Chimères 2010/1 N° 72

Couverture de CHIME_072

Article de revue

Une rencontre décisive

Pages 143 à 149

1C’est en 1986 que je situerai le début de ma rencontre avec Felix Guattari. Je ne le connaissais pas encore, mais la pratique que je commençais à développer allait recevoir quelques années plus tard de quoi se soutenir et s’affirmer dans sa « méthode ». Les écrits superbement cliniques de Guattari seul, ou avec Gilles Deleuze, continuent aujourd’hui de nourrir ma pratique de psychiatre.

2En 86 j’ai fait ma première expérience comme externe en psychiatrie à l’Hôpital-Colonie Adauto Botelho à Vitoria au Brésil. Dans un pavillon pour femmes toutes tristes qui erraient avec leurs robes bleues usées. Des couloirs puants et vides, ou l’on n’entendait que des cris et des bruits mécaniques de portes : voilà Adauto. Pourquoi tant de tristesse, pourquoi la folie devait se situer à un tel niveau d’avilissement ?

3Dès le premier jour, le médecin-chef du pavillon n’est resté que quelques minutes dans le service pour m’expliquer que je pouvais faire ce que je voulais pendant mes six mois de stage. Je ne l’ai revu que quelques mois plus tard lorsqu’il est apparu pour procéder à une série d’électrochocs dans un des dortoirs des patientes. En effet, je n’ai par la suite rencontré aucun soignant avec qui parler. Je partageais un bureau avec une collègue mutique qui se contentait de recopier des prescriptions. Les quelques aides-soignants présents n’avaient pas pour tâche de prendre soin des malades. Je me suis donc débrouillé tout seul. Le premier jour, après un tour dans le service, sous les regards étonnés de patientes peu habituées à voir des étrangers, je me suis assis sur un banc dans la cour. Rapidement je me suis vu entouré d’une dizaine de dames sorties de leur torpeur pour me poser toute une série de questions. Rétrospectivement, c’était mon premier groupe de parole !

4« T’es qui ? Pourquoi t’es là ? Tu m’aides à sortir d’ici ? T’es beau ! ». Et moi, sans hésiter à tenter de répondre à quelques questions, je les interrogeais, à mon tour, sur leur vies dans ce lieu : leur occupations, les contacts avec l’extérieur.

5La semaine suivante je décide de m’installer dans le bureau et je propose de recevoir quelques patientes. L’entretien « pour parler » était inhabituel dans le service, et ma présence a déclenché une certaine excitation. Des patientes se battaient pour passer devant. Une autre s’est mise nue devant moi. Une autre encore riait aux éclats pendant le temps de notre brève rencontre. Peu à peu, j’ai « intégré le paysage ». Des patientes venaient toutes les semaines et j’ai appris que quelqu’un de très délirant pouvait manifester de la sympathie, de la tendresse, de l’humour et porter une parole vraie. Ça communiquait partout, avec les mots, dans les regards, dans l’intérêt mutuel, dans le simple fait d’être ensemble.

6Je prenais la mesure du travail psychiatrique : en proposant une rencontre (au sens de la Tuché tel qu’Oury en parle à propos de Lacan), je me heurtais à la difficulté pour ces patientes en grande carence de relation de commercer réellement avec quelqu’un. Pour les unes cela déclenchait une mini bataille, pour une autre la connotation tournait franchement au sexuel, pour une autre encore cela n’inspirait que soumission et fascination.

7Avec le temps certaines m’attendaient, se préparaient, se posaient là simplement pour bavarder ou parfois exprimaient des demandes précises. Le contenu des rencontres s’enrichissait. Une patiente épileptique hospitalisée depuis soixante ans me racontait des histoires de l’hôpital avec le talent d’une conteuse. Elle décrivait les attitudes de différents médecins, d’infirmiers, d’autres patientes. Sa condition misérable ne la privait pas d’une grande vivacité et d’un incroyable sens de l’humour.

8Une autre insistait pour que j’écrive à sa famille, pour qu’on vienne la voir ; bien que toujours très délirante elle réclamait la possibilité de voir ses proches. J’ai alors pris ma plume et écrit à un oncle qui s’est présenté aussitôt en disant ne pas avoir eu de nouvelles de sa nièce depuis deux ans. Les visites ont repris et la patiente a quitté l’hôpital avant la fin de mon stage. Que de vie dans un pareil mouroir !

9Ce stage m’a affecté bien au-delà des bonnes intentions et des considérations esthétiques que je pouvais avoir à l’égard de la folie. Il a créé chez moi un désir à la fois d’engagement militant pour le droit de cité des fous et une curiosité clinique qui me faisait m’interroger sur ce que serait la psychiatrie au delà des concepts figés, hyper réducteurs, médicocentristes de ma formation de psychiatre initiale.

10Mais alors vers où se tourner ? La psychanalyse fut pour moi une rencontre un peu ratée, (bien que la découverte d’une vie psychique souterraine ait été un moment marquant). Mais je voulais en savoir plus sur les fous, sur leurs œuvres, sur les rapports établis entre eux et la société. Au cœur de ma pratique clinique je retrouvais Erasme : la question de la valeur humaine de la folie me mettait en demeure de penser… La psychanalyse tendait, elle aussi, à réifier la psychose et à rapporter la folie à l’individu monadique.

11C’est à ce moment que je découvre un livre qui venait d’être publié au Brésil, de Félix Guattari en collaboration avec Suely Rolnik (traduit en français sous le titre « Micropolitiques »). Quelle découverte ! Quelle joie ! Dans un pays sortant péniblement de la bêtise militaire, étouffé par des subjectivités féodales, racistes, superstitieuses, il me paraissait fondamental de m’intéresser aux formations de l’inconscient et de désir en prise sur le champ social. Une subjectivité se produisant directement sur le champ social-historique, sans dieu ni maître, déhiérarchisée, révolutionnaire dans sa forme même et qui court-circuitait la psychologie freudienne détachée du monde. Freud était de peu de secours tant du point de vue de la clinique de la psychose, que du point de vue des exigences d’une pensée politique relative à la situation brésilienne. Ce n’était pas le moment de penser les conflits supposés dans le noyau familial et leur causalité tournant en circuit fermé. J’étais à des années lumières des théorisations psychanalytiques névrotisantes. Mon engagement de l’époque consistait à défendre l’idée d’une saine folie. J’ai alors compris que mes maîtres formateurs seraient plutôt Artaud, Kerouac ou Nietzsche que ce qui se sécrétait dans la bien pensance psychanalytique trop bourgeoise pour le jeune homme que j’étais à l’époque.

12Donc, cap sur la littérature et la philosophie. Ma chance c’est qu’au Brésil des auteurs comme Foucault, Deleuze ou Guattari avaient un bon accueil chez certains cliniciens et philosophes. Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour retrouver des groupes de travail avec des philosophes un peu marginaux qui se déplaçaient à la manière des sophistes en donnant leur savoir contre quelques sous ramassés dans l’assemblée. Le principal d’entre eux, Claudio Ulpiano m’a beaucoup influencé. Il faisait à chaque fois un voyage différent, mais son séminaire obéissait toujours à une certaine trajectoire pendulaire à travers l ‘histoire de la philosophie : allant des sophistes aux formulations de Deleuze-Guattari, en passant par la littérature, la musique, la poésie, avec l’idée récurrente d’inverser le platonisme.

13Ayant réussi mon concours d’internat à Rio, je pars pour cette ville passionnante et dangereuse, « faite pour des professionnels » dira Tom Jobim. À l’hôpital Pinel où j’ai fait toute ma formation, les internes étaient une vraie force de travail en raison de la pénurie médicale. Du coup, nous jouissions d’une assez grande liberté pour proposer des pratiques et des approches théoriques différentes. C’était un peu notre Libération. L’affrontement avec quelques tenants du DSM3 n’inhibait pas le petit groupe de quatre internes bien décidés à inventer de nouvelles façons de soigner. Les séminaires psychanalytiques étaient quasi quotidiens autour du quatuor Freud, Lacan, Winnicott, Klein. Poursuivant mes groupes de philosophie et m’intéressant à la psychiatrie dans son histoire, je comprenais dans quelle mesure les dimensions scientifiques dures et médicales pures n’étaient qu’une petite partie de notre action thérapeutique auprès des patients psychiatriques. Inviter un patient à quitter le service pour aller boire un café dans l’hôpital voisin prenait une multitude de significations possibles, du geste amical à la « sortie d’essai » avec le souhait de voir le sujet en dehors du milieu où il est assigné à la place du malade.

14La salle d’ergothérapie de cet hôpital était un lieu ouvert aux passages et aux rencontres. Aucun horaire de rendez vous, aucun groupe fixe, aucun programme préétabli. Il y avait quelque chose d’un club. L’intensité de l’activité de ce lieu nous a donné l’idée de proposer la création d’un hôpital de jour, dans de plus grands locaux, avec plus de soignants. C’est dans la foulée de ce mouvement que des patients et quelques soignants ont inventé la TV Pinel, qui a eu une grande répercussion médiatique au cours des années 90 au Brésil.

15Dans les unités d’hospitalisation, les internes et quelques autres luttaient pour apporter une certaine inventivité. Les unités crevaient des schémas morbides, associant systématiquement collecte de symptômes et équivalents médicamenteux, manifestations délirantes et neuroleptiques sans autre exigence de moyens thérapeutiques.

16Un jour, me trouvant face à un jeune patient atteint d’un état hébephréno-catatonique aigu, privé de toute parole, hagard et au contact très appauvri, je décide d’établir avec lui un contact exclusivement physique. Chaque jour en arrivant dans le service et en le voyant planté au milieu du couloir, le regard tourné vers le sol, je lui fais un léger croche-pied et le dépose par terre, pour ensuite l’aider à se relever en lui tendant la main. Au bout de quelques jours d’une totale passivité, il résiste à ma manœuvre et ne se laisse pas renverser. C’est la première fois qu’il me regarde dans les yeux. Je l’invite alors à venir dans le bureau.

17Sur place, il se pose sur une chaise et se penche vers le bas, mutique. Je commence alors à tambouriner quelques rythmes de samba sur la table. Il lève la tête. D’une main molle il essaie de me suivre sur quelques mesures. Le lendemain et les jours suivants je renouvelle mon invitation et progressivement le patient montre des compétences rythmiques bien supérieures aux miennes. Il sourit, chantonne et redit ses premiers mots.

18D’autres soignants le prennent en main, il joue, chante, parle, s’amuse. Son hébéphréno-catatonie n’est plus aussi envahissante. Dans le pavillon, ma technique du corps à corps est bien reçue par les infirmiers, qui se lancent avec le patient et d’autres dans des rondes de samba modifiant sensiblement l’ambiance dans le service. Nous faisons de la psychothérapie institutionnelle… sans le savoir.

19En 1989 et 1990 Félix vient à Rio. Ses exposés rencontrent un énorme succès de public. Il relève les subjectivités naissantes au Brésil, ne cesse de parler de la multiplicité de leur production, d‘agencements d ‘énonciation. La joie et l’optimisme de sa pensée étaient contagieux. Après coup, j’ai repensé à mon patient. Pour l’aider à réinventer sa vie, il fallait passer par une multiplicité d’agencements créateurs. La sympathie et l’alliance étant une sorte de point de départ. Une rencontre des corps, dans une langue physiologique des masses physiques, une évocation de la mémoire non pas représentationnelle mais affective, rythmique, sensorielle, désirante, des potentialités endormies se mettaient à jaillir.

20« Le désir est de l’ordre de la production », disaient Deleuze et Guattari dans l Anti-Œdipe. Et le patient semblait nous l’indiquer. Il fallait se rencontrer, s’agencer, produire, fuir, bien avant que le Nom, quel qu’il soit, ne vienne, « gominer » ce qui se tissait.

21On a un bon exemple de cette nécessité dans le travail avec les autiste : certains n ‘accèdent à aucune parole. Nous pouvons les rencontrer mais très partiellement, dans une zone précise. En nous amenant dans leurs langues ou en nous situant dans une langue commune, souvent à fabriquer, nous créons un territoire existentiel potentiellement commun. C’est notre travail de trouver des terrains communs à partir desquels une production de subjectivité peut s’opérer. L’autiste est un bon formateur à la schizoanalyse. Pour les rencontrer et produire du commun avec eux il faut que nos étrangetés trouvent la capacité de s’accueillir mutuellement et de se supporter sur une certaine durée.

22Je reviens encore à mon patient schizophrénisé. L’analyse des conditions d’apparition de l’état schizophrénique vient dans un autre temps, dans un autre registre relationnel, où le récit historique et le bal des signifiants relèvent de tout un champ d’exploration qui posent la grande difficulté que le patient n’a que faire d’une parole d’hier. La structure doit être en chair, pas en os. Les mots véhiculent des éléments de vie, ils parlent aux nerfs, pas au cerveau. Il y a toute la place dans la rencontre avec les psychotiques pour des relations de type cellulaire, fondées sur la disposition aux échanges, au transfert dissocié, à la symbiose, aux identifications, à la dimension imaginaire, comme une certaine psychanalyse, en particulier anglo-saxonne, l’a proposé. Que faire de sa condition d’enfant « adopté par charité » comme disait sa mère, que faire d’un inconscient molaire très ségrégatif résultant de siècles d’héritage colonial ? Son effondrement survenait dans une configuration familiale, politique, historique et sociologique particulières. Mais le traitement analytique de ces questions ne pouvait se faire qu’en concomitance avec une remise en mouvement de sa machinerie désirante, productrice.

23La rencontre de travail avec Félix a eu lieu l’année suivante, en 1991. A La Borde, la « Mecque » de la psychothérapie institutionnelle, j’ai fait l’expérience de travailler plusieurs mois sans parler français et sans le statut de psychiatre. Etant en apparence peu outillé, je me suis senti pourtant devenir meilleur bricoleur. D’autant que les rencontres avec le docteur Oury et Félix dégageaient une idée récurrente : la circulation et la multiplication des rencontres comme éléments thérapeutiques fondamentaux. Félix proposait en permanence l’élargissement du champ analytique, qu’il ne réduisait pas au simple maniement de la parole ni ne se limitait aux espaces de la clinique duelle.

24L’analyse se trouve potentiellement partout, dans le travail avec le corps, dans les groupes institutionnels, dans les rencontres avec les familles, avec les fous, dans la mesure où elle ouvre vers des nouveaux univers de référence, où elle éveille des singularités endormies et permet d’explorer de très vastes champs de possibles. La pensée de Félix est porteuse d’une étrange forme de persistance. Ses propositions pratiques rencontrent, en particulier dans des milieux institutionnels, des échos tout à fait intéressants, par exemple par un certain questionnement de la manie interprétante qui peut conduire à des formes terribles de tyrannie du signifiant. Penser l’action, les modes d’agencements créateurs, être porteur d’un optimisme critique qui croit aux possibilités du monde, telle pourrait être l’essence de la méthode Guattarienne.

25Il n’en va pas de même pour une partie de sa pensée clinique en rupture finalement assez radicale avec le structuralisme, produisant des effets de délogement de places signifiantes qui probablement valent pour leur assurance de confort et de sécurité (pour ceux qui en détiennent les clés). Sa pensée reste une nouvelle peste, avec une capacité certaine de désorganisation de schémas établis, mais dont la faculté principale est d’augmenter la puissance désirante de ceux qui acceptent de la regarder de près.

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