Chimères 2009/3 N° 71

Couverture de CHIME_071

Article de revue

« Tous addicts et toujours pas heureux ? »

Pages 113 à 128

1Drôle de nom Marmottan : marmotte, marmot temps, mort m’attend, temps mort... Un nom qui pour la plupart évoque un certain lien avec la drogue, et selon les convictions et fantasmes de chacun, peut entraîner plus ou moins d’intérêt. Un nom qui résonne souvent comme une mauvaise nouvelle. Comme au détour d’une soirée où une femme éclate en sanglots en l’entendant : elle replonge dans ses années de galère, de drogues et de substitution. Celui qui se rend à Marmottan ne le fait ni par hasard ni par bonheur mais parce qu’il ne tire plus de plaisir là où il en éprouvait auparavant. Soumis à la tyrannie du produit et du manque, les toxicomanes s’épuisent. Ils viennent alors à bout de souffle mais pas à bout de désirs.

2Le centre médical Marmottan a bientôt quarante ans. Les années passent et ce centre expérimental de soins aux toxicomanes est toujours ouvert et actif, et sert encore de modèle de référence dans l’accompagnement des drogués. Même s’il a été rejoint par de nombreux centres aux dispositifs innovants et complémentaires, ce centre reste relativement unique dans son genre. Il est une des rares institutions en toxicomanie et addictologie à proposer sur un même lieu, et par une même équipe, différents outils nécessaires au suivi d’une personne addict ou toxicomane : accueil sans rendez-vous, consultations psychiatriques et psychologiques, consultations somatiques, hospitalisations, traitements de substitution, outil de réduction des risques, suivi éducatif et social… S’ajoutent à ces missions de soins des formations, des stages où les soignants partagent leurs expériences ainsi que des journées d’étude à thème qui visent à ouvrir, étendre les réflexions à d’autres disciplines, d’autres points de vue.

3De nombreuses autres structures proposent ces services, mais il est rare qu’une même équipe offre dans un même lieu l’ensemble de ce qui constitue les recommandations de la fameuse prise en charge médico-psycho-sociale. Une partie de ce consensus est souvent abandonnée en fonction des endroits, faute de moyens essentiellement, un outil prenant le dessus sur le reste. Mais cette unité de temps et de lieu et la diversité des outils proposés ne sont finalement peut-être pas les raisons essentielles de la spécificité de Marmottan. C’est que le lieu a une histoire et malgré les années et les changements conceptuels, malgré l’intégration de nouveaux outils et le renouvellement de l’équipe, et même malgré un certain refus de cultiver un esprit Marmottan, il semble qu’il reste quelque chose des principes à l’origine de la fondation de cette institution.

4Difficile de rendre compte de l’évolution des pratiques du centre sans forcément trahir ou embellir l’histoire. Lorsqu’en 1971, Marmottan ouvre ses portes, nous, auteurs de ces lignes, étions bien jeunes. L’idée que nous en avons tout d’abord eue est venue de ce que nous entendions des médias, de nos parents, de leurs amis. Un bonhomme qui ressemblait à Coluche parlait de la drogue et des drogués dans les émissions littéraires et d’actualités. Docteur Claude Olievenstein, Olive, comme l’appelait ses clients, les drogués, ses patients, ses copains. Olive comme la femme de Popeye ! Le Dr Olive, le docteur des bêtises, comme l’a dessiné le fils d’un des patients. C’est qu’à cette époque apparaît un phénomène nouveau : il meurt des jeunes gens en France parce qu’ils absorbent de la drogue pour un plaisir fugace et inracontable, des jeunes en rupture avec leur milieu plutôt aisé qui cherchent à vivre des aventures psychédéliques dans la consommation de drogues, la musique ou la peinture. L’overdose d’une jeune fille de 17 ans dans les toilettes du casino de Bandol en août 1969 fait la une des journaux et oblige tout un chacun, et les politiques en particulier, à se positionner rapidement. Comment réagir au fléau de la drogue ? Le combat de ces années de fondation est celui de deux camps : les uns, Olive en tête, défendent le volet sanitaire de la loi du 31 décembre 1970 et souhaitent faire émerger un dispositif de soins et d’accompagnement des personnes toxicomanes basé sur le volontariat, l’anonymat et la gratuité, et donc des financements publics ; les autres prônent l’enfermement de ces déviants comme seule solution dans des centres spécifiques contre monnaie sonnante et trébuchante.

5Olive défend aussi une certaine complexité du phénomène et refuse de s’enfermer dans une vision strictement médicale ou psychologisante. Il parle des jeunes, du plaisir, de la souffrance, de la planète du toxicomane, de l’intensité et de sa clinique, des overdoses, du manque, mais aussi du manque de manque, de l’environnement, du contexte culturel, de démocratie psychique… Aux yeux des Français, Olievenstein devient le Monsieur Drogue des médias.

6Monsieur Drogue travaille à Marmottan. C’est où Marmottan ? En banlieue ? Non, à Paris, dans les quartiers chics, « rue d’Armaillé, dans le prolongement de l’avenue Carnot », répète-t-on tout au long de la journée pour en indiquer la situation géographique quelque peu en décalage avec sa mission. C’est là, dans cet ancien hôpital chirurgical inactif depuis plusieurs années, que le Dr Olive et son équipe se sont installés pour accueillir les drogués. Ils voulaient un lieu nouveau, hors du territoire de la psychiatrie qui refusait ou maltraitait les toxicomanes. Bien que rattaché administrativement à l’hôpital psychiatrique de Perray Vaucluse et partageant les locaux avec un CMP et un hôpital de jour de secteur, Marmottan a toujours fonctionné bien différemment d’un service asilaire. Cette cohabitation forcée ne fut pas toujours simple entre les équipes, les patients eux s’ignoraient avant tout. À Marmottan, finie la routine de l’emploi du temps hospitalier, l’accueil se faisait l’après-midi et surtout en soirée jusqu’à minuit. Quelques mois après l’ouverture, il est rapidement apparu qu’un lieu d’hospitalisation était nécessaire ; il fallait un endroit pour se poser pendant plusieurs jours pour les sevrages. Le contrat sans visite, sans sortie, sans téléphone, mais avec la liberté d’interrompre l’hospitalisation à tout moment semble s’être imposé de lui-même. Les clients réclamaient un lieu de séjour contenant qui corresponde à une rupture avec l’environnement habituel. Les bases du contrat sont encore à l’heure actuelle quasiment les mêmes : volontariat, pas de sortie, pas de contact sauf démarches administratives ou de soins accompagnés, et surtout interruption de l’hospitalisation avec exclusion en cas de consommation dans l’établissement, violence verbale ou physique envers l’équipe comme envers les autres hospitalisés. Dans ce lieu généralement plus gai que l’hôpital, sans l’odeur ni la couleur, les hospitalisés passent leurs journées à discuter en salle de thé, à écouter de la musique (les connaissances musicales des toxicomanes sont souvent impressionnantes), à jouer au ping-pong ou à la salle de sports pour les plus en forme. Fumer des cigarettes pour une grande majorité et regarder la télévision finissent par remplir les journées. Si bien qu’il est souvent difficile de demander à quelqu’un de sortir lorsqu’il a enfreint une des règles du contrat. « Vous n’allez pas m’enfermer dehors », a dit un jour un patient exclu parce qu’il avait consommé dans l’institution. La nuit est une autre affaire, seul dans son lit aux prises avec ses angoisses, la nuit est redoutée parce que souvent synonyme de consommation de drogues. Nuit sans fin ou enfin réparatrice, et au matin le soleil, perçu comme sauveur ou persécuteur, annonce une nouvelle journée. C’est déjà ça de pris, à chaque jour suffit sa peine.

7Au début, les toxicomanes pointaient rarement leur nez le matin et cela convenait bien à la majorité de l’équipe composée de jeunes. Le caractère antipsychiatrique et singulier de Marmottan a attiré, et continue d’attirer, des soignants d’horizons et de sensibilités différentes, la plupart des jeunes peu expérimentés professionnellement qui souvent ont croisé, de prés ou de loin, la drogue. L’intégration dans l’équipe d’anciens toxicomanes, parfois fraîchement anciens, a, dès le début, été pensée comme indispensable pour légitimer l’action des soignants dans cet univers totalement nouveau où les clients avaient tout à apprendre à ceux qui s’occupaient d’eux. Cette professionnalisation progressive s’est parfois faite au prix de certains essais infructueux, voire d’échecs dramatiques. Les questions de distances relationnelles entre soignants et soignés notamment ont longtemps été une source d’expérimentations diverses et variées. Même si la neutralité affective est loin d’être toujours la règle de nos jours, les relations affectives entre soignants et patients, ainsi qu’entre les patients sont grandement évitées et même cherchent à être prévenues. Fini le temps où l’on sortait avec ses patients, fini d’héberger des clients toxico chez soi. C’est que ces patients pas comme les autres, qui refusent d’être des bons malades, peuvent être particulièrement fascinants. La plupart, très narcissiques, « font les malins » avec la vie, à travers la consommation de substances, croyant échapper à leurs blessures intimes. Le problème est que, la plupart du temps, ils semblent à peu près y arriver et parviennent à maintenir pendant longtemps un certain équilibre. Ils auront d’autant plus de mal à abandonner cette attitude et les produits qui y sont associés, qu’ils vivent parfois de nombreuses expériences extraordinaires et intéressantes. Les soignants ont en général du mal à trouver la juste distance face à cette attitude ordalique. Fascinés par moments, dans le rejet à d’autres, confiants parfois, dans la crainte de se faire avoir et manipuler souvent, ceux qui accompagnent les sujets dépendants apprennent à accepter de ne pas toujours « avoir la main » et à ce qu’on se serve d’eux sans pour autant tout maîtriser. Ils apprennent aussi à se montrer cohérents et fermes, quand les clients essaient de les entraîner hors des limites du cadre thérapeutique.

8La drogue fascine tout autant qu’elle rebute, et ces sentiments couplés de fascination et de répulsion vis-à-vis du sujet drogue et des toxicomanes sont aussi fréquemment éprouvés à l’encontre de Marmottan. Revers de la médiatisation aussi, de nombreuses personnes semblent avoir une idée de ce qui s’y passe, de la manière d’y travailler sans jamais y avoir mis les pieds. Persuadés que la psychanalyse y règne en maître ou que les sevrages se font à la dure, sans médicaments « accrochés aux radiateurs » (marmotte-maso écrivait un toxico à propos de l’hospitalisation), les fantasmes et autres idées vont bon train. Il n’y a parfois pas plus de neutralité dans ces regards extérieurs qu’il n’en existe dans les rapports entre patients et soignants. Plus encore ce regard peut aller jusqu’au délire lorsqu’un homme placarde année après année des affiches diffamatoires dans tout Paris. À ceux qui s’interrogent sur ce qu’on y fait, ce qui s’y passe, rien de plus simple que de venir voir pour dépasser ses impressions de familiarité.

9Lorsqu’en 1977, le Dr Olievenstein publie « Il n’y a pas de drogués heureux », il fait un bilan des premières années de son travail à Marmottan. Toute la complexité de la clinique des toxicomanes y est déjà décrite, notamment les difficultés de distance relationnelle et même le sentiment que quelque chose des débuts, la spontanéité et l’enthousiasme de l’aventure, est déjà perdu. Passé le temps de l’illusion, il peut ainsi affirmer qu’il n’y a pas de drogués heureux, augurant les années à venir. De nombreux intervenants s’accordent pour décrire à partir des années 80 une sorte de « démocratisation » de l’expérience des drogues, accompagnée dans le même temps d’une précarisation de la population toxicomane, de plus en plus tournée vers les « cocktails du pauvre » composés de médicaments psychotropes et d’alcool plutôt que vers les opiacés. Les toxicomanes sont aussi les premières victimes de l’épidémie de SIDA vécue par la majorité des citoyens comme une punition de leurs actes toujours stigmatisés.

10À Marmottan, la nécessité d’un service de médecine somatique spécifique conduit à la création du pôle de médecine générale en 1991. Médecins et infirmiers y accompagnent les personnes toxicomanes pour tout problème somatique, notamment les abcès et complications infectieuses liés au « shoot » et le dépistage et le suivi d’infections virales chroniques. La médecine générale permet aussi l’accès à du matériel de prévention, de réduction des risques (seringues, kits, jetons, embouts crack, préservatifs masculins et féminins) et d’information (revues, brochures, dépliants, etc.). Après plus de dix ans d’activité, il n’y a quasiment plus de nouvelle contamination VIH chez les toxicomanes. Une victoire. Par contre, plus de la moitié des toxicomanes sont infectés par le virus de l’hépatite C et les nouvelles contaminations continuent.

11Un élément non remis en cause concerne la gratuité des soins et le développement de l’accès aux soins. Des enjeux majeurs à l’époque et dont l’issue était incertaine. Dans les discours politiques des années 80, le fléau de l’insécurité remplace celui de la drogue. Le combat est alors de contrebalancer les penchants répressifs, trop évidents et trop simples, qui seuls ne peuvent entraîner que stigmatisation et précarisation des consommateurs de drogues les plus malades. La politique de réduction des risques se fonde petit à petit et vise, à travers un certain nombre d’informations et de mesures pratiques, à accompagner les usagers dans leurs consommations et à limiter leurs dommages. Une des premières mesures d’importance est la décision en 1987 de remettre les seringues en vente libre sans ordonnance en pharmacie. S’ensuivra également le développement des programmes d’échanges de seringues, des bus et autres équipes mobiles, la création de boutiques, ces lieux d’accueil de première ligne pour aller au-devant de consommateurs en grande précarité…

12La politique de réduction des risques va aussi s’adresser à une population plus large, comme dans les missions « rave » de Médecins du Monde. L’idée est d’accompagner les jeunes teufeurs, non-dépendants pour la majorité, dans leurs expériences de consommation de drogues. Dans les rassemblements techno, il ne s’agit plus comme dans les années 70 de révolutionner les mœurs et de construire des idéologies, mais de faire la fête. Une drogue, l’ecstasy, y joue un rôle non négligeable : stimulante et empathogène, ce simple petit comprimé d’allure anodine (le taz) symbolise l’esprit des raves parties et y est consommé par des centaines, voire des milliers de personnes. Outre ses activités de soins somatiques, la mission « rave » présente sur les lieux de rassemblement propose de faire du « testing ». La technique du « marquis » consiste en un test colorimétrique simple effectué à l’aide d’un réactif chimique. Cet outil de reconnaissance présomptive des produits est surtout un outil de médiation permettant une rencontre, un échange, une transmission d’informations. Des médecins dans le milieu underground techno ! Imaginez les critiques de tous bords : pourquoi subventionner de telles actions pour ces gens qui recherchent délibérément des risques ? N’est-ce pas une manière de les inciter plutôt ? S’ils sont underground qu’ils le restent ! Si au moins ils payaient… Autant de débats qui ramènent aux origines de l’intervention en toxicomanie et au nerf de la guerre, à savoir les financements publics.

13La gratuité des soins s’explique en premier lieu par la situation du toxicomane : si pour être pris en charge il était nécessaire de payer, pour beaucoup le choix entre acheter sa came et se soigner serait vite fait. D’un point de vue psychopathologique, les nombreux événements traumatiques subis dans l’enfance conduisent les personnes dépendantes à adopter une position de « dette inversée » qui les pousse à réclamer parfois avec rage ce qu’ils considèrent comme leur dû. Ainsi la gratuité constitue un élément attractif chez ces patients dépendants et participe à la construction de la relation thérapeutique. Parfois les services rendus conduisent les patients à ne plus s’investir que pour rendre, à être volontaire là où ils ne le sont plus.

14Si pour les cliniciens la nécessité de la gratuité des soins ne fait plus question, il n’en reste pas moins difficile à défendre auprès des citoyens de ce pays… Plus encore la question de l’anonymat et l’impossibilité pour la famille et l’entourage d’intervenir auprès du personnel soignant sont l’objet de moult explications de la part des soignants et frustrations pour les proches. Les discussions souvent téléphoniques se déroulent dans le secrétariat, un lieu de passage, bruyant et bondé, un véritable désordre organisé. Au milieu de cette cacophonie les soignants de l’institution essayent, avec plus ou moins de pédagogie et de patience, de donner du sens à ce que les familles désemparées et dépassées ne comprennent pas. Et leur point de vue nécessite aussi d’être entendu, après tout, c’est eux qui vivent au quotidien avec une personne toxicomane. Une consultation « famille et entourage » permet l’accueil de ces demandes de conseils et d’aide donnant lieu parfois à un suivi de personne co-dépendante (personne dépendante d’une personne dépendante).

15Le milieu des années 90 est marqué par l’entrée des traitements de substitution comme nouveau modèle de prise en charge des personnes toxicomanes. Olive y est réticent et de nombreux acteurs en toxicomanie ne comprennent pas cette position. Véritables guerres de substitution, les débats entre jeune génération d’intervenants en toxicomanie et anciens sont parfois violents. Les uns prônent des mesures rapides, de santé publique à grande échelle pour faire face à l’épidémie de SIDA et d’hépatite C, les autres défendent la prise en charge individuelle, au cas par cas, et le développement de la chaîne thérapeutique qui offre à chacun les possibilités de changer non seulement de conduite, mais aussi d’environnement. Ce n’est qu’« en désespoir de cause » qu’Olive reconnaît l’intérêt des traitements de substitution, tant il était attaché à son idée initiale : démédicaliser la prise en charge des toxicomanes. Il faut bien le dire : le mouvement de démédicalisation en matière de toxicomanie n’a pas eu lieu, au contraire. Ce projet était peut-être vain d’emblée : confier à des médecins la création de structures spécialisées en toxicomanie a finalement été la première étape du mouvement de médicalisation de ce champ. La nécessité de traitement des complications infectieuses, SIDA et hépatites, a été l’étape suivante. Le développement des traitements de substitution a définitivement renforcé le mouvement : la substitution s’est appuyée sur les réseaux de médecins généralistes et de pharmaciens de ville, amenant les toxicomanes à s’intégrer progressivement dans les circuits de soins classiques, gagnant au passage en déstigmatisation ce qu’ils perdaient en anonymat.

16Au sein de l’équipe de Marmottan, les débats internes autour de la substitution ont été tout aussi violents. Là où certains refusaient d’accepter le rôle de « dealer en blouse blanche », certains ont su voir, en privilégiant la clinique à la théorie, comment trouver une manière d’intégrer les traitements de substitution dans la palette d’outils du centre en conservant l’intentionnalité de soin dans un cadre anonyme, gratuit et volontaire. Ils ont très bien perçu comment ce changement permettait également de sortir du diktat de l’abstinence, qui comme seul horizon envisageable auparavant pouvait aussi devenir totalitaire.

17La médicalisation a non seulement eu des effets bénéfiques attendus au niveau santé publique, mais n’a pas eu trop d’effets délétères au niveau d’une déresponsabilisation des toxicomanes. Étiquetés comme malades, ils auraient pu se dissimuler derrière leur maladie et en pro fi ter pour continuer tranquillement à se défoncer. C’est plutôt le contraire qui semble étrangement se passer. Après une phase critique parfois longue de renoncement de la toxicomanie et d’apprentissage du maniement des traitements, les clients parviennent à se saisir de ce support de relation et à engager une dynamique de changement. Il faut bien sûr pour cela de la part des soignants un accompagnement nécessitant une vigilance constante du maintien de l’intentionnalité de soins et du volontariat. L’écueil pour certains, souvent dans des situations compliquées tant au niveau psychologique que social, peut être une sorte de chronicisation au point que l’institution en vient à constituer une « famille », en tout cas un des seuls lieux de vrais contacts sociaux. Le traitement ne devient alors plus qu’un alibi pour continuer à venir. Ajouté à cela les risques de mésusage et le marché noir, limites apparentes de la substitution, il peut devenir tentant de vouloir revenir en arrière et limiter l’accès aux traitements de substitution. Ce serait oublier que bon nombre de toxicomanes ont su se servir de ces traitements pour engager une véritable relation thérapeutique et investir des projets tels que des départs en postcure, communauté ou appartement thérapeutique, tous ces projets qui semblaient être passés de mode et qui, maintenant, reviennent en force.

18Au début du nouveau millénaire, la guerre à la drogue s’avère être un fiasco et peu s’en offusquent. La drogue continue de fasciner, mais moins qu’avant. Il lui faut de nouveaux produits et de nouvelles formes. Trente ans d’enculturation sont passés par-là. Les productions culturelles des années soixante-dix font maintenant référence. Les Rolling Stones ont fini de caricaturer la sex and drug and rock’n’roll attitude. L’esthétique photographique de Larry Clarck et de Nan Goldin ont amené l’heroin chic : le marketing publicitaire reprend l’attitude cool de la défonce. Après Opium, les nouveaux parfums de marque s’appellent Crave, Obsession, ou Addict. Les films Trainspotting et Requiem for a dream servent de documents pédagogiques pour les cours aux infirmières. Les émissions de société de la télévision friandes des problèmes des jeunes s’intéressent toujours aux histoires de drogues même si elles ont préféré un temps le thème du suicide, à une autre période les troubles du comportement alimentaire et depuis quelque temps cette forme nouvelle d’addiction sans produit, les jeux d’argent ou vidéo, notamment lorsqu’ils s’appuient sur une technologie qui engendre enthousiasme et inquiétude : internet. La notion d’addiction infiltre notre quotidien et tous les secteurs de notre existence. Si dans les années 70 le phénomène drogue est minoritaire, décrit comme marginal et marginalisant, il est de bon ton aujourd’hui de s’autoproclamer « addict ». La banalisation de cette notion d’addiction laisse à penser qu’être addict devient une expression en soi. Une interrogation s’impose alors : y a-t-il des addicts heureux ? De notre point de vue, clinique, on répondrait que non. Nous ne voyons que ceux qui demandent de l’aide et viennent consulter parce qu’ils souffrent de leur addiction, que ceux pour qui la relation est devenue une aliénation, une perte de liberté de s’abstenir.

19En 2001, Olive quitte Marmottan, son enfant terrible. Le docteur Marc Valleur en est depuis le chef de service. Marc est l’un des premiers à s’être intéressé à la dimension subjective de la prise de risque et aux conduites ordaliques. Il a beaucoup œuvré pour la reconnaissance des addictions sans drogue et notamment du jeu pathologique, problématique qui commence timidement à être prise en compte par les pouvoirs publics… Marc Valleur a commencé par recevoir des joueurs d’argent et à faire en sorte que les formes d’addiction prises en charge à Marmottan se diversifient et se multiplient. De nos jours se présentent à la consultation des fumeurs de cannabis, des accrocs aux jeux vidéo, des joueurs pathologiques, des cyberdépendants, des personnes souffrant de troubles psychotiques, des familles, en plus de la population traditionnellement reçue qui s’est elle-même diversifiée dans ses pratiques de consommation. Il est loin le temps où une personne toxicomane faisait carrière avec un seul produit de prédilection. Aujourd’hui place à la polyconsommation : alcool, médicaments, héroïne, cocaïne, produits de substitutions et passage d’une conduite à l’autre. De même, les raisons de consulter se sont elles aussi complexifiées : mesures de justices, indications de certains établissements scolaires, pression de la famille et des conjoints questionnent de plus en plus le principe du volontariat. Face à des personnes – ignorants parfois la raison pour laquelle elles sont là – qui ne formulent aucune difficulté en dépit du fait qu’elles s’adonnent à une consommation de drogue ou à un comportement addictif, les soignants travaillent la non demande et il faut parfois plusieurs semaines, voire plusieurs mois, pour que le consultant reconnaisse un problème à son comportement. Les joueurs de jeux vidéo rencontrés à Marmottan sont souvent dans cette situation : pour eux pas de problème avec le jeu mais plutôt « I.R.L. » (In Real Life). L’alliance thérapeutique s’élabore au fil des rencontres avant que n’émerge une demande en lien avec le jeu. Parfois cette demande n’est pas formulée ; c’est le changement du reste de l’existence hors jeu qui est recherché. Comment en est-on arrivé à recevoir des joueurs de jeux vidéo à Marmottan ? Tout a commencé sur un malentendu : des jeunes gens ayant eu connaissance de la prise en charge de joueurs se sont présentés en expliquant qu’ils se sentaient prisonniers de leurs jeux – non pas des jeux de hasard et d’argent, mais des jeux vidéo. Cette problématique émergente fait l’objet de nombreux débats dans les médias et entre professionnels et met en exergue un élément récurent dans les questions d’addiction : un fossé générationnel entre jeunes générations et adultes. Une situation qui rappelle celle de l’usage de cannabis dans les années 70. Le cannabis, ce produit que 12,4 millions de Français ont expérimenté (Drogues, chiffres clés, OFDT déc. 2007) est devenu la préoccupation politique en matière de drogues des années 2000. S’appuyant sur une théorie récusable, la théorie de l’escalade, la chasse aux fumeurs s’organise et engendre la venue de nombreux jeunes consommateurs non problématiques dans nos structures. Parallèlement, son usage dur, jusqu’alors peu pris en charge, est objectivé et problématisé avec les « consultations jeunes consommateurs » qui attirent autant les vieux routards du joint que les familles démunies face aux comportements de leurs adolescents.

20Ces questions d’abus d’écrans tout comme ceux de cannabis pourtant infiniment moins mortels que les accidents de la route font couler beaucoup d’encre : la difficulté à communiquer de manière objective sur ces phénomènes engendre une diabolisation de ces conduites et des individus qui s’y adonnent. Et une classe d’âge tout particulièrement se retrouve stigmatisée, les jeunes. Ces discours contribuent à l ‘image ô combien simpliste « des jeunes qui font peur », dangereux pour la société et eux-mêmes. Ces jeunes qui ne savent pas ce qu’ils font, qui se gâchent, pour reprendre une expression parentale…

21Une autre population, tout autant stigmatisée que la précédente mais pour des raisons différentes, a progressivement élu domicile dans les centres de soins spécialisés en toxicomanie. Depuis toujours certains sujets psychotiques utilisent des drogues pour soulager leurs angoisses ; la part d’automédication est largement reconnue notamment avec des produits opiacés comme l’héroïne, dont les propriétés apaisantes ne sont plus à démontrer. Depuis toujours certains psychotiques préfèrent se définir comme addicts et souhaitent être pris en charge comme tels. Mais la crise de la psychiatrie – le manque de lit, de temps à consacrer aux patients, l’attente pour un premier rendez-vous – pousse vers une discrimination des soignés par la psychiatrie elle-même : si une personne psychotique est consommatrice de produits psychotropes, elle est adressée à un centre d’addictologie. Un des effets de la substitution est d’être devenu un marqueur sociologique permettant cette discrimination. Une fois la prise en charge amorcée, il devient difficile d’adresser ces personnes vers une structure psychiatrique, tant pour des raisons pratiques que cliniques.

22Dans la salle d’attente se croisent ainsi, sans que cela pose problème, des jeunes fraîchement majeurs chopés dans la rue en train de fumer un joint, des hommes d’affaire et des étudiants dopés à la cocaïne, des toxicomanes actifs crackers ou héroïnomanes, des personnes substituées de longue date et n’ayant plus de contact avec le monde de la drogue, des familles en demande de conseils, des retraités qui jouent leur pension dans les casinos… L’enjeu du moment est donc de définir le type de population qui peut consulter et les limites de la notion d’addiction. On pourrait choisir de répondre à cette question en partant d’une définition théorique de ce qu’est une addiction ou de critères scientifiques objectivables par des grilles d’évaluations. Très utile pour la recherche, cette position a toujours paru intenable en pratique clinique : le champ des addictions est loin d’être clairement défini. Ce qui légitime notre intervention, depuis l’ouverture, c’est d’une part que les clients choisissent de venir et d’autre part qu’ils nous demandent de l’aide par rapport à leur souffrance. Les clients viennent et reviennent parce qu’ils trouvent des réponses adaptées à leurs situations. « Les toxicomanes votent avec leurs pieds », aimait rappeler Olive.

23La démocratisation de la notion d’addiction amène bien des personnes à Marmottan et la médiatisation joue un rôle majeur. En 2004, suite à la publication dans un mensuel populaire d’un entretien avec le docteur Marc Valleur sur la dépendance affective, ont affluées de nombreuses demandes de toute la France. Toutes ces personnes avaient-elles besoin d’être suivies dans un centre spécialisé en addictologie ? Difficile d’y répondre autrement qu’en les rencontrant, qu’en les écoutant. Si la grande majorité a été orientée, réorientée, vers des « psy » de ville, quelques-unes ont fait un bout de chemin dans notre institution.

24Marmottan témoigne d’un temps qui fait référence ; elle est une des institutions issues de l’esprit de Mai 68. Elle est porteuse des idées de l’époque et de ses dérives. Se retrouvent autour du bureau le soignant et le soigné avec chacun leur libre interprétation de la libération des mœurs, l’un se trouvant aliéné à un toxique l’autre à ses désirs de libérer. Ces lieux, ces institutions doivent nécessairement exister pour que se posent nombre de questions et se confrontent des points de vue différents dans un cadre formé par des valeurs, matérialisé non par des règles, mais par des pratiques quotidiennes, des gestes. Tout est dans la relation qui se noue entre soigné et soignant dont il est tellement difficile de rendre compte tant chacune d’elle est unique, de la haute couture, du sur-mesure selon l’expression d’Olive. Si sur le plan de la clinique peu de choses ont finalement changé, l’extension de la notion d’addiction oblige à poser les questions différemment que dans les années 70. Au sein de la société la drogue occupe la place de bouc émissaire coupable de tous les maux et permet de resserrer les liens entre tous ceux qui n’y participent pas. Une position de confort surtout pour le pays qui détient le record de personnes consommatrices de médicaments psychotropes. Une position bien hypocrite donc mais qui renvoie à l’une des fonctions du Pharmakon de Platon. Les addictions sans produit concernent nombre de nos comportements qui sont loin d’être interdits, voire pour certains encouragés ; par exemple les jeux de hasard et d’argent, prohibés en France depuis 1836, sont, sur autorisation de l’État qui en fixe la réglementation, organisés et constituent une manne financière considérable. Le jeu, l’amour, le travail n’occupent pas la même place symbolique que la drogue et pourtant ils sont à l’origine de conduites addictives pour certains individus. La notion de Pharmakon, d’une technologie qui peut être remède et poison, est applicable à tous nos comportements humains. Toutes les techniques qu’utilise l’Homme appartiennent à une culture et en cela elles peuvent être bonnes ou mauvaises en fonction du jugement porté par la société et de l’usage qui en est fait. Autrement dit, il n’y a pas de simple Pharmakon (titre d’un texte de B. Stiegler, réponse à une intervention de M. Valleur sur le jeu). Marc répète souvent qu’être dépendant de multiples choses permet de rester maître de soi ; lorsque l’une de ces dépendances quelle qu’elle soit prend le dessus sur toutes les autres et devient l’objet de tous les investissements, le sujet entre dans une relation qui le tyrannise, l’envahit, c’est l’addiction. L’ouverture à des réflexions portées par des philosophes et des artistes lors d’un séminaire organisé par l’Institut de Recherche et d’Innovation de Beaubourg met en exergue que prendre soin de soi s’effectue par et dans la Culture. Or le processus de développement d’accès aux soins tend à uniformiser les formations des professionnels de santé et à gommer les différences individuelles, celles qui permettent de soutenir les rencontres entre soignants et soignés. Les politiques de santé actuelles reprennent certaines pensées et idéologies issues de 68. Sous couvert de bonnes intentions, ils imposent des modes de prises en charge plus économiques sans forcément tenir compte des savoirs acquis par l’expérience empirique. Par exemple la démédicalisation, nouveau fer de lance des politiques de santé notamment pour ce qui est du secteur de la psychiatrie, semble s’effectuer sans prendre en compte les savoir-faire développés durant des dizaines d’années. L’expérience de Marmottan est à ce sujet exemplaire : parti avec une volonté de démédicalisation, force est de constater 40 ans après, que le médicament est un outil majeur dans la prise en charge si celui-ci s’inscrit dans une intentionnalité de soin toujours renouvelée et maintenue par le soignant.

25Le mouvement d’institutionnalisation prévoit l’entrée des structures de soins pour personnes addicts dans un schéma médical. La normalisation qui en découle aplatit la problématique complexe de l’addiction – qui met toujours en jeu une personnalité, un produit/comportement et un moment socio-culturel – et veut faire croire qu’on a affaire qu’à une problématique technique et médicale. En témoigne l’évolution des termes employés pour désigner les populations reçues. L’équipe de Marmottan avait choisi le terme « client », terme que nous employons souvent encore et qui questionne, voire choque, les principaux intéressés de nos jours. Le mot client inspire l’idée de la relation commerciale, celle du dealer et de la consommation et surtout rappelle le caractère actif du malade dans sa problématique. Par la suite, avec la médicalisation, les clients sont devenus des patients, des malades à prendre en charge et à protéger d’eux-mêmes. Aujourd’hui le terme le plus répandu dans les structures de soins est celui d’usager. Il y a comme une sorte de glissement, du client/patient à l’usager qui a tendance en responsabilisant le patient dans sa place « d’usager consommateur » à désengager les soignants de leurs responsabilités « d’accompagnant ». Et bien sûr dans ce nouvel ordre médical, ce sont les plus démunis qui en pâtissent… Ainsi, il ne s’agira jamais simplement de définir une bonne politique de santé publique en matière d’addiction que de continuer à soutenir que toutes les addictions avec ou sans drogue sont d’abord et avant tout un problème politique.

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions