Notes
-
[1]
Gilles Deleuze, Diffé-rence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 286-287.
-
[2]
Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 30.
-
[3]
Ibid., p. 91.
-
[4]
Ibid., p. 295-296.
-
[5]
Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 202.
-
[6]
Ibid., p. 152.
-
[7]
René Thom, « Ensem-bles et morphismes stratifiés », in Bulletin of the American Mathematical Society, n° 75, 1969, p. 240-284.
-
[8]
Cf. D. G. Janelle, « Spatial Reorganization : A Model and Concept », Annals of the Associa-tion of American Geographers, n° 59, 1969, p. 348-364.
-
[9]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 70.
-
[10]
À ce sujet, on pourra lire notamment : Ali Aït Abdelmalek, « Espaces bretons entre territorialisation et déterritorialisation » in Ali Aït Abelmalek (dir.), Le Territoire entre l’Europe et l’État-nation, Presses universitaires de Rennes ; J. P. Ferrier, « Habiter en Méditer-ranée », Méditerranée, n° 105 (disponible également en ligne à l’adresse http ://mediterranee. revue. org/index348.html ; M. Vannier, Territoires, territorialité, territorialisation. Controverses et perspectives, Presses Univer-sitaires de Rennes, 2009.
-
[11]
Voir, par exemple, Roger Brunet, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », L’Espace géographique, n° 4, 1980
-
[12]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 600.
-
[13]
Ibid., p. 612.
-
[14]
Gilles Deleuze, Le Pli, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, p. 118.
-
[15]
Ibid., p. 128.
-
[16]
Pour une étude détaillée et approfondie de l’« empirisme transcendantal » chez Deleuze, on pourra lire Anne Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, Paris, PUF, 2009.
-
[17]
Gilles Deleuze, Francis Bacon : logique de la sensation, 2 vols., Paris, Éditions de la Différence, 1981, vol. 1, p. 28.
-
[18]
Gilles Deleuze, Le Pli, op. cit., p. 141.
-
[19]
Ibid., p. 73.
« La science donnerait toute l’unité rationnelle à laquelle elle aspire pour un petit bout du chaos qu’elle pourrait explorer. »
1Dans leurs écrits, Deleuze et Guattari ont peu abordé l’épistémologie en tant que telle. Ils ont cependant beaucoup écrit sur la science. Ils utilisent des propositions scientifiques (le calcul différentiel, la notion d’auto-organisation, la géométrie fractale...) pour penser l’évolution de concepts dans l’histoire de la philosophie. Ils empruntent à la science des idées avec lesquelles ils construisent des concepts nouveaux. Dans Mille Plateaux, la sédimentologie est la base de la mise en place d’une vision stratifiée des relations entre multiplicités et lignes de fuite. Enfin, ils réfléchissent à la relation entre philosophie et science en tant qu’elles appartiennent à une intelligence commune mais qu’elles diffèrent radicalement l’une de l’autre.
2Qu’est-ce que la philosophie ?, publié en 1990, est leur dernier ouvrage écrit en commun et il présente la forme la plus achevée d’un concept de la science. Vu depuis 2011, ce concept peut être, évidemment, mis en cause. Pour autant, cela ne permet pas de récuser leur approche et, au contraire, il est intéressant de constater que leurs idées conservent une pertinence dans les débats actuels au sujet du statut et de la pratique des sciences, en particulier de la géographie. Cet article examine comment les deux auteurs élaborent un concept d’espace qui est encore aujourd’hui d’un grand intérêt pour la géographie.
La mise en place progressive d’un concept d’espace ou l’évolution de la relation entre la pensée de Deleuze et Guattari et la pensée de l’espace
3Deleuze et Guattari font dériver leur idée de l’espace d’une préoccupation empirique : au lieu d’être subordonné au temps, il est valorisé en tant que producteur de différence par la distance. Ils élaborent ensuite une vision duale de l’espace, lisse ou strié, qui est vite devenue très populaire en sciences sociales mais sur le mode de la métaphore plus que du concept. Leur idée la plus riche pour la science consiste à notre avis à penser l’espace comme une production du sujet qui sert de modèle à la matière.
L’espace, au début dévalorisé comme étendue, acquiert peu à peu une valeur positive comme distance
4Au début du chapitre 5 de Différence et répétition, Deleuze écrit : « La différence n’est pas le divers. Le divers est donné. Mais la différence, c’est ce par quoi le divers est donné. C’est ce par quoi le donné est donné comme divers ». Il ajoute aussi que « La disparité, c’est-à-dire la différence ou l’intensité, est la raison suffisante du phénomène, la condition de ce qui apparaît [1] ».
5Dans ce contexte, l’espace est relativement dévalorisé. Le temps a la capacité de faire surgir des différences, l’espace n’est que le réceptacle des identités déjà constituées et juxtaposées. Deleuze reprend cette idée à Bergson et en arrive à écrire que « tant que Bergson ne pose pas explicitement le problème d’une origine ontologique de l’espace, il s’agit plutôt de diviser le mixte en deux directions, dont l’une seule est pure (la durée) l’autre (l’espace) représentant l’impureté qui la dénature [2]. » Il ajoute également qu’« il ne peut y avoir qu’une genèse simultanée de la matière et de l’intelligence. Un pas pour l’une, un pas pour l’autre : l’intelligence se contracte dans la matière en même temps que la matière se détend dans la durée : toutes deux trouvent dans l’étendue la forme qui leur est commune, leur équilibre ; quitte à ce que l’intelligence à son tour pousse cette forme à un degré de détente que la matière et l’étendue n’auraient jamais atteint par elles-mêmes – celle d’un espace pur [3] ».
6La genèse simultanée de la matière et de l’intelligence, c’est la capacité de l’esprit à percevoir le surgissement dans le divers selon les filtres conceptuels de la différence et de la répétition. La matière qui se détend dans la durée, c’est la mémoire de la répétition. Un passage de Différence et répétition est à ce sujet très explicite : « Il est remarquable que l’étendue ne rend pas compte des individuations qui se font en elles. Sans doute le haut et le bas, la droite et la gauche, la forme et le fond sont des facteurs individuants qui tracent dans l’étendue des chutes et des montées, des courants, des plongées [4] ». Aussi découlent-ils « d’une instance plus “ profonde ” : la profondeur elle-même qui n’est pas une extension mais un pur implexe » ; « La profondeur comme dimension hétérogène (ultime et originelle) est la matrice de l’étendue » et « la profondeur originelle est bien l’espace tout entier, mais l’espace comme quantité intensive : le pur spatium ».
7L’ensemble de ce chapitre (sur la synthèse asymétrique du sensible) valorise le devenir en privilégiant la profondeur sur la surface et en dévalorisant les lois de la nature. La profondeur est presque à la base de l’étendue, comme sa genèse que le terme originel évoque fortement.
8Le cheminement intellectuel de Deleuze est ici clair. Il souhaite construire une philosophie empirique de la constitution du sujet (d’où le titre d’Empirisme et subjectivité) et il a pour cela besoin d’un modèle pour la création des idées dans l’esprit. Il construit donc un monde, le divers, le donné, d’où peuvent surgir des événements différenciés et répétés qui ont la capacité d’obliger la pensée, par la mémoire, à se construire une logique. L’intelligence se construit donc dans le temps, elle génère un spatium qui est un modèle d’espace pur ou virtuel et l’étendue actualisée n’est guère autre chose que le lieu de stockage de ces idées. À la limite, selon une procédure assez classique d’abstraction, on peut essentialiser ce contenant jusqu’à en faire une idée englobante. L’espace peut apparaître ainsi comme un sous-produit de l’intelligence. Ce qui reste mal défini est le moyen par lequel l’esprit qui manipule les idées devient une intelligence et pas un discours fou ou erroné.
9Dans Logique du sens, Deleuze termine d’élaborer son ensemble de concepts. Il lui faut expliquer comment l’esprit met de la logique dans les idées, ou comment l’intelligence distingue du sens ou du non sens. Il faut comprendre comment on peut manipuler les idées pour constituer avec elles des concepts. Pour cela il mobilise une forme de spatialité, la distance, qu’il déploie sur un fond qu’il appelle la surface. Il commence donc à penser l’espace de façon un plus affirmative et positive, en écrivant qu’« il s’agit d’une distance positive des différents : non plus identifier deux contraires au même, mais affirmer leur distance comme ce qui les rapporte l’un à l’autre comme “ différents ”. L’idée d’une distance positive en tant que distance (et non pas distance annulée ou franchie) nous paraît l’essentiel parce qu’elle permet de mesurer les contraires à leurs différences finies au lieu d’égaler la différence à une contrariété démesurée et la contrariété à une identité elle-même infinie [5] ».
10L’espace est pensé au travers de la distance et la distance est ce qui manifeste la différence. Cela veut dire que l’esprit repère que des objets (des idées) diffèrent parce qu’ils sont spatialement disjoints. En un sens, la disposition, l’organisation spatiale, la répartition deviennent un facteur de la production du sens. L’espace permet la génération du sens en tant qu’il est surface sur laquelle des dispositions non identiques sont repérables. Dans Logique du sens, Deleuze s’écarte assez nettement des idées de profondeur originelle et ultime, il se dégage plus radicalement que jusqu’alors d’une philosophie de l’origine et il commence à se poser la question d’une forme de matérialité positive de la spatialité : la distance. Il écrit ainsi que « la pensée a une géographie avant d’avoir une histoire [6] ».
Une tension riche entre deux idées générales : espace comme déterminant ou comme production (y a-t-il des lois de l’espace ?)
11Les ouvrages coécrits par Deleuze et Guattari donnent par la suite une approche différente de l’espace. Dans Mille plateaux, l’espace, bien qu’il soit construit culturellement, a le statut d’un préalable à la grille de lecture qui l’interprète. Les notions de lisse et de strié mobilisent cette ambiguïté conceptuelle.
12Deleuze et Guattari construisent leur géologie du concept à partir de notions stratigraphiques, qu’ils empruntent peut-être à la sédimentologie, à la géographie ou à un article de René Thom [7] : strates, centre, périphérie. En 1969, un géographe, Donald G. Janelle, a en effet inventé le concept de time-space convergence qui lui permettait de définir des lieux centraux et des périphéries entre lesquels s’échangent des informations [8]. On retrouve une approche analogue de la problématique centre /périphérie dans Mille plateaux : « de la couche centrale à la périphérie, puis du nouveau centre à la nouvelle périphérie, passent des ondes nomades ou des flux de déterritorialisation qui retombent sur l’ancien centre et s’élancent vers le nouveau [9] ».
13Il est très probable que Deleuze et Guattari aient eu de la géographie de leur époque une connaissance approfondie qui leur a inspiré quelques idées. Cependant, dans la suite du livre le duo territorialisation/déterritorialisation est une réelle invention conceptuelle. Ce sont les géographes et les sociologues qui se l’approprieront ensuite sous la forme (ou le déguisement) de l’inscription spatiale [10]. L’originalité du concept de déterritorialisation est d’être lié à celui de rhizome. En apparence on peut les opposer : le rhizome fonctionne comme une inscription multilocalisée sur un substrat et la déterritorialisation fait plutôt appel à un désengagement du substrat. Avec un peu de recul, les deux concepts sont voisins. Rhizome s’oppose, assez frontalement d’ailleurs, à enracinement. Déterritorialisation aussi. Dans les deux cas ce sont les idées d’identité spatiales qui sont rendues impossibles. Le rhizome est multi-topique, la déterritorialisation est topofuge. Cependant toute déterritorialisation implique une reterritorialisation ultérieure. Cela fonctionne donc par saut de puce, avec un envol topofuge et un atterrissage topopète : les impacts successifs sont une multiplicité de lieux qui font rhizome. Il s’agit donc d’une pensée du spatial sous la catégorie du discret, du disjoint et, en 1980, il s’agit d’une petite révolution scientifique dont la géographie française saura tirer parti [11], tout particulièrement dans les années 1980-1990.
14Mille plateaux propose aussi une distinction entre espaces lisses et espaces striés. Ce nouveau duo a eu, lui aussi un succès fantastique dans différents domaines, particulièrement dans la géographie des genres et de la sexualité. L’opposition lisse / strié est fondée sur trois piliers :
« Le lisse et le strié se distinguent en premier lieu par le rapport inverse du point et de la ligne (la ligne entre deux points dans le cas du strié, le point entre deux lignes dans le lisse). En second lieu par la nature de la ligne (lisse directionnelle, intervalles ouverts ; striée-dimensionnelle, intervalles fermés). Il y a enfin une troisième différence concernant la surface ou l’espace. Dans l’espace strié on ferme une surface, et on la répartit suivant des intervalles déterminés, d’après des coupures assignées ; dans le lisse on se distribue sur un espace ouvert, d’après des fréquences et le long des parcours (logos et nomos) [12]. »
16Du point de vue de la géographie, la première distinction n’a aucune base scientifique. Si un espace comprend lignes et point, c’est qu’il y possède une métrique et un repère. Il ne s’agit donc pas d’un espace topologique qui, lui n’aurait ni ligne ni point. Dans tout espace avec métrique et repère il y a une infinité de lignes et de points possibles et en conséquence leurs positions relatives n’ont aucun sens discriminant quant à la nature de l’espace. On peut, certes, prendre la phrase de Deleuze et Guattari comme une métaphore mais elle ne permet pas à notre avis de fonder un concept.
17La seconde distinction est celle entre les lignes directionnelle et dimensionnelle, ou encore celles qui ont des intervalles ouverts ou fermés. La ligne dimensionnelle est un repère avec une graduation d’intervalles fermés souvent identiques et répétés. C’est clairement une mesure. La directionnelle est comme la trace qu’un bateau laisse sur l’eau, un sillage. Une telle ligne exprime une direction mais ne fonde pas une mesure. Elle est un événement sur une surface et la résilience de la surface la fait disparaître. Il y a donc un retour à l’état initial. Cette distinction entre une ligne inscrite et une ligne disparue, en fonction de la résilience de l’espace sous-jacent, est parfaitement valide dans la science actuelle.
18La troisième distinction ne porte pas sur une caractéristique de l’espace mais de l’usage que la société en fait. Or, pour les géographes, il n’existe pas d’espaces lisses, tout espace ayant déjà été strié par l’anthropisation actuelle du climat. La notion même d’espace lisse relève donc de l’archaïsme.
19Si Deleuze et Guattari tiennent à maintenir une opposition entre strié et lisse, c’est probablement parce qu’elle répond à des questions qui sont plus fondamentales à leurs yeux que la simple notion d’espace. La différence entre lisse et strié reprend et reformule l’hésitation que Deleuze avait eue entre l’espace-profondeur de Différence et répétition et l’espace-surface de Logique du sens. Dans Mille plateaux l’espace lisse est ainsi paré des qualités de la profondeur (ultime et originelle) : il permet la genèse de multiples mobilités, de figures intensives. De façon beaucoup plus limitée, l’espace strié est un peu semblable à l’étendue de Différence et répétition, dans laquelle l’actualisation des idées les immobilise. Il est assimilé à l’aliénation que l’on trouvait dans les concepts de la nature : « le travail effectue une opération généralisée de striage de l’espace-temps, un assujettissement de l’action libre, une annulation des espaces lisses [13] ».
20Ce qui est en cause ici n’est pas tant l’espace que le statut du concept de lisse. Pour la science actuelle, ce dernier n’a pas de pertinence, dans la mesure où tout espace lisse sur la planète a déjà irrémédiablement disparu.
Un concept nouveau d’espace dans la reprise d’Empirisme et subjectivité dans Le Pli
21Dans Le Pli, Deleuze écrit : « loin que la perception suppose un objet capable de nous affecter et des conditions sous lesquelles nous serions affectables la détermination réciproque des différentielles entraîne la détermination complète de l’objet comme perception et la déterminabilité de l’espace-temps comme condition [14] » et il ajoute, dans la même page, que « l’objet physique et l’espace mathématique renvoient tous deux à une psychologie transcendantale (différentielle et génétique) de la perception. L’espace-temps cesse d’être un donné pur pour devenir l’ensemble ou le nexus des rapports différentiels dans le sujet et l’objet lui-même cesse d’être un donné empirique pour devenir le produit de ces rapports dans la perception consciente ». Plus loin, il est encore plus synthétique : « que le perçu ressemble à de la matière fait que la matière est nécessairement produite conformément à ce rapport et non pas que ce rapport soit conforme à un modèle pré existant [15] ».
22L’espace est donc assigné à la matière et à la production, par différences, de rapports qui constituent le sujet. Deleuze reprend dans ces pages ce qui avait été écrit dans Empirisme et subjectivité en 1953 : « Le problème du statut de l’esprit, finalement, ne fait qu’un avec le problème de l’espace ». L’empirisme part de la primauté du donné. Le donné c’est « l’idée telle qu’elle est donnée dans l’esprit, sans rien qui la dépasse, pas même et surtout pas l’esprit, dès lors identique à l’idée ». Ensuite l’empirisme ne se préoccupe pas de l’origine de l’esprit, il s’intéresse à la constitution du sujet : « l’esprit n’est pas sujet, il est assujetti ». Ces formules un peu lapidaires signifient simplement que le divers, frappe par l’intermédiaire des sens l’intellect. Il en résulte des idées que l’esprit doit organiser. Dans cette opération, l’esprit prend « conscience » de lui-même et se définit comme sujet, assujetti aux idées qu’il reçoit mais capable de les synthétiser en même temps. Il est alors logique de dire que la « matière est nécessairement produite » conformément au rapport entre « perçu » et « signes naturels ». La matière c’est le donné, elle est dans l’esprit et finalement c’est l’idée. Deleuze et Guattari écrivent même que « c’est le ressemblant qui est lui-même modèle, qui impose à la matière d’être ce à quoi il ressemble ». L’idée impose à la matière sa forme et l’espace est ce qui rend ce jeu possible [16].
23Pour comprendre comment ce jeu fonctionne, la lecture du Pli doit être complétée par l’ouvrage que Deleuze a consacré à la peinture de Bacon. Logique de la sensation insiste sur l’effet que l’Art (ou la maladie) a sur les affects de l’individu et reprend le problème de la constitution du sujet par l’empirisme.
24Il faut alors que Deleuze construise une nouvelle idée de l’être humain individuel : il ne doit pas être un sujet, il doit conserver son statut clivé de schizo, sa capacité intellectuelle à créer des concepts et il doit aussi avoir une forme de conscience réfléchissant ce qu’il ressent. Tout l’enjeu est de passer, au long de toute une vie, d’une logique du sens à une logique de la sensation sans réinvestir la catégorie du sujet et sans perdre en rationalité. Cela revient à dire qu’il y a un mécanisme immanent qui lie la sensation, le sens et les affects au point qu’ils forment un continuum.
« Quand Bacon parle de sensation il veut dire deux choses, très proches de Cézanne. Négativement il dit que la forme rapportée à la sensation (Figure) c’est le contraire de la forme rapportée à un objet qu’elle est censée représenter (figuration). Suivant un mot de Valéry, la sensation, c’est ce qui se transmet directement, en évitant le détour ou l’ennui d’une histoire à raconter. Et positivement Bacon ne cesse pas de dire que la sensation, c’est ce qui passe d’un “ ordre ” à un autre, d’un “ niveau ” à un autre, d’un “ domaine ” à un autre. C’est pourquoi la sensation est maîtresse de déformations, agent de déformations du corps [17] ».
26Deleuze pense donc l’espace comme le médium continu qui permet à la sensation de passer dans le corps. Fondamentalement le pli est la dynamique qui informe l’espace et le fait agir sur les corps, donc sur la capacité à penser. On comprend alors comment le ressemblant, issu d’une sensation, « impose à la matière d’être ce à quoi il ressemble », c’est-à-dire à ce qui a causé la sensation. Pour un géographe, il y a dans ces passages quelque chose de génial qui résout tous les problèmes habituels concernant les relations entre les idées et le monde, la correspondance entre la raison humaine et l’ordre du monde… bref, le fondement de la science.
27En tant que géographes, nous cherchons à construire un concept d’espace qui ne soit pas déterministe à coup sûr mais qui puisse l’être ponctuellement, un espace produit par les sociétés mais un espace producteur de possibilité d’aménagements. Nous le voulons conceptuellement relationnel, physiquement déformable et inscriptible et en plus médium et produit du social.
28L’espace doit être conçu comme relationnel et non pas comme substance pour éviter qu’il ne prenne la figure d’un simple contenant. L’espace doit cependant avoir la capacité à être modifié par les actions des hommes et de retenir ces modifications en héritage : à défaut on ne comprendrait pas, par exemple, comment les hommes changent le climat et installent des effets retards en termes de température (réponses différées et déplacées). Enfin l’espace, en tant qu’il est produit culturel (social et historique, avec les ségrégations socio-spatiales qui le traversent) est produit du social mais dans la mesure où ces mêmes ségrégations impactent les cultures il est aussi médium, voire acteur du social. Comment penser tout cela à la fois ?
29Deleuze et Guattari définissent cet espace par l’intermédiaire d’un « empirisme transcendantal » qui permet de sauver le spatial sans le réifier dans une altérité matérielle, sans l’essentialiser dans une théorie et sans l’éliminer de la raison dans un a priori. En effet (un peu comme à la philosophie, la science et l’art sont associées des expériences non philosophiques, non scientifiques et non artistiques), à cet espace comme « ensemble de rapports différentiels dans le sujet » qui fonctionne comme le modèle pour la matière (l’espace physique extérieur) est associé un non-espace qui est le chaos profond (celui où la philosophie fait passer un plan et où la science n’en fait pas passer). C’est bien là qu’on voit l’espace inscriptible dont la science a besoin pour, comme la philosophie, penser l’événement.
30Autrement dit, « le problème du statut de l’esprit », qui « finalement, ne fait qu’un avec le problème de l’espace » se résout en « transformation du monde actuellement perçu en monde objectivement réel, en nature objective [18] ». Un scientifique ne travaille jamais qu’à partir de données qui le transforment de l’intérieur pendant qu’il les pense (assujettissement par sensation et changement de forme) et ne lui permettent de comprendre la réalité qu’en tant qu’elle ressemble à la façon dont il les a comprises. Le premier et principal événement scientifique est la constitution progressive du sujet scientifique par différenciations et distance, donc par spatialisation. S’il est permis à un scientifique de revendiquer la présence du concept dans la science, alors je fais mienne cette phrase du Pli : « c’est la rupture avec la conception classique du concept comme être de raison : le concept n’est plus l’essence ou la possibilité logique de son objet, mais la réalité métaphysique du sujet correspondant [19] ».
Conclusion : une géographie deleuzo-guattarienne ?
31Deleuze et Guattari sont incontestablement des penseurs qui ont profondément influencé la géographie, à mon avis au moins à deux niveaux. Le premier d’entre eux correspond à la notion double d’espace lisse/strié et a une dimension très descriptive. Le second est plus théorique, et correspond à un concept d’espace en tant qu’il permet au sens, aux signes et aux significations d’interagir.
32Le couple lisse/strié n’est probablement pas l’invention la plus fertile pour les développements actuels de la géographie car il fonctionne encore un peu sur la base d’un dualisme simpliste et historiquement révolu. Le concept d’espace-pli est beaucoup plus intéressant. Il ne fait aucun cas des éventuelles caractéristiques physiques, morphologiques, historiques de l’espace ; il se situe à l’amont, dans un pur processus de production de modèles rationnels qui sont le fondement ontologique de la pensée. C’est un espace de la complexité construit avec une forme de respect empirique pour le divers et transformé par des séries d’événements qui à l’heure actuelle constitue, avec la pensée des « sphères » de Peter Sloterdijk, l’apport philosophique le plus fécond à un renouvellement de la pensée spatiale et spatialisée et des disciplines scientifiques qui s’y consacrent.
Notes
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[1]
Gilles Deleuze, Diffé-rence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 286-287.
-
[2]
Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 30.
-
[3]
Ibid., p. 91.
-
[4]
Ibid., p. 295-296.
-
[5]
Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 202.
-
[6]
Ibid., p. 152.
-
[7]
René Thom, « Ensem-bles et morphismes stratifiés », in Bulletin of the American Mathematical Society, n° 75, 1969, p. 240-284.
-
[8]
Cf. D. G. Janelle, « Spatial Reorganization : A Model and Concept », Annals of the Associa-tion of American Geographers, n° 59, 1969, p. 348-364.
-
[9]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 70.
-
[10]
À ce sujet, on pourra lire notamment : Ali Aït Abdelmalek, « Espaces bretons entre territorialisation et déterritorialisation » in Ali Aït Abelmalek (dir.), Le Territoire entre l’Europe et l’État-nation, Presses universitaires de Rennes ; J. P. Ferrier, « Habiter en Méditer-ranée », Méditerranée, n° 105 (disponible également en ligne à l’adresse http ://mediterranee. revue. org/index348.html ; M. Vannier, Territoires, territorialité, territorialisation. Controverses et perspectives, Presses Univer-sitaires de Rennes, 2009.
-
[11]
Voir, par exemple, Roger Brunet, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », L’Espace géographique, n° 4, 1980
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[12]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 600.
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[13]
Ibid., p. 612.
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[14]
Gilles Deleuze, Le Pli, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, p. 118.
-
[15]
Ibid., p. 128.
-
[16]
Pour une étude détaillée et approfondie de l’« empirisme transcendantal » chez Deleuze, on pourra lire Anne Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, Paris, PUF, 2009.
-
[17]
Gilles Deleuze, Francis Bacon : logique de la sensation, 2 vols., Paris, Éditions de la Différence, 1981, vol. 1, p. 28.
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[18]
Gilles Deleuze, Le Pli, op. cit., p. 141.
-
[19]
Ibid., p. 73.