Roger Caillois et G.E. Von Grunebaum (dir.), Le rêve et les sociétés. Actes d’un colloque tenu sous les auspices de la revue Diogène, publiés dans la Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, 1967
1Ce livre, vieux d’une cinquantaine d’années, dresse comme notre numéro un panorama mondial des cultures du rêve. Alors que les neurosciences venaient de démontrer que tous les humains, et peut-être tous les animaux, rêvent et remettent en phase avec le contenu de leur cerveau les événements de la journée ou leur prémonition des jours à venir, il était intéressant de confronter les interprétations du rêve que donnent des cultures très différentes. G.E. Von Grunebaum est particulièrement attentif au rêve dans les pays de tradition islamique. Le rêve fait par des rois ou des religieux est considéré comme un fait suprapersonnel et objectif, donnant l’orientation de l’action à venir. Les rêves viennent de Dieu quand ils révèlent des lois sacrées ou donnent de bonnes nouvelles ; ils viennent des démons quand ils sont sexuels auquel cas ils sont souvent trompeurs. En 1731 paraît un guide encyclopédique de l’interprétation des rêves, de 600 pages qui montre 600 objets vus en rêve, classés par ordre alphabétique. Le rêve se démocratise, abandonne sa fonction prophétique pour devenir une pratique culturelle.
2Plusieurs articles du livre insistent sur les pratiques d’incubation : on va dans le sanctuaire d’un marabout pour y recevoir un rêve, ou bien on se couvre d’un manteau pour s’isoler et se mettre en position de rêveur. Dans la tradition islamique le rêve est comme un écran sur lequel se projette le récit du passé. Il explique les faits de la vie quotidienne de manière à légitimer la dynastie régnante. La biographie du prophète est tissée de rêves qui en ont annoncé les faits marquants. Au Moyen Âge, dit Toufi Fahd, il y avait environ 7 500 spécialistes des rêves pour les interpréter en utilisant des manuels d’oniromancie. Il existait une centaine de traités qui donnaient un bon aperçu de la vie quotidienne dans la civilisation islamique. Certains auteurs comme Henri Corbin insistent plutôt sur la pratique du rêve par les lettrés et les mystiques. Fazlur Rahman explique que seuls les gnostiques ont accès au domaine des images, au monde des formes, qui est différent des esprits et des corps, et qui se projette dans le réel par les miracles. D’après lui le musulman du Moyen Âge était pénétré de l’importance de ses rêves comme le montrent deux autobiographies qu’il cite, d’un historien et d’un médecin. Chez les Soufis la communication avec le monde transcendant se fait par l’intermédiaire des rêves ; par exemple on demande au rêve de dire où implanter un marché. Le rêve était autrefois un message, un conseil ; aujourd’hui il est devenu un moyen d’autoconnaissance, il a changé de sens.
3Plusieurs autres contributions s’interrogent sur les vertus thérapeutiques, ou au contraire pathogènes du rêve. Les Mohaves étudiés par Georges Devereux rêvent d’aventures qui se terminent mal et les entraînent dans la maladie ou sous le pouvoir d’un sorcier ; le rêve est sans doute moins la cause que l’expression de ce devenir pathologique. Alfonso Millan souligne que les rêves des Mexicains se terminent souvent par une humiliation, qu’il met en relation directe avec la dépendance de leur pays et leurs aspirations contrariées à l’autonomie, ou si le rêve est heureux c’est dans un familialisme exacerbé. D’après Carl Alfred Meier dès Hippocrate le rêve est pris en compte dans la thérapie grecque. Des temples sont construits suite à des rêves de personnages importants et transformés en lieu de guérison par le rêve et d’autres soins. Le prototype d’un tel lieu est le temple d’Epidaure, dont la beauté de l’environnement est considérée comme un facteur de soin. Il y avait 420 sanctuaires thérapeutiques de ce type en Grèce. Les malades notaient leurs rêves jusqu’à ce qu’ils coïncident avec le symptoma, le rêve du prêtre. Celui-ci était payé par les malades. Les pouvoirs du temple d’Épidaure étaient transférés à un autre temple du réseau en donnant à ce dernier un des serpents sacrés.
4Pour Roger Caillois, arpenteur des pratiques de l’imaginaire, le rêve peut être tenu pour plus véridique que la veille, une « dette à la réalité » dont il faut se libérer très vite. Le songe doit être pris à la lettre et pas interprété. Un sosie nocturne nous indique ce que nous avons à faire, par exemple déterrer un trésor, suivre notre désir. Ce désir n’est pas nécessairement sexuel dit Roland Cahen mais utilise un vocabulaire mythique accumulé par la culture comme l’a indiqué Jung.
5Ce gros livre touffu est plutôt évocateur que démonstratif. Il se situe délibérément à l’écart de Freud et de L’interprétation du rêve en refusant notamment la mise en rapport du rêve avec l’enfance et le travail sur les signifiants. Il croit à un pouvoir du rêve dans le réel qui se serait épanoui avant que la rationalité devienne un impératif moral.
6Anne Querrien
Quelques rêves croisés au fil de la préparation de ce numéro
7Dans Marcel Duchamp et le refus du travail (Les prairies ordinaires, 2014) Maurizio Lazzarato nous présente l’actualisation par l’artiste du rêve caressé par le mouvement ouvrier depuis le dix-neuvième siècle jusqu’aux luttes de l’opéraïsme italien, et dont le sens a été transformé par l’exigence de mise à disposition de toute la vie qui caractérise le capitalisme financier. Il ne s’agit plus d’extraire au capital des heures de repos supplémentaires, mais de se soustraire à sa mise en forme par l’invention de nouvelles pratiques de vie.
8Duchamp propose d’expérimenter tout ce que l’action paresseuse crée comme possibles pour cela. La paresse implique de suspendre à la fois l’activité et le commandement, ce qu’impliquait déjà le petit ouvrage de Paul Lafargue Le droit à la paresse.
9L’exercice d’un droit concédé par la société a cédé la place à la construction d’un interstice à maintenir activement, permis par la conjonction de diverses ressources précaires, dont aucune ne produit un complet assujettissement. Cet interstice du possible Duchamp l’appelle l’inframince : « c’est la dimension du moléculaire, des petites perceptions, des différences infinitésimales, de la co-intelligence des contraires, au sein de laquelle les lois de la dimension macro et notamment celles de la causalité, de la logique de la non-contradiction, du langage et de ses généralisations, du temps chronologique, ne valent pas. C’est dans l’inframince que le devenir a lieu, c’est au niveau micro que se font les changements (p. 26).
10Le ready-made est typiquement l’œuvre de l’habitant fainéant, « une œuvre sans artiste pour la réaliser », un acte par lequel on rabaisse le rang de l’artiste dans la société, au lieu de le placer très haut, d’en faire une chose sacrée… l’idée de contemplation disparait complètement. Duchamp veut balayer l’idée de l’original et de sa valorisation par rapports aux copies ; les copies d’un readymade peuvent faire parfaitement l’affaire. Le ready-made est une rencontre, un rendez-vous, la trace d’un évènement. Avec le ready-made il ne s’agit pas d’une représentation, mais de la présentation d’une idée, d’une réalité diagrammatique qui va pouvoir s’actualiser en une multiplicité d’autres évènements.
11Maurizio Lazzarato cite le commentaire de Duchamp sur son séjour à New York pendant la deuxième guerre mondiale « J’étais assez content d’être déraciné. Parce que justement je craignais l’influence de la racine sur moi. Je voulais m’en débarrasser… Pourquoi voulez-vous à toute force classer les gens ? Ce que je suis, est-ce que je sais ? Un homme, tout simplement, un respirateur… » (p. 34).
12Cependant la position radicale de Duchamp ne tient plus dans les années 1960.
13Alors que les ready-made avait été faits pour montrer qu’on pouvait faire quelque chose sans en tirer de l’argent, Duchamp accepte que le galeriste milanais Schwarz fasse exécuter des copies de ses ready-made et leur mette un prix. Duchamp trouve « agréable » la contradiction, tout en affirmant par ailleurs « la meilleure œuvre d’art qu’on puisse faire est le silence… car on ne peut pas la signer et tout le monde en profite » (p. 40)
14Ce petit livre se poursuit par une polémique contre les sociologues qui ont mis le travail artistique au cœur de leurs analyses : Pierre-Michel Menger, Luc Boltanski et Eve Chiapello. Leurs définitions nient la recherche de nouvelles formes de vie inhérente aux pratiques artistiques, réduisent l’intermittence à une exception sectorielle quand la précarité se développe sur l’ensemble du marché du travail. Ils essaient par tous les moyens de rabattre la situation actuelle sur des coordonnées théoriques déjà balisées pour mieux formuler les compromis qu’ils jugent nécessaires à une issue du conflit.
15Le rêve de pouvoir de Podemos, décrit dans de nombreux documents disponibles sur le web, est présenté dans un petit livre, paru en 2015 aux éditions Indigène, qui rassemble quelques propos des leaders du mouvement : Carolina Bescansa, Inigo Errejon, Pablo Iglesias, Juan Carlos Monedero. Le livre est d’abord paru en espagnol sous le titre Claro que Podemos, en français Sur que nous pouvons. L’introduction de Monedero, une adresse aux Européens, pose l’enjeu : vaincre le pouvoir par les votes, « mettre toute la vapeur de l’indignation sociale dans une chaudière qui nous conduirait à ce Sud où la politique ce sont les peuples qui la font à nouveau. Il faut donner une suite au mouvement des indignés qui le 15 mai 2011 hurlaient « ils ne nous représentent pas » et se saisir de cette démocratie elle-même pour au delà des idéologies constituer une opinion commun contre les expulsions de logement, contre la surexploitation des femmes, contre la corruption, contre les exemptions d’impôts pour les riches… Le problème n’est pas seulement espagnol, il est européen car la crise en retirant leurs droits aux Européens les a précipités au bas de l’échelle sociale, et leur fait partager maintenant le sort des invisibles dont ils ne s’occupaient pas.
16La manière du groupe de se situer est assez étonnante : « Nous avons décidé de jeter une pierre dans l’étang pour voir si elle faisait des vagues. Et quand elle les a faites nous avons parlé avec beaucoup de sincérité au peuple : nous pouvons gagner le gouvernement, mais ça ne signifie pas du tout que nous aurons gagné le pouvoir. Le vrai travail commencera le lendemain. »
17La conquête du pouvoir par Podemos a commencé en 2010 par une émission de télévision, appelée La Tuerka/L’écrou. Il s’agissait au départ pour ce petit groupe d’enseignants de sciences politiques de vulgariser leur discipline et de l’appliquer à des problèmes d’actualité. C’est devenu une voix originale, capable d’orienter les commentaires vers la dénonciation des responsables, vers l’indignation. La verve de Pablo Iglesias a conquis rapidement une grande audience, le faisant appeler par les autres médias pour de nombreux débats. Ils cherchent à être toujours radicaux, tout en gagnant l’assentiment du plus grand nombre et la participation aux émissions de tout l’éventail politique. C’est la construction de l’hégémonie chère à Gramsci et plus récemment à Ernesto Laclau en Argentine. Pablo Iglesias veut démontrer en acte qui définit le mieux la réalité de l’ensemble des états-majors politiques concurrents.
18Podemos, formé par la conjonction des animateurs de la Tuerka et des animateurs du mouvement des Indignés, a fait sa première apparition publique à Madrid le 17 janvier 2014, dans le quartier de Lavapies au public gagné d’avance. Dans ce collectif de chercheurs et d’enseignants, Pablo pousse à faire de la politique autrement, une politique qui attire et qui séduit, quitte à simplifier nettement le discours. Podemos s’est inspiré de l’expérience latino-américaine des dirigeants du mouvement indien, qui n’ont pas hésité à aller à l’encontre de ce que préconisaient les manuels de lutte. Ils ont intégré à leur discours des éléments de la mémoire nationale, de la culture populaire et certaines perceptions majoritaires. Auprès d’eux les dirigeants de Podemos ont découvert la puissance de la tradition « national-populaire », le discours de l’incorporation des masses à l’État sur la voie de la démocratisation. Un intense travail d’élaboration théorique a été réalisé, et a permis de s’écarter de la position d’écoute prônée par le zapatisme pour se lancer dans un dire au peuple, utilisant les signifiants vides de démocratie, pays, patrie, justice ou décence, dans lesquels tout le monde peut se reconnaître, comme le préconise Laclau. Nous avons réussi à construire une frontière entre l’élite, la caste, et l’ensemble des gens insatisfaits, dit Errejon, dans le cadre d’une interpellation nationale-populaire qui va au-delà de l’identification de classe.
19Podemos estime que cette prise de pouvoir va se faire dans les urnes, par un vote de plus en plus majoritaire au fur et à mesure que la propagande nationale-populaire avancera. Et l’état de délabrement du système politique espagnol est tel que cela va aller très vite, un an et demi tout au plus croient-ils.
20Cette évolution est favorisée par l’échec du quasi-contrat entre l’Europe et l’Espagne. L’Europe ressuscitait le modèle politique issu du franquisme : diminution des droits politiques en échange d’une garantie du bien être. Mais du fait de la crise de 2008 l’Europe ne garantissait plus l’augmentation du bien être, ce qui a fait sauter le consensus en faveur de la démocratie représentative. L’expérience du changement sous le joug de la Troika fait estimer à Pablo Iglesias que l’alternative est maintenant entre dictature et démocratie, et non plus entre gauche et droite ; depuis la chute du mur de Berlin se positionner à gauche c’est se positionner comme perdants. Il s’agit tout simplement d’appliquer la constitution pour de vrai, constitution qui dit que l’État doit assurer la prestation des services publics fondamentaux. Il faut défendre la patrie, son industrie, continuer ce qu’a commencé le mouvement du 15 mai avec l’organisation des « marées », des mouvements de réorganisation institutionnelle des secteurs de service public. À l’occasion du défilé à Madrid en mars 2014 d’un million d’anonymes organisés en « marées » de couleurs différentes « on a vu apparaître un nouveau sujet politique, le peuple, un nous ». Aux élections suivantes Podemos a été capable d’après Iglesias d’intégrer la douleur et la souffrance dans son discours politique, et d’augmenter ses suffrages. Podemos a progressé aux élections municipales de 2015, au point de prendre la tête de certaines coalitions municipales, à Barcelone et Madrid notamment. Les élections législatives de la fin 2015 montreront s’il s’agit d’une irrésistible ascension, ou si les leçons populistes sont à tempérer.
21L’ouvrage se termine par une nouvelle exhortation de Juan Carlo Monedero : « Une tuerka pour libérer les rêves ». Il y renouvelle la critique de la référence à la gauche, qui n’a pas su voir le problème de l’émancipation des femmes. Être de gauche cela a été bien pour améliorer le bien être du peuple, mais cela ne convient plus maintenant. En Espagne l’alternance entre les deux grands partis, gauche et droite, a consisté à obtenir l’obéissance en échange de l’ascension sociale. Podemos a remplacé le discours haut-bas par le discours gauche-droite qui a une capacité de mobilisation plus élevée. Il s’agit d’impliquer la majorité de la société dans la rupture avec la délégation qui caractérise la démocratie représentative. Mais finalement il propose un pouvoir organisé sur deux axes : un axe représentatif qui arme un État fort, et un axe expérimental, de type assemble, horizontal et autogéré. Articulés comment ? No sé. Jetons le pavé dans la mare et on verra après.
22D’autres rêves ont abordé nos réflexions, que le manque de place ne nous permet que de mentionner : Athènes, histoire d’une révolution annoncée, L’itinéraire géopolitique d’Alexis Tsipras publié par Dimitri Delioanes à L’Esprit du Temps en septembre 2015 et Le rêve zapatiste, d’Yvon Le Bot, publié aux Éditions du Seuil en 1997.