Chimères 2010/1 N° 72

Couverture de CHIME_072

Article de revue

L'institution des insoumis

Pages 37 à 56

Notes

  • [1]
    Pour Durkheim en effet, les institutions sont l’objet même de la sociologie : « On peut […] appeler institutions toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement. » (Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, p. xxi) La dimension historiciste propre à la démarche sociologique est signalée par la problématique de la « genèse » des institutions : « L’institution considérée s’est constituée fragment par fragment ; les parties qui la forment sont nées les unes après les autres, il suffit donc d’en suivre la genèse dans le temps, c’est-à-dire dans l’histoire pour voir les éléments dont elle résulte naturellement dissociés. » Durkheim, Textes I. Eléments de théorie sociale, p. 59.
  • [2]
    Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974, Paris, Seuil/Gallimard, 2003, p. 16.
  • [3]
    Ibid., p. 34.
  • [4]
    Foucault, Dits et écrits, Paris, Quarto Gallimard, 2001, tome II, p. 1058.
  • [5]
    Ibid., p. 1456.
  • [6]
    Saint-Just, Œuvres complètes, Paris, Editions Ivrea, 2003, p. 818.
  • [7]
    Deleuze et Guattari, « Mai 68 n’a pas eu lieu », article paru dans Les nouvelles, 3 et 9 mai 1984.
  • [8]
    Un premier recueil posthume des Institutions de Saint-Just a été publié en 1800 par son ami Gateau sous le titre Fragments des Institutions républicaines, et rassemble des textes de 1793-1794 ; il y eut ensuite une foule de versions, car l’édition de ces fragments pose presque autant de problèmes que l’édition des Pensées de Pascal.
  • [9]
    Deleuze, Instincts et institutions, Paris, Classiques Hachette, 1953.
  • [10]
    Saint-Just, O.C., op. cit, p. 912.
  • [11]
    Ibid., p. 917.
  • [12]
    Cité par Deleuze, Instincts et institutions, op. cit, p. 35.
  • [13]
    Saint-Just, O.C., op. cit. p. 818-819.
  • [14]
    Spinoza, Traité de l’autorité politique, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1954, p. 951.
  • [15]
    S. Lazarus, « A propos de la politique et de la Terreur », in La République et la Terreur, sous la direction de C. Kintzler et de H. Rizk, Paris, Editions Kimé, 1995, p. 65-87
  • [16]
    Saint-Just, O.C., op. cit, p. 968.
  • [17]
    Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Editions de Minuit, 1967.
  • [18]
    Saint-Just, cité par Deleuze, Instincts et institutions, op. cit, p. 35.
  • [19]
    Saint-Just, O.C., op. cit, p. 988.
  • [20]
    Foucault, Dits et écrits, op. cit, tome III, p. 299.
  • [21]
    Le discours est disponible dans son intégral i té notamment sur le si te http://www.elysee.fr/president/, dans la rubrique des allocutions. Les citations proposées ensuite sont toutes extraites de ce discours.
  • [22]
    Deleuze, Mi l le Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 13.
  • [23]
    Saint-Just, O.C., op. cit, p. 968.

1Je soutiendrai dans ces pages l’hypothèse qu’une clinique attentive à l’émergence des singularités n’est possible que dans des institutions qui ne sont pas entièrement confondues avec l’Etat, c’est-à-dire qui œuvrent à maintenir l’écart et, dirais-je, la dissension – la distance. Ce n’est pas l’institution qui induit entièrement la clinique qui s’y trouve pratiquée, mais les cliniciens pour une part. Au lieu même du nouage de la position du clinicien et de la question des « institutions », il est possible de réfléchir au sens d’une pratique attentive à l’émergence du singulier au sein du collectif. Une question clinique ne se pose pas sans énonciation ni lieu ni adresse : c’est de la position du clinicien que se déploie la pratique du champ clinique et son intelligibilité, selon l’adage qu’il n’y a pas de clinique sans clinicien. La position du clinicien se joue dans le rapport au dispositif, dans les façons qu’il trouve d’y introduire du jeu, des « vacuoles », pour reprendre le mot de Deleuze – des vacuoles de non-communication, des interrupteurs, pour échapper au contrôle. Il y a une décision à prendre pour s’orienter dans sa pratique ; et pour cela, des références en pensée sont nécessaires. C’est pourquoi je suis amenée à souligner tout d’abord la difficulté de construire un objet nommé « institutions ». A partir de là, je propose de mettre cette catégorie en crise, afin d’en rouvrir les possibles, par une lecture de Saint-Just et de ses Institutions républicaines. Le troisième moment porte sur les institutions psychiatriques actuelles, et sur l’expérience d’instauration d’un espace interstitiel dans un établissement psychiatrique, à travers un atelier d’écriture.

1 – Les institutions en question

2Un discours sur les institutions est aujourd’hui d’une grande obscurité. Pour que la catégorie demeure pertinente pour un clinicien et puisse l’orienter dans sa pratique, il ne saurait être question de constituer les institutions comme un objet, dans une démarche classiquement sociologique, déduite d’une histoire ou d’une génèse [1]. La notion d’institution, qui court toujours le risque réel d’être prise en objectivité, ou d’être réifiée, sera soumise dans ces pages à un « usage privé déterminé », pour reprendre un mot de Guattari. Elle est soumise à une libre réappropriation. C’est ainsi, dit-il, dans de telles déviations de concepts habituellement utilisés, que peut se produire une subjectivation, et même une « unité subjective de groupe », au lieu d’une analytique psychosociale. Le problème des institutions, sous le rapport de la méthode, est considérable. Qu’y a-t-il à penser avec ce terme aujourd’hui ?

3Sur les institutions existantes, que nous envisageons plus loin, nous ferons nôtre le soupçon foucaldien. Ainsi explique-t-il en 1973, revenant sur ses travaux précédents, que le savoir psychiatrique, à partir du début du XIXe siècle, lui a paru profondément lié à « l’institutionnalisation de la psychiatrie ». Mais, ajoute-t-il :

4

« Je ne crois pas non plus que la notion d’institution soit satisfaisante. Il me semble qu’elle recèle un certain nombre de dangers, parce que, à partir du moment où on parle d’institution, on parle, au fond, à la fois d’individus et de collectivité, on se donne déjà l’individu, la collectivité et les règles qui les régissent, et, par conséquent, on peut précipiter là-dedans tous les discours psychologiques ou sociologiques [2]. »

5Dans Histoire de la folie et Naissance de la clinique, il a pourtant montré comment la médecine clinique et la psychiatrie institutionnalisent la folie et le regard porté sur la mort, faisant correspondre à des structures institutionnelles concrètes une rationalité, un discours normalisateur sur la maladie et la folie. Mais ensuite, du point de vue de la méthode, il propose de procéder différemment, en mettant l’accent sur l’analyse de la « microphysique du pouvoir » plus que sur l’analyse de la rationalité à l’œuvre dans des institutions. C’est pourquoi il dit dans son cours au Collège de France en 1973, Le Pouvoir psychiatrique :

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« Soyons très anti-institutionnalistes. Ce que je me propose de faire cette année, c’est de faire apparaître la microphysique du pouvoir, avant même l’analyse de l’institution. Les institutions prennent leur intelligibilité d’une analyse des relations de pouvoir : il s’agit pour lui de partir d’une microphysique des relations de pouvoir pour analyser les institutions [3]. »

7Il récuse donc une analyse de l’institution, où l’institution serait en position d’objet ; il cherche plutôt à comprendre quelles sont les tactiques mises en œuvre dans les forces qui s’affrontent. Ainsi :

8

« Il ne s’agit pas de nier l’importance des institutions dans les relations de pouvoir. Mais de suggérer qu’il faut plutôt analyser les institutions à partir des relations de pouvoir et non l’inverse ; et que le point d’ancrage fondamental de celles-ci, même si elles prennent corps et se cristallisent dans une institution, est à chercher en deçà [4]. »

9Mais il existe chez Foucault encore une autre ligne sur les institutions. C’est ce que nous pouvons appeler avec lui la « problématisation des institutions ». Au-delà de la critique méthodologique de l’objet « institutions », il propose une mise en crise pratique des institutions réelles :

10

« Il m’est souvent apparu qu’en opposant de façon traditionnelle réformisme et révolution, l’on ne se donnait pas les moyens de penser ce qui pouvait donner lieu à une véritable transformation [5]. »

11La notion d’institution est difficilement objectivable sans de lourds présupposés. Ce qui peut être intéressant, dans les institutions, ce sont les situations où, en subjectivité, il y a la possibilité d’un jeu interne, d’un écart. Si nous voulons être inventifs, et dévoyer la catégorie, nous devons donc procéder autrement. L’expérience proposée est de mettre en crise la catégorie d’institutions et de voir les effets ainsi produits en pensée et en pratique. Une manière de mettre une catégorie en crise est d’en proposer une occurrence inouïe ou demeurée impensée dans tout l’espace de ses possibles. La catégorie est rendue alors à son ouverture, à sa puissance native. Pour rouvrir ce mot sursaturé d’« institutions », j’ai réfléchi sur une occurrence au cœur de la Révolution française, chez Saint-Just. A propos de la Révolution de 1789, de la Commune, la Révolution de 1917, Guattari et Deleuze parlent de la part d’événement, irréductible aux déterminismes sociaux et aux séries causales, même si les historiens viennent plaquer « des causalités par-après ». Ce décrochement dans l’ordre de la causalité, cette bifurcation ou cette déviation par rapport aux lois, provoque un état instable, un nouveau champ de possibles qu’il s’agit par la pensée d’investir. L’état instable que nous choisissons ici est celui contenu tout entier dans la phrase de Saint-Just :

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« Former les institutions civiles, les institutions auxquelles on n’a point pensé encore : il n’y a pas de liberté durable sans elles [6]. »

2 – Fragments d’institutions révolutionnaires

13A peine surgi, à peine naissant, le projet des institutions républicaines est enterré par Thermidor, et c’est alors que la Révolution pour une république démocratique est véritablement ensevelie. Les thermidoriens, le bonapartisme et la Restauration de 1815 renient l’idée même des institutions républicaines, lien civil, pour y substituer le pouvoir et l’Etat dans un antagonisme au peuple ; pour substituer au projet des institutions civiles la réalité concrète des institutions bureaucratiques, structures effectives d’un agencement de pratiques de répression et d’un discours, traversées par la « microphysique du pouvoir ». Nous revenons ici sur ce moment très bref de la politique où Saint-Just s’essaye à définir l’indéfinissable : les institutions républicaines, vite réduites au silence. Elles demeurent, aujourd’hui encore, un horizon de la pensée politique, si l’on veut bien avoir la patience de faire ce détour. Il s’agit de donner au mot une généalogie inventive, et de saisir ce qu’il a porté au moment où il ouvrait à un possible. Comme l’écrivent Guattari et Deleuze dans une note de 1984 sur Mai 1968 [7], un événement en lui-même « a beau être ancien, il ne se laisse pas dépasser » et le possible est créé par l’événement.

14Il est intéressant de se replonger dans les fragments des Institutions républicaines[8] de Saint-Just ; Deleuze les cite longuement dans son anthologie Instincts et institutions[9]. La problématique révolutionnaire des institutions, en situation de crise politique, relève de l’invention des gens – invention d’un lien civil et d’un rapport distancé à l’Etat naissant : les institutions républicaines de Saint-Just sont une véritable « machine de guerre » au sens de Deleuze. Selon Saint-Just, les « institutions républicaines » sont l’esprit même de la Révolution : la Révolution ne peut se perpétuer sans institutions révolutionnaires. Le thème des institutions, programmatique et politique, apparaît dans ses discours dès le début de l’année 1794. Le discours ultime du 9 Thermidor An II s’ouvre et se referme sur un appel aux institutions, proposées comme le nouveau chemin politique pour la Révolution – une issue pour se dégager des impasses de la Terreur, « machine à gouvernement », par d’autres voies que celles des Indulgents. Saint-Just pense que la Terreur est parvenue au point de son épuisement et qu’elle n’ouvre plus une voie politique. C’est pourquoi il dit que la Révolution est glacée. Persévérer dans la voie révolutionnaire, c’est poursuivre la révolution par d’autres moyens. En début de discours (qu’il ne put prononcer), il écrit :

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« C’est pourquoi je demande quelques jours encore à la providence pour appeler sur les institutions les méditations du peuple français et de tous ses législateurs. Tout ce qui arrive aujourd’hui dans le gouvernement n’aurait point eu lieu sous leur empire [10]. »

16Il ne fait aucun doute pour Saint-Just qu’il faut inventer des institutions, ou la Révolution refluera sur elle-même dans un mouvement de réaction. C’est pourquoi, à la fin de son discours, il propose à la Convention nationale de décréter que les institutions, « incessamment rédigées, présenteront les moyens que le gouvernement, sans rien perdre de son ressort révolutionnaire, ne puisse tendre à l’arbitraire, favoriser l’ambition, et opprimer ou usurper la représentation nationale [11]. »

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« La terreur peut nous débarrasser de la monarchie et de l’aristocratie ; mais qui nous délivrera de la corruption ? Des institutions. On ne s’en doute pas ; on croit avoir tout fait quand on a une machine à gouvernement [12]. »

18Mais deux heures plus tard, Saint-Just, Le Bas, Couthon, Robespierre et Robespierre le Jeune sont décrétés d’arrestation. La poursuite de la Révolution passe par la vertu au sein du peuple, elle ne passe pas par le gouvernement seul qui, sans principe, inclinera à la tyrannie de quelques-uns. La « vertu » dont il est question ici est à entendre au sens politique comme une condition de la liber té. Car l’épanouissement des institutions, à la fois civiles et politiques, est l’indice de la liberté laissée au peuple :

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« Former les institutions civiles, les institutions auxquelles on n’a point pensé encore : il n’y a pas de liberté durable sans elles. Elles soutiennent l’amour de la patrie et l’esprit révolutionnaire même quand la révolution est passée [13]. »

20Les institutions manquent à la progression et au parachèvement de la Révolution. Penser aux institutions, pour Saint-Just, c’est ainsi susciter l’espoir au lieu de la crainte, c’est construire une politique nouvelle après la Terreur. En termes spinozistes, c’est donc faire appel à la passion propre qui anime une multitude libre, et non à celle qui affecte une multitude asservie.

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« Tandis, en effet, qu’une masse libre se guide d’après l’espoir plutôt que la crainte, celle qui est sujette se guide sur la crainte plutôt que l’espoir [14]. »

22Sous l’ombre de Thermidor, les institutions républicaines sont demeurées une expérience de pensée politique – utopiques en ce sens. Mais il y a davantage à penser si nous les comprenons comme une décision sur la conjoncture politique, dictée de l’intérieur des impératifs et des impasses politiques de l’heure. Les institutions, qui visent à la paix, sont d’abord un champ de bataille ou, comme dirait Deleuze, une « machine de guerre », car par leur nature même elles se heurtent violemment aux volontés de pouvoir et de gouvernement (à l’appareil d’Etat, si l’on veut). Saint-Just dénonce d’ailleurs dans son dernier discours la pente tyrannique du gouvernement de quelques-uns ; c’est pour cela qu’il s’adresse directement à la Convention, sans hélas parvenir à être entendu. Irrémédiablement le pouvoir corrompt, surtout si les institutions manquent. Mais que sont les institutions ? Ni lois, ni contrat social. Elles sont la garantie les liens civils contre la division et la tyrannie, le principe positif d’une unité politique et civile du peuple, par un autre biais que celui de la représentation gouvernementale et parlementaire. Les institutions sont la seule arme contre factions déliées qui attaquent la Convention, donc la souveraineté populaire (« je ne suis d’aucune faction, je les combattrai toutes… »). Lorsque les factions sont déchaînées, toute délibération cesse au sein du peuple, et la politique révolutionnaire cesse de même. Ainsi, porteuses des principes et des définitions, les institutions sont la condition de délibération et d’action révolutionnaire et populaire. Elles doivent pour cela être aussi une « machine de guerre » contre les factions qui divisent la Convention et obscurcissent l’intérêt général. Les factions dénoncent, critiquent, mais refusent de disposer les principes généraux de la République et du bien public, elles sont oublieuses de l’intérêt général. La rupture originale de Saint-Just est la positivité de ce qu’il propose pour défaire les factions, c’est-à-dire les institutions (et non la Terreur). Les institutions, dans le début du discours du 9 Thermidor An II, feront dépérir les factions, les feront, dit-il, s’éteindre.

23Comme le souligne justement Sylvain Lazarus dans un article sur Saint-Just, la Convention elle-même n’est pas régie par une constitution, de sorte qu’elle ne se déploie pas dans un espace déjà normé, juridiquement réglé (la Constitution était ajournée jusqu’à la paix). Les institutions sont donc proposées dans un espace non déjà normé, ce qui suppose en interne une force d’inventivité, d’invention, de potentialités – tout cela est porté par le projet des institutions républicaines, qui proposent une rupture, une entaille, un possible sous une forme que l’on peut dire prescriptive, c’est-à-dire « un possible sous conditions [15] ».

24La chose inouïe d’un point de vue politique est que ces institutions ne sont ni gouvernementales ni étatiques. Au point culminant de la Terreur, seules les institutions auraient permis de sortir des apories du gouvernement – le « gouvernement négatif ». L’invention de Saint-Just est donc précisément ici : la République révolutionnaire ne se confond jamais avec « le gouvernement », mais les institutions ne se confondent pas non plus avec la République – elles en sont l’esprit et en portent les principes et les définitions.

25Indéfinissables, les institutions ne sont pas des instances de pouvoir ; à aucun moment, les institutions républicaines n’entrent en collusion avec l’Etat ou le gouvernement. Elles constituent un espace politique disjoint, par nature – un espace vraiment singulier de participation à l’esprit de la révolution. Les institutions républicaines ne sont ni des rouages de l’Etat, ni des corps intermédiaires ; elle ne sont pas situées au cœur du pouvoir lui-même mais, dirait Deleuze, déterritorialisées. Elles sont l’esprit de la Révolution quand celle-ci s’est installée, civilement, dans le peuple lui-même, comme une conscience, comme une subjectivité, et comme des mœurs. Sous forme organisée, elles sont la poursuite de l’esprit de la révolution par d’autres moyens :

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« Seules les institutions sont la garanties contre un gouvernement négatif, un gouvernement négatif est une terre de désolation [16]. »

27C’est parce qu’elles sont « à distance », ou « en supplément » du gouvernement que les institutions ne sont ni le contrat social, ni les lois. Les institutions sont un mécanisme différent, d’un point de vue juridique, du contrat sur la question de la Loi : le contrat génère des lois, tandis que les institutions rendent les lois inutiles, substituent au système des droits et des devoirs un modèle dynamique d’action, de pouvoir et de puissance. Deleuze insiste beaucoup sur ce point, et dans sa Présentation de Sacher-Masoch, il rapproche Sade et Saint-Just dans leur critique des lois et du contrat social, que tout par ailleurs sépare [17]. La question, chez Sade et chez Saint-Just, est la même : quelles seraient les institutions qui comporteraient un minimum de lois et à la limite pas de lois du tout (des lois « si douces, en si petit nombre »…) ?

28Les institutions sadiennes, ce sont les sociétés secrètes, les sociétés de libertins, instituées de sorte à être expressives de la nature, de son mouvement perpétuel. Un véritable républicain doit tenir le gouvernement dont il est membre dans un état d’insurrection permanente.

29Pour Sade, écrit Deleuze, les lois immobilisent les actions en les moralisant. Ainsi, de pures institutions sans lois sont par nature le modèle des actions libres, en mouvement perpétuel, en révolution permanente, c’est-à-dire en état d’immoralité constante. Sade et Saint-Just, figures éclatantes, sont séparés par la question du Bien et du Mal. Mais, tout comme Sade, Saint-Just s’écarte de Rousseau, car il rejette toute pensée en termes de contrat social. On trouve également une critique des lois chez Saint-Just : il faut beaucoup d’institutions mais surtout très peu de lois. La République n’est qu’en puissance tant que les lois l’emportent sur les institutions :

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« Il y a trop de lois, trop peu d’institutions civiles. Nous n’en avons que deux ou trois. A Athènes et à Rome, il y avait beaucoup d’institutions. Je crois que plus il y a d’institutions, plus le peuple est libre. Il y en a peu dans les monarchies, encore moins dans le despotisme absolu. Le despotisme se trouve dans le pouvoir unique et ne diminue que plus il y a d’institutions [18]… »

31L’intérêt d’une théorie de l’institution est d’être du côté de la positivité et de l’inventivité. En elle-même, une telle théorie porte des critères politiques, puisque la tyrannie est un régime où il y a beaucoup de lois et peu d’institutions, la démocratie, un régime où il y a beaucoup d’institutions, très peu de lois. De la même façon, les institutions de Saint-Just sont instituantes, elles instituent l’esprit de la Révolution, mais pas d’abord par les lois gouvernementales, qui ne les conditionnent pas. Si elles s’expriment à travers les lois, ce sont des lois qui spécifient les liens civils, elles sont internes au lien civil lui-même. Nous nommons éthos ou « mœurs » ce lien civil. L’hypothèse prescriptive de Saint-Just est qu’un certain lien entre les hommes, fait d’amitié et de vertu, devient indissoluble s’il est institutionnalisé. Ces liens civils seraient d’une force telle qu’ils prémuniraient le peuple contre la tyrannie du gouvernement. Logiquement, l’Etat, ou le gouvernement, ne peut que chercher à détruire ces liens qui lui échappent et lui résistent. Comment ? Mais en essayant d’acheter les hommes, en tentant de les corrompre. Or la subjectivité ou l’état des consciences qui se dessine dans les institutions installe un éthos des liens civils hors de la question du pouvoir, du gouvernement, et de ses crises.

32Le projet des institutions est en effet considérable. Dans le brouillon d’un plan de son ouvrage, on lit qu’il y a : des institutions civiles, rurales, des fêtes, domestiques, divines, politiques en temps de guerre, maritimes, du commerce, du domaine public [19], mais aussi de la jeunesse et de l’éducation. C’est pour cela que les « mœurs » peuvent être véritablement comprises ici comme tout l’éthos d’un peuple en paix. Les institutions sont la positivité d’un état civil sans dépendance. Ainsi, les institutions ont une double épaisseur : elles infléchissent la nature du gouvernement et elles tissent les liens civils. Transversales et transcendantes à la société et au gouvernement, elles ne rendent homogènes pas les liens civils et la puissance du gouvernement ; les deux demeurent séparés. Les institutions font tiers, médiation empêchant l’antagonisme délétère. Les institutions nomment la qualité d’un lien civil, et le maître mot en est l’amitié. Chez Saint-Just, les institutions sont non normées : elles sont ce qui manque, et qui demeure à inventer. Il s’agit d’un nouveau champ des possibles en politique, quand existe un point de crise. Elles sont pensées ici comme une subjectivité de la société civile qui porte une puissance de transformation. C’est-à-dire qu’elles sont, pour le peuple à qui elles sont remises, la possibilité de la production d’une subjectivité forte, la possibilité de nouveaux agencements civils ou juridiques, jusque-là jamais envisagés. Les institutions ainsi entendues sont alors ce qui manque, mais ce qui requiert infiniment la pensée.

3 – Le dispositif psychiatrique contemporain

33Mais il y a les institutions instituées, traversées dans le réel par une ligne de fracture dont la raison est l’Etat et le rapport à l’Etat (où l’Etat est une figure elle-même subjective et subjectivante, non un simple « appareil »). Les institutions ont ces deux visages : elles sont tantôt l’expression de l’Etat institué, l’existence de ses appendices tentaculaires, elles exercent ainsi le pouvoir d’Etat et sa violence sur les corps : elles agissent la stérilité et la violence de l’administration politique. Mais elles sont aussi une potentialité inventive dans la production de la distance, comme nous l’avons vu. Les institutions, qui s’entendent selon deux sens, dénaturent le désir comme moment créatif, mais elles ont aussi la puissance de l’actualiser et d’être, parfois, une forme de création. Sur le faîte de cette difficulté, et puisque l’Etat existe et qu’il n’est pas aujourd’hui en péril de dépérissement, puisqu’il est partout, comme le gaz – à tous les étages, nous devons chercher point par point, là où est chacun et ce qui résiste à se faire institutionnaliser au sens étatique du terme. Mais il arrive que l’institution, celle de l’Etat, se divise en elle-même, et contienne en elle des fragments d’une institution paradoxale en altérité absolue, inséparable d’une crise. Ce point de crise, interne à l’institution étatique qui œuvre à son omnipotence, ouvre en elle le gouffre des possibilités pour la décision de chacun, et pour la décision collective, de espaces à investir de pratique et de pensée. Il importe peu que les fragments institutionnels, inventifs et réels, se produisent à une échelle d’abord infime, pourvu que s’y produise et s’y s’invente la vie. C’est ce que nous abordons à présent : le paradoxe des décisions, et leur nécessité, dans un contexte institutionnel lui-même verrouillé par le dispositif étatique.

34Dans la réalité des soins psychiatriques, ce qui prime, c’est la distinction opérée par Tosquelles entre « établissement » et « institution ». Il est essentiel d’introduire cette différence entre la notion d’établissement et celle d’institutions. Seule la notion d’institutions laisse la potentialité d’un jeu, d’un espace de jeu – d’un autre espace. L’établissement est produit par voie de fait, de loi, de règlement, par voie d’Etat et d’administration ; c’est une entité ainsi circonscrite. L’institution est alors ce qui propose un site, un lieu, à qui n’en a pas ou est exclus de tous les autres lieux sociaux, comme n’y étant pas souhaité. L’institution peut, et en ce sens seulement, avoir une valence positive : création de lien, création de lieu, pour qui en est dépourvu ou exclu. Un mode organisationnel ne se confond absolument pas avec la manière dont les personnes usent de cet espace ainsi créé, par un mouvement imprimé de l’extérieur. L’institution peut être du côté des possibles de ce qui peut s’instituer entre patients et soignants. La catégorie d’invention est résolument décisive dans la pensée : un lieu concret prescrit par commandement est saturé politiquement ; la part qui nous revient, c’est l’accueil et le lien, les rencontres qui s’y produisent.

35La psychothérapie institutionnelle a depuis longtemps analysé l’institution comme pathoplastique, et décrit les phénomènes de « double aliénation », sociale et inconsciente.

36L’« institutionnalisation » dans cette perspective est l’analyse structurale permanente de l’Etablissement. La « propédeutique institutionnelle » rend compte d’une inévitable surdétermination des lieux de soins. Mais aujourd’hui, nous proposerons de dire qu’il y a un tour d’écrou supplémentaire : l’étatisation des institutions psychiatrique est telle, que les mouvement d’institutionnalisation (au sens où l’explique Jean Oury) sont devenus très rares et très difficiles. Aux effets inhérents à toute production d’institution s’ajoute aujourd’hui une plus grande étatisation des institutions elles-mêmes : c’est ce que nous nommons le tour d’écrou. L’horizon du propos est donc de dessiner une position clinique, à l’intérieur de l’institution aujourd’hui, qui fasse travailler sa potentialité d’une « distance à l’Etat » (Sylvain Lazarus), une position clinique qui redonne de la puissance aux notions de « collectif » (Jean Oury), de « transversalité » et d’« agencement collectif d’énonciation » (Félix Guattari). Les institutions sont alors ce qui, constamment, nous manque – comme nous l’avons vu en relisant Saint-Just.

37La notion de « dispositif » est utile pour réfléchir cette étatisation des institutions si contraire à la production de singularités et de collectif. Foucault, dans un entretien de 1977, explique qu’il repère sous le nom de « dispositif » :

38

« un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments [20]. »

39Un dispositif est un ensemble hétérogène, discursif et non discursif, c’est une « formation » qui a une fonction concrète et stratégique dans une conjoncture d’urgence, expressive de rapports de pouvoir, interne au pouvoir. Il traduit, dans ces rapports de force, une « intervention rationnelle et concertée » visant à les employer au mieux. Un dispositif est inscrit dans un jeu de pouvoir, mais il est toujours lié aussi à une ou à des bornes du savoir, « qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent ». Un dispositif tel que Foucault l’entend dessine une politique, et on peut aussi, par l’analyse du dispositif contemporain, faire un état des lieux des institutions psychiatriques : nous avons là un bon cadre d’enquête pour étudier l’hôpital psychiatrique contemporain.

40L’hôpital psychiatrique est la grande machine médicale et administrative qui règle la vie de milliers de personnes. C’est un lieu qui induit des rapports de pouvoir et de savoir (le savoir médical). Le paradoxe est ainsi qu’il est impossible de vivre à l’hôpital psychiatrique mais que c’est là qu’il faut agir, parce que des centaines de personnes y sont retenues, enfermées ou viennent pour se faire soigner et protéger. L’idée essentielle est d’utiliser cet « il-y-a-là » de l’établissement dans sa réalité complexe. Mais soutenir l’exigence de cette idée aujourd’hui requiert de tenir compte de ce tour d’écrou supplémentaire, défini ici comme l’étatisation des institutions et de la psychiatrie elle-même ; nous désignons donc ainsi le devenir de la psychiatrie comme médecine d’Etat, sur un mode nouveau et contemporain. C’est pour cette raison que nous devons savoir de quoi est fait notre « il y a », selon l’expression de Jean Oury. Nous proposons donc de donner brièvement le cadre et les termes contemporains d’une enquête en hôpital psychiatrique. Il en ressort un phénomène d’annulation et d’écrasement du singulier par une approche sémiologique, descriptive et classificatoire dans laquelle l’oblitération du singulier est directement une menace pour le sujet. Tout l’enjeu est de trouver comment une clinique du singulier pourrait cependant être soutenue en institution dans le champ des psychoses.

41Aujourd’hui, l’Etat fixe ses objectifs à l’institution psychiatrique, et les opérateurs actuels de son discours sont les suivants : évaluation et qualité (donc, rentabilité) ; classification (DSM IV et CIM) ; contrôle social (évaluation de la dangerosité) ; prévention (des troubles du comportement, de la violence, de la délinquance) ; astreinte judiciaire (régime des hospitalisations d’office) ; pénalisation ; injonction thérapeutique (pouvant toucher tout auteur d’infraction pénale) ; destruction des droits (internements abusifs) ; convention avec le médico-social (normativité)… Pour donner quelques éléments du dispositif à travers les mots de l’Etat aujourd’hui, nous nous appuyons sur le discours de Sarkozy à Antony en décembre 2008. Tous les termes du dispositif selon Foucault y sont : impératifs financiers, discours scientifique dont le maître mot est le diagnostic, mesures administratives et judiciaires qui pivotent autour du Préfet, idéologie portée par les mots de « sécuritaire » et de « national » (variante de « compatriotes »), sécurisation au niveau architectural, et mise en place d’un appareil visant à l’efficacité de cette politique.

42Aujourd’hui, nous sommes nombreux à le penser et à le dire, c’est la relation de soin, la possibilité même d’une pratique thérapeutique qui est compromise et détruite par l’Etat, par ses représentants – par exemple : le Préfet, figure incontournable de la politique d’Etat. A la décision médicale, s’est substituée, en son principe, la décision d’Etat. A la possibilité de sortir de l’hôpital, l’Etat oppose la nécessité de l’enfermement. Au soin du patient, il objecte la « sécurité de la société », la protection des « compatriotes », dans les termes du discours de Sarkozy à Anthony le 2 décembre 2008 [21].

43Nous ne débattrons pas de l’humanisation des hôpitaux psychiatriques, puisque c’est de la guerre aux fous qu’il s’agit ici : faits d’une gravité exceptionnelle. La folie, la folie comme maladie, est posée comme un fait humain insupportable, intolérable. Il faut enfermer les fous plus que jamais, les mettre hors du droit. Comment ? Par la nature des soins prescrits ; par une logique toute financière de la prise en charge ; par l’intervention étatique au niveau même de la décision médicale, fait gravissime ; par l’annulation de tout espace de droit. L’hôpital psychiatrique, institution déjà traversée par les tensions médico-administratives, voit la question du pouvoir se renforcer de manière directement étatique, dans une enfreinte aux règles médicales les plus élémentaires. En effet. Pour les malades sous l’arrêt d’une hospitalisation d’office (c’est-à-dire qui concerne « les malades mentaux compromettant l’ordre public et la sécurité des personnes », mesure administrative prise par le préfet du département, ou le préfet de police à Paris), Sarkozy prévoit :

44

« un encadrement des « sorties d’essai » d’établissements psychiatriques, prises par les préfets après de doubles avis de psychiatres et de deux procureurs de la République. »

45Il a annoncé le dépôt d’un projet de loi réformant l’hospitalisation psychiatrique d’office en réservant aux préfets ou à la justice les autorisations de sortie :

46

« Pourquoi le préfet ? Parce que c’est le représentant de l’Etat. […] Les experts donnent leur avis mais la décision, ce doit être l’Etat, ou dans certains cas la justice, mais pas l’expert. […] Il y a un Etat, une justice. […] Le praticien doit pouvoir donner son avis de praticien : à son avis, cette personne est-elle capable de sortir, en a-t-elle besoin pour être soignée. Cette appréciation-là, cette conviction-là, sont parfaitement nécessaires et respectables, mais il faut qu’elles soient confrontées à une autre appréciation, celle de celui qui a à garantir l’ordre public et la sécurité des autres. Et le préfet est là pour représenter l’Etat. »

47Il y a donc bien un transfert de la décision médicale à une décision purement étatique, et arbitraire en ce sens – et dont la logique ne peut être que l’enfermement, puisque l’Etat est défini par Sarkozy lui-même comme protecteur de l’ordre et des concitoyens. Comment un Préfet pourrait-il souhaiter la sortie d’un seul malade ? C’est donc un enjeu stratégique central et concret des soins en psychiatrie aujourd’hui. Nous pouvons constater quotidiennement que les sorties d’essai sont quasi-systématiquement refusées par les médecins de la préfecture, contre l’avis pourtant circonstancié des médecins traitants. La plupart du temps, les refus ne sont pas motivés. Il est extrêmement difficile de faire des recours. Nous voyons les cas suivants : un patient a purgé une peine de 8 ans pour un acte dont il a été jugé pénalement responsable. A sa sortie de prison, ayant purgé sa peine, il sera transféré directement à l’hôpital psychiatrique, en HO (hospitalisation d’office), désormais considéré comme malade, pénalement irresponsable, et soumis à injonction de soin. Prison plus hôpital. Ceci va de pair avec le projet de réforme de l’hospitalisation d’office. Nous constatons déjà que les hospitalisations d’office sont bien plus fréquentes et arbitraires qu’auparavant. Ce qui ne représentait que moins de 13% des hospitalisations peut à présent monter jusqu’au tiers des patients d’un service. Hospitalisé d’office, un jeune homme éméché sur la voie publique ; un autre qui met le feu à une poubelle, un troisième qui s’en est vaguement pris à un lampadaire ou à un abri-bus ou une femme criant sur ses voisins. Les non-fous entreront aussi à l’hôpital psychiatrique.

48Sarkozy martèle dans son discours : « Mon devoir, c’est de protéger la société et nos compatriotes ». C’est donc au nom de « la protection de nos concitoyens » et de « la société » que seront prises les mesures les plus coercitives et les plus intrusives : « les malades potentiellement dangereux doivent être soumis à une surveillance particulière afin d’empêcher un éventuel passage à l’acte », quand on sait que le lien entre la maladie mentale et la dangerosité n’a strictement aucune réalité clinique.

49Dans son discours, Sarkozy a annoncé un plan de « sécurisation » des hôpitaux psychiatriques. La Ministre de la santé ordonnera la construction de 200 cellules ou chambres d’isolement. Quatre nouveaux centres pour malades difficiles de 40 places chacun. Les hôpitaux « sécurisés », cela signifie : portes blindées, caméras, grilles, miradors, fouilles au corps, chiens, même – ou le recours systématique à la police, à l’intérieur de l’hôpital. Construction de murs infranchissables, les contrôles à la porte de l’hôpital, aux fermetures des cellules et des services. Pour les malades sortis de l’hôpital, Sarkozy prévoit ceci : « L’obligation de soins doit être effective même en cas d’absence ou de défaut de la famille. » A l’objection que nul ne peut être soigné sans son consentement, Sarkozy répond : « j’ai des obligations de résultats vis-à-vis de la société. » Décision d’une gravité exceptionnelle, attentat à la liberté, intrusion chez les gens eux-mêmes quand ils ne sont pas à l’hôpital : l’obligation de soin peut s’imposer « à domicile ». Qui veillera à l’obligation de soins ? Un policier qui apportera les médicaments à domicile et les fera avaler ? L’ampleur de l’espace de décision étatique sur la vie des malades est alors inouïe. On entre dans une contradiction simple avec l’idée de soin lui-même. Un « soin » obligatoire, contre le gré de la personne, ne peut que constituer le patient en ennemi de la « société » et de ses « concitoyens ». Puisque, ennemi de l’Etat, il l’est déjà au principe. Nous avons donc là un dispositif dont les « fous » sont le centre et l’enjeu.

4 – Une vacuole : l’atelier d’écriture

50Mais alors, quels moyens avons-nous aujourd’hui, comme psychologues cliniciens, de créer ces « vacuoles » dont parle Deleuze, ces écarts à l’intérieur de l’institution ? Comment fabriquer ce lien civil que Saint-Just décrit si magnifiquement, et qui soit par lui-même dissension avec le « gouvernement négatif » ? C’est une décision à installer au cœur même de sa pratique, et une pensée qui doit servir de ferment au travail collectif.

51Je voudrais dans ces dernières pages évoquer comment, à l’intérieur d’une unité « dure » de psychiatrie, il a été possible de créer à quelques-uns une « vacuole ». Il s’agit d’un établissement où pèse ce que j’ai appelé l’étatisation de l’institution, qui vient redoubler l’aliénation propre au « social » et à la pesanteur d’établissement. Un atelier d’écriture a constitué une vacuole car il a permis deux choses : l’éclosion de singularités au sein d’un collectif à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique ; mais aussi la possibilité pour une équipe de percevoir les patients autrement, pour travailler différemment. Il est intéressant de noter que nous avons dû prendre des chemins de traverse, l’établissement restant absolument sourd à la rigueur et à l’exigence de l’« analyse institutionnelle ».

52Pour que, de cet « agencement collectif d’énonciation » qu’est devenu l’atelier d’écriture, surgisse une stylistique propre à chaque patient, signature partielle, singulière, il faut réunir certaines conditions. La première est que l’atelier soit ouvert : cette ouverture consiste d’abord en ce que chacun peut y venir, et peut y rester s’il le souhaite ou se retirer ; venir ou ne pas venir, c’est accepter que la situation est celle de l’ouvert. Il y a de l’ouvert entre les patients – on dit trop facilement que dans l’existence schizophrénique, il est très difficile d’appréhender autrui : dans l’atelier d’écriture, il se produit le contraire, de véritables circulations d’adresse et de transferts croisés. Ce qui demeure ouvert encore, c’est l’absence d’œuvre : les patients qui viennent ne viennent pas pour un résultat qu’ils attendent. Dans l’atelier, l’écriture n’est pas une œuvre, elle est ce qui nous réunit, ce que nous voulons faire ensemble dans ce moment imparti. C’est une écriture qui surmonte la difficulté de s’écrire dans le désœuvrement. Elle est la construction provisoire d’un monde, adressé à d’autres. Ainsi que l’écrit Deleuze, dès lors « écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir ». Chacun a un style d’arpenteur, et ce style est bien plus que la signature de la pathologie. L’émergence du singulier a lieu quand l’atelier produit ce qui fait la signature d’un patient, et pas simplement la signature de la manie, ou la signature de la dissociation. Dans le temps de l’atelier, il y a comme un « suspens » de leur être fous. Certains symptômes se mettent en sourdine tout le temps de l’atelier. La « maladie » cesse d’être une question pour nous. L’atelier est une possibilité que les choses se disent autrement, et donc, dans l’atelier, les patients sont vraiment autrement. L’atelier d’écriture installe un « espace-écriture » en rupture avec le temps prégnant de l’agir et de l’acte, dominant la pratique soignante, soumise à la quantification, à la norme adaptative du comportement et à l’absentement de la parole. C’est un lieu inventé à chaque fois, à géométrie variable. Les dimensions, les trames, les rapports sont changeants et non préétablis : parfois, le rythme est lent, parfois rapide, mais il est entièrement réglé de façon interne, non imprimé par l’extérieur. Tantôt la parole est dense, tantôt raréfiée et difficile. Il n’y a pas de nombre du groupe, de mesure de son travail, des interactions, des transferts. Tenir cette idée, c’est le seul moyen d’être sensible aux effets des singularités prises dans le collectif de l’atelier. C’est la seule façon de se laisser faire par les circulations propres aux multiplicités singulières. Ce qui se passe est alors de l’ordre du « rhizome », entendu comme aptitude à recevoir l’hétérogénéité et les connexions hétérogènes ; des éléments sémiotiques de toute nature peuvent être reliés dans des systèmes d’encodages différent relevant donc de régimes de signes différents, mais aussi de plusieurs « statuts d’états de choses ». « Les agencements collectifs d’énonciation fonctionnent en effet directement dans les agencements machiniques, et l’on ne peut pas établir de coupure radicale entre les régimes de signes et leurs objets [22]. » De ce point de vue, ce qu’échangent les patients dans les intervalles et les interstices de la séance de l’atelier est absolument décisif : c’est le hors texte. Tout ce qui se passe dans l’atelier, et qui déborde l’écrit et l’écriture, a une grande valeur et s’articule puissamment, et dans l’hétérogène.

53Un jour, A., un tout jeune homme de 18 ans, autiste, au seul son de la voix d’un patient qui lisait son texte, comme charmé, est entré dans le réfectoire, a tiré une chaise et s’est laissé bercer par les lectures avant de repartir tout aussi tranquillement qu’il était venu. A quelques heures de là, l’angoisse et la souffrance étaient si grandes qu’il se mordait les mains au sang, hurlait, s’effondrait sur le sol, et était mis par l’équipe en contention en chambre d’isolement ; le protocole du renfort était adopté pour entrer dans sa chambre, comme s’il avait été dangereux. Quelques jours auparavant, il avait manqué mourir d’une fausse route, en essayant désespérément de plâtrer l’orifice de sa bouche sans vouloir avaler, et toute une nuit – selon le témoignage d’un patient son voisin – s’était frappé la tête contre la porte de sa chambre où il était tenu enfermé. Il avait été retrouvé inanimé le matin par les infirmiers, à 34°C de température, et emmené aux urgences, avant de revenir à l’hôpital. Avant que ces purs agirs de l’équipe ne soient repris dans une pensée de la clinique, presque personne dans le service n’avait notion qu’il entend la parole qu’on lui adresse, les circuits humains qu’on lui propose en le confiant d’un soignant à l’autre. Peu se souciaient de trouver usage des mots qui l’apaisent. Il n’est pas exagéré alors de dire que des lieux comme l’atelier d’écriture, dont il faudrait multiplier les formes, sont de ces lieux qui momentanément suspendent ou sont en écart d’une extrême violence institutionnelle et permettent le temps propre de la pensée clinique. Mais il faut chaque fois élargir et mettre en partage ces lieux de suspens. Cela veut dire, encore une fois, prendre la décision collective de dire qu’il y a une pensée de la clinique et que nous devons en trouver les lieux de production si nous ne voulons pas être prisonniers et empêchés dans notre pratique même, ce qui devient de plus en plus fréquent. Dans ce cas, nous sommes quelques-uns à faire une proposition. Cette pensée de la clinique (la clinique étant elle-même un suspens du savoir) se donne en l’occurrence par la tenue d’un séminaire interne à l’hôpital, animé par Maria de Freitas et Okba Natahi, psychologues hospitaliers. Une très large part du service y assiste, et nous y avons parlé longuement et plusieurs fois des effets de l’atelier sur les patients : chacun, depuis sa position, mais de l’intérieur de l’équipe, a pu alors témoigner dans son champ pratique de ce qui pourrait être produit comme « vacuole ».

54Voilà donc brièvement un trajet, contingent, mais réel, d’une réflexion sur la catégorie d’institutions, et sur la possibilité d’entailler, de façon vivante, mais collective quoiqu’infime, le serrage du tour d’écrou qui voudrait que chacun dans sa pratique intériorise l’étatisation de la clinique dans des réquisits d’une violence intégrale à l’endroit de l’existence singulière des patients en psychiatrie. Je finirai par ces mots de Saint-Just :

55

« C’est une terre de désolation que celle où le peuple est exclusivement gouverné et se trouve sans garantie contre un gouvernement négatif. Nous vous proposons des institutions civiles par lesquelles un enfant peut résister à l’oppression d’un HOMME puissant et inique [23]. »

Notes

  • [1]
    Pour Durkheim en effet, les institutions sont l’objet même de la sociologie : « On peut […] appeler institutions toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement. » (Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, p. xxi) La dimension historiciste propre à la démarche sociologique est signalée par la problématique de la « genèse » des institutions : « L’institution considérée s’est constituée fragment par fragment ; les parties qui la forment sont nées les unes après les autres, il suffit donc d’en suivre la genèse dans le temps, c’est-à-dire dans l’histoire pour voir les éléments dont elle résulte naturellement dissociés. » Durkheim, Textes I. Eléments de théorie sociale, p. 59.
  • [2]
    Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974, Paris, Seuil/Gallimard, 2003, p. 16.
  • [3]
    Ibid., p. 34.
  • [4]
    Foucault, Dits et écrits, Paris, Quarto Gallimard, 2001, tome II, p. 1058.
  • [5]
    Ibid., p. 1456.
  • [6]
    Saint-Just, Œuvres complètes, Paris, Editions Ivrea, 2003, p. 818.
  • [7]
    Deleuze et Guattari, « Mai 68 n’a pas eu lieu », article paru dans Les nouvelles, 3 et 9 mai 1984.
  • [8]
    Un premier recueil posthume des Institutions de Saint-Just a été publié en 1800 par son ami Gateau sous le titre Fragments des Institutions républicaines, et rassemble des textes de 1793-1794 ; il y eut ensuite une foule de versions, car l’édition de ces fragments pose presque autant de problèmes que l’édition des Pensées de Pascal.
  • [9]
    Deleuze, Instincts et institutions, Paris, Classiques Hachette, 1953.
  • [10]
    Saint-Just, O.C., op. cit, p. 912.
  • [11]
    Ibid., p. 917.
  • [12]
    Cité par Deleuze, Instincts et institutions, op. cit, p. 35.
  • [13]
    Saint-Just, O.C., op. cit. p. 818-819.
  • [14]
    Spinoza, Traité de l’autorité politique, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1954, p. 951.
  • [15]
    S. Lazarus, « A propos de la politique et de la Terreur », in La République et la Terreur, sous la direction de C. Kintzler et de H. Rizk, Paris, Editions Kimé, 1995, p. 65-87
  • [16]
    Saint-Just, O.C., op. cit, p. 968.
  • [17]
    Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Editions de Minuit, 1967.
  • [18]
    Saint-Just, cité par Deleuze, Instincts et institutions, op. cit, p. 35.
  • [19]
    Saint-Just, O.C., op. cit, p. 988.
  • [20]
    Foucault, Dits et écrits, op. cit, tome III, p. 299.
  • [21]
    Le discours est disponible dans son intégral i té notamment sur le si te http://www.elysee.fr/president/, dans la rubrique des allocutions. Les citations proposées ensuite sont toutes extraites de ce discours.
  • [22]
    Deleuze, Mi l le Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 13.
  • [23]
    Saint-Just, O.C., op. cit, p. 968.
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