Chimères 2010/1 N° 72

Couverture de CHIME_072

Article de revue

Du Trieb au trip :

eXistenZ, ou comment « liquider » la pulsion

Pages 253 à 278

Notes

  • [1]
    Denis Cooper, Guide, traduit de l’américain par Christophe Claro, Paris, P.O.L., 2000, p. 26.
  • [2]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Paris, éditions de Minuit, 1980, p. 186. La citation est extraite de William Burroughs, Le Festin nu (1959), Paris, Gallimard, 1964, p. 146.
  • [3]
    G. Deleuze et Guattari, ibid., p. 187.
  • [4]
    ibid., p. 188.
  • [5]
    ibid., p. 187.
  • [6]
    M. Belhaj Kacem, eXistenZ – lecture d’un film, éditions Tristram, Auch, 2005.
  • [7]
    T. de Lauretis, « Becoming Inorganic », Critical Inquiry, n° 29, été 2003, p. 547-570.
  • [8]
    T. de Lauret is Freud’s Drive –Psychoanalysis, Literature and Film, PALGRAVE MACMILLAN, New-York, 2008.
  • [9]
    L’injonction au spectateur figure sur la jaquette du DVD, sorti en France en 2000.
  • [10]
    J. Laplanche, Le Primat de l’autre en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1997, p. 429.
  • [11]
    ibid., p. 366.
  • [12]
    ibid., p. 297.
  • [13]
    T. de Lauretis, Freud’s Drive – Psychoanalysis, Literature and Film, op. cit., p. 11.
  • [14]
    S. Freud, Œuvres complètes, Paris, PUF, 2006, tome XV, p. 335.
  • [15]
    ibid., p. 337.
  • [16]
    S. Freud, Œuvres complètes, Paris, PUF, 2006, tome XVII, p. 304.
  • [17]
    Notons que Deleuze et Guattari parlent aussi d’un « degré 0 » à propos du CsO du « camé », en citant une nouvelle fois William Burroughs : « […] le camé ne veut pas être au chaud, il veut être au frais, au froid, au Grand Gel. Mais le froid doit l’atteindre comme la drogue […], à l’intérieur de lui-même, pour qu’il puisse s’asseoir tranquillement, avec la colonne vertébrale aussi raide qu’un cric hydraulique gelé et son métabolisme tombant au Zéro absolu » (W. Burroughs, cité par G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 190).
  • [18]
    J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse (1970), Paris, Flammarion, 2006, p. 211.
  • [19]
    S. Freud, œuvres complètes, Paris, PUF, 2006, tome XV, p. 302.
  • [20]
    J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, op. cit., p. 100.
  • [21]
    J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Fantasme originaire, fantasme des origines, origines du fantasme, Paris, Hachette, 1995, p. 90, les italiques sont ajoutées par moi.
  • [22]
    T. de Lauretis, « Becoming inorganic », Critical Inquiry, n° 29, été, 2003, p. 569 ; trad. par D. Wittmann, Actuel Marx, n° 45, premier semestre 2009, p. 117.
  • [23]
    T. de Lauretis, Freud’s Drive, op. cit., p. 107.
  • [24]
    Ibid., p. 115.
  • [25]
    J. Laplanche et J. -B. Pont a l is, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, 1967, éd. PUF-Quadrige, 2004, p. 376.
  • [26]
    T. de Lauretis, Freud’s Drive, op. cit., p. 111.
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et Schizophrénie 1, Paris, éditions de Minuit, 1971 ; Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Paris, éditions de Minuit, 1980.
  • [29]
    M. Belhaj Kacem, op. cit., p. 55.
  • [30]
    G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Champs Flammarion, 1996, édition augmentée, p. 43.
  • [31]
    M. Belhaj Kacem, op. cit., p. 59.
  • [32]
    Ibid., p. 44-45.
  • [33]
    Ibid., p. 45-46.
  • [34]
    Ibid., p. 56-57.
  • [35]
    Ibid., p. 59-60.
  • [36]
    G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et Schizophrénie 1, Paris, éditions de Minuit, 1971, p. 402.
  • [37]
    Ibid.
  • [38]
    Dans Freud’s Drive, T. de Lauretis établit un lien entre l’expérience hallucinatoire mise en scène par eXistenZ, un certain vécu psychotique, et la « réalité » qui est la nôtre, en soulignant l’intérêt qu’il y a à recourir à la figure du virtuel : « Le regard rétrospectif et le caractère régressif de la réalité produite par des moyens technologiques dans eXistenZ la font équivaloir aux hallucinations de Videodrome et du Festin Nu, mais fournissent une figure plus contemporaine et conceptuellement provocante pour désigner la réalité psychique : une réalité dans laquelle la psychose, la paranoïa et la schizophrénie sont une condition généralisée de l’existence à la fin du vingtième siècle » (op. cit., p. 106).
  • [39]
    J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, op. cit., p. 100.
  • [40]
    T. de Lauretis, Freud’s Drive, op. cit. p. 116.
  • [41]
    M. Mazzotti, « Une porno-dépendance virtuelle ou réelle ? », in Nouvelle revue de psychanalyse, n° 73 : « Les surprises du sexe », la Cause freudienne, décembre 2009, p. 29-32.
  • [42]
    Ibid., p. 30.
  • [43]
    Ibid.
  • [44]
    Ibid.
  • [45]
    Ibid., p. 31.
  • [46]
    Ibid.
  • [47]
    E. Laurent, « Le programme de jouissance n’est pas virtuel », in Nouvelle revue de psychanalyse, op. cit., p. 42-49.
  • [48]
    Ibid., p. 43.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Ibid.
  • [51]
    Ibid., p. 44.
  • [52]
    Ibid.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et Schizophrénie 1, op. cit., p. 485.
  • [55]
    Ibid.
  • [56]
    Ibid.
  • [57]
    Ibid.

1

« Quand le LSD agit, il vous montre à quel point le sexe est une ineptie et une dépendance, et comment la surévaluation par la culture du contact physique nous empêche de comprendre véritablement ce que sont et la vie et la mort. Peut-être cette leçon a-t-elle touché un point particulièrement sensible chez moi, dans la mesure où ma vie fantasmatique est de nature très sexuelle et d’un contenu meurtrier [1]. »
Trip :
1. Voyage, excursion, trajet.
2. (Drugs) Trip.
3. Faux pas, erreur.
Trip : dans le langage des toxicomanes, état hallucinatoire dû à la prise d’une drogue, en particulier de LSD.
Tripe :
1. Boyau d’un animal de boucherie.
2. Fig. (souvent pl.) : le plus profond, le plus intime de soi, dans le domaine du sentiment.

2En 1980, gilles deleuze et félix guattari citent William Burroughs pour inviter à l’expérience d’un « corps sans organes », en particulier :

3

« …du corps schizo, accédant à une lutte intérieure active qu’il mène lui-même contre les organes, au prix de la catatonie, et puis du corps drogué, schizo expérimental : “l’organisme humain est d’une inefficacité scandaleuse ; au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation [2] ?” »

4Ces corps s’insèrent dans une « cohorte lugubre » [3] qui appelle néanmoins la gaieté. À ce titre, ils participent d’un « programme moteur d’expérimentation » [4] que les auteurs opposent au « fantasme » psychanalytique, accusé de dissoudre le « réel » dans l’interprétation :

5

« Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre CsO, pas assez défait notre moi. Remplacez […] l’interprétation par l’expérimentation. Trouvez votre corps sans organes, sachez le faire, c’est question de vie ou de mort […] [5]. »

6Exhortation qui trouve une réponse saisissante, en 1991, dans l’adaptation par le cinéaste David Cronenberg du roman de William Burroughs, Le Festin nu, dont sont extraites les lignes précédentes ; en 1999, le même Cronenberg réalise eXistenZ, film qui met en scène un autre « schizo expérimental », le joueur immergé dans la « réalité virtuelle » du jeu vidéo. Poussée à une limite extrême, cette figure tend à se surimprimer à celles, plus traditionnelles, du « camé » et du « schizo », d’une manière qui réactualise le terme de « programme » en un sens plutôt troublant : « certaines choses doivent être dites pour faire avancer l’intrigue, et ces choses-là se disent que tu veuilles ou pas – c’est assez schizophrénique comme sensation », déclare la conceptrice du jeu à son acolyte… Réflexion ambiguë sur les nouvelles technologies de l’ère postmoderne (les technologies de la communication, les biotechnologies qui interfacent la psyché humaine avec certains dispositifs bioélectroniques, ainsi que les nouveaux médias interactifs), ce film a rencontré des échos singuliers. En 2005 sort en France un essai du philosophe Mehdi Belhaj Kacem [6], essai qui s’attache à lire le film de Cronenberg à l’aune de la question de l’angoisse, et qui se situe d’autre part dans une conceptualité héritée de Deleuze et Guattari : il s’agit d’une sorte d’exercice de « schizoanalyse », si l’on entend par là une méthode consistant à ressaisir la production désirante à travers ses agencements et ses « machines » contre une version dominante – notamment lacanienne – de la psychanalyse. En 2003, Teresa de Lauretis, connue pour ses écrits sur la psychanalyse, les théories féministes et queer, la littérature et les études cinématiques, publie dans Critical Inquiry un article intitulé « Becoming Inorganic » [7], et consacré au film eXistenZ ; ce texte est repris en 2008 dans Freud’s Drive : Literature, Psychoanalysis and Films[8]. Elle y propose une lecture conjointe du récit filmique et de la théorie psychanalytique des pulsions (Triebe, en allemand, drives en anglais), opérant un vertigineux retour aux hypothèses formulées par Freud en 1920 sur l’existence d’une pulsion de mort à l’œuvre dans la matière organique. Trip… Ce terme ne désigne pas ici un motif ou un thème ; c’est la figure, peut-être ironique, qui guide ma lecture de ce film, et des deux reprises qu’il a polarisées de part et d’autre de l’Atlantique. Voyage, trajet : un va-et-vient entre des sites théoriques et des champs culturels hétérogènes, entre des textualités et des temps différents, disjoints… Trip : un état « hallucinatoire » qui va des impressions infantiles à la production biotechnologique de nouveaux types de fantasmes… Faux pas, erreur : faire fond sur les écarts et les hiatus, parfois fautifs, d’un discours à un autre, d’un énoncé à sa version supposée conforme… Et ce pour poser la question suivante : peut-on ressaisir la pertinence de la psychanalyse pour le temps qui est le nôtre en la confrontant à son « dehors », à un dehors qui réaffirme paradoxalement la pulsion à partir de sa « liquidation » ?

1 – « Déchaînez vos pulsions » : le film eXistenZ

7Présentons brièvement l’intrigue du film. Il commence dans une salle de séminaire d’une multinationale : un nouveau jeu virtuel, eXistenZ, est présenté. C’est la créatrice du jeu elle-même, Allegra Geller (Jennifer Jason Leigh), qui mène le test. Une douzaine de séminaristes sont désignés ; on leur fournit les manettes, appelées les « pods », pour se connecter au jeu. Ce sont des composés technico-organiques, animés d’une pulsion ronronnante dès qu’on les presse pour commencer à jouer ; on apprendra plus tard qu’ils sont connectés au jeu et à la perceptualité organique et nerveuse des joueurs par des sortes d’ombilics, câbles branchés sur un « bio-port », orifice artificiel situé en bas de la colonne vertébrale. Les joueurs semblent entrer, lorsqu’ils amorcent le jeu en caressant leurs pods, dans une espèce de léthargie hypnotique. En fait, le jeu donne l’impression d’évoluer dans un espace réel, qui procure des sensations intenses et violentes. Soudain, un séminariste sort un revolver et ouvre le feu en criant : « Mort à la démone Allegra Geller ! ». Le maître du séminaire ayant révélé avant de mourir que la multinationale était infiltrée, la créatrice prend la fuite, accompagnée d’un jeune employé naïf, Ted Pikul (Jude Law). Dans un climat de paranoïa, ils filent vers une destination inconnue, et se réfugient dans un hôtel. Allegra éprouve le besoin de se connecter au jeu, mais elle a besoin d’un partenaire ; or Ted avoue ne pas avoir de bio-port, angoissé à l’idée de ce trou dans l’épine dorsale. Le chantage affectif d’Allegra les conduit dans une station-service, où Ted se fait installer un bio-port par un mécano ; la violence de l’impact le paralyse quelques instants, puis Allegra enfonce un bout ombilical dans l’orifice. Mais la surtension nerveuse, due à la panique, fait imploser le pod, qui contenait la version originale du jeu. Le mécano, Gas, révèle alors qu’il a lui-même saboté la connexion au jeu ; il les menace d’un fusil, arguant que la tête d’Allegra est mise à prix pour plusieurs millions. Ted parvient à neutraliser Gas. Ils reprennent la route et vont se réfugier chez Kiri Vinokur, un réparateur à l’accent slave qui soigne le game-pod malade d’Allegra et répare le bio-port défectueux de Ted. Dans le chalet de Kiri Vinokur, ils se connectent enfin au jeu, et se retrouvent dans une sorte de snack-bar aux couleurs psychédélisantes. En fait, ils sont dans la boutique d’une société, Cortical Systematics, qui vend des jeux et leurs accessoires. Ils discutent avec leur premier « contact » dans le jeu, D’Arcy Neder, qui leur fournit des pistes pour continuer à y évoluer, et leur donne des « micro-pods », pods miniatures censés leur permettre de se glisser dans leurs nouvelles identités. Ils s’isolent dans une pièce et s’affairent à utiliser leurs nouveaux instruments. Dans cette séquence – décisive ici – Allegra commence par « préparer » le bio-port de Ted en enduisant le bord de l’orifice d’une sorte de gel lubrifiant, puis y glisse le micro-pod, qui est invaginé d’une traite. Ted panique, imaginant déjà sa moelle épinière creusée et travaillée par les pulsations de l’objet. Allegra lui rappelle avec à-propos que ce n’est qu’un jeu, et Ted reconnaît d’ailleurs ne rien sentir. La créatrice se fait à son tour « empoder » ; la chose entièrement avalée, Ted, animé d’un désir irrépressible, glisse sa langue dans l’orifice d’Allegra. Elle le rejette avec violence et le récrimine ; comme il explique ne pas savoir pourquoi il a agi de la sorte, elle se jette sur lui, et l’embrasse avidement, en susurrant que ceci est prédéterminé par le jeu pour accroître la charge émotionnelle des séquences suivantes. L’érotisme de la situation les emporte, en même temps que Ted fait part de son angoisse concernant son « vrai » corps. Dans la suite du film, les limites entre le jeu virtuel et la réalité immédiate s’estompent de plus en plus. Au milieu des ombilics putrescents des pods, contaminés par un virus dont on ne sait s’il est étranger ou interne au jeu, et des multiples revirements de situation, on ne pourra tenter de sauver le statut narratif des deux « héros », sauf à entrecroiser, à l’infini, toutes les possibilités de recoupement d’appartenances. À la fin du jeu vidéo, la créatrice du jeu semble la seule survivante ; elle apparaît alors avec un casque en plastique bleu sur la tête, et la main gantée d’une sorte de prothèse. On retrouve la salle de séminaire du début, où les protagonistes discutent des sensations et de la durée du jeu. Il s’avère que Ted et Allegra sont un couple d’étudiants, alors que le créateur à proprement parler du jeu qu’ils viennent de jouer est en fait Yevgeny Nourish ; le jeu s’appelle trenScendenZ. Ted et Allega abattent Yevgeny de plusieurs coups de feu au motif qu’il aurait trop contrefait la réalité. Ils menacent un autre « personnage » qui demande avec angoisse s’ils sont encore dans le jeu ; suit un noir brutal. [9]

2 – Teresa de Lauretis lectrice de Laplanche : pulsion de mort et « devenir inorganique »

2.a – Sexualité exogène et séduction(s)

8Teresa de Lauretis a proposé une lecture conjointe de ce film et de la théorie psychanalytique des pulsions, et ce afin de penser la réalité contemporaine. Elle s’appuie pour une large part sur l’œuvre de Jean Laplanche. Pour le dire sommairement, Laplanche redéploie la question de la pulsion d’une manière qui se démarque à la fois de Lacan et d’une inflexion supposée de la pensée de Freud. D’après lui, en effet, l’inconscient n’est pas « structuré comme un langage » : il ne s’agit pas de l’Autre purement linguistique et transindividuel du premier Lacan, mais de l’autre « implanté en moi ». De la sorte, la soi-disant « suprématie du signifiant » [est] replacée dans son cadre originaire : la primauté réelle de l’adulte concret sur l’enfant » [10]. D’autre part, la relecture critique de Laplanche vise à contrecarrer le retour – selon lui – fautif de Freud à une conception de l’inconscient comme un « noyau forcément inné, biologique, instinctuel » [11]. La sexualité, affirme-t-il, est « exogène, intersubjective, et intrusive » [12]. Elle n’est pas innée, inhérente au corps physique et résulte d’une relation inter-humaine fondamentale : elle est « implantée » dans l’enfant par les actions et les investissements psychiques de la mère, des parents ou des autres adultes qui prennent soin de lui. Une fois reçus, bien qu’intraduisibles, les messages hétérogènes (moins verbaux que de nature sensorielle) qui s’adressent à l’enfant sont conservés comme des résidus inscrits chez l’enfant et constituent le premier noyau de l’inconscient. Les résidus refoulés des signifiants énigmatiques restent actifs dans l’inconscient au titre d’entités internes — impulsions, élans, désirs naissants ou fantasmes ; ce sont des énigmes que le moi en développement va tenter de traduire et de retraduire sans cesse à différents moments de la vie psychique, suivant les codes, les langages, les discours ou les savoirs dont dispose le sujet à chaque moment. En ce sens, Laplanche envisage la psychanalyse comme une pratique de traduction.

9Dans le commentaire de Teresa de Lauretis, en 2008, ce point sert précisément de nouage entre la psychanalyse et la théorie littéraire. En étendant les concepts psychanalytiques du domaine psychique au champ de la production culturelle, de Lauretis se range à l’idée de Laplanche selon laquelle la relation du sujet aux textes culturels (littérature, cinéma, théorie…) est une sorte de « transfert » analogue, même s’il en est distinct, au transfert en situation clinique, qui reconduit lui-même la relation de l’enfant aux excitations immaîtrisables portées par les messages énigmatiques de l’autre :

10

« La création et la réception d’artefacts culturels, suggère Laplanche, entraînent un transfert – une transposition et une reconduction – de la relation de séduction originaire qui attache chaque enfant humain aux adultes qui lui dispensent des soins. » [13]

11Dès lors, il s’agirait de se confronter aux messages énigmatiques que nous envoient les textes culturels, avec leur charge érotique propre et, dans une certaine mesure, intraduisible, afin de saisir leur mode d’inscription pour tenter de les retranscrire dans un autre code, un autre langage. Pour tenir sa lecture, T. de Lauretis prend donc en compte la part « sombre », incarnée, qui affecte le discours théorique. Elle prélève dans celui de la psychanalyse un concept élaboré par Freud, et retranscrit par Laplanche sous la formulation de « pulsion de mort », concept qui s’impose à elle dans une situation géopolitique globalement traumatique et dans le contexte d’une Amérique meurtrie par les événements du 11 septembre. C’est ce concept qui servira de fil rouge à sa lecture d’eXistenZ.

2.b – La relecture de la pulsion de mort

12C’est dans Au-delà du principe de plaisir que Freud suggéra pour la première fois la présence d’une pulsion de mort (Todestrieb), qui se manifestait dans ce qu’il appelait la compulsion de répétition (Wiederholungszwang) ; une pulsion destructrice et autodestructrice œuvrant tantôt en opposition, tantôt de concert avec les pulsions tendant à l’accroissement vital. Il remplaçait ainsi l’ancienne opposition entre les pulsions sexuelles et les pulsions d’auto-conservation, ou pulsions du moi, par une opposition entre « des « pulsions de vie (Éros) et des « pulsions de mort » [14], en insistant sur le fait que toutes les deux sont présentes dans le moi et sont animées par une seule et même énergie psychique, la libido. Éros est le terme que Freud emprunte à Platon pour désigner les pulsions « à conserver la substance vivante, à la rassembler en unités de plus en plus grandes » [15], de la fusion de deux cellules germinales différentes et de la conjugaison de deux organismes unicellulaires à la reproduction sexuée des animaux supérieurs et à la formation d’unités sociales — familles, tribus, nations et autres agrégats sociaux. Freud pensait qu’à côté de ces « pulsions de vie », de façon simultanée et à leur encontre, était à l’œuvre « une autre pulsion, opposée à elle, qui tend à dissoudre ces unités et à les ramener à l’état organique des primes origines » [16]. Cette dernière pulsion, la pulsion de mort, est tout d’abord une pulsion autodestructrice, une tendance de la vie psychique de l’individu à revenir à un état de quiétude instinctuelle ou à une totale absence de tension ; un état que Freud compare à celui d’une matière inorganique, et qui revient en quelque sorte à « liquider » la pulsion en la ramenant à un niveau zéro [17].

13L’analyse freudienne a provoqué une certaine confusion, puisqu’elle semble situer le seul Éros du côté de ce qui est sexuel et encourager ainsi une fausse équivalence entre Éros et la sexualité. Pourtant, Laplanche a montré, dans Vie et mort en psychanalyse, que la pulsion de mort est en définitive la reconfiguration de la force radicale de déliaison que Freud avait d’abord associée à la pulsion sexuelle :

14

« L’énergie de la pulsion sexuelle, on le sait, a été dénommée « libido ». Né d’un souci formaliste de symétrie, le terme de « destrudo », proposé jadis pour désigner la pulsion de mort, n’a pas survécu plus d’un jour. C’est que la pulsion de mort n’a pas d’énergie propre. Son énergie, c’est la libido. Ou, pour mieux dire, la pulsion de mort est l’âme même, le principe constitutif de la circulation libidinale. » [18]

15Autrement dit, la pulsion de mort est une force psychique qui travaille à délier l’énergie psychique, à la détacher à la fois du moi et des objets (les autres), et à abaisser son niveau en dessous du seuil fixé par le principe de plaisir. Lorsqu’elle est dirigée vers l’extérieur, vers les objets (les autres), la pulsion destructrice est donc une manifestation secondaire d’une pulsion de mort primitivement autodestructrice. Cette ligne spéculative conduit Freud à dégager un nouveau domaine théorique – la métapsychologie – qu’il entend distinguer de la « philosophie, la physiologie, ou de l’anatomie du cerveau » ; pourtant, c’est à partir de la métapsychologie qu’il revient à la biologie dans Au-delà du principe de plaisir :

16

« Il semble, dès lors, que la pulsion est une poussée inhérente à la vie organique pour restaurer « un état antérieur des choses », souligne-t-il, « une sorte d’élasticité organique ou, pour le dire autrement, l’expression de l’inertie inhérente à la vie organique [die Aüsserung der Trägheit im organischen Leben]. » [19]

17Tout se passe comme si l’inertie même de la matière inorganique exerçait une poussée, une attraction, sur ce qui est devenu la matière vivante (lebende Materie), en la retenant ou en signifiant son retour à l’état précédant. Dans sa lecture critique, Laplanche fait remarquer que Freud se rapproche dangereusement d’un « biologisme » qui l’écarte de son intuition originelle, à savoir que la pulsion décolle le sujet de l’ordre physiologique du vital :

18

« Comme s’il y avait chez Freud la perception plus ou moins obscure d’une nécessité de réfuter toute interprétation vitaliste, d’ébranler dans ses fondements la vie avec sa consistance, son adaptation et, pour tout dire, son instinctualité… Et pour cela, reporter – c’est bien sûr le paradoxe – la mort au niveau même de la biologie, comme un instinct. » [20]

19Pour Laplanche, au contraire, il est urgent de reconquérir la pulsion de mort en l’arrachant à la notion métaphysique de mort comme entité auto-suffisante non soumise aux lois de la signification, et de la situer dans le psychique, dans un domaine catégoriquement distinct de « l’ordre vital » ou « biologique ».

2.c – La pulsion selon eXistenZ : vers un « devenir inorganique » ?

20Lisant Cronenberg à la lumière de Laplanche, T. de Lauretis montre précisément comment le virtuel décolle la pulsion de tout substrat biologique, et finit par inscrire le sexuel en tant que pulsion de mort dans une nouvelle économie corporelle. En effet, le bio-port est un réceptacle pour la cellule qui est un organe sexuel externe génétiquement créé : pénis lorsqu’elle est directement insérée, utérus/vagin lorsqu’elle est branchée à quelque chose grâce à l’OmbiCâble. La pulsion ne s’appuie plus sur l’anatomie. À la peur masculine désuète de Ted (« Je meurs d’envie de jouer à tes jeux », dit-il, « mais j’ai une phobie de la pénétration »), Allegra répond : « Cela se fait partout, c’est comme se faire percer l’oreille ». Semblable au piercing dans le plaisir prothétique non genré qu’il procure, le bio-port annule et évide toutes nos identités sexuelles courantes, en faisant surgir de l’extérieur – un désir étrange. Pourtant, fait remarquer de Lauretis, la nouvelle économie sexuelle n’élimine pas tout à fait l’ancienne, celle décrite pas Freud, dans laquelle la peau, la bouche et en particulier la succion sont aussi importantes pour la vie érotique que les zones génitales à présent remplacées par le bio-port. En effet, la sexualité est un produit de la structure psychique du fantasme, elle-même issue des signifiants venus de l’Autre. À nouveau, Laplanche est convoqué, ainsi que son travail de retraduction du vocabulaire freudien. Pour lui, le fantasme trouve son origine dans la

21

« … disjonction entre l’apaisement du besoin (Befriedigung) et l’accomplissement du désir (Wunscherfüllung), entre les deux temps de l’expérience réelle et de sa reviviscence hallucinatoire entre l’objet qui comble [l’objet réel, le lait] et le signe qui inscrit à la fois l’objet et son absence [l’objet perdu, le sein]. » [21]

22Le surgissement de l’absence est lié à la nature « exogène, intersubjective, et intrusive » de la sexualité telle qu’elle est reconfigurée –et poussée à son extrême limite – par le dispositif virtuel. Dans eXistenZ, la réalité est tout à fait virtuelle et ne laisse entrevoir aucun retour à une naturalité de la pulsion ; même la masse visqueuse de viscères, de spores et de jets de sang qui éclaboussent l’écran mental des joueurs est un effet de réalité virtuelle. C’est la profondeur même, matérielle et psychologique (celle des « tripes »…), qui est virtualisée. Les technologies sociales de la virtualité, avec leurs « signifiants imaginaires incarnés » [22] – images digitales hallucinatoires, phrases programmées, identifications affectives construites à l’avance, et pourtant imprévisibles… –, font émerger la pulsion en lien avec un Autre sans consistance substantielle.

23Or ces technologies, selon T. de Lauretis, sont précisément « les modes de production de notre pulsion de mort à l’œuvre » [23]. Dès le point de départ du jeu, lorsque l’un des joueurs tente de tuer la conceptrice, aux multiples assassinats de personnes et d’animaux, les fantasmes de destruction priment les fantasmes de création ou absorbent le thème du sexe dans le thème de la mort. La cellule de jeu d’Allegra est sans cesse malade ; au départ, c’est à cause d’une blessure causée par une dent humaine ; ensuite, elle est contaminée, explose et finit par « mourir ». Le bio-port de Ted est infecté en permanence : l’infection est létale et lorsque Allegra fait mine de le soigner, c’est pour y placer un détonateur qu’elle activera plus tard. Si, dans ces exemples, la maladie et la mort sont les effets d’une pulsion destructrice ou sadique, d’un désir de meurtre intentionnel, la « terrible envie » que ressent Allegra de se connecter à une cellule malade à l’usine « fait signe vers un désir autodestructeur, une pulsion tendant à sa propre mort que nous devons comprendre comme une pulsion inconsciente » [24]. Selon T. de Lauretis, ce désir de mort ramène en droite ligne au commentaire de Laplanche sur Freud ; dans le Vocabulaire de la psychanalyse, il écrit, avec Pontalis, que

24

« … ce que Freud cherche explicitement à dégager sous le terme de pulsion de mort, c’est ce qu’il y a de plus fondamental dans la pulsion, le retour à un état antérieur, et, en dernier ressort, le retour au repos absolu de l’anorganique. Au-delà d’un type particulier de pulsion c’est ce qui serait au principe de toute pulsion qu’il désigne ici » [25].

25De fait, le sexuel s’inscrit ici à même la pulsion de mort en tant que force de dissolution de la réalité matérielle. Et T. de Lauretis d’ajouter qu’« avec l’essor de l’Internet, de la nouvelle économie globale et la chute du mur de Berlin, la croyance en une réalité matérielle s’est affaiblie au point de sembler se perdre » [26], au point d’offrir, comme le montre le film eXistenZ, la perspective d’un « devenir inorganique sans retour » [27]. Ce point n’est pas sans conséquence : si ce qu’il y a de plus « pulsionnel » dans la pulsion est peut-être ce qui met en question la positivité organique de notre réalité, la psychanalyse, dans toutes ses pratiques de « transfert » (de traduction), devrait renoncer à s’appuyer sur un concept, même clinique, de la « réalité » pour apprécier et mettre en fonction les configurations subjectives inédites qui se présentent à elle.

3 – Mehdi Belhaj Kacem et la perspective schizo-analytique : angoisse, pulsion sexuelle et trip schizo

26En 2005, soit deux ans après l’article de T. de Lauretis, paraît en France un essai consacré à eXistenZ, essai signé par Mehdi Belhaj Kacem, dont la démarche associe la philosophie, la psychanalyse et les analyses culturelles. M. Belhaj Kacem se situe ici dans le sillage d’une conceptualité d’origine deleuzo-guattarienne – et cela même si les deux auteurs ne sont jamais ouvertement nommés. Il mobilise des notions immédiatement reconnaissables (devenir, intensité, force, création, immanence, schize, vitesse, etc.), et, surtout, se livre à une véritable effectuation de la méthode « schizo-analytique » telle que Gilles Deleuze et Félix Guattari en ont jeté les bases dans les années soixante-dix. Le fait, d’autre part, qu’il fasse référence à plusieurs reprises à la psychanalyse et à sa conception de la pulsion n’est pas anodin. On peut en effet comprendre la schizo-analyse, à partir de Deleuze et Guattari, comme une reformulation critique de la méthode psychanalytique qui aille à l’encontre d’une pratique dominante consistant à réduire les processus subjectifs à des représentations, à des structures, ou à des signifiants figés. Il s’agit bien plutôt de ressaisir la dynamique du désir – de la production désirante – à travers des agencements qui laissent apparaître l’écoulement libre et réel des flux [28]. C’est dans cette optique que se situe M. Belhaj Kacem : il traverse l’agencement que constitue le film eXistenZ de sorte à tracer une nouvelle territorialisation du désir, et à reformuler la compréhension des pulsions à partir des lignes de fuite ouvertes par l’œuvre. Toutefois, son point d’entrée a de quoi surprendre dans la mesure où il semble exclu de la tâche « positive » de la schizo-analyse : il s’agit de l’angoisse au sens d’affect « existential », porteur d’une négativité très spécifique. Si le désir, dans une perspective schizo-analytique, se situe du côté des forces vitales et de la pure affirmation, il ne semble pas tenable de proposer une mise en fonction schizo-analytique de l’angoisse. C’est pourtant l’expérimentation à laquelle procède M. Belhaj Kacem : il montre comment le film distribue l’angoisse en dehors de tout récit psychologique, et comment cela contribue à configurer une nouvelle économie désirante. Il rejette ainsi la définition de la pulsion comme constituant psychologique interne pour en faire un artefact affectuel et esthétique ; il la ressaisit en corrélation avec l’angoisse au sens où l’affect d’angoisse, dans eXistenZ, porte la pulsion à son point d’intensité paroxystique, sans pour autant la résoudre dans une décharge ; et il en extrait un nouveau type de territorialisation du sujet, un certain type d’expérience qui dépasse la dichotomie entre névrose et psychose.

3.a – La pulsion comme artefact

27Partant du slogan publicitaire d’eXistenZ, « déchaînez vos pulsions », M. Belhaj Kacem souligne son double sens : pris de manière ironique, il parodie la finalité de la technique et du divertissement actuels – décharger les affects en un point précis – ; au sens littéral, il s’applique au film :

« … en ce qu’il parvient à liquider le concept même de pulsion, à l’usage d’un monde et de sujets qui ne peuvent pratiquement plus connaître existentiellement l’intensité de la pulsion. […] [S]’ils la connaissent encore, et si largement, ce n’est plus dans l’entente courante de la pulsion, psychologique et notamment psychanalytique (pulsion érotique, pulsion de mort), d’une structure constituante, naturelle et originaire du sujet : les produits du divertissement, mais aussi des arts […] attestent bien au contraire que la pulsion n’est plus qu’un artefact affectuel survenant à la faveur de leurs artifices esthétiques ou intellectuels : on y déchaîne les pulsions en les créant, du fait que ces pulsions de violence, d’érotisme, d’affects, ne constituent plus rien de l’existentialité effective du sujet occidental moderne » [29].
Là réside la post-modernité du film eXistenZ : dans un monde où les nouvelles biotechnologies et les nouvelles technologies de communication produisent des transformations au sein des organismes mêmes pour faire s’effriter – et c’est assez paradoxal – la croyance en une réalité positive, la pulsion ne doit plus être comprise comme un noyau originaire, mais comme produite, ou construite, par un ensemble de dispositifs en recomposition permanente – ce qui consonne avec un leitmotiv deleuzo-guattarien : « Nous ne croyons pas même à des pulsions intérieures qui inspireraient le désir. Le plan d’immanence n’a rien à voir avec une intériorité, il est comme le Dehors d’où vient tout désir » [30]. Si l’économie virtuelle témoigne de ce Dehors, c’est qu’elle fait surgir des sensations intenses et des pulsions violentes à partir de connexions hétérogènes, là même où le sujet n’éprouve plus suffisamment ses limites individuelles et ne ressent plus de lien intime, naturel, avec les événements et les objets du monde. Il faut donc repenser la pulsion, et si c’est avec la psychanalyse – en l’espèce, la schizo-analyse –, c’est aussi contre une certaine psychanalyse. Pour M. Belhaj Kacem, en effet, « la psychanalyse, née en un temps où des guerres ravageaient encore l’occident, et donc déterminant à juste titre la pulsion comme profondément, psychologiquement, intérieurement et aprioriquement constituante du sujet » [31], doit enregistrer une nouvelle économie affective : il semblerait que rien ne ramène le sujet occidental, à de rares exceptions près, à la saisie effective de son objet (objet de jouissance, objet menaçant, etc.) ; et l’émotion de cette saisie ne surgirait qu’à la faveur d’artefacts esthétiques, qui créent à proprement parler l’intensité pulsionnelle. C’est ici qu’intervient une réflexion sur l’angoisse, formulée, de façon surprenante, en des termes deleuzo-guattariens.

3.b – L’affect de l’angoisse

28Selon M. Belhaj Kacem, le film eXistenZ enregistre une métamorphose au sens du moment d’un rapport de forces où deux forces en présence se capturent et passent l’une dans l’autre, s’altérant dans un composé méconnaissable. En l’espèce, les deux forces aux prises sont l’affect d’angoisse et la forme du jeu. Il signale un double mouvement : sous la pression de l’angoisse, la forme narrative traditionnelle (figurative, psychologique…) est absorbée dans la forme du jeu et dans sa territorialité spécifique, lors même que le jeu reterritorialise l’affect d’angoisse de façon diffuse et non locale. Distincte de la peur, toujours circonstanciée par les menaces concrètes et indexée sur une perspective de résolution, l’angoisse proprement dite, affirme M. Belhaj Kacem, innerve l’existence en échappant au régime de l’objet :

29

« T. P. : Et nos nouvelles identités ? Tu sens la tienne ?
A. G. : Qu’elle se débrouille.
T. P. : Je m’inquiète beaucoup pour mon corps.
A. G. : Ton quoi ?
T. P. : Où sont nos véritables corps ? Est-ce qu’ils vont bien ?
Et s’ils ont faim ? S’ils sont en danger ?
A. G. : Ils sont là où on les a laissés. Assis tranquillement, les yeux fermés. Comme s’ils méditaient.
T. P. : Je me sens vulnérable, désincarné.
A. G. : Ne t’en fais pas. Tous tes sens sont en éveil. »

30Affect de l’impossible saisie de son objet, l’angoisse est ici dissociée des événements particuliers ou des moments paroxystiques auxquels nous nous attendions à la reconnaître. Pénétré par le jeu, le film distribue l’angoisse en dehors de tout récit psychologique, ce qui affecte en retour la forme même de la narration :

31

« … eXistenZ ressemble ainsi à un trip qui ne décollerait pas, resterait au ras de la terre, s’y écraserait et s’y étalerait insidieusement, aurait pour caractère non plus la fuite verticale du trip, mais cet arpentage horizontal du territoire. Ceci parce qu’il traite de l’angoisse qui immobilise, et est du coup comme le point de gravité de toutes les mobilités par quoi l’angoisse s’informe elle-même. […] Le jeu se métamorphose en ne traitant que de l’angoisse, l’angoisse se métamorphose en trip territorial dans le jeu. Elle n’est plus l’immobile habitude de toutes les mobilités, mais un facteur nouveau de mobilité, une nouvelle façon de parcourir l’espace » [32].

32Le mouvement de l’angoisse est plus subtil, son intensité moins familière, mais elle se diffuse dans un plan d’immanence dont les coordonnées se reformulent sans cesse, dans une cartographie non hiérarchisée par la surenchère de réalisme ou d’exutoire imaginaire (comme dans le thriller ou le film pornographique, visant une décharge pulsionnelle) :

33

« Par le jeu, l’angoisse se matérialise comme objet introuvable, volatilisé dans toute la territorialité du jeu remplie de ses mouvements (donc volatilisé en temps), et se donne forme à elle-même, s’informe elle-même à nouveau de son intensité. […] Le jeu ne sort pas indemne de sa contraction de l’immanence étale et existentielle de l’angoisse. Il rase le territoire, l’angoisse est le jeu car elle fait de l’impossible trouvaille de son objet l’énergie même du jeu et de sa mobilité » [33].

34Ce qui revient à tracer des trajectoires intensives dans une nouvelle territorialité, horizontale et immanente, métamorphosant sans cesse ses propres données.

3.c – Pour une économie du trip

35M. Belhaj Kacem réfute à ce titre un usage « psychologique » du concept de pulsion dans la psychanalyse :

36

« Si nous consultons, pour le coup, quelque psychologue, encore largement usager du concept de pulsion comme structure constituante du sujet, il nous informera cependant très instructivement sur l’économie de l’angoisse : dans le sujet psychotique et schizo, l’angoisse se coupe verticalement de l’autre, de la préoccupation de l’autre, et s’autonomise, en se mettant en boucle sur sa psychose ou sa schize : trip au sens habituel, échappatoire et vertical, mais qui rate la consistance donnée par la reterritorialisation de la forme esthétique. Tandis que le sujet plus commun […] économise son angoisse sous la forme névrotique ; encore verrouillé au souci de l’autre […] il arpente le territoire sans le territorialiser, […] localisé […] dans son actualité et actualisé […] dans sa localité, étant donc chaque fois – avec l’autre – et pas ailleurs ; mais trouvant dans la localisation névrotique de quoi se décharger pulsionnellement » [34].

37La dichotomie entre névrose et psychose est héritée d’une tradition psychanalytique – notamment lacanienne – qui en fixe les coordonnées structurales. Or il s’agit ici de tracer les contours d’une expérience qui rende caduque cette répartition : en insistant sur l’intensité de l’expérience, l’auteur associe le caractère, construit la pulsion (née de manière exogène, intrusive, au sein du rapport de forces entre le jeu et la forme esthétique) avec un mouvement qui consiste à parcourir un seul et même plan d’immanence :

38

« La forme esthétique du jeu d’eXistenZ, écrit-il, lui donne cette consistance, en reterritorialisant le trip vertical du schizo, dans le jeu qui est constitutivement souci de l’autre, nécessité de l’autre pour jouer, d’une part ; et d’autre part, en arrachant le sujet névrotique, immobilisé par l’angoisse, toujours-encore soucieux de l’autre, à sa névrose, c’est-à-dire à sa fixation, à chaque moment de son parcours territorial, dans la possibilité de déchaîner sa pulsion, c’est-à-dire d’exorciser l’angoisse dans la paroxysation de son intensité, sous une forme qui ne lui restitue l’objet saisissable que sous sa propre forme d’artefact, la déchargeant en peur – la forme d’art ou de divertissement –, ou alors dans le rapport à l’autre – sous forme de névrose. Dans cette forme nouvelle, cette consistance nouvelle du jeu comme enjeu de l’angoisse, et de l’angoisse informée d’elle-même dans le jeu, la saisie de la pulsion n’est que pulsion d’une saisie impossible, donc métamorphose d’une pulsion psychologiquement constituante en pulsion esthétiquement constituée » [35].

39Éprouvant l’angoisse comme un affect diffus, sans objet localisable, les joueurs d’eXistenZ sont en même temps portés à la pointe extrême de la pulsion au sens où ils sont dépossédés de leur volonté et de leur individualité propres. Redéfinie comme artefact, la pulsion dépasserait donc la scission entre le trip fulgurant du « schizo » – sans point de fixation ni d’attache – et la co-fixation des « névrosés » ordinaires, frappées d’inertie : il s’agit de partager l’intensité pure de l’expérience à travers des liens inédits – la communauté virtuelle des joueurs est à cet égard emblématique – en arpentant indéfiniment un territoire horizontal. Dans ce dispositif, l’angoisse reconfigure la jouissance en ce qu’elle est précisément l’affect de l’impossible saisie de l’objet. Ce point n’est pas sans incidence clinique : il laisse entrevoir la perspective de créations subjectives viables à partir de la crise même des repères que constituent le sujet, l’objet ou la réalité.

4 – Pour une rencontre hétérogène : psychanalyse(s), cinéma et contemporain

4.a – Convergences et connexions

40Ces deux lectures de Cronenberg ont été faites au même moment, de part et d’autre de l’Atlantique, dans des contextes académiques où la réception de la psychanalyse néo-freudienne ne va pas de soi. De façon significative, un certain nombre de convergences, même hétérogènes et dissymétriques, se dessinent. Lorsque T. de Lauretis lit Cronenberg à la lumière de Laplanche et de sa métapsychologie, elle extrait des propositions qui ne sont pas sans faire écho aux résultats de M. Belhaj Kacem sur une compréhension « schizo-analytique » de la pulsion. Il semble permis d’isoler deux thèses : 1° La définition de la pulsion comme artefact (affectuel ou esthétique). 2° L’inscription du pulsionnel comme négativité créatrice d’intensités. Si la sexualité des joueurs, et les fantasmes qui lui sont coextensifs, surgissent bien depuis le Dehors (ou l’Autre) à travers des « signifiants incarnés », c’est au point que la fiction devient le mode même de production de la pulsion, qui ne se trouve plus dans la sphère existentielle concrète vécue par le sujet : « Ici, il ne se passe rien », déclare Allegra après que Ted a mis le jeu en mode pause, « on est en sécurité, c’est l’ennui ». Une fois revenus sur le lit, au club de ski, la cellule inactive placée entre eux tel un objet de désir désinvesti, l’existence leur paraît ennuyeuse ; Ted rallume alors la cellule en actionnant le mamelon « Marche », et ils repartent à l’élevage de truites. Dans le commentaire de T. de Lauretis, la technologie virtuelle inscrit la pulsion de mort au cœur des organismes : elle y voit, dans le sillage de Laplanche, le nerf même de la dynamique pulsionnelle au sens où elle produit des fantasmes et des désirs tout en faisant tendre l’énergie psychique vers un degré zéro, à travers une série de destructions. Chez M. Belhaj Kacem, l’insistance sur l’affect d’angoisse fait également ressortir une sorte de négativité structurelle ; et s’il la démarque explicitement de la pulsion de mort dans son entente psychanalytique courante, il s’agit quand même d’une force qui crée de nouvelles intensités pulsionnelles – au titre d’une saisie qui n’a pas lieu – et qui mine en même temps la cohérence des corps et des personnes. À première vue, ce point est déconcertant compte tenu de son arrière-plan théorique : l’insistance sur l’intensité ancre le propos dans une conceptualité héritée de Deleuze et Guattari, conceptualité qu’on tient ordinaire pour incompatible avec l’idée de négativité. Pourtant, L’Anti-Oedipe fait référence à une façon « existentiale » de penser la mort :

« Ce sont […] ces émotions intenses qui alimentent délires et hallucinations. Mais, en elles-mêmes, elles sont le plus proches de la matière dont elles investissent en soi le degré zéro. Ce sont elles qui mènent l’expérience inconsciente de la mort, pour autant que la mort est ce qui est ressenti dans tout sentiment, ce qui ne cesse pas et ne finit pas d’arriver dans tout devenir […]. Toute intensité mène dans sa vie propre l’expérience de la mort et l’enveloppe » [36].
De là à nous inciter à « schizophréniser la mort »[37], il n’y a qu’un pas : dans eXistenZ, des sujets dépersonnalisés, en proie à une angoisse qui ne s’angoisse au fond que d’elle-même et qui volatilise son objet, éprouvent des métamorphoses et des sensations intenses qui les mènent vers un « devenir inorganique », pour reprendre l’expression de T. de Lauretis – dont on notera d’ailleurs la formulation quasi-deleuzienne [38].

4.b – Vers un dispositif paradoxal de la pulsion

41Les deux analyses se rapprochent aussi par les paradoxes qu’elles mettent en avant. Lorsque T. de Lauretis décrit le « désir de mort » qui traverse le film, elle revient en dernière instance au commentaire de Laplanche cité plus haut :

« Comme s’il y avait chez Freud la perception plus ou moins obscure d’une nécessité de réfuter toute interprétation vitaliste, d’ébranler dans ses fondements la vie avec sa consistance, son adaptation et, pour tout dire, son instinctualité… Et pour cela, reporter – c’est bien sûr le paradoxe – la mort au niveau même de la biologie, comme un instinct » [39].
Elle isole un paradoxe similaire chez Cronenberg : si le film détache la sexualité de la nature, de l’anatomie, de la finalité reproductive et de la force liante d’Éros, il la restitue en même temps au corps, au biologique, par l’intermédiaire de la technologie du bio-port, qui prend le relais des zones génitales ; bien plus, il la lui restitue sous la forme de tissus nerveux mutants, d’organes sexuels malades et de zones érogènes définitivement infectées. Pour le dire autrement, il « restitue au corps la pulsion sexuelle comme pulsion de mort » [40]. D’un côté, la sexualité des joueurs – née des fantasmes, des prothèses, de la virtualité – pousse à sa limite la dénaturalisation de l’instinct ; d’un autre côté, son intrication avec la pulsion de mort réinscrit ironiquement au cœur des organismes un mouvement tendant à l’entropie, à l’inertie d’une matière inorganique inanimée. Si l’on se tourne vers la perspective schizo-analytique, on s’aperçoit qu’elle fournit de même une théorie paradoxale de la pulsion. Selon M. Belhaj Kacem, le film « liquide » le concept même de pulsion : reformulée comme artefact esthétique, elle est soustraite à toute ontologie constituante et n’est pas indexée sur une résolution ou sur une décharge (ponctuelle, locale, etc.) ; portée à son extrême pointe par l’angoisse, elle se soutient de la non-saisie de son objet et devient à la fois purement virtuelle et bien plus violente, plus excitante. En somme, c’est la disparition de la pulsion – au sens psychologique courant – qui fait surgir l’intensité pulsionnelle et qui affecte un joueur dé-subjectivé. De fait, ces paradoxes font signe vers un certain type d’expérience contemporaine, peut-être à conquérir : une expérience intensive des surfaces et d’un corps non organique qui fait fond sur la « liquidation » de la pulsion. Dans le monde « connecté » qui est le nôtre, fait de réseaux et d’interactions, il s’agirait de parcourir et de redessiner sans cesse un territoire horizontal qui sape la réalité du corps, qui mette en suspens toute saisie effective de l’objet, et qui inscrive le sexuel comme virtualité, au risque, peut-être, de la destruction et d’un retour à l’inorganique. Un corrélat s’impose : confrontée à son Dehors, qu’il soit disciplinaire (l’art, la philosophie), linguistique (la lecture américaine) ou logé dans son propre site d’énonciation (la schizo-analyse comme écart par rapport à la psychanalyse, puis comme matrice de reprises différentielles), une méthode psychanalytique semble à même – à condition d’incorporer de telles « schizes » – de saisir les modifications de notre économie pulsionnelle, et de proposer aux « étranges » sujets qui en émergent de quoi remettre en jeu ce qui est « le plus profond, le plus intime » en eux – c’est-à-dire le plus exogène et le plus étale – dans des pratiques et des dispositifs à inventer.

4.c – Virtuel et liquidité : une évaporation de la clinique ?

42Précisément, la problématicité de tels dispositifs saute aux yeux dès lors qu’on s’attarde sur la manière dont une certaine psychanalyse, notamment d’orientation lacanienne, aborde les nouvelles pratiques technologiques et leurs incidences subjectives. Prenons pour seul exemple une publication récente de l’École de la Cause freudienne, consacrée aux « surprises du sexe ». Dans un dossier qui s’intéresse à la « réalité virtuelle », l’article de Maurizio Mazzotti relate un cas clinique et son mode d’élaboration [41]. Un homme, un patient, lui a fait part de ce qu’il qualifie lui-même de « perversion ». Il visite sur Internet des sites dédiés au fétichisme des liquides. Moyennant finances, des jeunes femmes y imprègnent leurs vêtements d’eau ou d’autres liquides, alimentaires ou corporels – jus de fruit, urine… –et il se masturbe en les contemplant ainsi souillées. Ces visionnages compulsifs provoquent en lui un sentiment de culpabilité que le psychanalyste associe à une « porno-dépendance », et qui motive la demande d’analyse. Ce « sujet » insiste lui-même sur la discontinuité entre le monde virtuel et les pratiques réelles qu’il a connues lors de son adolescence. À cette époque, il s’habillait de vieux vêtements, trouvés dans les poubelles, puis, ainsi vêtu, se plongeait dans la baignoire et en retirait une grande satisfaction ; ou bien, il revêtait des habits de fille, se barbouillait de nourriture et se glissait dans la baignoire pleine d’eau. Épinglant cette distinction entre le réel et le virtuel, Mazzotti en propose une reformulation à travers le glissement qui s’opère entre le « travestisme » et le « regard fétichiste ». L’adolescent obtenait une satisfaction pulsionnelle en révélant une identification féminine associée au contact du liquide. Par la suite, l’homme se lie à une femme « réelle » avec laquelle il a des rapports sexuels, même si ceux-ci sont marqués par des phases d’impuissance et par une difficulté à « intégrer » cette femme dans son désir ; cela témoignerait d’un accès difficile à la « position phallique » [42], c’est-à-dire à une norme ? dipienne garantissant la virilité du sujet dans l’économie du désir. Selon Mazzotti, ce défaut d’assomption phallique produirait, par ricochet, la « réapparition de la femme dans la projection virtuelle du regard fétichiste » [43]. Pour le dire autrement, cela revient à isoler une continuité entre « l’identification au phallus féminin » [44] – c’est-à-dire l’appropriation d’un « rien », d’un objet qui n’existe pas, par les vêtements qu’il endosse – dans les pratiques de travestissement, et l’identification, aujourd’hui « ravalée », à ce « rien » que déplace la scène virtuelle. Cette transition, placée au cœur des symptômes, est rapportée à des coordonnées ? dipiennes qui désignent une complicité entre l’enfant et sa mère au moment de la toilette : le sujet se souvient en particulier qu’il n’acceptait de se faire laver les pieds par sa mère qu’à condition de garder ses chaussettes ; c’est à cette période qu’il fait remonter ses premières « fantaisies » de vêtements mouillés en pensant aux petites filles. D’autre part, le psychanalyste insiste sur le « peu de présence communicative » [45] du père de ce sujet. S’appuyant sur le récit selon lequel le fils allait souvent au cinéma pour tenter de capter dans les films quelque chose de cette relation éducative défaillante, jusqu’à une sorte de « substitution du film au père », Mazzotti avance la thèse d’un « échec de la métaphore paternelle » [46]. Privé de la solidité d’un ancrage symbolique, le sujet traduirait donc la proximité « liquéfiante » avec sa mère dans une trajectoire symptomatique asservissant finalement la pulsion à un montage « virtuel » fonctionnant comme une « perversion ».

43Dans le même dossier, Éric Laurent [47], après avoir mis en garde contre les nouveaux moyens techniques et l’inflation du virtuel qui tentent de voiler l’énigme de la sexualité et de substituer la consommation à l’interdit, revient sur cet exemple en insistant d’abord sur la façon dont « le virtuel peut révéler la structure clinique d’un phénomène » [48]. Ici, on peut dire que le dispositif de la webcam réarticule la scène adolescente, la masturbation dans l’eau de la baignoire, qui convoque implicitement le regard (« Mère, ne vois-tu pas que je jouis ? » [49] ), en faisant passer le sujet dans la position du regard qui vient précisément mettre un voile – un écran – sur un « rien ». Il en tire la conséquence suivante :

44

« L’invention de ce cas pourrait être un traitement comportemental prescrit. Beaucoup de traitements comportementaux des phobies sont exactement du même ordre, dans la mesure où ils mettent en œuvre des appareils reproduisant la situation angoissante : on prend un sujet qui a un comportement qui l’isole, on lui révèle la structure du stade du miroir qui y était cachée, on le met, lui dans la position du regard, et il incarne ainsi la division d’une manière telle qu’il peut se déplacer dans le monde » [50].

45Ce que Laurent suggère ici, c’est la possibilité d’utilisations thérapeutiques du virtuel pour traiter des positions « perverses » en indexant les conduites du sujet sur un dispositif technique qui lui permet, bon an mal an, d’accéder à une existence vivable. Or de telles pratiques ne feraient au bout du compte que reconduire le « tranchant mortifère » [51] de la relation narcissique au miroir et ne pourraient laisser espérer de véritable modification subjective. Tout au plus faut-il s’attendre à une « évaporation clinique » [52], ou, si l’on permet le terme, à une « liquidation » de la clinique telle qu’elle s’élabore précisément d’un « corps à corps » [53] dans la réalité du transfert analytique. Au contraire, c’est au sein du transfert qu’il faudrait conduire le sujet à toucher un point d’angoisse, un point de réel qui vient interrompre les semblants et les fictions, y compris virtuelles, pour introduire à la dimension du manque. Dans le même temps, il faut admettre que la plupart des solutions proposées par cette version de la psychanalyse semblent se borner à réaffirmer des coordonnées familialistes et œdipiennes et à moduler des catégories psychopathologiques servant à épingler le sujet déviant et à mettre à distance les possibilités techniques inédites engendrées par le capitalisme : « Le programme de jouissance n’est pas virtuel. ». Entre les prescriptions comportementalistes et une psychanalyse normative, y a-t-il une alternative ?

46Dans les dernières lignes de L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari font référence à des :

47

« … images du film de Genet formant une machine désirante de la prison : deux détenus dans des cellules contiguës, et dont l’un souffle de la fumée dans la bouche de l’autre, par un chalumeau qui passe par un petit trou du mur, tandis qu’un gardien se masturbe en regardant. Le gardien, à la fois élément d’anti-production et pièce voyeuse de la machine : le désir passe par toutes les pièces » [54].

48Sans doute ces images pourraient-elles évoquer certaines de celles que nous avons traversées jusqu’ici : des espaces séparés communiquant par le truchement d’une surface trouée, d’un « écran » qui n’est peut-être que de fumée… ; une virtualisation de la sexualité physique, une dénaturalisation de la pulsion qui évapore en quelque sorte le corps à corps dans un dispositif pourtant ressenti comme d’autant plus intense… ; une éclipse de la vision qui mobilise précisément la dimension voyeuriste du regard… ; un enfermement qui se déploie paradoxalement dans un dehors, celui d’une circulation des flux de jouissance… Ce qui importe, ici, c’est que Deleuze et Guattari y repèrent une spécificité des machines : elles contiennent des « éléments mortifères » [55] qui traversent les pièces pour y acquérir comme les autres éléments, « leurs dimensions proprement sexuelles » [56]. Ce n’est pas, comme le voudrait une certaine psychanalyse, que la sexualité dispose d’un code œdipien qui viendrait doubler les formations sociales ou présider à leur organisation ; ce qu’ils qualifient d’inconscient libidinal est précisément ce qui traverse le champ social, le flux liquide qui passe à travers ses pièces, à travers ses rouages organisateurs, pour emporter les différences dans un processus qui « peut garantir dans l’inconscient le mur de la différence sexuelle, soit au contraire pour faire sauter ce mur, l’abolir dans le sexe non humain » [57]. Bien sûr, parler d’abolition laisse entrevoir l’ouverture à un certain type d’organicité, peut-être virtuel, peut-être un peu plus réel, qui précipite la pulsion dans un devenir où la destruction est incluse. Ce qui reste à penser, et à expérimenter, c’est la manière dont une pratique « psychanalytique » pourrait connecter des sujets (joueurs, détenus, travestis, voyeurs, etc.) à des dispositifs machiniques (écrans, jeux vidéos, Internet, organismes biotechnologiques…) susceptibles de mettre en fonction l’angoisse dans des coordonnées qui ne sont pas forcément œdipiennes, de mobiliser des « transferts » qui ne seraient pas toujours interpersonnels, et de favoriser l’éclosion de trips pulsionnels qui éprouvent – avec, bien sûr, ce que cela comporte de risques – leur propre dimension mortifère.


Date de mise en ligne : 15/11/2012.

https://doi.org/10.3917/chime.072.0253

Notes

  • [1]
    Denis Cooper, Guide, traduit de l’américain par Christophe Claro, Paris, P.O.L., 2000, p. 26.
  • [2]
    G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Paris, éditions de Minuit, 1980, p. 186. La citation est extraite de William Burroughs, Le Festin nu (1959), Paris, Gallimard, 1964, p. 146.
  • [3]
    G. Deleuze et Guattari, ibid., p. 187.
  • [4]
    ibid., p. 188.
  • [5]
    ibid., p. 187.
  • [6]
    M. Belhaj Kacem, eXistenZ – lecture d’un film, éditions Tristram, Auch, 2005.
  • [7]
    T. de Lauretis, « Becoming Inorganic », Critical Inquiry, n° 29, été 2003, p. 547-570.
  • [8]
    T. de Lauret is Freud’s Drive –Psychoanalysis, Literature and Film, PALGRAVE MACMILLAN, New-York, 2008.
  • [9]
    L’injonction au spectateur figure sur la jaquette du DVD, sorti en France en 2000.
  • [10]
    J. Laplanche, Le Primat de l’autre en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1997, p. 429.
  • [11]
    ibid., p. 366.
  • [12]
    ibid., p. 297.
  • [13]
    T. de Lauretis, Freud’s Drive – Psychoanalysis, Literature and Film, op. cit., p. 11.
  • [14]
    S. Freud, Œuvres complètes, Paris, PUF, 2006, tome XV, p. 335.
  • [15]
    ibid., p. 337.
  • [16]
    S. Freud, Œuvres complètes, Paris, PUF, 2006, tome XVII, p. 304.
  • [17]
    Notons que Deleuze et Guattari parlent aussi d’un « degré 0 » à propos du CsO du « camé », en citant une nouvelle fois William Burroughs : « […] le camé ne veut pas être au chaud, il veut être au frais, au froid, au Grand Gel. Mais le froid doit l’atteindre comme la drogue […], à l’intérieur de lui-même, pour qu’il puisse s’asseoir tranquillement, avec la colonne vertébrale aussi raide qu’un cric hydraulique gelé et son métabolisme tombant au Zéro absolu » (W. Burroughs, cité par G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 190).
  • [18]
    J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse (1970), Paris, Flammarion, 2006, p. 211.
  • [19]
    S. Freud, œuvres complètes, Paris, PUF, 2006, tome XV, p. 302.
  • [20]
    J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, op. cit., p. 100.
  • [21]
    J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Fantasme originaire, fantasme des origines, origines du fantasme, Paris, Hachette, 1995, p. 90, les italiques sont ajoutées par moi.
  • [22]
    T. de Lauretis, « Becoming inorganic », Critical Inquiry, n° 29, été, 2003, p. 569 ; trad. par D. Wittmann, Actuel Marx, n° 45, premier semestre 2009, p. 117.
  • [23]
    T. de Lauretis, Freud’s Drive, op. cit., p. 107.
  • [24]
    Ibid., p. 115.
  • [25]
    J. Laplanche et J. -B. Pont a l is, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, 1967, éd. PUF-Quadrige, 2004, p. 376.
  • [26]
    T. de Lauretis, Freud’s Drive, op. cit., p. 111.
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et Schizophrénie 1, Paris, éditions de Minuit, 1971 ; Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Paris, éditions de Minuit, 1980.
  • [29]
    M. Belhaj Kacem, op. cit., p. 55.
  • [30]
    G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Champs Flammarion, 1996, édition augmentée, p. 43.
  • [31]
    M. Belhaj Kacem, op. cit., p. 59.
  • [32]
    Ibid., p. 44-45.
  • [33]
    Ibid., p. 45-46.
  • [34]
    Ibid., p. 56-57.
  • [35]
    Ibid., p. 59-60.
  • [36]
    G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et Schizophrénie 1, Paris, éditions de Minuit, 1971, p. 402.
  • [37]
    Ibid.
  • [38]
    Dans Freud’s Drive, T. de Lauretis établit un lien entre l’expérience hallucinatoire mise en scène par eXistenZ, un certain vécu psychotique, et la « réalité » qui est la nôtre, en soulignant l’intérêt qu’il y a à recourir à la figure du virtuel : « Le regard rétrospectif et le caractère régressif de la réalité produite par des moyens technologiques dans eXistenZ la font équivaloir aux hallucinations de Videodrome et du Festin Nu, mais fournissent une figure plus contemporaine et conceptuellement provocante pour désigner la réalité psychique : une réalité dans laquelle la psychose, la paranoïa et la schizophrénie sont une condition généralisée de l’existence à la fin du vingtième siècle » (op. cit., p. 106).
  • [39]
    J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, op. cit., p. 100.
  • [40]
    T. de Lauretis, Freud’s Drive, op. cit. p. 116.
  • [41]
    M. Mazzotti, « Une porno-dépendance virtuelle ou réelle ? », in Nouvelle revue de psychanalyse, n° 73 : « Les surprises du sexe », la Cause freudienne, décembre 2009, p. 29-32.
  • [42]
    Ibid., p. 30.
  • [43]
    Ibid.
  • [44]
    Ibid.
  • [45]
    Ibid., p. 31.
  • [46]
    Ibid.
  • [47]
    E. Laurent, « Le programme de jouissance n’est pas virtuel », in Nouvelle revue de psychanalyse, op. cit., p. 42-49.
  • [48]
    Ibid., p. 43.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Ibid.
  • [51]
    Ibid., p. 44.
  • [52]
    Ibid.
  • [53]
    Ibid.
  • [54]
    G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et Schizophrénie 1, op. cit., p. 485.
  • [55]
    Ibid.
  • [56]
    Ibid.
  • [57]
    Ibid.
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