corps sans origine ni fin.