Chimères 2014/3 N° 84

Couverture de CHIME_084

Article de revue

L’élève Tabard

Pages 9 à 11

1J’étais très timide, et on sait très bien que pour les timides, des fois, c’est terrible. Il y a par exemple – un petit peu dans n’importe quel ordre, hein – un film qui m’a beaucoup frappé, j’irais même presque à dire que c’est, que ça serait, le film de La Borde ; c’est Zéro de conduite de Jean Vigo – je l’ai vu énormément de fois – et surtout, c’est le travail qu’en a fait mon ami qui a joué le rôle essentiel, le Brésilien qui est là, sur la table, Paulo Emilio Salles Gomes, qui est devenu un critique de cinéma fantastique, et c’est lui qui a écrit un des meilleurs livres sur Jean Vigo. Il est mort en septembre 1977. Ça fait longtemps, pour moi ça a compté énormément et je vais y revenir peut-être.

2Pour en revenir au film Zéro de conduite, je me suis identifié d’une façon fantaisiste à l’élève Tabard.

3Alors l’élève Tabard, il est dans la classe, là, avec un prof obscène et gros, qui sue, un prof d’histoire naturelle, comme ça, et puis l’élève Tabard, il est un peu efféminé, avec des grands cheveux, comme ça, et le type s’approche de lui, il lui caresse les cheveux : « Alors mon petit, mon petit, qu’est-ce que tu penses, mon petit ? » et alors l’élève Tabard se lève et lui dit : « Monsieur, je vous dis merde ! ». Après, ça déclenche toute une histoire avec le directeur, qui est un nain, et puis toute l’histoire après.

4Alors moi, je suis l’élève Tabard, c’est extraordinaire, moi qui étais chérubin comme ça, très, très timide, et alors je raconte toujours cette histoire, je vais peut-être la raconter encore une fois de plus : c’était à l’école primaire, je devais avoir déjà un âge avancé, 11 ans, et à ce moment-là, l’école c’était dans la banlieue de Paris, à La Garenne, c’est pas loin de la zone, ça. J’avais des copains par-là, mais alors il fallait sortir de l’école à 12 h, ou à peu près, pour aller chez soi quand on pouvait, pas trop loin, pour aller manger quoi, déjeuner le midi et puis rentrer l’après-midi à 1 h, 1 h 30, à l’école, d’une façon régulière, comme ça. Et alors ce jour-là, il faisait un temps magnifique – ça compte beaucoup le temps, se promener dehors c’est beaucoup mieux que l’école – et alors le directeur de l’école, c’était un type qui m’avait déjà scandalisé quand j’étais arrivé, sortant de l’école maternelle, qui pour moi avait joué un grand rôle, l’école maternelle, plus qu’après, et de l’école maternelle on arrive à ce qu’on appelait la grande école, c’est-à-dire la dernière classe. Et c’était l’hiver, tout le monde toussait, il y avait une grippe partout comme dans la banlieue, et alors comme on toussait dans la classe, d’un seul coup la porte de la classe s’ouvre, entre (c’était le mari de l’institutrice) le directeur. Un grand type avec un complet veston gris, une chaîne de montre et puis une barbiche comme ça et puis qui lance d’une voix tonitruante : « Le premier qui tousse aura cinq mauvaises notes ! »

5Bon ! Pourquoi pas, je dis, c’est la coutume, hein ! Mais alors ce qui m’avait scandalisé, et j’y pense encore, c’est qu’en même temps qu’il disait : « Il aura cinq mauvaises notes », il montrait avec la main, mais il manquait un doigt, il avait perdu un doigt à la guerre de 1914, et ce qui m’a scandalisé c’est qu’il avait dit cinq en montrant quatre, j’y pense encore. J’avais 6 ans, 7 ans, je ne savais pas lire encore, j’avais des difficultés pour lire mais je savais compter. Alors cinq, quatre, c’est pas possible.

6C’est ça qui m’est resté. Certainement que ça a dû travailler. J’avais 6 ans. Mais à 11 ans, rentrant dans cette école après un temps magnifique, il s’était mis, ce type-là – c’était une porte à deux battants –, le long d’un battant. Un ventre un peu gros comme ça, avec une chaîne de montre. Et puis les gens frôlaient le ventre en passant, forcément. Il fallait passer et on avait tous un béret, il fallait enlever le béret et dire : « Monsieur le directeur, bonjour Monsieur le directeur ». Alors je voyais les copains faire ça… Moi qui étais timide, j’ai dit : « Je pourrai pas faire ça, je pourrai vraiment pas ». Bon, j’y vais quand même. Alors j’y vais et au lieu de passer direct, je me retourne contre lui, contre son ventre, je lève la tête vers lui et je dis : « Monsieur vous me faites chier ! » Moi qui avais 10 de conduite… Il était complètement affolé, il a quitté sa place de la porte, il a été prévenir mon instituteur en disant : « Je ne sais pas, Oury devient fou ! ».

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