Notes
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[*]
Cécile Duval est comédienne et co-directrice artistique avec Marie Lopès du Théâtre d’Or. Elle a monté Les Chants de Maldoror de Lautréamont, solo qu’elle joue depuis dix ans en français et en espagnol, La Moscheta de Ruzante, Dimey c’que tu veux sur des textes de Bernard Dimey. Elle travaille actuellement des textes de Gherasim Luca, Charles Pennequin, Jean-Pierre Verheggen, Alain Astruc, avec des musiciens et des improvisatrices voix et enregistré avec Guylaine Cosseron, vocaliste, le CD, Démesurrrrrément moyen, Le petit label, 2012. http://theatredor.free.fr.
Performance Chaosmose, une lecture colllective #8. Entretien recueilli et transcrit par Anne Sauvagnargues. -
[1]
Alain Astruc, 1924-2001, homme de théâtre, auteur, acteur et directeur de troupe a enseigné pendant vingt ans le théâtre à l’Université Paris 8, et fondé le Théâtre d’Or en 1986 : Or hors oreille, Entretiens sur le théâtre, 2001, rééd. Paris, PUV, 2010.
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[2]
Angelo Beolco, dit Ruzante, ou Ruzzante (Padoue v. 1500-id.1542), La Moscheta (1528).
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[3]
Charles Pennequin, « Mots croisés », extrait de La ville est un trou, Paris, P.O.L., 2007.
1J’ai beaucoup travaillé avec Alain Astruc [1], joué ses pièces, mais structurellement, on n’a plus la capacité de monter des pièces, plus de lieu, on n’a jamais eu beaucoup d’argent, mais c’est de plus en plus dur aujourd’hui de travailler sans financement. La première fois que j’ai travaillé la poésie, c’était avec Les Chants de Maldoror, à une époque où j’étais bloquée comme comédienne. Ce texte m’avait frappé à dix-huit ans et donc à un moment, bloquée, j’ai eu besoin de travailler cette parole qui me semblait très proche, j’aimais beaucoup, j’ai toujours aimé le côté cruel, – même à jouer, c’est toujours jouissif, le côté de la cruauté. J’ai donc travaillé pendant deux ans sans me dire que j’allais le jouer et au bout de ces deux ans, on m’a dit, tu pourrais peut-être le jouer, alors je l’ai joué, pendant dix ans. Le blocage que j’avais comme comédienne, j’ai essayé de le dépasser par la poésie.
2Tous les lundis au Théâtre des Déchargeurs, des gens venaient dire des poèmes. Même si je ne jouais pas, c’était une façon de me confronter avec un public, avec des textes qui ne demandent pas de mise en scène, pas de décors, pas de costumes. Et, quand on n’a plus eu les moyens de travailler des textes de théâtre, j’ai continué sur la poésie. J’ai choisi, à chaque fois, une certaine violence, une révolte, et que ce soit un texte que j’aime bien dire à l’oral, qui soit assez évident – quoique Les Chants de Maldoror bien sûr, ça n’a pas été simple, mais pour la poésie contemporaine, voilà : des textes qui me parlent à l’oral, où je reconnaissais quelque chose que je ne savais pas dire, que je n’aurais pu arriver à dire, une violence, mais aussi une ouverture, où rien n’est affirmé, où le sens reste ouvert. Voilà comment je choisis les textes. À chaque fois, cela implique un rapport au jeu. Si je sens bien un texte comme comédienne, à l’oral, je sens que ça va porter. Aussi, j’aime bien l’humour, beaucoup de textes que je choisis ont rapport à l’humour, comme ceux de Charles Pennequin. Une des dernières pièces qu’on a montées, La Moscheta [2], un texte de Ruzante du xvie siècle, me faisait beaucoup rire et je sentais en le lisant que c’était un texte pour les acteurs. Par exemple, Molière, j’aime beaucoup, mais je ne l’ai jamais monté, structurellement, on n’a pas la possibilité de monter Molière, ça demande des acteurs, toute une équipe, un lieu. Il y a Beckett aussi, j’aimerais bien jouer En attendant Godot, mais c’est interdit aux femmes. Beaucoup de raisons, économiques aussi, entrent en ligne de compte. J’aimerais bien remonter des pièces, mais avec la poésie, c’est un autre rapport. Au théâtre, monter une pièce nécessite de travailler sur la durée pour trouver le costume, le décor, un lieu, ça ne se fait pas n’importe où. Un poème, on peut le lancer un peu partout, on n’a pas besoin de décor, à la rigueur pas de costumes, c’est beaucoup plus mobile.
3C’est important aussi qu’un texte comme Maldoror, qui va jusqu’aux tréfonds, cherche, creuse dans la noirceur et trouve de la lumière. Dans les textes que je choisis, il y a ce sentiment de lumière, cette ouverture. Et aussi, que ça crée un rapport qui n’engage plus le rapport humaniste aux choses, qui va au-delà de l’humain. C’est un rapport à l’homme défiguré, à l’homme défait. Pas à l’homme dans sa psychologie, ni dans sa valeur, quelque chose qui casse l’homme pour reconstruire autre chose ailleurs. Depuis que je suis adolescente, j’ai toujours senti un décalage entre le discours de ce monde et ce qu’il comporte réellement de cruauté. Ça me frappait en prenant le bus, la violence de cette société et aussi son discours très policé. Ces auteurs font réapparaître la violence, ils la font ressurgir et recomposent avec elle le monde autrement, ils l’affrontent.
4Pennequin a un côté très humoristique, percussif et ouvert. Ça percute le public, ça dit des choses que chacun peut ressentir, en jouant sur des formes de clichés, mais ça porte au-delà. Ça dit des choses qu’on peut tous ressentir, mais en les ouvrant. Le sens ouvert dégage quelque chose dans nos têtes, on ne voit plus les choses binaires ou simples, un autre espace devient possible, une ouverture. Au mois de décembre, j’ai joué Les Maîtres chiens, j’ai donc appris ce texte, et lorsque je me sentais un peu déprimée, chaque fois que je le travaillais, cela me recentrait, même s’il dit des choses très dures, ça ouvre un espace qui donne de la vitalité.
Lancer le son
5Je lis la poésie quand je la travaille. Je n’arrive pas à la lire à voix basse. Mais quand j’apprends, j’apprends dans le métro, sinon, je m’endors chez moi, j’ai tendance à m’endormir. Dans le métro, je suis en mouvement, enfin, il y a du mouvement. Ou alors, au café. Maintenant, comme j’ai beaucoup de textes à apprendre, j’en apprends quand même un peu chez moi, mais j’ai tendance à m’endormir. Donc souvent, j’apprends en mouvement. Quand j’allais en Normandie chez mon père, j’apprenais en marchant.
6Quand on apprend un texte, il y a tout un moment très laborieux, surtout ceux de Pennequin, où il y a beaucoup de répétitions. Le premier texte de Pennequin que j’ai appris, c’était Droit au mur, il répète cette formule pendant huit minutes avec des variations, pendant l’apprentissage, à certains moments, je me disais que je n’y arriverais jamais, j’avais des sortes de vertiges. À force de travailler, de le dire en marchant, dans le métro, partout, en prenant une douche, tout le temps, il y a un moment où ça se fait, on comprend la mécanique de l’écriture… Puis vient le moment où on le sait sans réfléchir. Là, on peut commencer à essayer de le sortir, mais le problème de l’apprentissage, c’est qu’on apprend dans sa tête, alors on sort le texte avec une musique qui vient de la manière dont on l’a appris. Tout le travail, c’est d’échapper à cette musique, pour le dire de façon nouvelle chaque fois.
7On ne prend pas appui sur cette musique, elle vient malgré nous. Je ne sais pas comment elle vient, peut-être que si on apprenait à voix haute – dans le métro, bien sûr, c’est impossible. Elle vient du fait d’apprendre. Chez beaucoup de comédiens, je l’ai remarqué, à un moment, une musique s’installe. Une musique qui est fausse, qui est liée au comédien, qui n’est pas liée au texte. Ce qui est dur, c’est de s’en défaire. Par exemple Les Chants de Maldoror, j’ai travaillé deux ans le texte à la main avant de l’apprendre. Pendant deux ans je répétais avec le texte sous les yeux, et au bout de l’avoir répété, répété, à un moment, je l’apprenais, quand il était presque su à force de le dire. Et dans les répétitions, ce que j’essayais, c’était de casser cette musique, c’est-à-dire d’ouvrir la finale, toujours. D’aller chercher à la fin des phrases un son en fait. Le travail, c’est de se débarrasser du sens qu’on met sur le texte, par le son. D’ouvrir toujours le son, d’aller chercher comment dans l’ouverture ça va s’adresser et surtout, comment se débarrasser du sens qu’on plaque sur le texte, de ce sens mort, pour rendre vivant le texte.
8Pour Lautréamont, je me raccrochais aux finales car parfois, on a besoin de se raccrocher à quelque chose, parce qu’on travaille vraiment dans le vide. Je me rappelle de répétitions où j’envoyais tout balader, je donnais des coups de pieds, j’avais le sentiment, vraiment, de ne pas savoir où aller, ni comment. Alors je m’étais donné ce repère : dans les finales, pousser le son. Si on le conscientise, c’est impossible à faire, il faut, je sais pas comment, que ça se fasse de soi-même. Avec Astruc, je me rappelle de répétitions où il me reprenait son à son, parce que je n’y étais pas, et c’est torturant, parce qu’on se trompe à chaque fois. On ne sait pas comment trouver ce son à son. Mais il faut y arriver au final, pour que chaque son avance, vivant, sonore, et pas dans le sens.
9Qu’on ne se projette pas dans le texte, c’est le travail le plus difficile je pense. Ce n’est même pas pour faire sens, mais pour l’ouvrir à l’infini. Un metteur en scène parlait d’une multitude de sens : je n’étais pas d’accord, ce n’est pas une pluralité de sens, mais un sens infini, c’est-à-dire un sens qui n’est pas à soi. Ce n’est pas l’acteur qui donne le sens. Le sens va se construire dans le rapport, avec le public, avec ce qui est là. Dans l’événement le sens va se construire. Il échappe à l’acteur, il échappe peut-être même au public, il se construit.
10Le son dépend du public aussi. Artaud parlait du premier son qui doit transpercer l’espace. Que le son c’est comme un serpent. Qu’on doit aller mordre le public avec le son. Physiquement quand on joue, on peut le sentir. Quand on ne le sent pas, quand on est à côté, on ne sent rien, et quand tout d’un coup ça fonctionne, c’est comme une sensation d’espace que le son perce, jusqu’au bout, et alors une réponse arrive, dans un aller-retour.
11Ça m’est arrivé sur Les Chants de Maldoror, de lancer le premier son, et de sentir, c’est bon, après ça va aller, tout va venir. Ça y est, la première phrase a touché quelque chose, et ça va aller comme ça jusqu’au bout, il n’y a plus qu’à se laisser aller, se laisser aller à ce qui arrive.
Se concentrer
12Je me pose toujours la question : comment se préparer ? Je ne sais pas. Il y a une concentration. Et puis la concentration, je me pose toujours la question, je ne sais pas, alors j’essaye de me concentrer en écoutant. J’écoute ce qui m’entoure, en essayant de faire le vide, mais parfois, le vide ne vient pas, des pensées me traversent tout de même. J’essaye, il y a un côté respirer, écouter et puis sentir. Ce n’est pas désagréable en même temps, c’est un moment privilégié, on n’a plus le droit de s’angoisser pour tous les contrats à chercher, par exemple, il ne faut plus y penser, on le sait. Ça évacue pas mal de choses. Il y a aussi le fait de s’allonger par terre, pour prendre la mesure de l’espace, par terre, pour que le corps prenne la mesure du son. Ce qu’il faut trouver dans la concentration, c’est la détente, vraiment. Et l’écoute. La détente et l’écoute. Donc, s’allonger par terre, sur le lieu où on va jouer, pour que le corps sente l’espace. Je n’aime pas avoir de rapports avec le public avant de jouer, quand je vais jouer, je ne peux pas aller parler aux gens, ni avoir un rapport même social avec quiconque. Ce ne peut plus être que des rapports d’énergie, plus de rapports de politesse, tout ça, c’est fini. Ce n’est pas si désagréable, d’ailleurs.
13Selon les configurations, parfois, on est sur scène quand le public arrive, ce qui n’est pas mal pour se concentrer, si on a trouvé l’attitude, ce qu’on doit faire sur scène quand le public s’installe. C’est très agréable, de se concentrer simplement sur l’entrée du public et de sentir que l’énergie monte. Derrière, c’est pareil, j’essaye de me concentrer beaucoup sur l’entrée du public. Et surtout essayer de faire le vide sans y arriver toujours. Ne pas avoir le trac, ça aussi, ça dépend, parfois je l’ai, parfois je ne l’ai pas. Je l’ai toujours un peu. Parfois je me dis, c’est catastrophique ce que je vais faire, c’est irrationnel. Aussi, dans les conditions dans lesquelles on joue, c’est un peu dur de se concentrer en ne sachant pas si le public va venir. Quand on est dans une salle où on sait que ça va se remplir, si le public arrive, c’est plus facile. Sinon il y a l’angoisse de se demander s’il va y avoir du monde. Cette angoisse est un peu difficile pour la concentration. Ce qui est terrible aussi, c’est quand ça prend beaucoup de retard. Il y a une espèce d’attente où on se prépare, on se prépare, et tout d’un coup, à un moment, c’est trop, ça prend trop de retard. Il m’est arrivé aussi de me concentrer, et qu’il n’y ait pas du tout de public. Alors on reste avec cette énergie, dans un état très bizarre, quelque chose ne s’est pas délivré. Si on est sur scène quand le public arrive, on sent l’énergie monter, ou alors si on fait une entrée, on sait que c’est la bonne quand on sent cette masse énergétique du public. Quand on la sent, on peut se déplacer par rapport à elle, et on part de ça. C’est ça qui donne le premier son aussi. Ce qu’on sent de cette masse de silence construit le premier son.
14Sur une pièce de théâtre, ou dans Les Chants de Maldoror, il y a toute une circulation dans l’espace à trouver avant de parler. Ça dépend à chaque fois des lieux. Après, dans un même lieu, une fois qu’on l’a trouvé l’entrée… Une fois à Montreuil, en répétant, j’ai senti que j’avais la bonne circulation. Je ne sais pas pourquoi j’ai senti ça, je savais que j’avais trouvé la bonne circulation. Et en effet, quand le public est arrivé, j’ai circulé, je sentais que ça se passait bien. C’est de l’ordre de, je ne sais pas comment on sent ça, on le sent. Et donc, ça c’est très bien passé, mais je le savais. Ça m’est arrivé peut-être une fois, de savoir à l’avance que la circulation était la bonne.
15En poésie, je n’ai jamais fait beaucoup de circulation. Si, pour Les Chants de Maldoror, il y a toute une circulation, il faut que je trouve le moment où ça jaillit. On ne se pose pas trop la question d’où ça part, parce qu’il faut que ça parte. C’est la respiration, une histoire de respiration, respirer avec le public, que le son parte sur la respiration. Et puis il y a le moment. Il y a le moment où il faut bondir et si on le laisse passer, ça s’écroule. Trouver le moment, ne pas aller trop vite parce qu’il faut construire avec le public, et puis ne pas tarder, parce qu’il y a un moment où ça doit jaillir.
16Ce n’est jamais soi, ce n’est pas soi qui prend en charge le texte. C’est autre chose, c’est un phénomène collectif, ce n’est pas un phénomène individuel. Ce qu’il y a, c’est que je n’enferme jamais le texte dans un personnage. Dans la poésie, c’est plus simple, mais même pour des pièces avec personnages, j’essaye de ne pas les enfermer, alors la voix peut varier de moment en moment. Il n’y a pas une forme fixe de personnage. On a beaucoup travaillé le chœur avec Alain Astruc, j’aime beaucoup aussi faire des textes à trois voix, à deux voix. La Moscheta de Ruzante, on l’a travaillée, je jouais le rôle principal avec une autre comédienne et toutes deux, on jouait en improvisant, on savait toutes deux le texte et on jouait en même temps, sans savoir qui allait dire quoi, ni si on allait le dire ensemble. La première fois que j’ai vu ce travail, j’assistais à un atelier présenté par Alain Astruc sur Cyrano de Bergerac. Il y avait trois Cyrano, j’ai adoré toutes ces facettes qui se démultipliaient avec les différents acteurs jouant le même personnage, qui s’écoutaient, se répondaient.
17Dans mon parcours, j’ai beaucoup travaillé cela. Tout ce travail collectif avec Alain Astruc, je l’ai poursuivi en faisant travailler des gens. On a monté un spectacle sur Bernard Dimey, on était sept et chacun portait le texte, mais il y avait toujours un chœur derrière, qui parlait, faisait des sons, des commentaires. Quand je fais travailler les étudiants, c’est toujours ainsi, ils disent à plusieurs le texte, travaillent le rôle à plusieurs. Cette année, j’ai travaillé La demande en mariage, ils ont donné à la fin une improvisation collective où tout le monde prenait toute la pièce en charge, changeait de personnages, quand ils ne savaient pas le texte, ils improvisaient avec le souffleur. Le travail que je fais émerge vraiment de ce bouillon collectif. Après beaucoup d’années d’expérience, après vraiment beaucoup d’années, on peut le retrouver aussi quand on est seule. Et dans la poésie, la pluralité des voix, ça arrive, je ne le prémédite pas. Si enfin, sur ce texte de Pennequin, comme il s’agit de télévision [3], j’ai peut-être travaillé un peu. Il y a peut-être eu un moment conscient où je me suis dit : ce texte-là, comme ce sont des bribes qu’il a captées à la télé, dans la façon de travailler ce texte, peut-être qu’il y a eu une conscience que plusieurs voix se croisent. De toute façon, il y a aussi le public, on n’est jamais vraiment seul. Il y a le public, donc on n’est pas seul. C’est très important, cette base sonore collective.
Échapper à la représentation
18Il y a un mot que je n’ai pas prononcé, celui de présence. Le texte de Pennequin, pour ça, marche très bien, c’est une structure qui relie tout. Arriver à la présence, c’est l’enjeu : essayer de détruire tout ce qu’on peut accrocher de valeur à l’homme, à l’humain. Oui, ne jamais poser les choses, ne jamais les affirmer comme valeur, ni les dramatiser. Quand je suis au théâtre, je ne supporte pas quand une valeur nous est assénée, tout d’un coup, je ne peux plus respirer. Ça devient irrespirable.
19Je cherche que ça soit vraiment comme si je parlais au public, comme s’il n’y avait plus de représentation. Même si je dis un texte, je n’ai pas l’impression de réciter, mais qu’un échange vivant se passe, dont le texte fait partie. J’essaye toujours d’échapper à la représentation. Il y a toujours cette quête d’échapper à ce qui se poserait, rester dans le mouvement, ne pas poser les choses, mais évacuer ce qui arrive, ne pas se poser, ne pas alourdir, évacuer. Ne pas s’installer, jamais.
20Quand l’accroche avec le public ne se fait pas, oui, ça devient terrifiant. On a l’impression, justement de réciter le texte, ou d’être dans cette musique, de dire le texte avec de la valeur, parce qu’on n’arrive pas à trouver l’ouverture. Et quand ça arrive, c’est insupportable. On m’avait demandé de faire dix minutes d’Artaud à Marseille, dans un endroit ouvert, dix minutes de textes d’Artaud, et quand j’ai dit la première phrase, je m’étais beaucoup préparée, j’avais lu tout Artaud, j’avais appris les textes, et quand j’ai dit la première phrase, j’ai eu ce sentiment, d’autant plus insupportable avec Artaud, que j’agressais, sans distance, sans jeu, que j’assénais Artaud, j’ai eu très peur. Et puis les choses se sont retournées sur un passage plein d’humour, et comme j’étais à l’extérieur, il fallait que je sorte très fort ma voix, que je donne beaucoup d’énergie dans ce lieu très ouvert, à un moment, je ne sais pas, au bout de la troisième phrase, ça s’est inversé. J’ai senti que ça s’ouvrait. Cela devenait de la parole, du jeu, du rapport.
21Mais quand on tombe dans la représentation, oui, c’est insupportable. Quand je travaillais avec Alain Astruc, il arrêtait carrément le spectacle, quand il sentait que le chemin n’était pas le bon, au départ, parce qu’il disait que tout venait du départ, et s’il sentait qu’on allait souffrir, nous tous et le public, il arrêtait le spectacle et proposait : vous préférez qu’on recommence, ou qu’on vous rembourse ? Une fois à Avignon, on était deux à jouer le même rôle en alternance, le public a demandé à ce que ce soit repris et la comédienne qui jouait ce soir ne voulait pas. Je suis allée m’habiller, j’ai repris le rôle, au début j’ai eu l’impression que cela retombait, j’étais prête à arrêter, et j’ai regardé Alain Astruc, qui disait, non, n’arrête pas. Alors j’ai senti une sorte de colère monter, de rage, de désespoir qui a, c’est pareil, transformé le jeu. Cette rage, je l’ai transformée dans le jeu, cette espèce de désespoir de ne pas y arriver, j’ai essayé de le transformer en jeu, et tout d’un coup quelque chose s’est ouvert, un mur s’est cassé, ça s’est mis à fonctionner.
22Ou ça peut être un trou. Sur Les Chants de Maldoror, des fois où je partais toute seule, sans public, sur un mode un peu présenté, un peu récité, sans m’en rendre compte forcément, tout d’un coup, un trou. Un trou de texte. Tout d’un coup, on est en prise avec le réel, et le texte n’y est plus, il faut le chercher, ça ne revient pas. Et difficile d’improviser sur Maldoror ! Pennequin, s’il y a un trou, je peux. Mais tout d’un coup, ça remettait les choses au bon endroit. Ça ouvrait un espace où la présence pouvait… Parfois, non, quand on est très faible, le trou peut être terrible, mais si on est bien engagé, c’est joyeux au contraire, un accident, et plus il y a d’accidents, mieux c’est.
23Une réaction dans le public, un avion qui passe tout d’un coup, ça s’intègre dans le jeu, quelqu’un qui parle, un portable qui sonne, tout cela je peux l’intégrer dans le jeu. Une fois, on a joué une pièce d’Alain Astruc, Le voleur de Bagdad, à Aurillac, dans une cour, on jouait dans un festival de théâtre de rue, mais la pièce qu’on jouait n’était pas du tout du théâtre de rue, et les premières représentations ont été assez ardues, catastrophiques même, quand on sent que ça n’accroche pas et que tout le monde s’en va… Au fur et à mesure, on a commencé à trouver comment ça pouvait fonctionner, et la dernière a été assez miraculeuse, les gens nous ont tout de suite parlé, répondu, un dialogue s’est installé. C’est une histoire un peu boulevard, un bourgeois n’arrive pas à rentrer chez lui, à faire tourner sa clé dans la serrure, et le voleur de Bagdad lui propose son aide, mais le bourgeois refuse, expliquant que sa femme dort en haut. Le voleur finit par la rejoindre en laissant le bourgeois devant la porte. Alors arrivent les pompiers, qui représentent le peuple, le public, et disent, on en a marre de ce théâtre, voilà. Je jouais le premier pompier. Le public prenait parti d’une façon drôle, on pouvait répondre. C’est peut-être ça aussi, arriver à ce rapport où chaque manifestation du public devient un événement qui entre dans le jeu. Pas seulement le public, chaque manifestation dans l’espace.
24Arriver à briser le cadre de la représentation, ce n’est pas facile. Dès qu’on s’enferme dans une forme, on y retombe. On y retombe très vite. Dès qu’on s’enferme dans un rapport de représentation, le langage devient creux, mort. Le théâtre, la poésie, sont peut-être les lieux où il retrouve sa vitalité, parce qu’il n’est plus pris dans ses codes. Pour y arriver, justement, il ne faut pas en faire un spectacle, mais trouver la source, le côté où la parole est sonorement active, les ondes qui percent l’espace. Artaud en parle, je ne peux pas le résumer, le problème, c’est qu’on réduit vite, mais il y a cet aspect-là, et quand j’ai travaillé Artaud justement, c’est la seule façon de dire Artaud où je me sentais juste, parce que c’est traversé par des sons vraiment très surprenants, oui, le langage devient une matière sonore. Mais difficile au théâtre de trouver des gens qui ne formalisent pas. Même dans des spectacles réussis, on sent que c’est quand même un peu arrêté. Ce qui formalise, c’est qu’il y ait un directeur, un metteur en scène, peut-être une peur aussi, parce que se jeter dans le vide n’a rien d’évident, ni que ça marche à tous les coups, d’où ce besoin de formaliser un peu, pour se dire qu’au moins ce peu sera visible. Astruc a cherché les limites de la représentation, parfois ce n’était pas du tout présentable. Ce n’est pas que le fond de ce travail n’était pas juste, j’ai toujours cru à ce travail, mais quand ce n’était pas abouti, ça devenait irregardable, même pour nous injouable. Mais je pense que ce pari là… C’est ce qui fait qu’il n’a jamais été vraiment reconnu. Pareil, le fait d’arrêter un spectacle, par rapport au monde du théâtre, ça ne se fait pas.
25C’est un travail très violent aussi pour la personne, ce n’est pas évident pour un acteur de ne pas avoir la maîtrise, de ne pas avoir de repères. Il faut accepter, et même si on accepte, à certains moments, quelque chose en soi n’accepte plus et on n’y peut rien. À certains moments, Alain Astruc me disait que j’étais complètement bloquée, et je ne savais pas pourquoi. Il avait raison, bien sûr, parce que rien ne sortait, mais il prétendait que j’étais hostile ! Consciemment, je n’étais pas du tout hostile, mais quelque chose en moi, sans doute, ne voulait pas y aller. On ne sait pas comment y aller, il faut se faire violence, aussi accepter de tout remettre en question. Je me souviens d’une période, où : oui, ça y est, j’ai trouvé, si je fais comme ça, ça fonctionne. Et au bout d’un moment, si on continue à s’accrocher à ces petits repères, au bout d’un moment, ça ne fonctionne plus. Il ne faut rien poser. Quand on joue, que quelque chose fonctionne, le public se met à rire, si on s’accroche à ça, si on ne passe pas tout de suite à autre chose, si on ne saute pas, si on ne se laisse pas aller au mouvement, ça disparaît. Il faut n’être retenu par aucune mémoire en fait. C’est dur, parce qu’il faut bien garder la mémoire du texte. Ce n’est pas une mémoire à laquelle on se raccroche, il faut qu’elle devienne quelque chose qu’on laisse aller. Je me souviens d’une représentation des Chants de Maldoror de l’ordre de la grâce, tout avait tellement bien fonctionné, je me disais, c’est fait, je vais vouloir le refaire, c’est impossible. Il faut tout remettre en jeu. Jamais se rappeler ce qui marche, ce n’est pas facile à accepter pour un comédien. Forcément les comédiens sont beaucoup formés à garder ce qui fonctionne, une fois qu’ils l’ont trouvé. Mais ce n’est pas ça : si ça fonctionne, justement il ne faut pas le garder, sinon, la prochaine fois, c’est sûr que ça va… Après ça peut revenir, la chose peut revenir d’elle-même. Il ne faut pas que ce soit un acte de vouloir la garder. Si la chose est juste de toute façon, elle reviendra. C’est pour cela que j’ai du mal à travailler avec les metteurs en scène qui ne comprennent pas mon processus de comédienne, si je trouve quelque chose en répétition, ils veulent que je le garde, et je dis non. Si c’est juste, ça circulera, ça reviendra, mais je ne décide pas de le garder et ça, c’est insupportable pour un metteur en scène, qui a besoin de sécurité, et les comédiens sont formés comme ça eux aussi.
26Après, il y a un moment où on sait que c’est là, mais ce n’est pas parce qu’on a décidé de le garder. En même temps, bien sûr, il y a une forme de rapport de charme avec le public. Ce n’est peut-être pas de la séduction, mais c’est un rapport de jeu, de charme, de drôlerie, de légèreté. Tout ça, c’est aussi pour arriver à une forme de légèreté, une énergie.
Notes
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Cécile Duval est comédienne et co-directrice artistique avec Marie Lopès du Théâtre d’Or. Elle a monté Les Chants de Maldoror de Lautréamont, solo qu’elle joue depuis dix ans en français et en espagnol, La Moscheta de Ruzante, Dimey c’que tu veux sur des textes de Bernard Dimey. Elle travaille actuellement des textes de Gherasim Luca, Charles Pennequin, Jean-Pierre Verheggen, Alain Astruc, avec des musiciens et des improvisatrices voix et enregistré avec Guylaine Cosseron, vocaliste, le CD, Démesurrrrrément moyen, Le petit label, 2012. http://theatredor.free.fr.
Performance Chaosmose, une lecture colllective #8. Entretien recueilli et transcrit par Anne Sauvagnargues. -
[1]
Alain Astruc, 1924-2001, homme de théâtre, auteur, acteur et directeur de troupe a enseigné pendant vingt ans le théâtre à l’Université Paris 8, et fondé le Théâtre d’Or en 1986 : Or hors oreille, Entretiens sur le théâtre, 2001, rééd. Paris, PUV, 2010.
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Angelo Beolco, dit Ruzante, ou Ruzzante (Padoue v. 1500-id.1542), La Moscheta (1528).
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Charles Pennequin, « Mots croisés », extrait de La ville est un trou, Paris, P.O.L., 2007.