1Danielle Sivadon : Tu étais parti d’une espèce de paradoxe qui n’en est pas un : pour qu’il y ait des limites il faut de l’ouvert et non du fermé. C’est à partir de ça que tu avais parlé de la pièce de Beckett, Quad, que tu avais vue au Jeu de paume, comme exemple même de ce dispositif. Tu avais enchaîné sur les groupes, les groupes X, les constellations, les anges gardiens, les packings...
2Jean Oury : Ce soi-disant paradoxe, on peut reprendre ça au fond. Pour qu’on puisse se reconnaître, pour qu’on puisse avoir une délimitation. C’est un grand mot. On ne peut pas opposer le fermé et l’ouvert. Ce n’est pas une opposition, c’est deux mondes différents. (…) Je disais « limite » et je mettais « délimitation », c’est une fantaisie un peu subtile, en disant que « dé », c’est un préfixe de négation. Dé-limitation, c’est-à-dire que pour qu’on puisse être délimité, qu’on puisse se reconnaître, ça nécessite presque une logique négative, vis-à-vis de ce qui va être les entours, mais qui ne peut l’être que si on est délimité. Il faut délimiter quelque chose de ce qui n’existe pas, c’est ça Beckett. La délimitation c’est justement de pouvoir se définir par mise en question négative de ce qui n’existe pas encore. C’est après qu’on peut définir qu’on a une surface bien délimitée avec des entours, un extérieur et un intérieur, en sachant que c’est une histoire logique ancienne. Le problème de la schizophrénie c’est un défaut de délimitation, de ce que j’ai appelé la « fonction forclusive », de pouvoir se délimiter du milieu. C’est seulement à ce moment-là qu’on peut existentiellement dire qu’il y a de l’ouvert. « L’ouvert », ce n’est pas le contraire du « fermé ». C’est un peu la même chose quand on dit « liberté de circulation » ; alors les gens traduisent par « se balader ». Ce n’est pas vrai, les gens se baladent tout le temps mais ça ne sert à rien. La liberté de circulation, pourquoi pas ? Marcher oui, mais intérieurement. « Le petit bonhomme qui marche dans ma tête », c’est Prévert qui dit ça. Une liberté de circulation interne. C’est la même fausse évidence de dire que les catatoniques sont immobiles. Il n’y a rien de plus agité intérieurement qu’un catatonique. (…) Je pense souvent à la réflexion de Maldiney dans Regard, parole, espace, à la fin de « Critique de l’immédiateté chez Hegel » où il parle de Hölderlin. Hölderlin qui était quand même schizophrène : il décrit quelque chose et puis il y a… hoffnet, l’ouvert. C’était là… Les schizophrènes vont bien plus loin qu’on va soi-même, vers cette limite qu’ils ne peuvent pas franchir. On n’y pense pas parce qu’on la franchit tout le temps.
3D. S. : Je pense à Tosquelles qui définissait le club comme l’endroit où les nomades peuvent se retrouver. Il fallait « une liberté de promenade »… avec l’accent. Il disait que le rôle même du club c’est ça, c’est d’échapper à la névrose caractérielle des chefs de quartier et d’aller au club pour parler, raconter des histoires…
4J. O. : Raconter ses voyages…
5D. S. : Une espèce de vision, comme ça, de Saint-Alban dans un grand désert.
6J. O. : Le club on peut le définir comme ça, comme un lieu où on raconte, même sans rien dire. On raconte ses propres voyages, aussi bien ses itinéraires géographiques que ses voyages intérieurs. C’est un lieu de rencontre et de rassemblement. C’est le mot rassemblement peut-être qui est intéressant. Mais pour qu’il y ait rassemblement, il faut de l’ouvert. Sinon ce n’est pas vrai, c’est simplement de l’agglomérat. Dans un quartier d’agités, fermé, il n’y a pas d’histoire. Il faut qu’il y ait un club. Ce qu’il y a de tragique c’est qu’ils transforment le club en quartier fermé, avec des normes, avec le chef, la cafétéria, ça ne sert à rien. C’est là que ça devient intéressant ce que dit Tosquelles, pour lutter contre l’organisation. Transformer la salle commune en ouvert. C’est là qu’on voit qu’il faut qu’il y ait – tu n’aimes pas le mot structure, mais c’est un truc comme ça – des lieux de recentrement, polycentrés, polycentriques…
7D. S. : Et mobiles…
8J. O. : Un des centres peut très bien disparaître, il est tout de suite remplacé par un autre. (…) On peut lacaniser cette affaire en parlant de « phantasme ». « Phan », la lumière. « Phan-être », c’est l’être de lumière. Le phantasme participe… Il y a une « fenêtre » vers quelque chose. Souvent c’est une fenêtre qui n’est pas ouverte, mais on voit à travers. Comme chez les surréalistes, on a dessiné un paysage sur la fenêtre. C’est au-delà qu’il y a le réel. C’est ce que dit Lacan. Le phantasme c’est une fenêtre sur le réel. On peut dire que c’est l’image même, complexe, de l’ouvert. Autrement dit, pour qu’il puisse y avoir de l’ouvert, il faut qu’il y ait un phantasme constitué. C’est ce qui dit Pankow au fond : « greffe de transfert », pour en arriver lentement à ce qu’il y ait des bouts de phantasme qui apparaissent ; non pas prendre racine, mais toucher la terre. À ce moment-là, les pieds, l’importance des pieds. Prendre pied comme on dit. Phantasme, c’est qu’on puisse prendre pied dans un espace délimité qui prouve qu’il y a de l’ouvert par la fenêtre fermée, c’est ça le comble. Mais si la fenêtre est fracturée, paradoxalement, ça supprime l’ouvert et la délimitation. C’est la psychose.
9D. S. : Ce qui explique peut-être aussi pourquoi les psychotiques n’aiment pas trop qu’on nettoie leurs fenêtres.
10J. O. : Ah oui ! C’est vrai ! Bien sûr que c’est une justification pour ne pas faire le ménage ! On le voit dans le film La moindre des choses, une fenêtre complètement dégueulasse. En disant : il ne faut pas y toucher parce que sinon, il va voir le vide et sauter par la fenêtre. On ne peut pas généraliser quand même. Il y a des nettoyeurs de vitre, heureusement. Mais c’est vrai, ça. Ça rejoint le phantasme, la fenêtre. On aime bien d’ailleurs dessiner avec les doigts, quand il y a de la buée. On dessine tout le temps, c’est l’ouvert, c’est toute cette idée qui est en jeu. On disait ça avec Félix : « Pour pouvoir être ici il faut pouvoir être ailleurs ». Si on ne peut pas être ailleurs, on n’est pas ici. Ce n’est pas pour autant qu’il faut tout le temps être ailleurs, c’est ce que je disais à Félix. Il était trop ailleurs, et pas assez ici. Il y a une dialectique, il n’y a pas l’un sans l’autre.
11D. S. : Tu parlais des pieds. Je me souviens que pour Tosquelles c’était très important. Il nous engueulait toujours en disant : « Vous pensez avec votre tête, alors qu’il faut penser avec les pieds ». Ce sont les pieds qui sont les arpenteurs du monde. Ça fait jonction avec ce que tu disais sur le phantasme et la délimitation. La fonction du pied.
12J. O. : La marche… Les pieds… « Pas si con que ça les pieds », Prévert. On peut dire, pour reprendre Schotte et le Szondi, que les pieds c’est le « vecteur C », le vecteur contact, avant même qu’il puisse y avoir de l’objectal, avec une richesse extraordinaire. Il dit que ça correspond à basis en grec, c’est la « base ». La base c’est marcher. Ou comme dit Dolto : « aller venir », « aller venant », c’est le vecteur C. S’il n’y a pas la base, il n’y a rien, tout est foutu.
13D. S. : C’est le tonus.
14J. O. : Avant même le tonus. Si on reprend la description de Jacques Schotte dans le Szondi, la triade, le vecteur C, la base : les pieds, la marche, aller-venir. Il met après dans le vecteur sexuel et le vecteur paroxysmal ensemble : le « fondement ». On ne s’assoit pas sur ses pieds mais sur son fondement. Puis après, le « vecteur Sch », c’est « l’origine ». Au fond c’est la différence entre la base et le fondement. Ce qui est souvent négligé dans la psychiatrie, c’est la base. Avant qu’ils ne soient éduqués par les laboratoires, les psychiatres confondaient souvent dépression et mélancolie. Encore maintenant, on parle de « dépression névrotique », ça ne veut rien dire. La dépression vraie est très complexe mais c’est bien plus simple que la mélancolie. La dépression se passe au niveau de la base. Ça fait partie du diagnostic, au sens noble, de pouvoir bien repérer la base, le fondement, l’origine… Il y a une corrélation entre tout ça… S’il n’y a pas d’ouvert, si c’est mal délimité, s’il n’y a pas d’émergence, en même temps la base ne marche pas. Si on dit ça, les technocrates nous envoient un professeur de gymnastique pour faire marcher les gens. « Marchez donc ! », tu parles… C’est là qu’on retrouve les constellations.
15D. S. : Exactement. Tu parlais de remuer la conversation à propos des constellations et je pensais que ça rejoint complètement ce que tu disais sur la marche, l’ouvert, la délimitation.
16J. O. : Il me semble que les gens vivent sur un mythe, développé par l’économie productive : un mythe de la personne. (…) La personne, en première approximation, c’est comme si on introduisait une fermeture. C’est pour ça que c’est corrigé par Tosquelles qui dit très bien, de façon banale, que la personne c’est l’intégration d’une quantité de trucs. C’est un ouvert. On sait bien que la chose la plus banale pour définir quelqu’un : « Dis-moi qui sont tes amis, tes copains, et je te dirai qui tu es ». Szondi ou la constellation, c’est la même chose au fond. Pour pouvoir connaître quelqu’un – surtout un schizophrène qu’il ne faut pas regarder frontalement parce qu’on reçoit des baffes – la meilleur façon de le connaître c’est de savoir quelles sont ses vagues relations. Ça pourrait obéir à la logique des « sous-ensembles flous », avec une variation du « coefficient kappa », le coefficient d’appartenance. Dans un groupe il y a des gens qui sont vraiment là, mais si on regarde de près il y a un dixième d’eux qui est mentalement ailleurs, ils pensent à quand ce sera fini… puis d’autres qui n’y sont pas du tout. D’autres qui sont là, « oohh », à 100 %. Le coefficient kappa va d’un dixième à cent. Si on pointe : « tu es venu au groupe », « oui je suis venu », « tu es resté », « deux heures », « d’accord », « comme tout le monde » – c’est idiot. On ne peut pas juger ça. La personne c’est tout un système de kappa 1, kappa 2, kappa 3. Ceux-là appartiennent à d’autres personnes qui, quelques fois, ne le savent même pas.
17D. S. : Est-ce que tu crois que les psychotiques ont un sens du coefficient kappa ?
18J. O. : J’en suis sûr. Même plus que d’autres, ils sont drôlement finauds. Je cite souvent – c’est une stéréotypie –, il y a quelques mois, Philippe, tu vois, très psychotique, schizophrène… mais qui va mieux là. Un jour, au printemps, Ginette, qui était déprimée, un lundi, à six heures, elle avait disparu, et tout le monde s’est mis à la chercher, mais tout le monde ! Aussi bien les malades que… On ne la retrouvait pas. Sept heures, huit heures… Alors je passe au rez-de-chaussée au moment du repas, je ne dis rien, je cherchais si elle était là, et Philippe qui ne dit jamais rien, il s’est approché de moi et il a dit : « Ne vous en faites pas, elle est dans sa chambre ». Extraordinaire. C’est pas mal, avec des antennes. Mais les antennes, quand on y touche ça doit faire mal. Il ne faut pas y toucher. Comme ils ont des antennes, ils évitent les endroits où on touche les antennes. Ils ne viennent jamais au comité d’accueil, dans les groupes, ce n’est pas possible avec des antennes comme ça. Par contre, les antennes font que ça marche, les constellations. On peut regrouper cinq, six, dix personnes autour de chaque personne. On voit bien qu’en touchant les participants de la constellation, on touche le type. Même sans faire une constellation, en faisant un dossier sur un type… Il a changé ce bonhomme.
19D. S. : C’est essentiel de faire passer ça dans la psychiatrie à venir, comme tu disais hier. On va voir… Mais c’est essentiel, les constellations.
20J. O. : Mais avec l’homogénéisation, ils brûlent les antennes, aussi bien celles des schizophrènes que celles des autres. C’est pour ça que je relisais Michel de Certeau, c’est étonnant, il dit bien tout ça. (…)
21D. S. : C’est par excellence quelque chose qui pourrait être appliqué au secteur, à la politique du secteur comme on disait. De s’occuper des constellations, de faire pousser des antennes aux soignants. C’est ce qu’on fait ici, on essaie de se faire pousser des antennes.
22J. O. : Sauf que j’ai horreur du mot soignant. C’est de la connerie. C’est être complice des fonctionnaires. On sait bien que pour connaître quelqu’un, il faut être dans le paysage, le paysage concret. Il faut parler aux gens qui entourent le type. À ce moment-là c’est souvent d’autres malades, on va appeler ça comme ça, qui ont bien plus de renseignements. Par exemple, dernièrement, il y a eu Françoise, qui est là depuis 91, très hallucinée… Je ne la connaissais pas… Comme ça quoi. C’est un cas compliqué. Ce sont des victimes de Bourguiba, juifs tunisiens, qui ont été vidés dans les années 50. J’en connais d’autres. Sa voisine de chambre, complètement schizophrène, Françoise aussi, c’est elle qui m’a dit : « Vous ne savez pas, elle est arrivé en 1991, elle a une fille de 27 ans, elle a été à Tunis, puis ceci, son père est mort en telle année… » Fantastique. Un dossier complet. Parce qu’elles se parlaient, on ne savait pas. C’est de la matière précieuse qui est complètement écrasée par les structures actuelles. On imagine : « Comment ? Vous avez confiance dans ce récit d’une folle à propos de ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Et le secret alors ? Etc. ». Toutes ces histoires depuis le 9 thermidor, quoi. (…) C’est difficile, il y a constellation et constellation. Il faut se méfier, car si on dit : « Il faut faire des constellations », tout le monde va en faire mais c’est la pire des choses. Si on laisse faire, il y a des constellations qui se font : tous les jeunes ensemble, tous les toxicos ensemble, tous les vieux ensemble, tous les machins…
23D. S. : Ce ne sont pas des constellations ça !
24J. O. : Horrible ! « Ah oui, on se ressemble… » Des classes d’âge… Encore Tosquelles : hétérogénéité, hétérogénéité… Une constellation, concrètement, ça demande une démarche, ce n’est pas naturel. Il n’y a rien de naturel. Le naturel aboutit à ça : la guerre des sexes, la guerre des toxicos, la guerre des vieux… ça, c’est naturel on peut dire. C’est donc une construction. Je cite toujours un cas princeps de constellation, un type qui était dans un état plus que limite, schizophrène, pervers, on ne savait pas trop, il y a très longtemps – après la réflexion de Racamier sur Stanton et Schwartz –, et on s’est dit : on va réunir les gens, parler, les gens d’ici, aussi bien médecin qu’infirmier, que moniteur, femme de ménage, cuisinier, tout… en posant la question si les gens trouvaient ce type sympathique, des questions un peu simplettes, kurt-lewiniennes, sympathie-antipathie. « Qui voudrait partir quinze jours avec lui en vacances ? » Il puait ce type-là. C’est là où Fernande, une femme de ménage qui venait d’arriver, a dit « oui, pourquoi pas ». D’autres ont dit que ce n’était pas possible, dégueulasse… Pendant deux ou trois heures comme ça. Dès le lendemain il était changé. Très bien. Il foutait du fromage sous son bras, ne voulait pas se laver. Il démontait des moteurs. C’était un drôle de bonhomme.
25D. S. : Il démontait les moteurs ?
26J. O. : Oui, pour les 2 CV. Il dévissait des trucs. Vicieux.
27D. S. : Il n’était pas catatonique tous les jours !
28J. O. : Ce type avait fait plein d’hôpitaux. Dès le lendemain matin, alors… Tosquelles me disait : « Tu as remué le contre-transfert institutionnel », je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Contre-transfert. Pourquoi pas. Plus tard j’ai dit : « Remuer les articulations des mots, les prosdiorismes ». Qu’est-ce qui se passe d’un mot à l’autre, le ton, entre les lignes… Quand les gens le matin ont croisé ce type, il avait un autre air, un cil qui bougeait ou je ne sais pas quoi. C’est ça qui compte. Comme je disais, ce qui compte c’est ce qui ne se voit pas. Des petits trucs. On remue ça. Mais pour pouvoir remuer ça, ça nécessite une remise en question totale de l’établissement. Imaginez : « Faites des constellations », le médecin-chef réunit les infirmiers : « On va faire une constellation aujourd’hui, on va parler d’un tel ». Le type : « Si je dis une connerie, on va m’enlever des points… Oui monsieur… » Ça nécessite une mise en question permanente, jamais finie, de la hiérarchie, des rapports de surmoi. On voit bien les difficultés d’oser parler. Les gens ne parlent pas. Je ne laisse pas parler, remarque, mais quand même !
29D. S. : Pour que Fernande ait dit ça, ce n’était pas complètement évident, il y avait donc une espèce de désir inconscient, qu’elle ne connaissait pas, qui l’a poussée à dire ça. Le fait qu’il y ait un accueil particulier, qu’on pouvait dire n’importe quoi dans ce groupe…
30J. O. : Pas par pitié mais par sympathie. (…)
31D. S. : Pour que Fernande, arrivant toute jeune dans une boîte comme ça, ne connaissant personne, puisse dire : « Oui, je partirais bien quinze jours avec ce type », il fallait qu’il y ait une liberté de parole. Que la hiérarchie soit déjà bien travaillée. Ces conditions d’apparition du désir inconscient – elle a peut-être même parlé avant de savoir ce qu’elle disait – sont le long travail institutionnel dont tu parles. Un long labourage.
32J. O. : Le désir inconscient… quelque chose comme ça… qui peut quand même se manifester à condition qu’on puisse parler. Simplement.
33D. S. : Une légèreté dans la possibilité de parole : ça n’engage à rien.
34J. O. : Ça n’engage à rien.
35D. S. : Et à la fois ça engage beaucoup…
36J. O. : Qu’elle puisse le dire surtout. Qu’elle fasse partie d’un groupe. Je me souviens, il y a une vingtaine d’années, il y avait eu une démarche avec les personnels d’entretien, des ouvriers d’un grand hôpital, qui étaient venus ici fin mars, passer une journée ou deux. Ils m’avaient écrit à l’automne en disant qu’ils aimeraient bien que j’y aille pour parler un peu. Le vrai problème c’était que eux, le personnel de l’entretien, qui réparent des trucs, au fond c’est souvent avec des malades qu’ils font ça, et ils n’ont aucune notion, pourtant il se passe des trucs compliqués, et ils n’ont pas le droit de participer aux réunions des infirmiers parce que ce n’est pas leur statut. À ce moment-là, il y avait un changement de médecin-chef, le nouveau avait de bonnes intentions – qui n’ont pas duré deux mois, après c’était l’horreur. Il y avait eu des cahiers de doléances faits par les malades eux-mêmes, adressés au nouveau médecin-chef. Dans ces cahiers de doléances, ils disaient : on voudrait des patates qui soient des vraies patates, on voudrait qu’on change les draps plus d’une fois par mois, on voudrait que les chiottes soient fermées. Le médecin-chef, tout idéaliste, avait dit : « Je vais tenir compte de ça ». C’est là-dessus que les ouvriers de l’entretien, vu cette ambiance, ont dit : « Ce serait bien de parler, car nous on voit les malades et on ne connaît rien du tout ». Je n’ai pas pris de précautions et je suis allé avec un copain éducateur, mais arrivé aux portes de l’hôpital, j’étais interdit de séjour. C’est parce que – moi je n’aime pas écrire – je n’avais pas écrit au médecin-chef pour demander la permission. Alors on s’est réunis dans un hangar. Là, tout l’après-midi, on a parlé des malades, phénoménologie concrète, avec les ouvriers. En novembre les cahiers de doléances étaient déjà foutus à la poubelle. On peut dire que c’est pareil maintenant, c’est pire même. Il n’y a pas de groupes possibles si c’est de plus en plus cloisonné. Et même ici on voit apparaître ça : « Tu n’y connais rien toi, tu n’es même pas diplômé ».
37De même des histoires terribles que raconte Delion, pour faire les packs à des enfants autistes, à Allonnes. Là il y a des constellations : le petit môme choisit, il y a une affinité avec une ash, un médecin, etc. Ça commençait bien mais au bout de quinze jours, démarche syndicale des infirmiers pour dire : « C’est scandaleux, vous avez mis une ash là-dedans et elle n’a pas le diplôme ». Ils s’étaient plaints au directeur. C’est intéressant ! Sur un climat comme ça, ce n’est pas vrai les constellations, c’est une hypocrisie… parce que c’est cassé, cassé. Dans une constellation, on ne choisit pas les diplômes, on ne choisit pas entre un agrégé ou un jardinier. Dans des constellations, il peut y avoir des chiens ou des chats, pourquoi pas, et puis il y a des endroits, des lieux.
38D. S. : Souvent quand tu parles de constellation, tu parles surtout de personnes, mais j’ai l’impression que, véhiculés par les personnes, les bouts de personne, les antennes, il y a des lieux, des minéraux, des arbres, l’espace.
39J. O. : C’est ces trucs-là qui comptent. Dans une constellation, il y a aussi des types qui sont toujours dans un coin, assis sur une fenêtre. Tout ça doit apparaître, mais pour ça il ne faut pas être emmerdé par la hiérarchie comme on dit. Pas facile. (…) Ça marche bien les packs, mais ça demande beaucoup de précautions, de temps. Ça marche d’autant plus s’il y a une équipe de packs.
40D. S. : Qu’il y a des réunions.
41J. O. : Oui. On a fait des packs à un type parce que c’était limite. Tout le monde n’en pouvait plus ici. Tous les matins il faisait les chambres, il volait des trucs. C’est un type qui a été dans les cellules, dans les hôpitaux. Mais tout le monde, même les malades : « On n’en peut plus de ce type ». (…) Il montrait sa quéquette, c’est emmerdant. Avec tout le monde et avec la famille – qui sont très bien – on s’est arrangé pour qu’il vienne huit jours et qu’il s’en aille. Puis ils ont trouvé : faire des packs, ah ! Lui il est content. Il a dit à sa mère, en partant pour quinze jours : « Tu me feras des packs, tu vas m’entourer ». Mais les packs c’est bien plus subtil que ça (rires) ! C’est une forme particulière de constellation : qui, avec qui ? Il y a deux personnes qui font les packs, une qui prend des notes… à condition qu’ils en parlent ailleurs, sinon ça part au panier.
42D. S. : Je me souviens d’en avoir fait beaucoup avec Thérèse. C’était toujours dans la plus belle chambre du château, avec une vue sur le parc et une ambiance, quoi. Il y avait des groupes de packs, une réunion avec ceux qui en faisaient par ailleurs. Il y avait un rituel, toujours à la même heure, le petit déjeuner après, une espèce d’espace-temps complètement privilégié.
43J. O. : Là, il faut du temps, il faut un nombre suffisant de gens. Il ne faut pas trop de 35 heures ! Sans blague, il faut être disponible. Il faut que ce soit hétérogène. Par exemple, à un moment on disait, les cuisiniers, un jour par semaine peuvent ne pas être à la cuisine. Il y en a un qui fait des packs. Sans en faire une pâte feuilletée mais enfin… (rires). Un autre qui, le jeudi soir, va au cinéma avec un groupe. D’autres qui font le jardin. Un jour sans cuisine, quoi. (…) Pour pouvoir faire ça, la hiérarchie, là encore, les statuts : qui est soignant, qui est soigné ? N’importe quoi, c’est débile.
44D. S. : Dans mon souvenir c’est très important que chacun d’entre-nous « ait le droit à… » demander une constellation, une réunion, quel que soit le prétexte. C’est une loi à La Borde, qui n’a l’air de rien mais qui dégage un espace dans la tête. Une grande liberté.
45J. O. : Tout à fait. Le groupe X, c’est en rapport avec la « grille », avec l’emploi du temps. L’emploi du temps, c’est un truc énorme. À un moment donné, c’était même dangereux d’être grilleur, comme on dit. Il y avait des types un peu caractériels qui disaient : « Si tu ne me donnes pas ce congé-là… ». Il y a un type qui s’est fait casser la gueule physiquement par un grillé ! Pour que la grille fonctionne bien, j’avais proposé une autre réunion que j’avais appelé de façon prétentieuse « le tiers régulateur », d’après Sartre et la Critique de la raison dialectique. C’était pour repenser la grille mais ça a été envahi par des parleurs. Quand il y a un type qui ne vient pas, qui ne fout rien, un emmerdeur, qui fait semblant, ou bien on le fout dehors, disons traditionnellement parlant, ou bien alors tu fais un groupe X. Un groupe X, c’est lui-même qui choisit trois ou quatre personnes qui veulent bien accepter d’être choisies, puis se voir comme il veut. Une fois, deux fois, trois fois : « Pourquoi tu ne viens pas, pourquoi t’es con, pourquoi tu fais comme si… pourquoi tu te cames… pourquoi tu te saoules la gueules… pourquoi ça ? ». Et alors ils parlent. Ce n’est pas forcément efficace tout de suite.
46D. S. : Ils ne parlent pas forcément de la chose pour laquelle ils sont réunis. Ils parlent.
47J. O. : À ce moment ça ouvre, c’est une greffe d’ouvert. Quand le type se ferme dans sa connerie, une greffe d’ouvert. Et ce n’est pas la grille qui peut résoudre ça, autrement ça fait administratif. C’est ça un groupe X, c’est une constellation à l’envers presque. C’est lui qui désigne, on peut dire ça.
48D. S. : Il y avait une autre constellation à l’envers dont tu as parlé mais que je n’ai pas connue moi-même, c’est l’histoire des anges gardiens. Ça m’a beaucoup intéressée car ça paraît assez paradoxal par rapport à l’ouvert.
49J. O. : C’est assez fantastique. Les anges gardiens, c’est né il y a un an et demi… Il y avait un autre type, encore pire que celui dont je parlais tout à l’heure, quelqu’un de très intelligent mais psychopathe, pervers, avec une maladie de l’hystiocytose. L’hystiocytose ce sont des cellules monstrueuses de Langerhans qui envahissent les os, ça fait des tumeurs vides, en même temps qu’un strabisme qui a été opéré. Plus un diabète insipide qui le pousse à boire. Une mère qui le surprotège, c’était le petit Jésus. À quatorze ans il était complètement pervers, polytoxicomane. Il buvait tout le temps n’importe quoi, même l’eau des vases des fleurs. Tout ce qui passait. L’horreur. Il avait été hospitalisé plein de fois. Il arrive là, bon. Il avait été hospitalisé d’office, c’était d’une violence inouïe. Le médecin-chef de Clermont-Ferrand qui l’avait envoyé : « Surtout qu’il ne voit plus jamais sa mère, son père ». Il est venu ici et on a dit qu’on essayerait quinze jours. Puis ça a duré un an et demi. Tout le monde ici, les ça-va-de-soi, disait : « Il faut le foutre dehors ce type, c’est horrible ». Il faisait n’importe quoi, puis se saoulait. Il allait chez les voisins pour faire peur aux bonnes femmes à onze heures du soir. Il se faisait d’ailleurs raccompagner par les flics, il était malin. Ça a pris de telles proportions, qu’à la fin il a dit : « J’ai besoin de quelqu’un à côté de moi tout le temps ». Bon, c’est là où on a fait, non pas une constellation, mais une course au relais. On se le passe, on se le passe 24 heures sur 24. Il disait : « 24 heures sur 24, même la nuit ». Il y a tout un groupe de malades et de personnel qui s’y est mis. Il a lui-même dirigé les man œuvres : « Mettez-moi dans telle chambre puis fermez la porte, fermez la fenêtre. Puis qu’il y ait quelqu’un là ». Ça a duré pendant huit jours. C’était miraculeux. Au bout de dix jours il est parti pour trois semaines en vacances chez ses parents, et là ça fait un an et demi que ça tient. Il m’a écrit en disant : « Les anges gardiens ça a marché, j’ai même passé un concours d’électronique, je fais des petits films, une exposition ». Dernièrement, j’ai cru que ça allait redescendre, il m’a téléphoné en disant : « aohhh », moi-même j’ai dit : « oooh » ! (rires) Il n’est pas revenu. C’était extraordinaire ! Depuis le mois de juin de l’autre année. La technique des anges gardiens c’est une autre variation. On plante des anges gardiens autour, qui sauvent. Il avait besoin de ça, un anacritus, je ne sais pas comment on peut dire, forcené.
50D. S. : On voit bien la limite. L’ouvert par contre, c’est spécieux. Il est toujours finalement sous contrôle mais ça lui donnait des limites.
51J. O. : N’empêche que maintenant il n’est plus sous contrôle de rien du tout. Il a même arrêté les médicaments, la plupart.
52D. S. : Il est très important de comprendre qu’il y a des passages comme ça qu’il faut franchir, en force.
53J. O. : On voit bien les constellations à partir de là : on voit les packs, le groupe X, les anges gardiens, et on peut imaginer des tas d’autres choses. Autour de l’ouvert, des limites. On travaille le niveau des phantasmes, si on peut donner un mot, au fond. De voir les gens et de parler, ça nourrit le phantasme et ça fait sortir le désir de là où il est coincé. Mais pour ça il faut être tranquille. Ce n’est pas les évaluations. J’ai discuté dernièrement avec les infirmiers d’Ajaccio et de Marseille, c’est terrible. Obligation de la blouse blanche, et obligation d’avoir un badge avec son propre nom. Parce que, vous comprenez, on nous dit que si on n’avait pas ça les malades seraient désorientés. C’est l’horreur. Sans parler de la complicité du médecin ou des pouvoirs infirmiers. Les gens sont en pyjama, il y a des cellules, et ils ont même des chiens.
54D. S. : Quoi ?
55J. O. : Si si. Ils ont même embauché des chiens policiers. On peut sonner l’alerte. Les malades ont peur. En principe c’était pour éviter que les gens fuient. Les infirmiers ne mangent pas avec les psychologues, qui ne mangent pas avec les médecins, il ne faut pas mélanger. Dans un milieu pareil, qu’est-ce que ça veut dire une constellation ? On pourrait dire : « Rhabillez-vous, mettez des godasses, enlevez vos pyjamas ».
56D. S. : Il doit y avoir peut-être encore un peu de potentiel thérapeutique entre les malades ?
57J. O. : Non plus. Il n’y a pas d’activités. Des petits trucs peut-être, le dessin… C’est terrible. (…)
58D. S. : Il me semble qu’il y en a une nouvelle qui est apparue dans le ciel des constellations à La Borde, c’est le Peachum.
59J. O. : Ce nouveau-né est très ancien déjà. Il y a cinq ou six ans… Il y avait toujours la volonté de faire un petit groupe pour parler de « où l’on met les pieds ». Faire un peu d’histoire. Bizarrement, ils avaient appelé ça la « réunion des nouveaux embauchés » (rires). Rapidement, on s’est dit : un nouveau, jusqu’à quand il reste nouveau ? On ne sait pas, c’est idiot. J’avais commencé, avec Marie-Ange, qui est morte depuis, un petit groupe : « Voilà La Borde, etc., l’histoire du Loir-et-Cher, puis la psychothérapie institutionnelle, etc. ». En même temps, c’était intéressant car on avait du matériel, il y avait un enregistrement, une cassette de discussions entre Félix et B., un vieux qui avait assisté avant les années 60 aux débuts de la menuiserie, c’était marrant. Au bout de quatre semaines il n’y a plus eu personne. Alors on a dit qu’il fallait ouvrir un peu. Mais sont venus uniquement des stagiaires, qui restaient un mois. J’ai dit que ce n’était pas possible, on n’allait pas recommencer à chaque fois. On va faire un CD ! (rires) Ça s’est épuisé, j’en ai eu marre, puis on a dit que ce serait ouvert à tout le monde, aux malades, aux pensionnaires comme on dit. Ça a repris et on a changé de lieu. C’était à la rotonde puis on est allé à la serre. Mais uniquement avec des pensionnaires, du personnel vient qui veut et je m’en fous. À ce moment-là, en aparté, j’appelais ça « Peachum ». C’est dans l’Opéra de quat’sous. Peachum c’est un type qui, dans les bas-fonds de Londres, organise tous les clodos pour les habiller, les rendre aveugles. Et qui ramasse le fric. J’ai dit ça en aparté, « Peachum », et puis ça s’est su. Et puis ça s’est encore éteint. (…) Dernièrement, il y a trois ou quatre mois, étant donné – ça s’effondre tout le temps ici, ce n’est pas marrant – une dégénérescence complète, en particulier du rez-de-chaussée – ça fait 25 ans qu’on parle du rez-de-chaussée –, j’annonce que je réunis les malades, vient qui veut. Là, au lieu de dix il y en a eu quarante. C’était fantastique. Tous les huit jours, même deux fois par semaine. Mais alors là on parle du renouveau du rez-de-chaussée, du partage des tâches, inventer des trucs… Puis un tout nouveau groupe avec une fille très bien pour lancer le journal, Les nouvelles labordiennes, qui est remarquable, tout le monde écrit là-dedans. C’est lié à ça, on ne peut pas faire Peachum s’il n’y a pas en même temps la presse, sans quoi on va à nouveau cloisonner le rez-de-chaussée. Le fait que les clodos prennent le pouvoir ça a fait des conflits de toute sorte. Au début, l’équipe du rez-de-chaussée, là où ça se passait, ne venait pas, systématiquement. C’était pourtant très important d’organiser une permanence, matin et soir, au rez-de-chaussée, pour accueillir les gens de l’hôpital du jour, pour animer les gens en les envoyant dans les ateliers, avec une permanence de trois malades. Il faut faire une liste énorme, ça prend du temps, ce n’est pas fini, ça se fait petit à petit. Il y a un moniteur toujours trop actif qui a voulu organiser ça, c’était le bouc émissaire, quoi. Ça a déclenché tout un conflit. Il a fallu que je voie à part le petit groupe de moniteurs du rez-de-chaussée, le bouc émissaire n’est pas venu… et après ça s’est harmonisé, c’est en train de se mettre en place. C’est très difficile car il y a quand même une masse de gens qui sont assez apragmatiques, il faut bien le dire, il y a une population assez touchée ici. Et même ceux-là… Il y a quinze jours j’ai dit : Peachum ça marche. Y est venu un type, Jean-Claude, qui vient nulle part, qui ne va jamais dans aucune réunion – c’est lui qui transporte les sacs poubelle la nuit et qui disait : « Quand je ne transporterais plus de sacs poubelle, je tuerai quelqu’un » – il m’interpelle, il me tape au carreau, il ne sait pas très bien ajuster la distance… Il est venu à Peachum, assez bien habillé pour une fois, s’asseoir à côté de moi à table, faisant des signes comme s’il était d’accord. Bien, c’était la première fois. Pour moi un grand succès.
60D. S. : On a l’impression que les gens viennent ici dans le bureau te parler de ce qui se passe là-bas.
61J. O. : C’est vrai, ça englobe ça. En même temps, il est très important que ça garde une relation constante avec la presse locale, l’hebdo, la feuille de jour, un tas de trucs comme ça. C’est banal mais c’est difficile à tenir.
62D. S. : Peut-être ce qu’on appelle la fonction du club, réunir les gens…
63J. O. : Refaire le club, tout le temps. Par exemple le bar. J’avais fait tout un séminaire à Saint-Anne, en octobre 1995, sur le bar. Je disais : « Le bar est au rez-de-chaussée », car ils croyaient que le bar c’était le bar… Maintenant il y a une règle, on l’appelle la « règle de trois » : s’il n’y a pas trois personnes au bar, on ferme. Quelqu’un qui compte le fric, quelqu’un au comptoir, puis… il y a des tables… en même temps un point lecture… c’est grâce à Peachum… C’est des choses terre-à-terre. Ça englobe en même temps toute la question de l’hôpital de jour et le rapport avec le BCM, le Bureau de coordination médicale. Ça fait des années que je dis que le rez-de-chaussée doit être le lieu d’accueil où les types de l’hôpital de jour doivent se présenter, venir là pour dire qu’ils sont là. Il n’y a rien du tout, ils allaient emmerder le BCM, « envoie la voiture », etc. C’est des éléments concrets mais ça ne peut se faire que s’il y a une inscription, c’est pareil pour le standard, la chauffe, etc. C’est par l’inscription qu’il peut y avoir un début d’analyse concrète. S’il n’y a pas d’inscription, il n’y a pas d’analyse. Le rez-de-chaussée est un lieu d’inscription, c’est là où il y a le plus de passage. La salle des colonnes devrait être une plateforme vis-à-vis de l’extérieur, vis-à-vis du BCM, des ateliers et des journaux. Le mercredi, je fais Peachum de 11 heures à midi, ça bouleverse des trucs, car en même temps, au petit salon, il y a ce qu’on appelle « la boutique » qui amène beaucoup de gens. Deux fois par semaine. En même temps il y a le tabac, de 10 h 30 à midi. Or, il y a une concurrence avec Peachum. Ils ont dit : « Alors on ferme le tabac entre 11 heures et midi le mercredi » puis, à midi, ils se précipitent. Pendant qu’on fait le Peachum on entend parler la boutique, heureusement, on ne va pas s’isoler. Ça fait partie de l’analyse concrète, il y a des effets. (…)
64D. S. : Ce qui est paradoxal, c’est que quand tu parles du lieu d’inscription, tu situes le rez-de-chaussée, lieu d’accueil, et ça renvoie à ta distinction entre l’accueil et l’admission. L’accueil c’est là où ça s’inscrit alors que l’admission, les inscriptions administratives, ce n’est pas là que ça s’inscrit.
65J. O. : Ça s’écrit. L’inscription – il faut entendre parler Michel Balat là-dessus – c’est la « fonction scribe ». La triadicité, la logique triadique de Peirce, avec le musement, continu, même quand on dort, ça pense, ça pense tout seul, il n’y a pas de discontinuité. La « fonction scribe » c’est ce qui permet de savoir que ça muse. Le scribe ne sait jamais ce qu’il inscrit. S’il sait ce qu’il inscrit, ce n’est plus un scribe. Par contre, s’il n’y a pas de scribe, il n’y a pas de musement, ni rien du tout. C’est par la discontinuité qu’on peut avoir « accès à ». L’écriture ne vient que si déjà il y a de l’inscription. Ça peut s’autonomiser. Pour une analyse générale, c’est ce qu’on appelle « l’interprétant », une fonction qui va intervenir sur ce qui se passe entre le scribe et le museur. En général dans un établissement où il n’y a pas toutes ces articulations, la fonction scribe tombe. Il n’y a pas grand-chose qui s’inscrit. C’est toujours stéréotypé, en dehors de l’inscription. Lorsqu’il n’y a pas d’inscription, il n’y a rien du tout. Même s’il y a une multiplicité d’activités, il ne se passe rien, parce qu’il n’y a rien qui s’inscrit. Mais il ne faut surtout pas qu’il y ait un « inscripteur ». C’est Torrubia qui disait : « Il faut un petit groupe analyseur ». (…) Mais un petit groupe d’analyseurs, ça y est, c’est foutu. Il va y avoir des apparatchiks ! Par contre, qu’il y ait une « fonction ». Une fonction ça peut être tout ce qu’on veut, même les oiseaux à un certain moment. Au moment où je parlais il y a un oiseau qui s’est mis à chanter plus fort. Ah bon ! Peut-être qu’il faut mettre ça dans les paramètres, je ne sais pas. Alors que s’il y a des analyseurs diplômés, c’est foutu ! On a lutté contre ça tout le temps, le pratico-inerte, pour entretenir la dialectique.
66L’ensemble de ces choses-là, c’est le support qui permet d’être attentif, sans le faire exprès. Il ne faut surtout pas faire exprès d’être attentif, c’est idiot. Faut que ça vienne comme ça… et ça marche ! C’est ce que j’appelle la connivence. Un Japonais qui était venu une fois m’a dit qu’ici il y avait du ki. Tellenbach en parle dans La mélancolie. Dans la mélancolie, le ki tombe. Le ki, c’est une certaine légèreté. J’en ai parlé à une schizophrène remarquablement intelligente, d’origine allemande, en hôpital de jour. Maintenant, elle dit : « Quand je viens à la Borde ça va. » (…) Alors je peux lui dire : « Il y a du ki ». Qu’est-ce que le ki ? Oh, ça doit correspondre un tout petit peu – mais c’est plus subtil – à la Stimmung. Au sens de Heidegger. Elle a pigé. Au sens général d’« atmosphère ». C’est le même mot en allemand, Geschmack. Elle était très contente. Maintenant on se dit : « Alors, il y a du ki ? ».