Notes
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[*]
Kéramat Movallali est psychologue clinicien et psychanalyste dans les Yvelines. Il a exercé à l’hôpital de Meulan les Mureaux et auprès des équipes mobiles en soins palliatifs. Auteur du livre Contributions à la clinique du rêve (L’Harmattan, 2007).
-
[1]
Freud, S., Œuvres Complètes, vol. IV, Presses Universitaires de France, 2003, p. 587.
-
[2]
Cf. Freud, S., L’interprétation des rêves, Meyerson (trad.), PUF, 1966, ch. VI.
-
[3]
McCarley, R.W. et Hobson, J.A., « The neurological origins of psychoanalytic dream theory », Am.J.Psychiat. 134,11 : 1211-1221, 1977.
-
[4]
McCarley, R.W., « Dreams : disguise of forbidden wishes or transparent reflections of a distinct brain state », Annals of New York Academy of Sciences.
-
[5]
Hobson, J.A., Le Cerveau rêvant, Gallimard, 1988, p.299-300.
-
[6]
McCarley, Robert, W., « Dreams : disguise of forbidden wishes or transparent reflections of a district brain state », op. cit.
-
[7]
L’interprétation des rêves, op. cit, p. 489.
-
[8]
Solms, M., « Dreaming and REM sleep are controlled by different brain mechanisms, Behavioral and Brain Sciences », 23 (6).
-
[9]
Cf. Vogel, G., An alternative view of the neurobiology of dreaming, American journal of psychiatry, 135, 1978.
-
[10]
Solms, M., « Dreaming and REM sleep are controlled by different brain mechanisms, Behavioral and Brain Sciences », op. cit.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Aserinsky, « E., Brain wave pattern during the rapid eye movement period of sleep », The psychologist, 1965, 8.
-
[13]
Llinás, R. et Paré, D., « Of dreaming and wakefulness », Neuroscience, vol. 44, No. 3, p. 521-535, 1991.
-
[14]
Lacan, J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 163.
-
[15]
Cf. Freud, S., « Pulsion et destins des pulsions », in Métapsychologie, folio (essais), 1968.
-
[16]
Freud, S., L’interprétation des rêves, Meyerson (trad.), PUF, 1966, p. 466.
-
[17]
C’est là où Freud s’écarte du concept traditionnel de représentation. Suivant la tradition philosophique depuis notamment Locke et Hume, les représentations sont régies par un principe associatif. Trois traits essentiels peuvent présider à ce dernier : la contiguïté, la ressemblance ou bien la causalité. Mais selon la conception freudienne, les associations sont, dans leur enchaînement interne, orientées par une finalité spécifique qui assure leur constance. L’enchaînement dont il s’agit n’est pas pour Freud un phénomène mécanique, mais se caractérise par certains jalons principaux. Ces derniers font converger vers eux les représentations qui participent à leur ensemble associatif. Freud les spécifie sous le nom de représentations-but (cf. L’interprétation des rêves, ch. VII, p. 435 et suiv.).
-
[18]
Par vicissitudes (Triebschicksale), Freud entend les différents sorts ou destins que s’impose la pulsion pour remédier au ratage inhérent à son but, à savoir à sa satisfaction manquée. Il en dénombre cinq : le refoulement, la sublimation, le renversement dans son contraire, le retournement sur la personne propre et enfin le passage de l’activité à la passivité (cf. Freud, S., Métapsychologie, Gallimard, 1986).
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[19]
L’interprétation des rêves, p. 464, op. cit. C’est nous qui soulignons.
1Le désir, c’est l’homme en « avent » de lui-même. Ce mouvement vers l’avent se joue de façon scénique et dramatique. J’emprunte délibérément ce terme à la liturgie chrétienne afin de rendre compte de la temporalité spécifique de l’activité onirique. L’avent, c’est en effet ramener la chose à-venir au présent, et ce depuis un passé qui n’a de cesse de se moduler au présent. « Le rêve, disait Freud, refoule l’optatif et le remplace par un simple présent » [1]. Seul le jeu narratif du rêve en tant qu’intrigue est en mesure de mettre en avant le désir. Si l’homme se met en « avent » de lui-même, ce dédouble ment n’est pas pour autant un miroir dans lequel il ne verrait que lui-même. L’avent est la division subjective dont l’agent est un autre que moi-même. Cette altérité est la dialectique du même et du différent. Le « je est un autre », un autre qui a partie liée à l’histoire, à la culture et à la société et qui se pérennise au travers des individus sans se réduire à eux seuls. Le rêve est la diction de l’Autre grâce à laquelle le sujet se laisse raconter histoires et fictions, alimentées certes par son passé, mais jouées du point de vue de son avenir mis au présent.
2Dans le rêve, le sujet « s’imite » (mimesis) lui-même tel qu’il aura été. Mais revenu de ce futur antérieur, il se révèle à lui-même comme l’Autre. La narration onirique se constitue en tierce afin de me dévoiler Autre à moi-même. Ainsi est-elle à la fois béance et déchirure. La trame narrative du rêve est en effet « un bas reprisé » (Hegel), animée de vives dissensions dialectiques. Elle est la distance qui me sépare de l’Autre et qui me raconte ma propre histoire telle qu’elle serait advenue dans « un présent futur ».
3On peut objecter que l’intrigue du rêve est ce qui résulte de l’élaboration secondaire dont parle Freud [2]. Le travail du rêve (Traumarbeit) est l’ensemble de rajouts et de déformations qui surviennent dans l’après-coup du récit du rêve. Ils lui donnent une apparence de bizarrerie ou d’incongruité. Mais il ne faut pas perdre de vue que la parole n’est pas un simple moyen de communication. L’homme vit dans le besoin impératif de se conter et de se raconter à l’Autre. Le désir ne peut être véhiculé et mis en mouvement que par l’intrigue. Sans celle-ci, il se réduirait au discours rationnel et dépourvu d’élan pulsionnel.
Quand le cerveau rêve
4Rêver est-il un acte ou un état ? Procède-t-il d’une activité des neurones cérébraux, hasardeuse et sans conséquence ? Ou provient-il d’un ordre cérébral supérieur ? Est-il avéré que son déclenchement est dû au tronc cérébral comme le suggèrent les recherches menées en France par Michel Jouvet ? Le tronc cérébral est la partie la plus archaïque du cerveau appelé d’ailleurs reptilien. Faut-il en conclure que le rêve relève lui aussi de cet état archaïque ?
5C’est en 1953 que Kleitman et Aserinsky ont publié leurs recherches sur le sommeil. Les enregistrements électro-oculographiques (EOG) et électroencéphalographiques (EEG) faisaient état d’une corrélation entre les mouvements rapides des yeux (Rapid Eye Movements, REM) et un épisode particulier lors du sommeil pendant lequel l’activité cérébrale battait son plein, engendrant un état onirique au moins équivalent en intensité à l’état de veille. Les résultats suggéraient que le REM était la phase pendant laquelle survenait le rêve avec toutes ses caractéristiques d’incongruité et de bizarrerie. Les rêves survenus pendant d’autres phases dites NON-REM semblaient plus proches des préoccupations et réflexions en état de veille.
6Dès lors, les laboratoires de neurophysiologie fleurissants partout dans le monde se mirent à approfondir les recherches sur le sommeil paradoxal (REM). L’équivalence établie entre celui-ci et le rêve occupa le devant de la scène, et ce, au détriment des recherches sur le sommeil non – paradoxal appelé NREM. McCarley et Hobson comptent parmi les partisans les plus déterminés de cette assimilation. Ce courant de pensée se distingue par une farouche opposition à la théorie freudienne. En témoigne l’article célèbre de McCarley et Hobson publié en 1977 [3] sur Esquisse d’une psychologie scientifique, manuscrit de Freud écrit en 1895 à l’attention de Fliess et publié en 1950 par les soins d’Ernst Kris.
7McCarley écrit « la thèse de cet article consiste à démontrer que l’on ferait mieux de considérer les rêves comme autant de phénomènes transparents émanant d’un état cérébral et que contrairement à la théorie freudienne ils ne sont pas destinés à déguiser les désirs refoulés » [4]. Dès lors, le rêve est principalement assimilé au sommeil, lequel est un état cérébral spécifique. Cette principale idée put donner lieu à la théorie appelée activation-synthèse. Selon celle-ci, le tronc cérébral (activité PGO), fort de son fonctionnement neuronal au cours du sommeil paradoxal, envoie des stimuli de tous genres au cerveau antérieur, lequel, suivant son état psychique du moment et son histoire passée, tente de les intégrer en les « habillant » dans un registre narratif et souvent plein d’intrigues incongrues. Grâce à l’activité PGO déclenchée au tronc cérébral, la rétine est fort stimulée et produit des mouvements rapides des yeux. Ces mouvements sont dirigés vers le thalamus qui reçoit en même temps des stimulations venant du tronc cérébral. C’est alors que le thalamus, pris entre les deux types d’activation (le tronc cérébral et la rétine), joue son rôle de relais en activant les parties supérieures du cortex. Dès lors, celui-ci tente de donner forme et consistance aux stimuli reçus en les intégrant sous forme de rêves.
8McCarley, donne l’exemple d’un rêve qui illustre, selon lui, les sensations vestibulaires, c’est-à-dire liées à l’oreille interne responsable de l’équilibre du corps. Nous empruntons le récit du rêve à la traduction française du livre de Hobson, Le Cerveau rêvant :
Je tournais, mon corps tournoyait sur lui-même. Les artistes du cirque mettaient un mors à leurs chevaux et ils commençaient à tournoyer. Le trapèze tournoyait ainsi. Les mains sur des côtés, mais rien ne me touche. Je suis tel que la nature m’a fait et je tourne à 45 tours par minute. Avais un grand trou au milieu de la tête. Tourne, tourne et tourne. En orbite en même temps. Orbite autour de quoi, j’ignore. Que ça s’arrête une seconde, cette toupie [5].
10McCarley commente le rêve. Il écrit : « Bien sûr ce rêve, comme tant d’autres de la même série, n’était pas l’œuvre d’hommes de cirque ou d’astronautes pour lesquels ce genre de sensations vestibulaires fortes fait partie de leur expérience quotidienne. Il provenait plutôt des étudiants, qui passent le plus clair de leur temps à étudier en ayant les pieds sur terre. Le modèle activation-synthèse, poursuit McCarley, soutient que c’est la présence de l’activation des systèmes sensoriels, ici le système vestibulaire, qui fournit le matériel sensoriel de base lors du sommeil paradoxal. Et ceci avec la synthèse individuelle de la personne qui, de la meilleure façon, mélange ces sensations à son état actuel et à son histoire passée [6] ».
11La continuité entre sommeil et rêve, telle qu’elle est avancée par la théorie activation-synthèse, est en opposition avec la théorie freudienne. Selon cette dernière, le sommeil et le rêve sont dans une complémentarité conflictuelle. Le rêve n’est gardien du sommeil que dans la mesure où il est menacé par ce dernier. La proximité temporelle et fonctionnelle entre sommeil paradoxal et réveil en est une confirmation. Le sommeil paradoxal, cela veut dire que nous ne rêvons que presque éveillés. À ce propos, Freud écrit : « Goblot, pensant probablement au rêve de la guillotine de Maury, a voulu démontrer que le rêve ne dure que pendant la période de transition entre le sommeil et le réveil. C’est là, s’exclame Freud, une idée très séduisante, il nous faut un moment pour nous réveiller, c’est le moment du rêve. On suppose que la dernière image du rêve est si forte qu’elle nécessite le réveil. Mais sa force vient en réalité de ce qu’elle est si proche du réveil : un rêve, c’est un réveil qui commence » [7].
À l’encontre de la théorie activation-synthèse
12À l’exact opposé de l’hypothèse activation-synthèse se situe la théorie du neurophysiologiste britannique Marc Solms. Sans doute est-il l’un des rares scientifiques à différencier nettement rêve et sommeil. « Le modèle activation-synthèse est, écrit-il, un modèle autoritaire en neurologie du rêve, qui conçoit celui-ci à partir de la physiologie du tronc cérébral et comme passivement synthétisé par le cerveau antérieur » [8]. Solms s’étonne que l’on attribue tous les phénomènes oniriques à l’arrêt de transmission aminergique due à la libération par le tronc cérébral de l’acétylcholine. Selon la théorie activation-synthèse, le déclenchement du sommeil paradoxal est en effet un système purement mécanique (on/off) s’opérant à l’aide des neurotransmetteurs chimiques.
13Solms conteste l’équivalence entre le sommeil paradoxal et le rêve. Il en veut pour preuve l’absence d’activité onirique parfois attestée au cours du sommeil paradoxal et la survenue de celui-ci en dehors de toute activité de rêve [9]. Les auteurs, y compris Hobson, conviennent que certains rêves survenus lors du sommeil non-paradoxal (NREM) se confondent, quant à leur contenu, avec ceux se formant pendant le sommeil paradoxal. Solms conclut : « Si l’on admet le fait que les rêves NREM occupent approximativement 75 % du temps total du rêve, cela implique en gros qu’un quart de l’ensemble des rêves du type paradoxal (REM-like) survient en dehors du sommeil REM » [10]. Solms cite plusieurs recherches qui démontrent que chez cinquante à soixante-dix pour cent des sujets réveillés pendant le début du sommeil (sleep on set), c’est-à-dire au cours de la première phase de sommeil non paradoxal, on constate que le récit du rêve ne diffère pas, excepté sa durée, de celui du sommeil paradoxal. Il cite un écrit de Hobson lui-même daté de 1992 dans lequel celui-ci abandonne l’idée que tous les rêves puissent survenir grâce au déclenchement du tronc cérébral. « Ce revirement dans la théorie dominante, note Solms, est presque passé inaperçu ». Et il précise que malgré ce revirement, Hobson a continué de soutenir l’idée que les rêves sont engendrés par les mécanismes du système pontique du tronc cérébral, à ceci près que Hobson a déplacé son argumentation. Il met à présent l’accent sur le lien anatomique entre le rêve et le tronc cérébral pontique.
14Solms démontre avec force que la vérification de la corrélation entre rêve et sommeil paradoxal chez l’animal à l’aide de l’ablation des différentes parties du tronc cérébral est chose impossible. En effet, nous n’avons pas accès à l’activité onirique de l’animal. En revanche, il cite maintes recherches concernant les différentes sortes de lésion au niveau du cerveau chez l’homme faisant état de l’absence de rêve. « Dans le modèle activation-synthèse, écrit Solms, l’imagerie du rêve était attribuée à une synthèse non spécifique du cerveau antérieur déclenchée par des impulsions chaotiques du tronc cérébral […] les études clinico-anatomiques, tout comme les recherches menées au sujet de l’imagerie fonctionnelle, suggèrent que rêver implique une activité concertée d’un groupe hautement spécifique de structures du cerveau antérieur » [11]. Les recherches menées par Solms, sa solide documentation et son ferme appui sur un nombre considérable d’autres recherches apportent dès lors un démenti formel à la thèse activation-synthèse concernant l’assimilation automatique du rêve au sommeil paradoxal. L’étroite relation établie par les chercheurs depuis cinquante ans dans le monde entier entre les mouvements rapides des yeux (REM) et le rêve semble à présent ébranlée. Aserinsky, qui débuta les recherches REM, faisait lui-même remarquer en 1965 que « les mouvements oculaires rapides n’accompagnaient pas nécessairement le sommeil paradoxal. Ils n’occupaient que 25 % des phases propices aux rêves [12] ».
15Les recherches originales de Rodolfo Llinás [13] ont le mérite d’avoir écarté les présupposés ininterrogés du cognitivisme. Pour Llinás, le cerveau est doté d’un mode de fonctionnement endogène et autoréférentiel, proche du système intrapsychique dont on qualifie la psychanalyse. Dès lors, le cerveau n’est plus un réceptacle passif face au monde extérieur. Il est, au contraire, dans une affinité structurelle avec ce dernier. Bien que déconnecté des stimuli sensoriels lors du sommeil, il possède une activité encore plus accrue à ce stade. À noter que l’activité cellulaire projetée depuis le cortex vers le thalamus est supérieure à celle se projetant depuis celui-ci vers le cortex. Cela confirme l’importance du système autoréférentiel de l’encéphale par rapport aux données sensorielles qui, quant à elles, sont réceptionnées par le relais qu’est le thalamus avant de parvenir aux structures corticales.
16Llinás identifie cette permanence d’activité cérébrale entre le thalamus et le cortex à ce que l’on appelle communément l’état de conscience. Celui-ci pourrait atteindre un degré supérieur lors du sommeil paradoxal. La conscience éveillée ne diffère pas fondamentalement du sommeil, à ceci près qu’elle est modifiée par l’inactivation du système sensoriel. En revanche, la mémoire et l’attention battent leur plein pendant le sommeil paradoxal. Nous retrouvons là les caractéristiques que la psychanalyse a toujours reconnues au fonctionnement des motions inconscientes lors du rêve. Seule la bourrasque cérébrale décrite par Llinás, à savoir l’état accru de conscience lors du sommeil, serait à même de rendre compte de la formidable complexité de l’activité onirique mise en avant par la découverte de l’inconscient.
Les mécanismes du sommeil, une nouvelle approche
17Qualifier le rêve de sommeil paradoxal, cela veut dire que rêve et sommeil sont par définition dans un rapport d’opposition. Le sommeil est un temps de repos tandis que le rêve témoigne, bien au contraire, d’une intense activité cérébrale mettant en branle la quasi-totalité de l’encéphale. La coïncidence du rêve et du sommeil ne peut, dès lors, relever que du paradoxe.
18Nous savons que le paradoxe fait, pour Freud, partie intégrante de la pulsion. Étant une force constante, la pulsion tend, selon la loi dite d’inertie, à revenir au niveau zéro de son excitation. Peut-on assigner au rêve, à cette haute activité cérébrale lors du sommeil, la même fonction paradoxale consistant à réduire au minimum la tension qui croît pourtant grâce à son occurrence ?
19Le rêve est le lieu privilégié des motions pulsionnelles dans la mesure où il est le paradigme de ce qui caractérise la pulsion. En témoigne le ratage de l’objet qui s’avère constant dans le rêve. L’impossibilité d’atteindre le but pulsionnel en est une autre caractéristique. Cette impossibilité se manifeste par le genre de contournement de l’objet propre au rêve. Le leurre dont est investi l’objet pulsionnel remplit à merveille sa fonction lors de l’activité onirique. Dans son circuit fermé, la pulsion commence son trajet depuis sa source somatique appelée zone érogène pour aboutir à son point final que Lacan désigne par le terme anglais goal. La boucle ou le circuit fermé de la pulsion engendre son fameux mouvement de va-et-vient autour de son objet. À chaque tour, le but de la satisfaction n’est pas atteint, mais manqué (goal), d’où son départ toujours renouvelé. « Penchons-nous, dit Lacan, sur ce terme de but, et sur les deux sens qu’il peut présenter. Pour les différencier, j’ai choisi ici de les noter dans une langue où ils sont particulièrement expressifs, l’anglais Aim – quelqu’un que vous chargez d’une mission, ça ne veut pas dire par quel chemin il doit passer. The aim, c’est le trajet. Le but a une autre forme, qui est le goal, ça n’est pas non plus dans le tir à l’arc, le but, ça n’est pas l’oiseau que vous abattez, c’est d’avoir manqué le coup et par là atteint votre but » [14]. Ce circuit fermé désigne ce que Freud appelle pulsion partielle.
20Il y a dans ce circuit un autre élément constitutif à déterminer. La boucle n’a de cesse de se refermer autour de ce qui engendre son mouvement, à savoir l’objet. Celui-ci est le paradigme de ce que Freud appelle objet perdu qui est toujours et encore à retrouver. Nous savons que cet objet n’est pas perdu même s’il s’agit de le retrouver. Cette sensation de retrouvailles dans la pulsion est nommée judicieusement par Freud Drang. Il signifie la force, la poussée urgente, ce qui empresse et cherche à atteindre son but toute affaire cessante, ce qui ne peut plus attendre, c’est-à-dire l’attente par excellence. De par ce caractère pressant, l’attente est ramenée au temps présent et l’optatif se transforme en l’indicatif.
21Définissant la pulsion comme la jonction entre somatique et psychique, Freud souligne l’inachèvement dont elle est frappée. Ce trait constant de la pulsion lui octroie non seulement son caractère partiel irrémédiable, mais aussi l’incertitude quant à son destin [15]. La pulsion est par essence partielle. Cette caractéristique fondamentale justifie son emploi au pluriel. L’unification des pulsions est, dès lors, marquée du sceau de l’impossible. Cette impossibilité est solidaire de leur inachèvement et de leur caractère partiel. C’est de la même configuration pulsionnelle qu’émanerait l’aspect parcellaire du rêve.
22Les partisans de la théorie activation-synthèse qualifient le sommeil d’impulsions chaotiques dues aux mécanismes propres du tronc cérébral. Il ne serait pas erroné de voir dans ces impulsions l’œuvre des pulsions partielles. Quoi de plus parcellaire ou fragmentaire que la scène onirique, laquelle ne manifeste qu’instabilité et trouble ? Ces impulsions sont, on peut le supposer, au plus près des motions pulsionnelles organiques d’un cerveau en proie à leur agitation. À cette activation chaotique répondrait l’activité onirique en tant que synthèse.
Rêve et pulsion
23L’image onirique acquerrait sa vivacité grâce aux motions pulsionnelles dans un lieu qualifié par Freud d’Autre scène (andere Schauplatz). Celle-ci constituerait elle-même une force pulsionnelle, régie par l’automatisme onirique dont la première caractéristique se rapporte à l’hallucination, c’est-à-dire à la vision onirique qui nous saisit dès la clôture des paupières. Cette vision incarne ce que Freud appelle, dans le cas de la pulsion, joie de voir (Schaulust). Cette pulsion de voir acquiert, lors du sommeil, un caractère encore plus accru. Les pulsions partielles tenteront alors d’investir ce site favori afin de donner libre cours à leur expression. Freud parle, lui-même, de « l’attraction concomitante » ou de « l’attraction sélective qu’exercent, au contact des pensées du rêve, des évocations visuelles vives. » [16]
24Le rêve est le paradigme de la vision désirante. En tant que pulsion, il est un processus hallucinatoire. Cela veut dire que la pulsion onirique est essentiellement figurative. C’est là où la figuration au sens de représentation théâtrale (Darstellung) se substitue à la représentation au sens cognitif du terme (Vorstellung). La figuration exacerbe les pulsions partielles. Elle les porte à leur plus haut degré d’excitation. D’où l’aventisation qui tentera d’apaiser en une synthèse plus ou moins cohérente leur agitation venue à saturation. La tentative en question fonctionnera comme une représentation-but (Zielvorstellung) [17] en se servant des vicissitudes [18] mêmes des pulsions partielles. Ainsi, le rêve ramène celles-ci à leur apogée. C’est là où l’activité onirique, en tant qu’entité paradoxale, c’est-à-dire fidèle à sa dimension pulsionnelle et conforme à la loi d’inertie, se met à remédier à cet excès d’excitation. C’est grâce à sa tendance à reconduire l’excitation pulsionnelle à son niveau le plus bas que la pulsion onirique mettra en œuvre sa logique propre. Celle-ci comprend l’ensemble des dispositifs oniriques discutés auparavant, à savoir la narration, l’intrigue, la mise en abyme du sujet… lesquels poursuivent leur objectif principal, à savoir l’aventisation. Le mécanisme d’aventisation emploie alors les vicissitudes propres aux pulsions partielles afin de leur servir de représentationbut. Cette dernière va au-delà des lois régissant le phénomène d’association, au sens associationniste du terme, pour conférer aux pulsions partielles un but (Ziel). Le but en question fait converger l’ensemble des pulsions partielles présentes vers la satisfaction recherchée. Mais la satisfaction visée n’est autre que l’aventisation en tant que remède à l’excitation survenue lors du sommeil. Elle est, dès lors, l’envers de la pulsion se conformant à la loi d’inertie pulsionnelle. C’est essentiellement ce tiraillement au sein de l’activité onirique entre la pulsion et son envers qui engendre l’équivoque constante que l’on constate dans les rêves.
25L’aptitude des pulsions partielles à se laisser traiter par leurs vicissitudes c’est ce que Freud appelle attraction. « La transformation des pensées en images visuelles, écrit-il, peut être une suite de l’attraction que le souvenir visuel qui cherche à reprendre vie exerce sur la pensée séparée de la conscience et avide de s’exprimer [19] ».
26La pulsion onirique est la convergence des pulsions partielles se manifestant, pêle-mêle, en vue d’épouser la figuration rendue accessible lors du sommeil. Bien que conforme à l’essence pulsionnelle, cette figuration se constitue pourtant en tant que première condition refoulante des pulsions partielles. C’est elle qui leur octroie l’accès à la logique onirique et leur sert de condition nécessaire afin qu’elles puissent s’intégrer dans la trame narrative du rêve en vue d’aventisation du désir inconscient. Il se crée de la sorte une mouvance générale lors du sommeil conduisant ces pulsions éparses vers une synthèse dont la visée n’est autre que de leur servir de représentation-but. L’aventisation se bâtit sur la visée principale de la pulsion onirique qui tente d’apaiser l’excitation pulsionnelle. C’est alors que la pulsion se transforme en son envers. Sans l’intervention d’une telle motion, le rêve risque un bouleversement total menaçant la poursuite du sommeil dont il dépend.
27La convergence de ces pulsions en tant que représentation-but n’est pas une motion qui s’y ajouterait de l’extérieur ou dans l’après-coup de l’aventisation. Celle-ci n’est pas une pulsion totale s’opposant au caractère partiel des motions pulsionnelles qui la précèdent. Il n’y a pas de pulsion globale totalisant le vécu de l’individu. Cependant, l’essence constituante de l’homme exige qu’il aspire à un tel idéal. C’est une telle aspiration qui détermine sa temporalité en tant qu’attente et sa marche en avant en tant qu’aventisation.
28Le désir humain porte en son sein le trauma du réel dans la mesure où celui-ci n’a de cesse de se soustraire à lui en tant que rencontre. Dès lors, l’aventisation est la tentative du sujet de parvenir à l’envers du réel, c’est-à-dire de venir à bout de son impossibilité. Elle le tente sur cette autre scène dont elle dispose lors du sommeil. Quoi de plus approprié qu’un rêve pour tenter l’envers du réel.
Notes
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[*]
Kéramat Movallali est psychologue clinicien et psychanalyste dans les Yvelines. Il a exercé à l’hôpital de Meulan les Mureaux et auprès des équipes mobiles en soins palliatifs. Auteur du livre Contributions à la clinique du rêve (L’Harmattan, 2007).
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[1]
Freud, S., Œuvres Complètes, vol. IV, Presses Universitaires de France, 2003, p. 587.
-
[2]
Cf. Freud, S., L’interprétation des rêves, Meyerson (trad.), PUF, 1966, ch. VI.
-
[3]
McCarley, R.W. et Hobson, J.A., « The neurological origins of psychoanalytic dream theory », Am.J.Psychiat. 134,11 : 1211-1221, 1977.
-
[4]
McCarley, R.W., « Dreams : disguise of forbidden wishes or transparent reflections of a distinct brain state », Annals of New York Academy of Sciences.
-
[5]
Hobson, J.A., Le Cerveau rêvant, Gallimard, 1988, p.299-300.
-
[6]
McCarley, Robert, W., « Dreams : disguise of forbidden wishes or transparent reflections of a district brain state », op. cit.
-
[7]
L’interprétation des rêves, op. cit, p. 489.
-
[8]
Solms, M., « Dreaming and REM sleep are controlled by different brain mechanisms, Behavioral and Brain Sciences », 23 (6).
-
[9]
Cf. Vogel, G., An alternative view of the neurobiology of dreaming, American journal of psychiatry, 135, 1978.
-
[10]
Solms, M., « Dreaming and REM sleep are controlled by different brain mechanisms, Behavioral and Brain Sciences », op. cit.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
Aserinsky, « E., Brain wave pattern during the rapid eye movement period of sleep », The psychologist, 1965, 8.
-
[13]
Llinás, R. et Paré, D., « Of dreaming and wakefulness », Neuroscience, vol. 44, No. 3, p. 521-535, 1991.
-
[14]
Lacan, J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 163.
-
[15]
Cf. Freud, S., « Pulsion et destins des pulsions », in Métapsychologie, folio (essais), 1968.
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[16]
Freud, S., L’interprétation des rêves, Meyerson (trad.), PUF, 1966, p. 466.
-
[17]
C’est là où Freud s’écarte du concept traditionnel de représentation. Suivant la tradition philosophique depuis notamment Locke et Hume, les représentations sont régies par un principe associatif. Trois traits essentiels peuvent présider à ce dernier : la contiguïté, la ressemblance ou bien la causalité. Mais selon la conception freudienne, les associations sont, dans leur enchaînement interne, orientées par une finalité spécifique qui assure leur constance. L’enchaînement dont il s’agit n’est pas pour Freud un phénomène mécanique, mais se caractérise par certains jalons principaux. Ces derniers font converger vers eux les représentations qui participent à leur ensemble associatif. Freud les spécifie sous le nom de représentations-but (cf. L’interprétation des rêves, ch. VII, p. 435 et suiv.).
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[18]
Par vicissitudes (Triebschicksale), Freud entend les différents sorts ou destins que s’impose la pulsion pour remédier au ratage inhérent à son but, à savoir à sa satisfaction manquée. Il en dénombre cinq : le refoulement, la sublimation, le renversement dans son contraire, le retournement sur la personne propre et enfin le passage de l’activité à la passivité (cf. Freud, S., Métapsychologie, Gallimard, 1986).
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[19]
L’interprétation des rêves, p. 464, op. cit. C’est nous qui soulignons.