Notes
-
[1]
Kurzweil et Grossman, Fantastic Voyage : Live Long Enough to Live Forever, Rodale, 2005, p. 347.
-
[2]
J.-P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, 1994.
-
[3]
Dupuy, J.-P., Impact du développement futur des nanotechnologies sur l’économie, la société, la culture et les conditions de la paix mondiale, Conseil général des Mines, 2002.
-
[4]
N.K. Hayles, « Computing the Human », Theory, Culture & Society, 22 (1), 131-151, 2005.
-
[5]
Ibid, p. 132
-
[6]
Cf. les travaux de L. Kay et d’E. Fox Keller sur la biologie ou de J.-P. Dupuy sur les nano-technologies.
-
[7]
L.M. Silver, Remaking Eden, Perennial, 2002, p. 238.
-
[8]
R. Bailey, Liberation biology : the Scientific and Moral Case for the Biotech Revolution. Amherst, Prometheus Books, 2005, p. 140.
-
[9]
Ibid, p. 140.
-
[10]
D. Le Breton, « De l’intégrisme génétique », in I. Lasvergnas (dir.), Le vivant et la rationalité instrumentale, Liber, Cahiers de recherche sociologique, 2003.
-
[11]
J. Habermas, L’avenir de la nature humaine : vers un eugénisme libéral ?, Gallimard, 2002.
-
[12]
L.M. Silver, op. cit., p. 260.
-
[13]
Ibid. p. 246.
-
[14]
G. Stock, Redesigning Humans : Our Inevitable Genetic Future, Houghton Miffling, 2002, p. 33.
-
[15]
Cf. Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, PUF, 2003.
-
[16]
Le Breton, « De l’intégrisme génétique », op. cit..
-
[17]
Stock, op. cit., p. 75-76.
-
[18]
Roco et Bainbridge, Converging Technologies for Improving Human Performance, National Science Foundation, 2002, p. 109.
-
[19]
Ibid, p. 168.
-
[20]
R.A. Freitas, Nanomedicine, Volume I: Basic Capabilities, Landes Biosciences, 1999. En ligne : http://www.nanomedicine.com
-
[21]
Roco et Bainbridge, op. cit., p. 181.
-
[22]
R. Kurzweil, The Singularity is Near, Viking, 2005, p. 198-199.
-
[23]
H.P. Moravec, Une vie après la vie, O. Jacob, 1992, p. 213.
-
[24]
C. Lafontaine, L’empire cybernétique : des machines à penser à la pensée machine, Seuil, 2004.
-
[25]
Roco et Bainbridge, op. cit., p. 6.
-
[26]
Ibid., p. 276.
-
[27]
Clark, A. Natural Born Cyborgs, (2003), p. 59.
-
[28]
Stock, op. cit., p. 27.
-
[29]
Roco et Bainbridge, 2002, p. 164.
- [30]
- [31]
-
[32]
C.H. Gray, Cyborg Citizen : Politics in the Posthuman Age, Routledge, 2001, p. 182.
-
[33]
Lafontaine et Robitaille, « Nano-Body or Nobody ? Radical Life Extension of a Disembodied Self », in B. M. Pirani et I. Varga (Eds.), The New Boundaries between Bodies and Technologies, Cambridge, 2008.
- [34]
-
[35]
E.K. Drexler, Les engins créateurs. L’avènement des nanotechnologies, Vuibert, 2005, p. 118.
-
[36]
Dupuy, 2002.
1Les membres de la World Transhumanist Association visent explicitement l’optimisation des capacités humaines par l’entremise de divers outils technoscientifiques (existants ou non) : nano-robots, molécules psychoactives, exosquelette, prothèse neuronale, etc. Les promoteurs de ce projet considèrent que modifier profondément l’être humain à l’aide de technologies ne conduit pas à la dégradation du corps, car l’humain a continuellement entretenu un rapport avec la technologie, tentant depuis toujours, à l’aide d’outils ou de technologies, de repousser les limites de sa biologie. Cela serait dans sa nature : « L’expansion de notre potentiel est justement la principale distinction de notre espèce » [1]. À leurs yeux, l’hybridation entre l’humain et la machine est légitime, voire nécessaire, mais elle est également naturelle. Cette assertion se voit renforcer par l’idée selon laquelle une relation existe entre l’avancement technologique et le progrès humain. De ce point de vue, les avancés technologiques ne peuvent être que fortement encouragées, d’autant plus si elles conduisent à la convergence tant espérée des NBIC (domaines qui associent les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique, les sciences cognitives).
2Jean-Pierre Dupuy [2] explique qu’une condition de possibilité de la convergence des NBIC réside dans le transfert de concepts issus des théories de l’information et de la cybernétique des années 1940 à l’ensemble des techno-sciences [3]. Aussi, bien qu’il soit difficile de prévoir ce que donneront ces recherches, cette logique module déjà notre représentation de l’être humain [4]. En réfléchissant sur la spécificité humaine face à ces avancées technoscientifiques, certains penseurs font ressortir les différences entre l’humain et la machine – ce que les deux ne partagent visiblement pas (inconscient, émotion, histoire, etc.) – tandis que d’autres minimisent l’importance de ce qui distingue l’humain de la machine (la corporéité ou la conscience, par exemple). Cela fait dire à Katherine Hayles : « Que l’on résiste ou que l’on accepte le scénario de la convergence, la relation entre les humains et les machines intelligentes exerce une étrange attraction, définissant l’espace au sein duquel les voies narratives peuvent être tracées. Ce qu’il devient difficile d’imaginer, c’est une description de l’être humain qui ne prenne pas la machine intelligente comme point de référence » [5].
3La question se pose alors de savoir quel est le « projet philosophique » qui rend possible le développement des nanotechnologies et la convergence NBIC et qui nourrit, de surcroit, l’idéologie transhumaniste.
« Genetic knowledge is power »
4La prégnance du modèle informationnel a été analysée par des épistémologues, par des historiens et des sociologues [6]. Ces analyses sont peu prises en considération par les chercheurs transhumanistes qui suggèrent la reprogrammation complète de l’humain afin de le corriger, de l’améliorer, de le rendre mieux « adapté » au monde technologique. Mais, de fait, cette reprogrammation n’aurait pu être argumentée si le corps n’avait pas été préalablement théorisé par les NBIC en terme informationnel, ce qui permet plus facilement aux transhumanistes de prétendre à la faisabilité de leur projet (ce qui est en réalité souvent loin d’être le cas).
5L’idée selon laquelle la molécule d’ADN contient l’information génétique semblerait bénéficier de la plus grande acceptabilité sociale. Personne n’essaie de nous persuader de la validité de l’usage de cette métaphore puisqu’elle est généralement prise pour un acquis : « une base d’ADN est analogue à un bit qui est l’unité de base de l’information stockée dans les ordinateurs » [7]. On retrouve, à ce sujet, l’argument exprimant l’intérêt qu’aurait chacun à connaître son propre profil génétique : « Un jour, tout le monde pourra aller voir son médecin et obtenir une lecture complète de sa propre constitution génétique pour seulement mille dollars. Ces profils génétiques nous donneront toutes sortes d’informations sur les risques de maladie et sur nos préférences psychologiques » [8]. Connaître son profil génétique permettrait, selon John Robertson, de faire des choix de vie plus éclairés, de prévenir les maladies ou encore de prévoir des séances de consultation afin de « surmonter une timidité innée » [9]. Ceci renouvèlerait notre connaissance de ce que nous sommes en plus d’augmenter notre degré de liberté et d’autodétermination. C’est ce qui fait affirmer que : « genetic knowledge is power ». Or, ceci est paradoxal puisque l’idée même d’établir et d’interpréter un profil génétique en vue de réaliser cette médecine prédictive (bien qu’elle ne puisse parler qu’en termes de « prédispositions » et de « risques ») repose justement sur un déterminisme génétique. Autrement dit, ce point de vue s’appuie sur l’idée que l’individu est déterminé par ses gènes – réduisant chaque individu à son génotype – ce qui est en contradiction avec la notion d’autodétermination.
6Si la connaissance des profils génétiques individuels ne conduit pas clairement à un pouvoir sur soi et sur sa propre vie, elle comporte une forte potentialité de pouvoir sur autrui. David Le Breton explique que nous ne sommes pas à l’abri des tentations d’eugénisme négatif, lesquelles consisteraient à interdire la reproduction de certaines catégories sociales [10]. Il soulève aussi le problème du contrôle que rendent possible les tests de dépistage et la médecine prédictive conduisant à l’élimination d’embryons ayant certaines prédispositions génétiques. Toujours relativement à la sélection embryonnaire, Habermas [11] craint plutôt qu’un eugénisme « libéral » soit opéré par des parents sur la base du profil génétique de leur « enfant virtuel ». Ce concept devint réalité en avril 1990, lorsque le périodique Nature rapporta le cas de deux grossesses engagées suivant la sélection d’embryons en fonction de leur profil génétique. Cette technique de diagnostic préimplantatoire est généralement associée à l’idée du libre choix des parents et à l’assurance de donner le jour à un enfant qui soit non seulement viable, mais en bonne santé. Être en bonne santé signifie ici : sans risque de maladies graves, sans troubles du comportement ni des facultés motrices ou intellectuelles : « Avec l’utilisation de la sélection embryonnaire, les futurs parents pourront s’assurer que leurs enfants sont nés sans handicap. Ceci inclura un large éventail de défauts physiques, de même que des troubles physiologiques (comme la surdité ou la cécité) et des troubles d’apprentissage » [12]. Et l’auteur transhumaniste de déplorer que la multiplication d’embryons demeure, à ce jour, limitée au nombre d’ovules qu’une femme peut produire lors d’une stimulation hormonale (généralement moins de douze) ; toutefois, la solution à ce problème sera, la suivante : « Les bébés fille naissent avec un millions d’œufs immatures dans leurs ovaires […]. Un tout petit morceau d’ovaire prélevé sur une jeune femme contiendra des centaines ou des milliers d’œufs […], il sera bientôt possible de conduire la plupart de ces œufs à maturité en laboratoire » [13]. Cette production massive d’embryons auxquels serait attribué un profil génétique virtuel s’appuie dangereusement sur un modèle néolibéral, sur le marché de l’offre et de la demande. Il est en effet proposé de choisir et d’acheter un embryon, ce qui conduit à son paroxysme la logique consumériste de nos sociétés contemporaines. Comme le souligne avec enthousiasme Gregory Stock : « Cela rapprochera la reproduction humaine de l’emprise du marketing de consommation » [14].
7Ainsi, selon les transhumanistes, nous aurons sous peu accès à l’information génétique concernant différents traits de caractères et aptitudes, et il incombera aux parents de choisir le profil qu’ils préfèrent. Force est de constater que lorsque des parents doivent choisir parmi un nombre élevé d’embryons, il devient difficile de tracer une démarcation nette entre, d’une part, la sélection d’embryons en fonction de spécificités héréditaires indésirables et, d’autre part, l’ambition d’optimisation des facteurs désirables. En ce sens, Habermas explique que de ces interventions biotechnologiques émerge un nouveau rapport à soi dans lequel se brouillent les frontières entre la « nature que nous sommes et l’appareil organique que nous nous donnons », entre être un corps et avoir un corps [15]. Si l’utilisation de ces nouveaux outils suit la compréhension que les humains ont d’eux-mêmes, cette utilisation pourrait bien être arbitraire, selon les souhaits et préférences individuels que le marché s’empressera d’exaucer. En favorisant certaines spécificités génétiques, des parents pourraient percevoir le génome de leur enfant à naitre comme un produit manipulable, comme le souligne encore Habermas : « Si une personne prend pour une autre personne une décision irréversible, touchant profondément l’appareil organique de cette dernière, alors la symétrie de responsabilité qui existe par principe entre des personnes libres et égales se trouve nécessairement limitée ». Dans ce contexte, des enfants mécontents de leurs attributs génétiques pourraient demander des indemnités aux fabricants ou à leurs parents, en plus de se déresponsabiliser de leurs propres actions individuelles.
8Si les difficultés sociales sont présentées comme étant d’origine génétique, l’unique solution consisterait à corriger le corps : « [la] vision sans appel de la génétique s’inscrit dans une ligne imaginaire puissante de nos sociétés contemporaines, faisant du corps un lieu d’imperfection, d’inachèvement, une part maudite de la condition humaine, un brouillon, au mieux, à rectifier, au pis à éliminer » [16]. Encore faut-il rappeler que l’acceptation de l’expression « information génétique » est due à sa large médiatisation mais également à son association à l’idée de « programmation », soit de puissante maîtrise technique. Cependant, modifier chimiquement l’ADN peut provoquer des effets non voulus à divers endroits sur la molécule, effets qu’on ne peut ni prévoir, ni déceler rapidement. C’est pourquoi Gregory Stock propose l’ajout d’un chromosome artificiel pouvant se recopier lors de la division cellulaire. Un tel chromosome permettrait, dit-il, l’essai de nouveau « logiciels » : « L’analogie entre les chromosomes artificiels et des programmes informatiques fournit une indication sur la façon dont nous pouvons gérer notre avenir génétique. Les concepteurs de logiciel corrigent les logiciels défectueux et les actualisent périodiquement, ajoutent de nouvelles fonctionnalités et incorporent les correctifs antérieurs. Les consommateurs vivent avec les bogues [génétiques], obtiennent des pièces pour corriger les erreurs et feront éventuellement des mises à niveau pour les nouvelles versions. J’ai écrit ce livre à l’aide de Microsoft Word 9.0, ma troisième ou quatrième version du programme et probablement pas ma dernière » [17].
9Les transhumanistes situent très souvent l’intelligence humaine exclusivement dans le cerveau et celui-ci est compris tel une machine, un ordinateur ou un ensemble de circuits électroniques. L’esprit constituerait un logiciel qu’il nous incombe de décrypter et d’apprendre à maîtriser afin d’améliorer les performances intellectuelles, d’augmenter la mémoire, d’accélérer le processus d’apprentissage, etc. Dans cette optique, les processus intellectuels sont essentiellement conçus comme des échanges informationnels. Certains vont jusqu’à dire que « le sixième sens le plus précieux de notre espèce serait un sens qui nous permettrait de comprendre rapidement et d’engloutir d’un seul trait de grandes quantités d’informations écrites (ou mieux encore, les informations encodées dans les réseaux neuronaux d’autres personnes) » [18]. L’influence prédominante de la cybernétique et du paradigme informationnel transparait clairement dans l’assimilation du cerveau à la machine : « Quelle est la structure de données de la mémoire humaine ? Où sont les bits ? Quelle est la capacité du système de la mémoire humaine en gigaoctet (ou pétaoctet) » [19] ? Ces nouvelles perceptions modifieront inévitablement la façon dont nos esprits traitent l’information [20].
10De l’avis des transhumanistes, le cerveau, une fois compris comme un ordinateur, peut se voir connecté à d’autres ordinateurs dits biologiques ou non-biologiques : « Un autre objectif est de créer des liens directs entre le tissu neuronal et les machines qui permettraient un contrôle direct d’objets mécaniques, électroniques et même virtuels, comme s’ils étaient des extensions du corps humain » [21]. L’idée d’intelligence non-biologique nous vient des recherches en intelligence artificielle. Kurzweil suggère qu’il existe différents niveaux de complexité de « computation ». De ce point de vue, l’intelligence se définit en termes de complexité informationnelle. Ceci explique que les transhumanistes considèrent que ni l’intelligence réflexive (bien qu’elle jouisse d’un fort niveau de complexité), ni la subjectivité ne soient le propre de l’humain. Enfin, une fois conceptualisé en tant qu’informations, le cerveau (ou plutôt son contenu) pourrait se voir transcrit dans un ordinateur, rendant parfaitement obsolète le corps biologique : « Télécharger un cerveau humain signifie scanner tous ses détails saillants et réinstaller ensuite ces détails sur un substrat informatique suffisamment puissant. Ce processus capturerait l’entière personnalité, la mémoire, les compétences et l’histoire d’un individu » [22]. Dès lors on peut se demander pourquoi un esprit a besoin d’une réalisation physique, s’il n’est en fin de compte qu’une abstraction mathématique. Les propriétés mathématiques n’existent-elles pas quand bien même elles ne seraient écrites nulle part [23] ?
11Lorsqu’il est question de l’interface cerveau-à-cerveau, c’est bien l’idée d’un cerveau unique [24] ou d’une intelligence collective qui s’exprime ici, où chacun aurait accès aux idées des autres et aux ressources électroniques. Une des dimensions de cette représentation du corps porte sur l’individu social interconnecté : « l’humanité deviendrait comme un cerveau unique, partagé et interconnecté » [25]. En effet, le Communicator est un système mentionné dans ce rapport de la NSF qui pourrait précisément améliorer la communication entre les individus, que ce soit au travail, à l’école, sur les champs de bataille ou lors d’interactions sociales informelles en éliminant les obstacles liés à la langue, à la distance géographique et même à la disparité dans l’acquisition des connaissances [26]. Bien que le Communicator soit présenté comme une interface cerveau-à-cerveau, il ne s’agit nullement d’une quelconque forme de télépathie. Faut-il rappeler qu’afin de communiquer ses pensées, il sera toujours nécessaire d’opérer une formulation langagière, qu’elle soit verbale ou écrite ? Néanmoins, la miniaturisation – voire même l’implantation dans le corps – de téléphones cellulaires et d’ordinateurs portables, l’accès instantané aux bases de données et au Web, la reconnaissance vocale et les logiciels de traduction modifieront certainement les pratiques de communication. Quelqu’un pourrait, par exemple, dicter ses pensées qui se verraient aussitôt transcrites par un logiciel de reconnaissance vocale, traduites et mises en ligne.
12L’interface cerveau-ordinateur est, pour sa part, beaucoup plus directe. Les neurosciences expliquent que les neurones, de même que l’ensemble du système nerveux, émettent des impulsions électriques et les chercheurs s’attachent précisément à déterminer quelle partie du cerveau s’active lorsqu’un individu se concentre, bouge, rêve, etc. Cette activation cérébrale, une fois détectée par des électrodes, peut être visualisée sur un écran et reproduite volontairement par le sujet. C’est ce qui se produit lors d’exercices de neuro-feedback effectués par des personnes atteintes d’un déficit d’attention. La cartographie complète de l’activation neuronale est précisément l’objectif du Human Cognome Project dont il est souvent question dans le Rapport NBIC (2002). Une personne paralysée ou amputée peut déjà, à l’aide de ces technologies, déplacer le curseur sur l’écran d’un ordinateur et écrire. Elle pourrait vraisemblablement faire bouger un membre artificiel, voire même un corps intégralement artificiel. L’artiste de body art Stelarc a réalisé, entre 1976 et 1980, la performance intitulée Third Hand, au cours de laquelle son système nerveux se voit couplé à un troisième bras mécanique qu’il apprend à faire fonctionner à l’aide des muscles situés au niveau du thorax. Il s’agit non pas de communiquer avec la machine mais strictement de la faire fonctionner, moyennant un long apprentissage, par l’entremise de nos propres impulsions nerveuses. L’interface est du reste électrique, donc physique et non pas informatique. Cela dit, nous constatons clairement ici une cyborgisation au sens classique, soit la construction d’un humain-machine dont les membres pourraient assurément être plus forts, munis de senseurs multifonctionnels.
13Enfin, le contrôle volontaire de certaines parties de notre système nerveux permettrait, dit-on, d’actionner différents appareils ménagers et électroniques. Dans cette optique, le rapport au corps ainsi que les mouvements corporels seraient fortement transformés. Dans le cas de personnes non paralysées, il leur faudrait soit apprendre à activer des muscles ou des ensembles de neurones qui sont par ailleurs peu ou pas sollicités, ou encore s’habituer à ce que certains mouvements précis possèdent une double fonction. On dit, par exemple, qu’un individu pourrait serrer les dents pour allumer l’ordinateur, ou lever le petit doigt pour répondre à un appel téléphonique. Si cela devait survenir, force est de supposer – à la lueur des travaux sur la gestuelle (Norbert Elias ou Marcel Mauss) – que ces gestes inédits lui sembleront éventuellement tout aussi naturels que manger à l’aide d’ustensiles ou marcher debout.
Prothèses sensorielles et information
14La sensation physique d’être incarné, soit de n’exister en tant qu’être humain que dans un corps vivant, lequel occupe une place restreinte dans l’espace, n’est pas si claire aux yeux des transhumanistes : « Notre sens de nos propres limites corporelles et de notre présence corporelle n’est pas fixe et immuable. Au lieu de cela, il est un processus de construction ouvert à l’influence d’astuces et de nouvelles technologies » [27]. À ce sujet sont notamment évoquées les personnes vivant depuis longtemps avec une prothèse, laquelle est peu à peu ressentie comme faisant partie intégrante de leur corps. On peut faire référence ici aux expériences du professeur Kevin Warwick qui, en 1998, s’est fait implanter une puce électronique dans le bras lui permettant d’ouvrir et de fermer quelques-unes des portes de son immeuble. L’année suivante, il permettait à une puce électronique d’enregistrer le fonctionnement de son système nerveux et musculaire afin qu’un ordinateur puisse en retour lui faire remuer les membres : « Je suis devenu émotionnellement attaché à l’ordinateur. Il ne m’a fallu que quelques jours pour sentir que mon implant faisait un avec mon corps ; c’était comme si l’ordinateur et moi travaillions en harmonie » [28]. Enfin, il est dit que cette sensation d’être corporel pourrait bien être provoquée virtuellement dans le cas où un esprit serait copié dans un robot, comme dans le cas de l’uploading cité plus haut. Dans tout ce discours, les cinq sens du corps humain sont pareillement présentés comme des dispositifs qui « captent » l’information que le cerveau, ensuite, « décode ».
15Le cyborg mi-humain mi-machine incarne donc clairement l’idéal d’un être rendu plus performant par l’utilisation de prothèses électroniques ou génétiques et ce n’est pas un hasard si l’extension des sens et l’amélioration de leurs performances occupent une part importante dans la recherche NBIC. À ce jour, il existe déjà des prothèses auditives et visuelles, mais, poussées plus loin, ces recherches mènent à la production de prothèses modifiant la perception de l’environnement physique (détection de toxines dans l’air par exemple) et social (détection d’individus spécifiques) [29]. Les stimuli sensoriels, conçus comme informationnels, pourront dans cette éventualité se voir modifiés, accentués ou au contraire altérés. Extrapolée à l’extrême, cette conception mène à l’idée d’obsolescence des sens biologiques dans le monde de la réalité virtuelle : « Quand nous voudrons nous introduire dans un environnement de réalité virtuelle, des NanoBots (robots à l’échelle nanométrique) remplaceront les signaux de nos sens réels par les signaux que notre cerveau recevrait si nous étions vraiment dans l’environnement virtuel » [30]. Du point de vue transhumaniste, les sens ne sont pas nécessaires à l’être humain, à sa compréhension du monde, à sa capacité d’agir. Autrement dit, The Senses Have No Future [31] comme l’indique explicitement le titre d’un article d’Hans Moravec, chercheur en robotique.
Le corps, la nature, et leur « machinerie moléculaire »
16L’inter-connectivité des êtres humains et des machines est une dimension importante de la représentation du corps dans le discours transhumaniste. Ces interfaces, bien qu’elles ne puissent en aucun cas faire l’économie du langage symbolique, sont présentées comme renfermant un potentiel communicationnel jusqu’ici inégalé.
17Le développement des nanotechnologies donne pour sa part l’impression de pouvoir réaliser pratiquement toutes les promesses scientifiques en rendant possible la convergence des technosciences. Ainsi, comme le sociologue Chris Hables Gray le suggère : « La nanotechnologie n’est pas simplement à l’angle des sciences / ingénieries / industries contemporaines ; c’est l’expression de notre ère postmoderne, composée des caractéristiques postmodernes : le bricolage, la suprématie de la vitesse et de l’information » [32]. Parmi les nombreuses promesses portées par la conquête de l’infiniment petit, la possibilité de modifier et d’améliorer le corps de même que celle d’allonger radicalement la durée de vie occupent une place centrale [33]. Les nanotechnologies sont, elles aussi, porteuses de représentations informationnelles du corps pouvant être récupérées par les transhumanistes : « L’idée d’insérer des millions de nano-robots autonomes à l’intérieur de son corps peut sembler étrange, et même alarmant. Mais le fait est que le corps est déjà constitué d’un grand nombre de nano-dispositifs ambulants, construits non pas par des mains humaines, mais par la nature » [34]. Les désordres physiques prennent leur source dans la désorganisation des atomes ; les machines réparatrices pourront restaurer la santé puisqu’elles pourront replacer les atomes dans un ordre fonctionnel [35].
18Observé à l’échelle du nanomètre, le corps apparait comme le produit d’un assemblage naturel de nano-robots qui font, somme toute, déjà partie de lui. Construits sur un modèle inspiré de la biologie, les nano-robots acquièrent le statut de « naturels » et s’incrustent au plus profond du corps humain, lui-même déjà défini par les nano-machines moléculaires qui le composent. On ne parle plus d’une comparaison du corps avec la machine mais bien d’une nouvelle ontologie du corps en tant qu’assortiment de machines programmées, ce qui, dans le cas qui nous occupe, conduit à son éventuelle reprogrammation. Comme l’explique Dupuy, à l’échelle des nanotechnologies, l’analogie avec l’algorithme a une portée exceptionnelle puisqu’elle participe à une désontologisation de la nature dans son ensemble, soit à une nouvelle définition de ce qui la constitue profondément : les structures atomiques correspondraient à des systèmes informationnels. De plus, l’évolution biologique est elle-même vue comme un processus de complexification algorithmique – comme une accumulation d’informations – auquel l’humain a le devoir de participer, notamment à l’aide de la technologie. Les technosciences, et en particulier les nanotechnologies, participent donc à une désontologisation du monde suivant le double processus de « naturalisation de l’information et des systèmes informationnels » et « d’artificialisation de la nature » [36].
19La métaphore informationnelle est clairement une condition de possibilité du projet transhumaniste en ce qu’elle permet de proposer une redéfinition et une reprogrammation du corps humain, ainsi qu’une hybridation avec la machine. Notons que les notions d’information, de programmation et re-programmation résistent bien à la pression à l’inférence, c’est-à-dire qu’elles on été objectivées et naturalisées par les médias et sont à ce jour clairement ancrées dans le discours du sens commun. Simples à comprendre, imagées et donc abondamment utilisées, ces notions sont utiles aux chercheurs transhumanistes lorsque vient le temps de promouvoir leur projet auprès du public et des gouvernements.
20De l’avis de nos chercheurs, l’humain est ainsi né cyborg, c’est-à-dire que la technologie a toujours fait partie prenante de lui et doit donc être prise en compte dans la définition du corps humain. Néanmoins, la redéfinition technoscientifique de l’humain, du vivant et de la matière en termes informationnels (au sens le plus abstrait) propose rien de moins qu’une nouvelle ontologie : le vivant et l’humain sont des machines informationnelles. Par exemple, la molécule d’ADN vue comme de l’information génétique est probablement l’analogie qui bénéficie de la plus grande acceptabilité sociale. Bien qu’il soit extrêmement laborieux de la modifier, des chercheurs prétendent qu’il sera éventuellement possible de la reprogrammer. Elle n’est pas l’unique part de l’humain définie en termes informationnels, il en va de même pour l’esprit et/ou le cerveau, les sens et les cellules. L’impression de maîtrise totale du vivant que donne la représentation informationnelle pourrait de fait conduire à l’acceptation sociale de projets d’hybridation hautement controversés tels que ceux proposés par les militants de l’optimisation des capacités humaines.
Notes
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[1]
Kurzweil et Grossman, Fantastic Voyage : Live Long Enough to Live Forever, Rodale, 2005, p. 347.
-
[2]
J.-P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, 1994.
-
[3]
Dupuy, J.-P., Impact du développement futur des nanotechnologies sur l’économie, la société, la culture et les conditions de la paix mondiale, Conseil général des Mines, 2002.
-
[4]
N.K. Hayles, « Computing the Human », Theory, Culture & Society, 22 (1), 131-151, 2005.
-
[5]
Ibid, p. 132
-
[6]
Cf. les travaux de L. Kay et d’E. Fox Keller sur la biologie ou de J.-P. Dupuy sur les nano-technologies.
-
[7]
L.M. Silver, Remaking Eden, Perennial, 2002, p. 238.
-
[8]
R. Bailey, Liberation biology : the Scientific and Moral Case for the Biotech Revolution. Amherst, Prometheus Books, 2005, p. 140.
-
[9]
Ibid, p. 140.
-
[10]
D. Le Breton, « De l’intégrisme génétique », in I. Lasvergnas (dir.), Le vivant et la rationalité instrumentale, Liber, Cahiers de recherche sociologique, 2003.
-
[11]
J. Habermas, L’avenir de la nature humaine : vers un eugénisme libéral ?, Gallimard, 2002.
-
[12]
L.M. Silver, op. cit., p. 260.
-
[13]
Ibid. p. 246.
-
[14]
G. Stock, Redesigning Humans : Our Inevitable Genetic Future, Houghton Miffling, 2002, p. 33.
-
[15]
Cf. Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, PUF, 2003.
-
[16]
Le Breton, « De l’intégrisme génétique », op. cit..
-
[17]
Stock, op. cit., p. 75-76.
-
[18]
Roco et Bainbridge, Converging Technologies for Improving Human Performance, National Science Foundation, 2002, p. 109.
-
[19]
Ibid, p. 168.
-
[20]
R.A. Freitas, Nanomedicine, Volume I: Basic Capabilities, Landes Biosciences, 1999. En ligne : http://www.nanomedicine.com
-
[21]
Roco et Bainbridge, op. cit., p. 181.
-
[22]
R. Kurzweil, The Singularity is Near, Viking, 2005, p. 198-199.
-
[23]
H.P. Moravec, Une vie après la vie, O. Jacob, 1992, p. 213.
-
[24]
C. Lafontaine, L’empire cybernétique : des machines à penser à la pensée machine, Seuil, 2004.
-
[25]
Roco et Bainbridge, op. cit., p. 6.
-
[26]
Ibid., p. 276.
-
[27]
Clark, A. Natural Born Cyborgs, (2003), p. 59.
-
[28]
Stock, op. cit., p. 27.
-
[29]
Roco et Bainbridge, 2002, p. 164.
- [30]
- [31]
-
[32]
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