1Je regarde cette gravure tous les jours. Quand le matin je sors de ma chambre, elle se trouve sur mon chemin. Elle m’intercepte alors que je suis pressée de commencer ma journée. Il y a des œuvres qui sont dotées d’une telle autorité. Je m’arrête et regarde un instant quelques herbes au premier plan et plonge mon regard jusqu’au fond de leurs ombres lumineuses. Dans ce fond se perdent les traits de leur dessin. Restent quelques points. Ce sont les dernières traces d’une lumière noire.
2Cette lumière noire ne saurait s’obtenir par simple inversion, rapide et photomécanique, des ombres et lumières. Plus qu’une inversion, c’en est la volonté. De nature, elle est imparfaite. Lentement, patiemment, elle s’élabore dans le désir d’un monde autre.
3Au plus profond des ombres se fait la grande lumière du jour, éblouissante. Surface blanche et plane, c’est le papier. Sa lumière semble émaner des objets mêmes du monde tout en étant capable de les embraser. Là s’embrase le buisson ardent qui brûle sans jamais s’éteindre et ça se passe dans un jardin.
4Ce n’est qu’un arrière-jardin avec une ambition manquée de jardin à la française à haies taillées. Dans la disgrâce d’un lieu banal et délaissé, Dieu se révèle à Moïse face à trois petits pieux. Débris d’une clôture, ils longent un chemin qui s’arrête.
5Dans l’avenir trois arbres seront plantés ici et les pieux en seront les tuteurs. Une gravure de Rembrandt nous les montre : en hauteur sur une colline – immenses, distants et trinitaires – ils s’élèvent dans le ciel d’orage et de lumière des trois croix du Golgotha. Dans le temps, le buisson ardent est à distance des trois arbres à planter, dans l’espace du jardin, il s’y trouve tout près. Le ciel est couvert. Il est en attente. C’est dans ce jardin que poussent les herbes que je regarde le matin. J’aime les mouvements du vent qu’elles épousent.