Notes
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[1]
Système de Traitement des Infractions Constatées.
-
[2]
Mathieu Potte-Bonneville, Stany Grelet, Une biopolitique mineure – entretien avec G. Agamben, Vacarme n° 10 (hiver 2000), http://www.vacarme.org/article255.html, consulté le 12 décembre 2010.
- [3]
-
[4]
Voir, entre autres, Giorgio Agamben, Homo sacer. le pouvoir souverain et la vie nue [1995], Paris, Seuil, 1997. (Coll. L’ordre philosophique).
-
[5]
Op. cit., Mathieu, Potte-Bonneville, Stany Grelet, Une biopolitique mineure – entretien avec G. Agamben.
-
[6]
Voir l’article du sociologue Jean Claude Faye, Loppsi 2 : sous le regard du pouvoir, Le Sarkophage. Journal d’analyse politique, juillet 2011, p. 1-3.)
-
[7]
Paulien Hogeweg, Ben Hesper, « Heterarchical selfstructuring simulation systems : concepts and applications in biology », In. Methodology in systems modelling and simulation. (Zeigler B.P., Klir, G.J., Oren, R.I. eds.) North Holland, 1979, p. 221-231.
-
[8]
Programme Trajet d’Accès à l’Emploi.
-
[9]
Op. cit., Mathieu Potte-Bonneville, Stany Grelet, Une biopolitique mineure – entretien avec G. Agamben.
-
[10]
Claude Lévi-Strauss, L’identité, Paris, PUF, p. 332.
-
[11]
Légifrance. fr, Loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance (novembre 2009), http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000615568, consulté le 12 mars 2011.
-
[12]
Sur ce point l’historien des idées François Cusset indique dans un article : « Dans un texte célèbre, post-scritum sur les sociétés de contrôle, Gilles Deleuze énonce que l’époque est dominée par un paradigme nouveau : le contrôle a remplacé la discipline … S’y ajoute l’endo-flicage, tant les individus ont intériorisé la nécessité du contrôle … Facebook, par exemple, est devenu une façon pour chacun de s’assurer qu’il a les mêmes modes d’expression et de plaisir, les mêmes soucis anodins que tous ses amis et voisins. Ce n’est pas nécessairement une homogénéisation mais cette logique de contrôle se diffuse partout » : Jean-Baptiste Bernard, Entretien avec François Cusset, Article 11, Janvier-février 2011, p. 7.
-
[13]
Génération Nouvelles Technologies, Facebook en Europe : La France avec 17 millions d’usagers, GNT (avril 2010), http://www.generation-nt.com/facebookreseau-communautaire-etude-europe-nombre-utilisateurs-actualite-994761.html, consulté le 12 décembre 2010.
-
[14]
Télécoms et innovation, Le marché de la téléphonie mobile en France en 2009 (décembre 2009), Sia Conseil, ARCEP et INSEE, http://telecom.sia-conseil.com/index.php/etudes/le-marche-de-latelephonie-mobile-en-france-en-2009-version-mise-a-jour, consulté le 12 décembre 2010.
-
[15]
Antoine Reverchon, Google élu employeur idéal pour les étudiants, Le Monde, Dossiers et documents, N° 404 janvier 2011, p. 8.
-
[16]
Cyrille Franck, Réseaux sociaux, le spectre du consensus mou (août 2010), Owni, http://owni.fr/2010/08/21/reseaux-sociaux-le-spectre-du-consensus-mou/, consulté le 12 décembre 2010.
-
[17]
ibid., Cyrille Franck, Réseaux sociaux, le spectre du consensus mou.
-
[18]
Collectif Maurice Florence (dir.), Archives de l’infâme, Paris, Les prairies ordinaires, 2009, (Coll. Essais), p. 47.
-
[19]
ibid., p. 61-62.
1Des néologismes liés au développement des bio-technologies et à la télé-surveillance emplissent l’actualité quotidienne. On voit apparaître des spécialistes de l’environnement informatique pour l’apprentissage humain, pour le génie éducatif. Des bases de données informatiques Base-élèves, Stic [1] se propagent. Des salariés à Nantes, à Poitiers sont licenciés pour avoir critiqué leurs employeurs sur Facebook. Le concepteur de ce réseau social, Mark Zuckerberg, est élu homme de l’année 2010. M. Sarkozy reçoit à déjeuner des entrepreneurs du web pour échanger autour des nouvelles technologies informatiques. Dans notre pratique quotidienne de praticien-chercheur en fonction d’éducateur de rue, nous observons de nouvelles formes spécifiques de diffusions d’un pouvoir subtil que l’on nommera ici : alter-ego-pouvoir. Celui-ci est une configuration du bio-pouvoir au sens où l’entendait M. Foucault. De manière brève, selon l’auteur, le bio-pouvoir correspond aux technologies de pouvoir qui portent spécifiquement sur les corps individuels des sujets avec pour objectif de les transformer. Cette forme de pouvoir se trame dans l’infime des relations sociales quotidiennes, de la prise en charge des familles par les services sociaux, au développement des valeurs allant de l’écologie à la santé [2]. Selon Giorgio Agamben, ce processus de désubjectivation, réidentification permanent se déploie notamment à travers la vie nue, c’est-à-dire : « le simple fait de vivre », commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), distincte de la vie qualifiée (bios) qui indiquait « la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un groupe [3] ». Le pouvoir souverain en ce sens se diffuse principalement et de la manière la plus visible auprès des individus au ban de la société (réfugiés, jeunes désœuvrés). C’est donc à la frontière entre l’inclusion sociale et l’exclusion qu’il faut aller traquer la puissance d’une forme pernicieuse d’une forme de bio-pouvoir que nous qualifierons d’alter-égoïsme.
2Le terme alter-ego signifie littéralement un autre moi-même, le mot alter signifiant autre ? et ego : je, le moi. L’Alter ego selon le Littré était également le titre donné, particulièrement dans le royaume des Deux-Siciles et en Espagne, à une personne chargée de remplacer la puissance souveraine. Le pouvoir, quant à lui, peut se définir globalement par une force active exercée par un sujet, ou une chose, sur un autre pour en modifier le comportement.
3L’alter-ego pouvoir agirait dans un no man’s land situé entre l’identité et la non-identité. Nous développons cette notion en référence aux réflexions engagées par Giorgio Agamben qui cite les derniers travaux de Michel Foucault [4]. Il y observe un paradoxe dans les énoncés de son travail sur le souci de soi. Selon lui, Michel Foucault indique que le souci de soi doit s’envisager à partir de toutes les formes de pratiques de soi. Cependant, de manière apparemment opposée, Michel Foucault stipule à de nombreuses reprises : « On est fini dans la vie si l’on s’interroge sur son identité ; l’art de vivre, c’est détruire l’identité, détruire la psychologie [5] ». Donc, selon l’auteur, le souci de soi doit être allié à une déprise de soi constante. Le processus de subjectivation-désubjectivation induit un lieu de « déprise » situé dans le mouvement de reconstitution identitaire. C’est dans ce « no man’s land social » que se place l’alter-égoïsme. Il symbolise la frontière entre le dedans et le dehors, la liaison dé-construite entre une identité et une non-identité. Le pouvoir normatif s’immisce au sein de cette zone d’incertitude.
4En ce sens le pouvoir alter-égoïste est composé de lignes de fuites, forces actives se déployant dans l’épaisseur d’une frontière (et/ou no man’s land) identitaire.C’est dans cet écart symbolique situé entre l’identité du sujet, son « souci égoiste » et sa reconfiguration administrative, numérique comme sujet-alter que se déploie l’alter-égo pouvoir. Il a une fonction scopique au sens « d’enfermer le sujet sous le regard du pouvoir auquel il doit se conformer afin d’être protégé [6] ». Le but principal de l’alter-ego pouvoir est la normalisation des conduites et des comportements. Dans cette perspective qu’il reste à affiner nous pouvons repérer sur le terrain, dans notre pratique quotidienne, des formes prises par cette technologie de pouvoir en reconfiguration permanente, dont le jeu est de s’immiscer dans les « no man’s land sociaux ».
La technologie de la bio-informatique
5Nous reprenons le terme bio-informatique à des chercheurs néerlandais qui la définissaient par : « l’étude des procédés informatiques dans les systèmes biotiques [7] ». Ce modèle rend compte des technologies numériques permettant de gérer des éléments de la vie d’individus. L’ensemble forme un écosystème considéré comme l’agrégation d’éléments humains et non humains compactée en une unité. Le modèle de la bio-informatique adaptée aux sciences humaines peut se développer selon différentes modalités. En voici quelques exemples appréhendés à partir du suivi d’un jeune homme dans le cadre de notre activité d’éducateur de rue.
6Notre rôle de travailleur social est d’accompagner les jeunes personnes en difficulté vers les structures de droit commun. Angel est âgé de dix-huit ans, sans emploi, peu formé. Il sort d’une incarcération d’un an. La première démarche éducative que je réalise avec lui, à la fin de sa peine, est de nous rendre à Pôle emploi afin qu’il s’enregistre comme demandeur. L’employé du guichet lui demande son « identifiant ». Il n’en a plus depuis un an. L’employé lui indique des postes d’ordinateur pour qu’il puisse se réinscrire comme demandeur d’emploi. Angel ne maîtrise pas les bases de l’informatique, alors nous procédons à une inscription par téléphone. Les postes téléphoniques, bien que situés dans les angles de la pièce, ne permettent qu’une confidentialité réduite. La conseillère téléphonique lui demande son identifiant, Angel indique qu’il n’en a plus. Elle lui indique qu’il s’est trompé de service téléphonique, puis lui demande la raison de sa non-inscription comme chômeur depuis plus d’une année. Angel me regarde, observe les autres individus présents dans la pièce qui le dévisagent, et raccroche. Il ne se réinscrira pas aujourd’hui. Dans la voiture, il m’indique sa difficulté à se justifier de son absence d’une année auprès de toutes les administrations. Il m’indique également ses réticences face aux démarches informatiques. La semaine suivante, après une tentative réussie de réinscription au Pôle emploi, je me rends avec Angel à la Mission locale pour envisager un projet professionnel avec une conseillère. Celle-ci, devant son ordinateur, demande à Angel son nom de famille. Elle fait la moue, puis me regarde en indiquant : « Ah oui, Angel fait l’objet d’une mesure spécifique de suivi conjoint entre le Pôle emploi et la Mission locale du fait de son statut » (incarcération). Elle fait remarquer à Angel qu’il a été radié trois fois du Contrat insertion à la vie sociale (CIVIS remplaçant depuis 2003 le programme TRACE [8]), puis qu’elle est la huitième conseillère à intervenir auprès de lui. Toutes ces données se trouvent dans le logiciel parcours. Il est l’outil de gestion des suivis des jeunes dans les Missions Locales. Il permet de créer un véritable système d’information national des jeunes en difficultés. Ces derniers font l’objet d’un classement selon leurs difficultés. Angel est considéré comme un cas complexe, ce qui est indiqué par un code. Il le perçoit durant l’entretien, mal à l’aise, et cherche à écourter ce rendez-vous. La conseillère lui demande de postuler à des demandes d’emplois en ligne. Angel lui indique qu’il n’a pas d’ordinateur chez lui. La conseillère lui répond sèchement : « tout le monde à un ordinateur aujourd’hui ». Je rétorque : « pas tout le monde, Madame ». Elle regarde Angel : « Tu as une console de jeux, je suppose », Angel lui répond : « Oui ». Elle lui sourit : « De toute manière, il y a des postes ici, tu pourras faire ta demande en télétravail ». Angel est abasourdi… Je lui indique que je lui donnerai un coup de main. Elle lui propose également de participer à un atelier informatique de réfection de Curriculum Vitae, elle lui propose aussi une prescription-formation de remise à niveau selon ses difficultés. Angel suivra notamment l’axe 1-2-B : « remise à niveau des savoirs de bases » avec notamment de l’informatique. Afin de pouvoir suivre cette formation, Angel doit également bénéficier d’une couverture sociale qu’il n’a plus depuis la perte de sa carte Vitale. Il lui est conseillé de faire une demande, toujours en ligne, de son casier judiciaire afin de déterminer si sa peine de prison est visible. Nous nous rendons à la Sécurité Sociale. La salle principale est composée d’un rang de chaises et d’un guichet principal pour orienter les ayants droit vers des conseillers. L’employé demande à Angel sa carte Vitale, mais également s’il est inscrit au Pôle emploi. Angel lui indique que sa demande est en cours, mais qu’il dépend également de la Mission Locale. L’employé de la « Sécu » lui demande le nom de ses parents. Elle hoche de la tête, et nous donne un ticket d’attente pour un entretien. Je reste abasourdi à la vue du panneau chiffré qui indique les numéros de passage des individus, du fait que le chiffre est accompagné d’une annotation : guichet A : suivi simple, guichet B : suivi complexe. De plus, l’agencement des bureaux dont toutes les portes sont ouvertes sur la rotonde centrale, ajouté aux façades en verre permet d’écouter et d’observer l’ensemble des entretiens. Angel (suivi complexe) ne peut refaire sa carte Vitale, la conseillère l’ayant identifié sur son logiciel. Après avoir indiqué qu’elle connaît bien la situation de sa famille, elle lui stipule qu’il ne peut prétendre au régime de la Sécurité sociale (j’aperçois derrière elle une panière où l’annotation « dossier sensible » est inscrite). Angel ne peut justifier d’aucun revenu. De plus, il est en rupture avec ses parents, mais dépend d’eux comme ayant droit. À la sortie, Angel, dépité, m’indique : « David, je stresse du système… C’est ouf le système comme il fait galérer les gens ! Il faut un projet pour rentrer dans une structure. Il te demande des papiers et encore il faut attendre, pour avoir une demande, faut un autre papier, un ordinateur. L’État, la justice, ils me mettent à bout avec leurs démarches ; se réinsérer ! Je fais que ça ! Ils veulent pas de moi ! ».
7Cet exemple reflète des lignes de tension malheureusement trop souvent visibles dans nos activités. On perçoit le décalage entre la demande d’insertion du jeune homme et sa prise en charge administrative. Son parcours est référencé par rapport à sa situation judiciaire. Angel se retrouve réifié de par son statut. Il n’a pas les codes sociaux (du numéro d’identifiant à la pratique de l’informatique). Il fait la démarche de franchir le seuil des administrations dans l’objectif d’une inclusion sociale. Cependant, il se retrouve dans un no man’s land social entre une identité assignée et paradoxalement une non-identité unifiée par des programmes informatiques. Le sujet A. s’épuise, l’expression de son être étant niée, déconstruite, il se retrouve agencé administrativement de par sa situation complexe, son statut de « sortant de prison ». Cette re-subjectivation s’immisce dans la réalité sociale du jeune homme, elle le dé-construit comme figure du désordre pour les autres et lui-même. À l’instar de Giorgio Agamben, ce qui est intéressant dans l’analyse de cette situation, c’est « d’identifier un modèle du sujet comme ce qui reste entre une subjectivation et une désubjectivation, une parole et un mutisme [9] ». Ce lieu n’est pas un espace à proprement parler, mais un écart pour Agamben où se déploie selon notre analyse, le pouvoir de l’alter-égoïsme du sujet. L’analyse de l’écart entre la demande ego du jeune homme et la retranscription de la conseillère comme alter laisse la place au déploiement de la pratique institutionnelle du pouvoir symbolique. L’agent de la Mission locale en est une courroie de transmission primordiale. Elle dé-limite les perspectives du sujet-ego Angel, le ré-identifiant comme cas social : alter. Le pouvoir alter-égoïste a pour fonction ici d’uniformiser ou de modifier le comportement, l’identité du jeune homme, en lui donnant ou refusant l’accès aux droits communs. L’Alter-ego pouvoir est une configuration pratique de la logique fonctionnaliste dans le domaine du travail social. Elle vise au maintien de l’ordre institutionnel établi à travers la normalisation des conduites sociales des déviants.
8Cependant, ce modèle n’est pas inéluctable. Le pouvoir alter-égoïste est un processus dynamique. Nous pourrions citer, par exemple, l’action des éducateurs qui, de par la valorisation des capacités des jeunes gens suivis, remodèlent leurs alter-égoïsmes. Il n’existe pas d’identité figée. Comme l’indiquait Lévi-Strauss, l’identité est un foyer virtuel [10].
9Nous observons également, sur le terrain, d’autres formes de déploiement de cet alter-ego pouvoir ré-agençant des pratiques de surveillance, notamment dans l’espace public. Dans cette ville moyenne de province, la mairie a décidé de réaliser un diagnostic de sécurité. Il est envisagé (de manière identique à d’autres villes) la mise en place de la vidéo-surveillance devant des halls d’immeubles. La mairie préfère dénommer ce système vidéo-protection, mais ce qui est ressenti par les acteurs sociaux de la ville, c’est un recentrement de la gestion de la délinquance par le maire de la commune [11]. Dès lors, on assiste à des dérives ; des mails sont échangés entre des citoyens-relais cumulant des fonctions administratives (élus, conseillers divers avec des fonctions professionnelles : médiateurs, gardiens de halls d’immeubles). Selon la police de Douai, les « citoyens-relais » ont pour mission de signaler aux autorités les délits et incivilités commis dans leur quartier. Des mails qui proviennent notamment de ces « citoyens-relais » sont envoyés à la police, aux bailleurs sociaux, ainsi qu’au plus haut niveau de la mairie. Ils ciblent nominativement des jeunes, décrivent leurs comportements, leurs réseaux. Il est demandé par ces élus aux travailleurs sociaux d’identifier ces jeunes. Dès lors, ce système de diffusion informatique de données privées (noms, surnoms) peut conduire à des dérives importantes. Mon voisin de palier peut transmettre mes habitudes de vie, dénoncer mon fils qui télécharge illégalement de la musique, etc. Je suis moi-même surveillé, épié. Les frontières entre la sphère privée et publique deviennent floues. Les niveaux d’influences personnelles, professionnelles, administratives s’entremêlent. Le pouvoir s’exerce encore dans cet écart non visible, errant entre l’épaisseur de l’intime et du collectif. Il modifie nos comportements face aux autres : dois-je signaler aux pouvoirs publics des personnes en difficultés sociales dans notre immeuble ? Avons-nous un droit d’ingérence envers nos voisins, si l’on constate des dysfonctionnements éducatifs dans sa cellule familiale ? Ces informations diffusées par mails correspondent-elles à des actes de solidarité ou à de la délation ?
10Ce système d’autocontrôle des habitants sur eux-mêmes a pour objectif la régulation sociale d’un milieu. Il vise la suppression des déviances, mais surtout le maintien de la norme. Les faits de délinquance épiés par les caméras de surveillance ou relayés par mail par des citoyens relais sont les conditions externes du déploiement du pouvoir normalisateur. La force de ce réseau de contrôle diffus résulte également d’une demande d’auto-gestion venant d’en bas. Le citoyen contrôle son voisin, épie son alter-ego.
11Dans les foyers, il est également intéressant d’analyser les pratiques de soi mises en réseau socialement. Le site Facebook produit également une nouvelle forme de pouvoir permettant de partager notre ego en lien avec nos alters-ego [12].
12La toile est devenue un enjeu central de nos sociétés. Plus de 17,5 millions de personnes en France seraient membres actifs de Facebook [13]. Le portable est partout (en 2009 plus de 59 millions de cartes SIM en France étaient en circulation dont 68 % en service [14]). Google serait l’employeur idéal pour une majorité de la jeunesse issue des grandes écoles françaises [15]. Nous pouvons être connectés à Internet quasi en permanence via une borne Wi-Fi ou un portable. Internet est chez nous et par nous. Il redéfinit de manière importante nos rapports sociaux, mais également les rapports de pouvoir que nous entretenons avec les autres.
13Le réseau social Facebook permet à chaque personne de créer son profil personnel, de se connecter à son réseau d’amis partagé en groupes selon des intérêts communs. Le collectif est dilué par la somme des rapports sociaux individualisés. C’est véritablement un changement de rapport de soi-même aux autres qui se met en place, se distille au quotidien. Ce système de pensée intégré aujourd’hui dès le plus jeune âge détache les individus entre eux. Il inculque à la personne qu’elle doit s’« auto-entreprendre » dans la vie réelle, tout en s’exposant plus ou moins ludiquement sur Facebook, par exemple. Les sphères publique et privée s’expriment dans la continuité, sans rupture, s’entremêlant dans nos rapports quotidiens. Je vais sur le réseau Facebook à la rencontre de ma communauté virtuelle, partageant avec elle des morceaux choisis de moi-même. Ces informations sont recoupées, commentées par mes proches, semblables. Nous sommes réunis autour d’une communauté d’intérêts réciproques qui sont préalables, mais qui se reconstituent au quotidien, se re-forment. La force de ce réseau est de susciter le voyeurisme latent présent en chacun de nous. Je vais voir si Julie va mieux, si Mona a retrouvé du travail, si mon frère a passé un bon week-end. On expose les photos de son chérubin, la vidéo du concert à Bercy, la vie de son chat. Enfin on partage à profusion, au quotidien, des photos, de la musique, des débats, des pétitions. Tout cela dans un méli-mélo qui disparaît dans la prolifération des informations quotidiennes.
14L’outil Facebook modèle nos comportements. Nos réactions sont considérées, jugées en ligne. Je change de comportement selon les appréciations de ma communauté. Je suis moi- même, avec mes amis réels que je retrouve virtuellement plus tous mes autres « amis » retrouvés grâce à Facebook. Moi-même avec les autres, par les autres, même si je suis… entre nous ? Alter-ego-ego-alter, notre subjectivité se déterritorialise puis se reterritorialise, mais bien souvent sans réelles transformations identitaires. Le modèle dominant, les logiques consuméristes se diffusent et se renforcent entre micro-communauté d’alter-égo-avatars. Les réseaux sociaux, Facebook ou Twitter, sont une autre configuration du pouvoir alter-égoïste. Ils induisent un conformisme ambiant via un processus d’autocontrôle de leurs membres [16]. La part de risques est minime, les propos sont faits pour être partagés, ils doivent faire sens pour les autres, mes semblables. Comme le signalait le sociologue Erving Goffman, la communication est faite de rôles que nous jouons en permanence : « Les échanges sociaux sont une négociation permanente de notre image [17] ».
Conclusion
15Toutes ces réflexions sont une ébauche d’un travail qu’il reste à mener sur les multiples trans-formes que prend cette configuration du biopouvoir qu’est le pouvoir alter-égoïste. Le bio-pouvoir est en perpétuelle remodélisation, il s’adapte selon les époques, emprunte de nouvelles valeurs, d’autres registres, niveaux : « Lorsqu’il semble avoir disparu, ses modes d’application et ses points d’impact n’ont fait bien souvent que sortir du seul registre de la visibilité, du choc frontal, de l’affrontement, pour choisir des voies de traverse, des stratégies complexes, des dispositifs de captation et de gestion d’une finesse désormais extrême [18] ». L’hypothèse de l’association entre les termes pouvoirs et alter-ego nous est apparue à travers diverses expériences vécues sur le terrain. Il est intéressant d’observer que bien souvent, les processus se construisant dans les marges sont révélateurs de tensions situées au centre même de la société. Ces différentes modalités de micro-pouvoir se révèlent dans les écarts qui se forment entre identité et non-identité. Elles ont pour objet principal la production d’une gouvernementalité néolibérale. La notion d’alter-ego établit la relation entre le pouvoir, les pratiques de subjectivation et cette gouvernementalité.
16Le pouvoir alter-égoïste se dissimule également dans d’innombrables objets qu’il reste à étudier. En effet, nous pourrions parler des nombreux débats sur l’identité nationale réinterprétant les frontières de l’identité française, la participation de jurés populaires lors d’audiences en tribunal correctionnel, etc. Il serait également intéressant de traiter des normes de bonnes pratiques professionnelles, des référentiels de démarche qualité, des domaines de compétences imposés aux travailleurs sociaux qui transforment peu à peu leurs rapports aux usagers, des services d’aides à la personne, etc. À travers toutes ces activités qui peuvent paraître anodines, c’est tout notre rapport à l’autre qui se reconfigure. Ce qui se joue, c’est la formation ou plutôt le maintien des comportements, des normes sociales standardisées d’une société avatarisée. C’est ce que l’on pourrait nommer une forme de pouvoir capillaire dont le canal serait l’imago de chaque personne. Pour conclure, nous pouvons dire que l’alter-ego pouvoir tient sa performativité de plusieurs éléments : il est diffus, panoptique (observable de tous), médiatisé, et il est un frein à la créativité : « Désormais nous sommes tous exposés – sans recours aucun – et susceptibles de contrôle… Les discours de l’infime sont devenu aujourd’hui des objets d’exhibition, de voyeurisme et de surveillance [19] ».
Notes
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[1]
Système de Traitement des Infractions Constatées.
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[2]
Mathieu Potte-Bonneville, Stany Grelet, Une biopolitique mineure – entretien avec G. Agamben, Vacarme n° 10 (hiver 2000), http://www.vacarme.org/article255.html, consulté le 12 décembre 2010.
- [3]
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[4]
Voir, entre autres, Giorgio Agamben, Homo sacer. le pouvoir souverain et la vie nue [1995], Paris, Seuil, 1997. (Coll. L’ordre philosophique).
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[5]
Op. cit., Mathieu, Potte-Bonneville, Stany Grelet, Une biopolitique mineure – entretien avec G. Agamben.
-
[6]
Voir l’article du sociologue Jean Claude Faye, Loppsi 2 : sous le regard du pouvoir, Le Sarkophage. Journal d’analyse politique, juillet 2011, p. 1-3.)
-
[7]
Paulien Hogeweg, Ben Hesper, « Heterarchical selfstructuring simulation systems : concepts and applications in biology », In. Methodology in systems modelling and simulation. (Zeigler B.P., Klir, G.J., Oren, R.I. eds.) North Holland, 1979, p. 221-231.
-
[8]
Programme Trajet d’Accès à l’Emploi.
-
[9]
Op. cit., Mathieu Potte-Bonneville, Stany Grelet, Une biopolitique mineure – entretien avec G. Agamben.
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[10]
Claude Lévi-Strauss, L’identité, Paris, PUF, p. 332.
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[11]
Légifrance. fr, Loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance (novembre 2009), http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000615568, consulté le 12 mars 2011.
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[12]
Sur ce point l’historien des idées François Cusset indique dans un article : « Dans un texte célèbre, post-scritum sur les sociétés de contrôle, Gilles Deleuze énonce que l’époque est dominée par un paradigme nouveau : le contrôle a remplacé la discipline … S’y ajoute l’endo-flicage, tant les individus ont intériorisé la nécessité du contrôle … Facebook, par exemple, est devenu une façon pour chacun de s’assurer qu’il a les mêmes modes d’expression et de plaisir, les mêmes soucis anodins que tous ses amis et voisins. Ce n’est pas nécessairement une homogénéisation mais cette logique de contrôle se diffuse partout » : Jean-Baptiste Bernard, Entretien avec François Cusset, Article 11, Janvier-février 2011, p. 7.
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[13]
Génération Nouvelles Technologies, Facebook en Europe : La France avec 17 millions d’usagers, GNT (avril 2010), http://www.generation-nt.com/facebookreseau-communautaire-etude-europe-nombre-utilisateurs-actualite-994761.html, consulté le 12 décembre 2010.
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[14]
Télécoms et innovation, Le marché de la téléphonie mobile en France en 2009 (décembre 2009), Sia Conseil, ARCEP et INSEE, http://telecom.sia-conseil.com/index.php/etudes/le-marche-de-latelephonie-mobile-en-france-en-2009-version-mise-a-jour, consulté le 12 décembre 2010.
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[15]
Antoine Reverchon, Google élu employeur idéal pour les étudiants, Le Monde, Dossiers et documents, N° 404 janvier 2011, p. 8.
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[16]
Cyrille Franck, Réseaux sociaux, le spectre du consensus mou (août 2010), Owni, http://owni.fr/2010/08/21/reseaux-sociaux-le-spectre-du-consensus-mou/, consulté le 12 décembre 2010.
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[17]
ibid., Cyrille Franck, Réseaux sociaux, le spectre du consensus mou.
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[18]
Collectif Maurice Florence (dir.), Archives de l’infâme, Paris, Les prairies ordinaires, 2009, (Coll. Essais), p. 47.
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[19]
ibid., p. 61-62.