Notes
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Sociologue promeneur.
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En mémoire de Liane Mozère et de sa coopé du joli mai
1Dans les belles cages de nos bocages, rumine vachement, à nous rendre chèvre ou agneau de lait, l’herbe de nos prairies fleuries. Elle fait rhizome dans les borderlines onctueusement parfumés de nos mille plateaux à fromages. On sait que dans diverses contrées les douaniers veillent au grain de ces invasives symphonies pastorales : prière de pasteuriser ! L’herbe est l’amie des pâtres et des civilisations nomades ; elle s’ébroue dans les estives, les savanes, les tourbières, les fagnes, les steppes, les pampas, les estuaires. Ses routes sont de soie ; toutes les drailles, si dures au sabot, conduisent à son repos et à son opulence ; ses rêves et ses nuits sont voiries et féeries lactées ; ses ciels voûtés lapis-lazuli à chapeaux turquoise. La flèche est la ponctuation de ses silences, le vent lui va comme un gant et promesses de caresses à goût de miel et de sel. La pluie et les ruissellements lui sont allégresses et les frimas un repos où renaître. Butineuse et butinée elle est en amours féconds avec des milliards et des milliards d’êtres vivants dont aucune échelle n’est par elle négligée et tous les voyages bienvenus. Les limites mêmes du vivant et du minéral sont parfois indiscernables dans ces migrations. Partout où le nomade, le pâtre et le paysan se clochardisent sous la poussée des grapacités à-gros-business, les paysages se referment ou, pire, se profile une mort lente de sols épuisés.
2Par un soir bleu d’été, dans le jardin des simples de l’abbaye de Vauclair (Aisne), une voix amie m’a glissé à l’oreille ces mots de René Char (une œuvre que je n’ai guère cessé de lire depuis lors) : « Jadis, l’herbe connaissait mille secrets qui ne se divisaient pas. Elle était la providence des visages baignés de larmes. Elle incantait les animaux, elle donnait asile à l’erreur… Jadis l’herbe était bonne aux fous et hostile au bourreau. »
3J’ai vécu près de deux décennies dans une province, la Picardie, où l’herbe ne manque pas de bourreaux. Sous la poussée de l’a-gros-business à prospérités subventionnées sans guère de retenue et aussi d’une multitude d’acteurs décentralisés sur l’espace public comme privé, obsédés de prurits hygiénistes véhiculés par la réclame à tambours et trompettes (« faire propre », mot d’ordre dont l’efficacité morbide et purement pavlovienne semble paralyser les neurones de beaucoup), le bocage et les prairies reculent au profit des cultures industrielles (filière des carburants de synthèse qui n’ont de « bio » que l’étiquette) et culture de maïs fourrager pour l’élevage en « batteries ». La crise de la filière lait qui n’a été que très timidement et tardivement encouragée à réorienter sa production vers la qualité plutôt que vers la quantité pèse aussi d’un bon poids dans ce processus qui n’est pas sans conséquence sur la santé humaine. Un ami psychiatre travaillant en Bretagne m’avait dit à la fin des années 1980 que de son point de vue le ratiboisage du bocage breton dans les années 1970 avait aussi sévèrement « ratiboisé » les vieux paysans bretons qui, sévèrement déboussolés emplissaient, me disait-il, les consultations psychiatriques.
4Jean Oury résumait un jour le projet de la psychothérapie institutionnelle par l’impératif de « traiter l’ambiance ». La position de l’herbe dans nos sociétés, et certes pas seulement en Picardie, me suggère justement qu’il y a là matière à « traiter l’ambiance ». Taux élevé de suicides chez les agriculteurs, particulièrement dans la filière lait, taux élevé de maladies neurologiques à fort soupçon d’impact des chimies lourdes, particulièrement dans la tranche d’âge qui a été la plus surexposée (optimisme technologique et absence de protections personnelles faisant le lit de tous les excès, y compris pour le voisinage).
5En quelques occasions il m’est arrivé de « traiter l’ambiance » en écrivant sur ces sujets et en m’appuyant sur les observations qui m’étaient accessibles. Je vous livre ici, légèrement remaniés, deux textes publiés initialement sur mon blog [1].
On ne se méfie jamais assez des belles Caucasiennes (2009)
6La protection de l’environnement, pour si désirable qu’elle soit, a aussi suscité une technostructure et des métiers qui ne craignent pas, à l’occasion, règlements pris à la lettre, absence de curiosité pour l’esprit des lois et subventions de fonctionnement aidant, à s’égarer dans l’accessoire en négligeant l’essentiel dont la simple reconnaissance ou le « traitement » impliquerait de déranger les pouvoirs en place. Un des signes de ces dérives fut pour moi la lecture d’un article (15 février 2009) paru dans l’Aisne Nouvelle signé par un botaniste de l’antenne picarde du CBNBL et appelant à la délation et l’éradication de la grande berce du Caucase (Le département de l’Aisne soutient et subventionne ce programme). Je lui fis cette réponse (ici légèrement remaniée) qui ne fut pas publiée par l’Aisne Nouvelle mais que je diffusais largement en Picardie.
7J’ai lu avec intérêt l’article que vous avez suscité dans l’Aisne Nouvelle sur la Berce du Caucase. On ne se méfie jamais assez de ce qui vient du Caucase (et des nomades), et sur ce point le Président Poutine qui les poursuit « jusque dans les chiottes » (comme il dit) nous a très certainement montré la voie. J’en connais une dizaine (de ces Caucasiennes) dans un périmètre de deux à trois kilomètres autour de notre jardin mais j’hésite à les dénoncer. Avons-nous des garanties sérieuses d’anonymat ?
8D’autant que même dans nos villages de Picardie des résistants qui ont entendu à la radio l’appel de Gilles Clément (Le jardin planétaire, Le jardin en mouvement : http://www.gillesclement.com) rodent la nuit dans ce qu’il nous reste de forêts, de bosquets, de haies, de prairies humides ou de simples friches en multipliant et protégeant toutes sortes d’herbes folles ou nomades. Un enfant d’un village voisin m’a dit récemment que son instituteur leur apprenait, je cite « qu’il est facile de limiter l’extension de la berce en supprimant les inflorescences fanées avant la maturation complète et la chute des graines et que, dans les lieux accessibles au public, il était prudent de signaler les irritations qu’elles peuvent produire durant l’été ». Voilà un type qui n’a pas lu votre article, et on se demande ce que fait Monsieur de Robien ! On m’a même signalé la naissance d’un « Front de Libération des Chardons » qui brave l’autorité de nos arrêtés municipaux et de nos gardes champêtres. J’espère que Monsieur Sarkozy a été prévenu et que le lobby betteravier va mettre à votre disposition les moyens puissants d’éradication dont il dispose. Il semblerait aussi, que détournant les dispositions récentes de la loi antitabac, des individus fument en cachette dans des lieux publics des feuilles de berce du Caucase (grand bien leur fasse).
9Après avoir lu l’article de l’Aisne Nouvelle, j’ai relu quelques ouvrages de botanique et de mycologie (pour continuer à dormir la nuit, j’évite pour l’instant les traités de zoologie, de biologie, sans parler des insectes… etc.), quel cauchemar, Monsieur Borel, la nature est vraiment diabolique et la vie, semble-t-il, une maladie horriblement mortelle !
10J’espère, Monsieur, que votre organisme recrute en masse car le travail est immense et je ne suis pas sûr que l’addition de nos phobies suffira à ce grand ouvrage de nettoyage de la planète (notons qu’en Picardie nous avons quand même une bonne longueur d’avance sur beaucoup de contrées encore ensauvagées et les petits sumos qui prolifèrent désormais dans nos cours de récréation témoignent avec éloquence de la contribution de la betterave sucrière à la vitalité de notre région, comme au recul des espèces nomades).
11Il semble que sur Mars et dans la Lune les anciens habitants ont parfaitement réussi votre grand œuvre d’éradication. Je comprends dès lors pourquoi tant de nos contemporains rêvent de s’y installer : toutes les photos publiées semblent indiquer que dans ces contrées c’est parfaitement net : on n’y note pas même trace de la moindre moisissure. Quel repos ce doit être pour l’esprit !
12Un épilogue de ce petit travail fut que je décidai de planter dans notre jardin quelques berces du Caucase en prévenant nos visiteurs de ne pas s’y frotter aux heures les plus chaudes de l’été. Je ne fus pas inquiété mais l’année suivante, les subventions de ce programme semblant pluriannuelles, l’édile qui préside à notre commune invita les habitants à une réunion de sensibilisation animée par la même structure. J’étais absent mais quatre citoyens s’y rendirent, lesquels au sortir de la réunion, investirent sans son consentement le jardin (clos) d’un voisin de la mairie où pouvait s’apercevoir depuis des années une magnifique berce du Caucase qu’ils détruisirent et brûlèrent. En une décennie, me dit ce voisin, elle n’avait blessé personne et oublié de proliférer.
13Si Monsieur Borel me lit je lui conseille l’écoute d’une chanson du Cuarteto Cedron intitulée « El botanico ». On peut l’écouter facilement sur internet (You Tube et consort). Elle est dédiée à la mémoire d’un botaniste que j’admire : Aimé Bonpland (qui voyagea avec Humboldt)
Invasion de belles dames amantes des chardons de notre jardin par un beau dimanche de mai (24 mai 2009)
14J’écrivis alors ceci pour les journaux régionaux qui ne le publièrent pas :
15Dimanche en fin de matinée les habitants de Bohéries ont été intrigués par un afflux soudain de belles visiteuses. Des dizaines de milliers de papillons tachetés orange et noir arrivent en vol serré depuis le plein sud et foncent droit sur notre maison. Ils escaladent avec grande vélocité le toit d’ardoise et filent vers le nord dans la prairie de l’étang où ils batifolent un temps autour des consoudes et des chardons, semble-t-il pour y faire quelques provisions de route, avant de repartir plein nord dans un vol rectiligne. Le flux est continu, régulier, rien à voir avec les papillons autochtones qui ordinairement batifolent dans la lumière et les fleurs sauvages abondantes en cette saison, dans un mouvement brownien, sans orientation précise. Cela dure jusqu’à la fin du jour en une longue procession qui ne désempare à aucun moment. Ces papillons semblent attirés par les zones les plus ensoleillées et les plus chaudes des prairies. Un enfant en visite à Bohéries avec ses parents parle de papillons migrateurs, il suggère le nom de « monarques ». L’idée d’une invasion de sans-papiers papillonants, soulève l’incrédulité générale. Personne, à Bohéries, n’avait imaginé de si frêles bestioles abonnées au vol au long cours. On leur supposait une existence brève, dans des écosystèmes limités et éphémères. Une rapide recherche sur internet dément bientôt ces préjugés : il s’agirait bel et bien d’un papillon migrateur et ce n’est pas le « monarque » qui est un papillon migrateur américano-mexicain qui migre, lui, dans le grand nord canadien, mais d’un papillon migrateur nommé « la Belle Dame », en latin « vanessa cardui » ou « vanesse du chardon » (du nom de la plante dont se nourrit sa chenille). En Rhône-Alpes on signale cette année une migration exceptionnelle, un coup de fil en Belgique nous apprend que la Radio-Télévision-Belge-Francophone signale aussi des passages exceptionnels chez nos voisins du Nord. C’est un papillon qui chaque année migre depuis l’Afrique du Nord (et notamment du Maroc), franchit le détroit de Gibraltar, et fonce par temps ensoleillé (nécessaire à son vol car il a le sang froid) vers le grand nord où il va pondre. C’est un voyage sans retour : les nouveaux nés feront le chemin inverse à l’automne et le cycle recommencera l’année suivante. Deux grand-routes sont connues : l’une passe par le Portugal et l’Espagne. Une autre route, plus à l’Est, passe par la Sardaigne, la Corse et la vallée du Rhône. Ces bestioles dont l’envergure ne dépasse pas 6 à 7 centimètres sont capables de parcourir des distances de 3000 à 4000 kilomètres, ce qui est assez stupéfiant. Les compagnies aériennes et les pétroliers ont du souci à se faire ! On les signale, pour la ponte, jusqu’au cercle polaire. La dernière grande migration remarquée par les entomologistes remonte à 1996. Cette année on signale de partout que la migration est très exceptionnelle et ce dimanche à Bohéries c’était bien l’évidence. Dans la grande prairie nord de notre enclos nous voyons des dizaines de milliers de ces individus brouter le végétal pour recharger leurs batteries.
16Je remarque qu’un grand silence s’est fait dans le petit peuple des passereaux : les mésanges nonnettes, les hirondelles, les pipistrelles même quand vient le soir (ne me faites pas dire que ce sont des passereaux !), d’ordinaire si friandes de ces gentes dames ailées semblent aussi fascinées que nous par le spectacle de ce gibier surabondant qui accourt vers elles. Les milliers de butineuses qui disputent l’or de notre jardin à ces visiteuses s’écartent de ce nuage ou tentent de simples gestes d’intimidation (un coup d’aile, un vrombissement) pour protéger une étamine ou un calice convoité.
17Tard dans la soirée un violent orage avec grêle agite le ciel et fait frémir les prairies. Je m’en inquiète en pensant à nos visiteuses. Au cours de la semaine suivante j’apprendrai par la presse régionale que des automobilistes ont signalé le lundi matin, sur les routes des environs, et sur d’étroits couloirs, des dizaines de milliers de cadavres de ces belles dames. « Seul le sang, à la une, fait vendre » me dira un journaliste qui néglige rarement d’écouter la voix de ses maîtres. Un courrier d’une amie finlandaise m’apprendra aussi qu’autour de la Baltique, dans les tourbières de Basse-Saxe, en Pologne, aux Pays baltes, dans le grand nord suédois et en Finlande, une partie de nos belles visiteuses sont arrivées à bon port.
Notes
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Sociologue promeneur.
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