Chimères 2008/3 n° 68

Couverture de CHIME_068

Article de revue

Lu, vu, entendu

Pages 327 à 348

Notes

  • [1]
    René Schérer et Geoffroy de Lagasnerie, Après tout, entretiens sur une vie intellectuelle, Paris, Editions Cartouche, 2007, p. 53.
  • [2]
    Ibid., p. 63

Émile perverti : ou des rapports entre l’éducation et la sexualité. par René Schérer Paris, Désordres-Laurence Viallet, 2006

Lettre à René Schérer

1Ce que j’admire en tout premier lieu chez toi, cher René, c’est une qualité que je situerais volontiers au-delà du courage ou de l’esprit de résistance et que je nommerais volontiers, à mes risques et périls « innocence ». Je dis « à mes risques et périls », parce que je n’ignore pas ce que ce mot « innocence » peut avoir de suspect ou de malsonnant, surtout dans ce discours où je m’adresse à toi en tant que tu es mon aîné et m’as précédé de plusieurs pas dans l’emploi que nous occupons tous les deux – celui de préposé à la philosophie.

2Mais « innocent », je veux dire, il faut l’être, dans un sens radical, pasolinien si l’on veut, pour rééditer comme tu le fis en 2006, et avec une préface offensive encore, ton Émile perverti. Et innocent veut dire ici doté d’une si souveraine indifférence à l’ordre des discours dans son état présent, aux dispositions actuelles du public. Ce que je nomme innocence ici, ce serait cet état d’indistinction entre courage, vaillance, et, disons, une forme d’« inconscience » que je tendrais à rapprocher (à mes risques et périls à nouveau) de ta bien connue « sourde oreille » : ne percevant que de manière lointaine, sélective ou tamisée la rumeur du monde, tu serais mieux immunisé que le commun d’entre nous contre le bruit agressif de la Bêtise (Flaubert, Deleuze…).

3En effet, Émile perverti n’est pas seulement le livre le plus out of time, le plus mé-contemporain qui soit, il est aussi celui qui prête le plus le flanc aux accusations les plus dangereuses : celle, notamment, d’être un ouvrage faisant l’apologie de la corruption de l’enfance, ce qui, d’emblée, nous renvoie à un immense topos – Socrate corrupteur de la jeunesse athénienne, etc. Mais précisément, c’est de ce trait même que je serais tenté de faire l’éloge paradoxal : c’est parce qu’Emile perverti est une sorte d’objet philosophique non identifiable, on pourrait presque dire innommable, c’est-à-dire rigoureusement indéfendable dès lors qu’on entreprend de le lire en enseignant (pédagogue), en père de famille, en médecin ou psychothérapeute (etc.), qu’il nous fait littéralement sortir de nos gonds – c’est précisément pour cela qu’il nous oblige à nous éloigner de nous-mêmes pour en considérer les arguments et les propositions, c’est pour cela qu’il nous saisit.

4Je ne pense pas que tu seras bien content de la comparaison, je suis même sûr du contraire, mais je dirais volontiers que la lecture sérieuse, aujourd’hui - je veux dire une lecture qui prenne le livre au sérieux de ton Émile perverti exige de nous-mêmes le même effort de dé-saisissement que celle des Cent-Vingt Journées de Sade : un effort pour surmonter tout ce qui s’est sédimenté en nous-même de, disons, esprit d’époque ou ordre des discours. Un effort pour penser non pas du côté des moyennes, des normes et des conditions d’appartenance, mais du côté de l’excès, de la solitude et de l’excentrement – du « dehors ».

5Ce livre se donne un adversaire : Rousseau, celui de L’Émile. Celui, donc, qui « invente » l’enfance dans son sens moderne, la sépare de l’âge adulte et la saisit dans un double discours en tension : celui d’une éducation à la liberté, celui d’une intégrité à protéger. Mais, en vérité, ton attaque porte bien plus loin, elle se donne des ambitions bien plus amples. Je ne serais pas loin de dire que ton adversaire ultime n’est pas le gentil Rousseau, mais bien Platon, le grand castrateur, l’inventeur de la police éducative désexualisée.

6En effet, il me semble que l’« explication » avec Rousseau tourne fondamentalement autour de la remise en cause d’un partage (au sens de coupure, partition) qui s’effectue sur le seuil de notre modernité : la séparation radicale entre majorité et minorité, avec, notamment, sa codification juridique, mais aussi la manière dont, en Occident, la notion de minorité va, dans les sociétés modernes, fonder tout un statut social, scolaire, familial, affectif, psychologique, médical (etc.) de l’enfance et de l’adolescence ; la manière dont va s’imposer la notion d’une hétéronomie, d’une irresponsabilité (au sens juridique, notamment) de l’enfance, d’un type de soumission particulier des « mineurs » à l’autorité et aux disciplines ; et aussi, élément fondamental à partir de Rousseau, la notion d’une nécessaire protection spécifique de l’enfance contre toutes sortes d’atteintes dont le cœur est formé par les atteintes à l’intégrité, non pas physique en général (puisque les châtiments corporels en famille, à l’école et ailleurs sont longtemps admis voire codifiés), mais bien sexuelle : les mineurs n’ont pas la libre disposition de leurs corps en tant que ceux-ci sont sexués et ils son t, en général, sexuellement indisponibles (une règle qui s’aménage, notamment aux conditions du mariage précoce ou de l’émancipation, mais peu importe – une norme générale).

7Ta première attaque, qui pourrait faire de toi un non-moderne, un anti-moderne, porte sur ce point : tu contestes fermement ce partage entre majorité et minorité et y vois, au fond, un dispositif d’asservissement de la jeunesse, un moyen de priver les jeunes, astreints aux conditions de l’enfance entendue comme production réglée de la modernité, de la libre disposition d’eux-mêmes, de leur corps, de leur sexualité. Dans ce partage, tu discernes l’effet d’une paradoxale dénégation : celle de l’existence du corps sexué dès la naissance, de la sexualité infantile, juvénile, adolescente… Je dis paradoxale, parce que, comme l’a montré Foucault, la supposée répression du sexe a un double, terriblement envahissant : le sexe bavard, l’expansion infinie du discours sur le sexe, discours savant, discours courant, discours ventriloque du sexe qui parle…

8Quoi qu’il en soit de cette tension entre ces deux pôles, il ne fait pas de doute pour toi que la codification rigide du partage entre majorité et minorité est avant tout un moyen de minoriser la jeunesse, de l’astreindre à une condition de subalternité, de l’empêcher d’accéder aux plaisirs auxquels elle est susceptible d’aspirer, en entretenant notamment la fiction ridicule, depuis longtemps révoquée par Freud, de son absence au désir sexuel, bref de neutraliser la sexualité de la jeunesse. Il s’agit de tracer une frontière infranchissable entre l’adulte et l’enfant et c’est, dis-tu, par le sexe que passe cette frontière.

9C’est donc très fermement que tu récuses ce partage, et cette notion même de minorité, revendiquant que l’on « reconnaisse à l’enfant le droit de disposer de son corps », remettant en cause les « stratifications de classes d’âge », plaidant en faveur de ce que tu appelles une « enfance majeure » qui suppose donc, non pas que l’on « transforme les enfants en adultes », mais que l’on revendique « leur libre disposition d’eux-mêmes en tant qu’enfants ou ‘mineurs’, donc une valorisation de la minorité » [1]. L’idée, au fond, qui apparaît en toute clarté dans Co-ire, album systématique de l’enfance, le numéro 22 de la revue Recherches que tu conçus en commun avec Guy Hocquenghem en 1977, serait que cette notion de minorité est toute entière au service de la police des familles, de la police scolaire, de la police du Système en général et qu’il convient d’en inverser rigoureusement les termes : si l’enfance doit être protégée ou défendue de quelque chose, c’est bien de et contre ces polices cumulées et conjuguées.

10Et c’est ici qu’apparaît évidemment la plus litigieuse des lignes de fuites hors du discours familialiste, pédagogiste, psychiatrique, policier que tu proposes… Qui, en effet, l’enfance n’étant pas en mesure de se constituer, collectivement, en sphère d’autonomie, lui présentera le moyen de s’extraire hors de ce labyrinthe des règlements policiers ? Eh bien, la réponse est à peu près toujours la même, même si elle est diffractée, de livre en livre ou de chapitre en chapitre, en une multitude de figures singulières, littéraires, poétiques, mythiques et parfois socio-historiques : celui qui montre l’issue hors de ce cercle de fer des disciplines et des polices, c’est, disons, pour employer un terme générique, le séducteur, le joueur de flûte de Hamelin, l’ogre, le conducteur de « hordes » d’enfants dans l’Angleterre du xixe siècle, le précepteur plus ou moins dévoyé, etc. Bien sûr, le séducteur ne trouve ici sa place qu’à la condition expresse que son désir propre et les « rapts », les évasions qu’il organise rencontrent constamment le désir de liberté de l’enfance. Dans cette perspective, aussi éloignée que possible des évidences partagées de notre présent, il ne fait guère de doute que la famille et l’école sont des prisons dont l’enfance aspire continûment à s’évader…

11Ce qui va donc m’impressionner beaucoup, dans cette approche de l’enfance, et du point de vue même d’une philosophie de la différence que j’essaie de maintenir ici, c’est la fermeté avec laquelle tu présentes, dans la durée de ton travail et de ta réflexion, moins l’utopie que l’hétérotopie (Foucault) d’une autre enfance, et ce dans un état de parfaite indifférence aux déplacements idéologiques qui, pourtant, nous enveloppent. L’hétérotopie d’une enfance défamiliarisée, déscolarisée, dépédagogisée, dédisciplinée, dépsychiatrisée, etc.

12Le point fort de ta position est évident : les institutions et les pouvoirs censés se porter garants de l’intégrité de cette enfance, dont on nous dit qu’elle ne saurait vivre qu’aux conditions des polices énumérées plus haut, sont en état de crise chronique, pour ne pas dire déréliction. Les antinomies destinées à ruiner le concept même de cette enfance immunisée par le recoupement de toutes les disciplines et de tous les dispositifs de protection se multiplient. Un seul exemple : tandis que prospèrent à l’infini les fantasmagories policières/immunitaires autour de la figure du pédophile (« touche pas à mon enfant ! »), la main de la Justice s’abat comme le pavé de l’ours sur le dormeur, sur des enfants de quinze ans pour les condamner à des longues peines de détention (affaire de l’incendie du bus de Marseille). Donc, d’une certaine manière, en effet, le dispositif de l’enfance destiné à en assurer le « droit à la vie » (à défaut du bonheur ou de la joie de vivre) est entré dans une crise sans fin, ce qui donne un petit tour prophétique aux analyses que tu produisais dans les années 1970…

13Mais d’un autre côté, à mon sens, le point faible de ta position serait qu’au fond la déconstruction de ce dispositif de l’enfance à laquelle tu procèdes, tu l’opères dans un champ où s’opposent des points de vue irréductibles les uns aux autres, mais tous installés dans le relatif – de pures singularités engagées dans une lutte immémoriale : un champ de bataille où la coalition vertueuse des points de vue du père de famille, de l’instituteur, du policier, du psychiatre, du juge – s’oppose, bien sûr, à celui du « diable » - le séducteur. Et donc le « jeu » de la déconstruction consisterait à opposer envers et contre tout le point de vue du « diable », du séducteur, à celui de tous ces « vertueux » dont l’ancêtre serait l’inventeur du gouvernement de l’enfance, le Rousseau de L’Émile. Tu me sembles adopter ici une position qui me rappelle, toutes choses égales par ailleurs, celle de Goetz, au début de Le Diable et le Bon Dieu : passer du côté du diable pour affronter le mensonge des bondieuseries et l’hypocrisie des polices morales. Mais, ce faisant, tu nous installes dans une pure et simple situation de différend : nous ne pouvons que constater la radicale hétérogénéité des points de vue en présence, sans avoir la possibilité de trancher en échappant à la singularité et à la partialité des points de vue… Nous voulons bien faire un effort sur nous-mêmes pour tenter de nous abstraire du point de vue sur ces questions du prof, du père de famille, du médecin (que nous sommes souvent), mais évidemment, nous demander de passer du côté de celui du séducteur, c’est beaucoup nous demander, non pas bien sûr du fait de notre impeccable constitution morale, mais, tout simplement parce que nous font défaut les capacités d’excentrement nécessaires à un tel déplacement…

14Ce que nous aimerions donc savoir, c’est ce que pourrait être un point de vue de la philosophie sur ces questions, qui ne serait pas nécessairement un point de vue en surplomb, mais une position un tant soit peu dégagée de cet affrontement sans issue, une position un tant soit peu émancipée de celui-ci.

15Pour ma part, je suis assez enclin à partager une prémisse de ta critique de Émile : dans ce livre, c’est moins le philosophe qui parle (le vrai livre de philosophie de Rousseau, c’est Le Contrat social) qu’un fondateur des disciplines modernes, un propagateur de la police des conduites, le pédagogue, donc, même et surtout s’il ne cesse de se colleter avec les maîtres, précepteurs et enseignants de son temps. Mais ta critique en forme de généalogie de ce pédagogisme, même si elle mobilise Fourier et quelques bons auteurs, ne nous laisse au fond guère d’autre choix, je me répète, que d’adopter la position du traître et du transfuge scandaleux : les éducateurs et les psychologues qui ont pris l’enfance sous leur protection étant par position et fonction des « imbéciles » – c’est ton mot –, le bon sens et l’audace veut que nous passions dans l’autre camp – celui des séducteurs, avec tout ce que cela comporte de risques et de périls et ce que cela implique en termes de rebranchement de l’éducation sur le désir.

16La question est donc pour moi celle d’une position philosophique sur ce problème de l’enfance, dans sa relation à des termes comme liberté (autonomie), éducation (initiation), disciplines (police). Et ce qui m’intéresse dans Le Banquet, quoi qu’on pense par ailleurs du tournant ou de la conversion dont s’y fait l’avocat le Socrate de Platon, c’est précisément que ce dernier s’efforce d’y tenir non pas tant la position de l’éducateur, du pédagogue que celle du philosophe. Dans un premier temps, lorsque vient son tour de parler, Socrate détourne, si l’on peut dire, la question de l’Éros dont ont traité ceux qui l’ont précédé, vers celle de la connaissance et de l’éducation, de la transmission de la connaissance. C’est sa fameuse répartie ironique à Agathon, où se profile tout l’enjeu du tournant dont il va présenter les conditions : « Ce serait une aubaine, Agathon, si le savoir était de nature à couler du plus plein vers le plus vide, pour peu que nous nous touchions les uns les autres, comme c’est le cas de l’eau qui, par l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide. S’il en va ainsi du savoir aussi, j’apprécie beaucoup d’être installé sur ce lit à tes côtés, car de toi, j’imagine, un savoir important et magnifique coulera pour venir me remplir ».

17Ce qui va donc se trouver récusé, c’est un modèle éducatif selon lequel la transmission passe par les corps, par transvasement, et un modèle indexé sur la copulation et l’éjaculation. Ce qui va se trouver promu, et c’est tout l’enjeu du récit d’Alcibiade, c’est un modèle fondé sur la déliaison du désir et de la transmission ou de l’institution du disciple, de l’élève : sont rompues les continuités entre séduction et initiation, savoir et corps, amant et éducateur, etc. Éros conserve son rôle de conducteur, de support de la relation entre maître et disciple (Socrate est bel et bien attiré par les jeunes gens), mais le tournant qui réoriente l’enjeu de l’éducation dans le sens de la conversion vers l’intelligible (par opposition à la simple acquisition d’une compétence relative aux choses sensibles – les « savoirs » opposés à la connaissance), ce tournant a pour condition que le désir (le pur et simple flux de l’Éros) rencontre une contrariété, et c’est autour de cette butée que se trouve redéployé le but de toute éducation : accès aux belles Formes et non pas simple acquisition de savoirs particuliers. Il faut donc qu’Alcibiade ait subi la frustration dont il témoigne vivement dans son récit pour qu’il en vienne à être, comme il le dit, littéralement « mordu » par la philosophie.

18Tout ceci est bien connu, mais je ne le rappelle que pour aller vers deux remarques qui me conduisent à ma conclusion. En premier lieu, la différence entre le Platon du Banquet et le Rousseau de Émile est que le premier traite de la question de l’Éros, dans sa relation à l’éducation, à la relation maître/disciple, qu’il définit les conditions du redéploiement de l’horizon et des procédures de l’éducation en tant qu’autant d’enjeux pour la philosophie, comme truchement par lequel sont exposés, une nouvelle fois, les fondements de sa philosophie du concept, fondée sur la partition entre sensible et intelligible. Alors que ce qui semble bien apparaître, avec le livre à succès de Rousseau, c’est l’impossibilité de se tenir sur ce plan : le projet ou le fondement philosophique du livre va se trouver littéralement enseveli sous le fatras des savoirs et des disciplines, son public est du côté des familles, des pédagogues, des assistantes maternelles. C’est un texte inaugural de la séparation entre philosophie et sciences humaines ou sociales. L’éducation comme enjeu philosophique cède la place aux sciences de l’éducation.

19Et donc il me semble, seconde remarque, que ta critique du dispositif d’enfance moderne, dans son fond philosophique, a pour cible première ou dernière moins Rousseau, le pédagogue, que Socrate, ou plutôt Platon, le philosophe. Au fond, en effet, ta position sur ces questions est rigoureusement anté-platonicienne : elle rétablit le continuum entre initiation et éducation, entre corps et transmission, entre désir et connaissance, etc. Ce n’est pas pour rien que dans plus d’un texte tu opposes, implicitement ou explicitement, le « modèle » de l’initiation dans les sociétés sauvages à celui de la conversion aux belles Formes selon Platon. Tu es au moins d’accord avec Rousseau sur ce point que le milieu de toute éducation ou initiation ou transmission est le sensible, le monde des conduites, des objets, des savoirs simples et moins simples, des arts du « faire », etc. D’où la façon dont tu te mets en scène dans le film de Franssou Prenant dans le rôle du jardinier initiant les jeunes gens à la connaissance des plantes et à l’art de nettoyer un jardin…

20Autant de questions et d’objections auxquelles, bien sûr, je n’attends pas de réponse de ta part en bonne et due forme. Je sais bien que les plus fructueuses des « discussions » philosophiques sont muettes et souterraines. Elles n’étaient que la manière pour moi de rendre hommage de cette sorte de tranquillité stoïcienne avec laquelle tu persistes dans la posture du « non-contemporain ». Je termine donc en citant une réflexion que tu livres dans ton livre-bilan Après tout, et dont je partage pleinement l’esprit : « J’ai été toujours frappé, dis-tu, dans ton dialogue avec Geoffroy de Lagasnerie, par une double propriété de l’histoire : c’est que nous sommes, d’une part, à des années lumières de certains de nos contemporains avec lesquels nous n’avons aucune affinité, aucun rapport et que nous ne rencontrons jamais. Et que, d’autre part, il y a, en histoire, une continuité entre un passé que nous pensions extrêmement reculé et nous… » [2].

21Alain Brossat

Don Quichotte pour combattre la mélancolie Françoise Davoine, Edition Stock, Collection L’autre pensée. Tao Te King, Lao Tseu, traduction de Stephen Mitchell, Synchronique Editions

22Ni sage, ni tempéré, le psychanalyste est fou – mais il est « un fou entrelardé de lucidité ». Moderne Don Quichotte, il s’avance dans des contrées incertaines, qui sont souvent autant de zones de catastrophes, à la rencontre de mésaventures cuisantes où il peut lui arriver de prendre des coups. De ces voyages, il vient troubler et contredire leurs versions mièvres parfois, négationnistes souvent. Il vient raconter ce dont plus personne ne veut entendre parler : le bruit et la fureur.

23Dans une époque où les experts en communication ne cessent de répéter qu’il n’y a plus de soucis, que tout peut être réparé – les ordinateurs, les rides, le blues –, on en oublierait presque que nous sommes mortels ! Comment se fait-il que nous soyons si déprimés, nous qui sommes si riches, si libérés sexuellement, si instruits ? Et que penser de cette PMD (« Post Modern Depression ») ? C’est au fond la question qui parcourt ce livre. Françoise Davoine y répond d’une plume alerte par le refus obstiné de la victimisation, des schématisations simplistes, des vérités prêtes à penser, par la constitution d’un gai savoir issu des livres et de la vie, éloigné des molécules et du renoncement. Ce faisant, ce livre « enfant malingre, chétif et contrefait » devient, au fur et à mesure de ses pérégrinations, savoureux et vigoureux. Il fait s’esclaffer la mélancolie. Hommage à la psychanalyse en somme !

24Benoîte Michel-Graziani, psychanalyste

25Traduire peut être chose facile, accessible à n’importe qui. C’est en tout cas ce que nous dit Cervantès dans son Don Quichotte : « Il me paraît que traduire d’une langue dans une autre, quand ce n’est pas du grec ou du latin, les reines des langues, c’est comme regarder l’envers d’une tapisserie flamande : on distingue toujours les figures, mais brouillées par un tas de fils, si bien qu’elles ont perdu la netteté et l’éclat qu’elles avaient sur l’endroit. Traduire d’une langue facile ne demande ni plus de subtilité ni plus de style que de copier sur un papier ce qui est écrit sur un autre. » (trad. A. Schulman). Mais est-ce si simple ? Existe-t-il vraiment des langues nobles, et d’autres vulgaires, statut qui se signerait par la facilité à traduire ? Certaines langues sont-elles constitutionnellement majeures et d’autres mineures ? Ou n’est-ce pas plutôt l’usage politique qu’on en fait qui les rend telles – l’allemand de Kafka (Deleuze-Guattari), le français créole… ? Et que dire alors du passage du chinois, qui plus est ancien, au français, qui plus est contemporain ? Une traduction peut-elle être dite plus fidèle ? plus scientifique ? plus belle qu’une autre ? « D’esprit à esprit, compte tenu des différences absolues, de poésie à poésie, si l’on veut ne pas se tromper, du génie d’une langue au génie de l’autre, certes, il existe peut-être des passages, et la communication, la communion profonde peut s’établir quand l’ambition est assez haute. Mais combien pâle, combien subtile, combien discutable et difficile, la transposition ! Combien cachée dans le secret est la magie de l’indicible analogie ! Car si le centre de la terre est le même pour tous, sous les pieds, le ciel, au-dessus des têtes, est différent pour chacun. » Ainsi parlait Armel Guerne, dans la préface à sa magnifique traduction, vieille de maintenant de plus de quarante années, du même classique de Lao Tseu (Le Club français du livre, 1963). Avec sa traduction nouvelle, poétique et limpide, qui rend à nouveau disponible ce si beau livre dans une édition de qualité (qui nous rappelle que faire des livres, c’est écrire – ou traduire –, mais c’est aussi éditer), Stephen Mitchell nous propose un autre voyage dans le Tao qui, ne l’oublions pas, ne peut pas être dit – quant à être traduit… : « Le tao qui peut être exprimé n’est pas le Tao éternel… »

26Stéphane Nadaud

Mais aussi…

27Les livres que nous avons reçu à la rédaction :

28Sophie Houdart, La cour des miracles ethnologie d’un laboratoire japonais, CNRS éditions (Paris).

29« Milieu des années 1990. Des chercheurs décrivent un gène de l’homosexualité chez la mouche drosophile. Une ethnologue est parmi eux, à assister à la mise en événement de cet objet singulier… »

30Miguel D. Norambuena, Les aquarelles d’Yvrose, Editions du Tricorne (Genève). Un choix de portrait (aquarelles) d’Yvrose Price, peintre haïtienne.

31Maryvonne Margouet, Si mon corps m’était conté, Editions Les Livres de Joseph Ouaknine.

32« Il s’agit d’un témoignage sur de longues années d’analyses et de séances d’haptonomie ».

33Olivier Apprill (textes), Armelle Ritter (encres), Naissance d’une, Zinc Editions

34« Elle arrive comme la destinée, sans cause, sans raison, sans égard, sans prétexte, terrible, soudaine, avec la rapidité de l’éclair, c’est une variation atmosphérique, une molécule, une population discrète, une nuée de gouttes. »

Penser l’hétérogène, Figures juives de l’altérité, de Georges Zimra, L’Harmattan, Paris, novembre 2007

Pour une dialectique de l’Un et de l’autre

L’Un donne ce qu’il n’a pas

35Plotin

36L’ouvrage de Georges Zimra, Penser l’hétérogène, Figures juives de l’altérité, est un livre d’une ampleur tout à fait remarquable : le titre peut laisser croire qu’il s’agit d’un énième ouvrage sur des thèmes sans cesse repris (judaïsme, altérité), que les commentateurs par exemple de Levinas revisitent tantôt brillamment, tantôt aussi de manière un peu répétitive. Ce n’est vraiment pas de cela qu’il s’agit ici, même si Levinas est un auteur non seulement lu et commenté dans cet ouvrage, mais pris en compte dans son enjeu conceptuel, philosophique, théologique et historique, qui dépasse de loin le souci traditionnel du commentateur scrupuleux.

37D’ailleurs autant souligner de suite que les auteurs avec lesquels travaillent ici Georges Zimra présentent un horizon saisissant : du côté de la philosophie, Zimra tient à travailler à partir des concepts de Foucault pour penser la modernité et sa généalogie. Mais Rousseau, Hegel, Marx, Benjamin, Arendt, Derrida, entre autres, sont aussi de la partie. Du côté de la théologie, l’ouvrage reprend la discussion sur le sens de la traduction biblique réalisée par ce groupe qu’on a coutume d’appeler la « Septante » qui au troisième siècle avant notre ère, entreprit de traduire la Thora dans une autre langue que la sienne, à savoir de tenter ce passage « délicat » de l’hébreu vers le grec. Mais cette discussion court alors, en passant par Saint Paul, Avicenne, Maimonide jusqu’à Rosenzweig et Levinas, pour tenter de penser quelle place occupe la figure juive. Quelle place occupe la figure juive par rapport d’abord à la langue grecque et à l’affirmation paulinienne d’un universel qui dans le même geste inclut et exclut celui qui se reconnaît encore dans l’héritage de Moïse ?

38En outre, une grande sensibilité à la dimension historique est également prise en charge dans ce livre, qui arrive à tenir le pari de mener une enquête sur les figures juives de l’altérité qui débute avec ce qui pourrait être considéré comme un moment inaugural (en ce qu’il ouvre le débat entre l’Un et l’autre) à savoir la traduction biblique de la Septante, jusqu’à notre modernité marchande ; marchande en ce qu’elle est prise désormais sous le pouvoir hégémonique d’une mondialisation économique dont la puissance d’homogénéisation n’a sans doute jamais été égalée.

39Enfin, last but not least, Zimra sait par sa propre pratique professionnelle et sa profonde passion pour la psychanalyse, profiter de la lucidité clinique de celle-ci pour ouvrir aussi son analyse aux concepts issus de l’œuvre de Freud et de Lacan. Bref, c’est une enquête d’une vraiment grande ampleur que présente cet ouvrage, et on ne s’étonnera finalement pas que lors de la présentation de ce livre à la galerie d’art de l’éditeur l’Harmattan, (présentation que firent Olivier Douville et Georges de Zimra en mars 2008), l’auditoire fut à la fois passionné et sidéré par une telle entreprise théorique : le large public ici présent manifesta à la fois son admiration pour une telle entreprise, et une véritable difficulté à lancer la discussion qui s’ouvrit à la suite des deux présentations de l’ouvrage, tant l’horizon conceptuel était large et difficile à prendre en charge.

40Comment résumer en quelques mots l’ampleur de ce travail : il s’agit ici de dresser une généalogie de notre modernité, de son processus d’homogénéisation marchande à partir du prisme philosophico-théologique (théologie juive, chrétienne et arabe), en passant également par le siècle des Lumières, pour aboutir à la question centrale suivante : qu’est-ce qui dans notre morose modernité prise dans la séduction de l’homogénéité de la marchandise, résiste encore comme altérité, et comme puissance possible d’émancipation ?

41Je tenterai ici quelques remarques (5) pour essayer d’entrer dans cette enquête qui couvre donc, rappelons-le encore une fois, plusieurs domaines théoriques et plusieurs périodes historiques.

421. Cet ouvrage en un sens permet de comprendre la signification de cette grande amitié qui demeure si mystérieuse, entre Benjamin et Scholem. Qu’est-ce que font ensemble un spécialiste de la mystique juive, avec un « marxiste » passionné de Lukacs, et ami de Brecht. Oui, qu’est-ce qu’ont à voir en commun ces deux grandes figures du monde intellectuel judéo-allemand du xxe siècle? Et qu’est-ce qu’ils font ensemble? Eh bien ils s’écrivent à n’en plus finir, ils se lisent, ils se voient, ils espèrent pouvoir vivre encore une fois dans des lieux plus proches que ceux qui sont devenus respectivement les leurs (Tel-Aviv/Paris après Berlin en commun). Il y a en fin de compte une évidence à ce que le livre de Scholem sur Benjamin s’appelle simplement Histoire d’une amitié. Au-delà des apparences, ils savent l’un et l’autre qu’ils font la même chose, mais à leur manière. Je serais tenté de dire, malgré toute la magie qui entoure ce signifiant : ils font de la kabbalah. On peut traduire ce terme de manière littérale (parait-il…) très simplement par transmission, passage, héritage. Ils font de la kabbalah en ce qu’ils se reconnaissent cette immense et tragique et extraordinaire mission de sauver un patrimoine au bord du gouffre, du péril, de la mort, de la Shoah. Cet héritage c’est aussi bien l’héritage du judaïsme de la Mittleeuroppa, que de manière plus surprenante mais pas moins importante, l’héritage de la culture philosophique allemande, voire de la culture littéraire française, voire de la civilisation même propre à l’Europe, aux Lumières, à cet espoir porté par le xviiie siècle et par la révolution française… Ils ont en charge une kabbalah qui les écrase d’un poids plus qu’énorme, qu’ils savent ne pas pouvoir porter seul. Ils seront d’ailleurs là-dessus un peu ou beaucoup aidés par d’autres, par Adorno par exemple, par Horkheimer, par Freud peut-être aussi, par Bloch, par Buber, par Arendt, par plein d’autres aussi sans doute, plus modestes, plus anonymes mais peut-être pas moins importants. Et cet héritage, ils y vont, avec leur courage, avec leur énergie puisée aussi dans le désespoir de l’histoire, des temps sombres, de minuit dans le siècle, de la mort en masse à Auschwitz, et de la mort en solitaire à Port-Bou. Porter cet héritage. De différentes manières, mais le porter, le supporter, et essayer malgré tout le passage, la passe à l’autre, la passe à ceux qui plus chanceux peut-être arriveront à prendre la balle au rebond pour faire quelque chose à leur tour de ce que Benjamin appelle la petite part d’héritage qu ‘il est donné à chaque génération d’essayer de préserver, voire de reprendre, voire de réaliser si la brèche utopique ou messianique peut laisser passer plus que d’ordinaire.

432. Ce livre de Georges Zimra montre ce lien ; ou plutôt il ne le montre pas, mais il l’articule ; il tresse ensemble ces deux héritages portés par ces deux amis qui ensemble essayaient de mener la musique. Ce double héritage ici est repris, double héritage qui n’en est qu’un, mais qu’il est si difficile de relier, de renouer, de retresser. L’un et l’autre. Du passé au présent. Du politique au théologique. D’un ami à l’autre etc.

44Est-ce que dans le livre de Georges Zimra, il s’agit aussi de kabbalah ? En un sens pas du tout : nulle part Zimra se lancera ici dans des spéculations poético-théologiques sur les variations infinies qu’il est possible de produire sur la lettre du texte biblique. Mais en un autre sens, absolument : il semble en effet que toute cette entreprise a elle aussi comme objet un sauvetage et une transmission : en mettant en lumière quelle forme d’hétérogénéité est inclue/exclue dans le geste paulinien, dans le jacobinisme révolutionnaire, dans le processus d’homogénéisation marchande, Zimra cherche à mettre en évidence les « restes » : ces restes peuvent se nommer « altérité », « figures juives », « hétérogénéité ». On pourrait aussi penser à ce que le grand poète aujourd’hui décédé, Aimé Césaire, nomme la « négritude ».

45Il y a dans le geste paulinien, ou dans le mouvement révolutionnaire jacobin, ce désir légitime d’en arriver à un universel, de telle sorte que tout un chacun puisse y être inclus. Qu’il n’y ait pas d’un côté le juif, et de l’autre côté le grec ; qu’il n’y ait pas d’un côté le juif et de l’autre côté le citoyen de l’État français. Cette aspiration à l’universel est tout à fait louable : elle nous vient de cet héritage grec, de la philosophie de Platon et d’Aristote, pour laquelle penser requiert d’aller vers l’universel. Mais son sombre versant ne doit pas être occulté : si nous sommes tous « juifs et grecs » (Paul), enfin réconciliés dans le katholicon (universel) rendu possible par Jésus, qu’en est-il alors de ceux qui veulent persévérer dans l’héritage Mosaïque sans accorder à Jésus le rôle du rédempteur qu’il est censé incarner ? Ici, on perçoit comment l’universalisation paulinienne inclut les juifs (qui reconnaissent Jésus), inclut les Grecs (qui reconnaissent Jésus), et exclut aussi tous les autres… L’universalisation qui ici prétend inclure et englober l’altérité, reconduit en vérité cette même altérité dans une position alors fragile : la punition des juifs, sera alors, d’un point de vue théologique et « historique », l’errance, puisqu’ils n’ont pas reconnu en Jésus l’avènement du rédempteur dont pourtant ils avaient tenu la promesse. Zimra écrit : « Par le maintien de leurs croyances et le refus de la messianité du Christ, les juifs représentèrent pour l’Église un insupportable défi, un hétérogène, « un reste » d’histoire qui a hanté le christianisme. » (p. 39). Il ne s’agit pas alors pour l’auteur de construire un raccourci qui serait un vrai piège, mais de montrer patiemment comment cette inclusion/exclusion « hantera » comme il le dit ici le christianisme : et qui ne voit qu’il y a en effet ce phénomène comme spectral où les débats sont hantés de ce reste lié à la survivance d’une figure juive ? Et ce, aussi bien dans les discussions théologiques du début de l’ère chrétienne ; que dans la « reconquête » espagnole et portugaise ; que dans l’Inquisition qui s’en suivit ; que dans les discussions durant la révolution française sur le statut des juifs vivants en France ; que dans la question de l’antisémitisme moderne et la monstruosité de la Shoah ; que dans l’épineux statut d’un État juif né en 1948, etc.

46On notera juste en passant que la formule bien connue de mai 1968 selon laquelle « nous sommes tous juifs et allemands » résonne elle aussi de cet héritage paulinien, et que sous son apparence émancipatrice et universelle, elle recèle peut-être elle aussi une puissance d’exclusion tout à fait inquiétante.

473. L’enjeu général pour Georges Zimra dans ce livre est d’établir ce que l’on pourrait appeler une dialectique de l’Un et de l’autre. Quelle place reste-t-il pour l’autre, lorsque l’on s’est élevé jusqu’à l’affirmation de l’Un, c’est-à-dire à une universalité, à une totalité qui doit tout inclure ? Une place en marge, à marginaliser, qui demeure comme une épine dans le pieds. Ici se joue l’articulation si importante dans ce livre, que Spinoza nous a si bien appris à déceler, entre le théologique et le politique. Le geste théologique de l’universalisation paulinienne n’est pas un geste qui demeure pris dans les limites de son propre domaine (la religion, la théologie), mais c’est bien au contraire un geste qui porte de puissante conséquence politique. Quelle place donc pour l’autre ? De son côté le jacobinisme révolutionnaire lance une entreprise apparemment sécularisée, où il s’agit ici encore d’affirmer une universalisation émancipatrice qui concernerait enfin tout le monde. Mais d’une part, il peut être important d’entendre son « air » théologique, dont la conséquence politique est ici tout à fait évidente ; et d’autre part cela peut nous permettre en outre de mieux comprendre la cohérence de Robespierre qui très vite chercha à établir un culte nouveau de « l’être suprême », en hommage à la « raison triomphante ». Qui sont les autres alors ? Ceux qui n’ont pas reconnu encore cette universalité, et que les troupes napoléoniennes s’empresseront d’évangéliser. Ceux qui venant d’autres continents et d’autres cultures, peuvent désormais être considérés comme des peuplades autochtones qu’il est légitime et bon de coloniser etc. Les récents débats sur l’inscription dans les manuels d’histoire du soit-disant « rôle positif » de la colonisation en disent long sur la persistance politique de ce fond théologique. Ce que le poète Aimé Césaire cherche à faire entendre à travers la défense forte et vigoureuse de sa négritude, et de la négritude en général, c’est justement cette défense d’un autre, qui n’en peut plus d’être soumis au règne d’une Universalisation, qui dans le même mouvement où elle prétend l’inclure, l’exclut aussi dans sa différence propre.

48Quelle serait inversement une dialectique de l’Un et de l’autre, qui ne se jouerait plus sur ces motifs d’exclusion/inclusion. Comment ne pas considérer que la recherche des Universaux est d’une importance majeure ? Et comment considérer la possibilité de cette affirmation, dans un dialogue avec l’altérité, qui ne soit pas d’inclusion/exclusion ? C’est peut-être là que se situe l’enjeu politique fondamental de ce texte, au sens qu’il maintient ouvert la question de l’émancipation, et, osons-le dire, du messianisme politique, tel que Benjamin et Scholem entre autres (il faudrait y ajouter Rosenzweig, peut-être Marx aussi, et Spinoza…) ont essayé de le faire vivre, et de le maintenir comme héritage théorique, théologique et politique.

494. Essayons enfin une dernière incursion vers la question de la modernité, de ses tentatives émancipatrices et de ces égarements, puisque l’ouvrage de Georges Zimra s’achève là-dessus. Cf. notamment le chapitre IV intitulé « Du malaise dans la civilisation à la destruction de la civilisation », et le chapitre V « L’exil, le Livre, la terre ».

50Peut-être que la grande question héritée de la révolution française, et du xviiie siècle, fut merveilleusement résumée par Moïse Mendelssohn, puis magnifiquement reprise par Emmanuel Kant, à savoir : qu’est-ce que les Lumières ? C’est une question qui rouvre et qui réinterroge à la fois, l’espoir d’une émancipation aussi bien individuelle que collective. Comment un individu peut-il prétendre à son autonomie en se débarrassant de ses tutelles ? Comment une collectivité ou un peuple peut prétendre enfin à plus de liberté ? Par le biais de l’affirmation de quel universel une telle entreprise peut-elle se réaliser avec réussite ?

51Nous avons déjà souligné comment le jacobinisme révolutionnaire pouvait être entendu comme une réaffirmation du geste paulinien, et de quelle manière ce geste porte une dialectique en ce que dans le même mouvement il promeut une citoyenneté nouvelle et positive, tout en écartant de celle-ci ceux qui ne s’y reconnaissent pas. (Le débat actuel sur la question des sans-papiers pourrait enrichir grandement l’analyse de ce point aveugle et cruel de notre républicanisme moderne).

52Mais c’est du côté du débat « marxiste » que nous voudrions nous pencher pour finir. Zimra met en évidence dans son ouvrage de quelle manière le processus de mondialisation en cours et avancé, peut s’entendre en termes d’homogénéisation. C’est-à-dire en termes d’universalisation. Mais cette universalisation n’est plus désormais seulement d’ordre théorique, ou théologique, ou politique, mais elle s’inscrit désormais dans une matérialité tout à fait inédite, puisque c’est la marchandise qui désormais est quasi la même à Shanghai, à Paris, à Buenos Aires etc. Dans l’héritage de Georges Lukacs, les philosophes de l’École de Francfort ont voulu donner la plus grande importance au concept de réification, en ce que la puissance de la marchandise à l’époque moderne produirait ce devenir res, chose, de toute « chose », y compris celle qui serait censée y échapper, comme par exemple l’objet culturel, ou comme par exemple ce qu’est un sujet, et ce qu’est une subjectivité vivante… On pourrait dire qu’on a ici le dernier avatar (connu à ce jour) du geste d’universalisation paulinienne : dans l’équivalent universel qu’est l’argent, cette marchandise permettant d’échanger toutes les autres, se produirait l’entière annulation des différences. Qu’est-ce qui reste alors ? Quels sont les restes à ce processus ? On peut établir une liste partielle de ces restes : la souffrance psychique, les retentissements d’un inconscient finalement insatisfait de n’être comblé dans ses désirs que de manière superficielle, les traditions culturelles des uns et des autres piétinées et en voie de disparition. Bref, une altérité qui ne se satisfait pas de ce règne nouveau du même. Une figure juive moderne peut ici apparaître, qui dans son vieil héritage de non-assimilation à l’identique, réaffirme l’importance de son altérité. Elle n’est certes pas la seule figure de cette altérité, mais elle existe encore, avec et malgré le projet historique de l’établissement d’un État juif. En effet, ne peut-on pas lire le projet historique d’Israël et du sionisme comme une manière de confiner le destin historique du judaïsme à une affirmation nationaliste somme toute similaire aux autres formes bien connues de nationalisme ? C’est-à-dire comme une entrée dans le concert des Nations, et de son processus d’homogénéisation ? À ce propos d’ailleurs, la dernière génération des intellectuels juifs français (mais je tiens à dire cela sans faire de généralisation, puisqu’il y a de l’altérité ici aussi…) présente un étonnant paradoxe qu’il est important de souligner : il n’y a peut-être jamais eu de génération si populaire et si présente sur le plan éditorial et médiatique, et il n’y a peut-être jamais eu de génération si creuse dans leur analyse théorique de notre modernité ; de sorte qu’ils semblent n’avoir produit (avec succès certes) qu’une absence supplémentaire de pensée concernant notre modernité marchande. On peut lire là-dessus le petit texte vif de Deleuze, intitulé À propos des nouveaux philosophes : à la question « que penses-tu des nouveaux philosophes ? », Gilles Deleuze répond avec fermeté et ironie, qu’il n’en pense rien, parce qu’il n’y a rien à penser dans les travaux de ces gens-là… sauf la capacité qu’ils ont eue de créer une puissance de marketing à la fois efficace et désastreuse…

53C’est donc à rebrousse-poil de ses modes que s’engage l’ouvrage de Georges Zimra : que reste-il d’altérité au processus d’homogénéisation de la marchandise ? A-t-elle fait le tour de ce processus de sorte que la réification soit arrivée à son terme, c’est-à-dire à une totalisation parfaite ? Sans doute pas. Et ces restes portent alors avec eux l’espoir d’autres possibles.

545. Je serais tenté pour ma part de parler du nihilisme à propos de la marchandise et de son processus de réification, et c’est ici un petit désaccord terminologique que je tiens à présenter avec l’auteur. Pourquoi parler de nihilisme ? Parce que l’homogénéisation produite par la marchandise, autrement dit par la mondialisation, place toute chose à égalité, comme pouvant être équivalente et échangeable. Benjamin désigne cela dans son ouvrage sur Baudelaire comme le « progrès de la rigidité cadavérique ». Georges Zimra préfère quant à lui parler de « négation de l’altérité ». Mais justement, si l’altérité est niée, c’est qu’elle devient égale au même, c’est que tout est égal, et c’est comme cela justement que Nietzsche définit le nihilisme. Par exemple, est-ce que J.-P. Foucault sur TF1 c’est égal à Michel Foucault sur Gallimard… Voilà que nous recueillons un signifiant pour un autre, un prix pour un autre. Il se peut bien cependant que le Foucault de TF1 soit dans le domaine de l’équivalence marchande, d’une bien plus grande valeur que celui de Gallimard, mais je n’ai hélas pas encore fait les calculs…

55Je dirais simplement et sincèrement, que pour moi, rien depuis Lukacs n’avait dans le domaine du marxisme portait aussi loin son regard critique et analytique. Cette force de perception, Zimra la doit, je crois, à cette capacité à « lire » le marxisme et la question de la marchandise, à partir aussi d’une histoire « théologique » méconnue par presque tous. Sans doute faudrait-il plutôt dire que ceux qui connaissent une tradition (la marxiste par exemple) ne connaissent pas l’autre (la théologique) et inversement… L’un encore une fois ne connaît pas l’autre, et l’autre non plus… On revient encore à cette dialectique de l’Un et de l’autre, ainsi qu’à l’histoire de l’amitié entre Scholem et Benjamin.

56L’auteur sait trouver dans son analyse de notre modernité une acuité remarquable parce qu’il arrive à se placer au cœur du marxisme à partir de débats théologiques, avec donc des yeux de théologiens et de marxistes, mais aussi de psychanalystes et de cliniciens, bref avec des yeux de veilleurs de nuits des fantômes qui hantent l’histoire, ou mieux encore : avec des yeux de métaphysicien averrossien averti de la question essentielle de l’Un et de l’autre. Pour conclure, je dirais qu’il y a un souffle extraordinaire dans cet ouvrage. Dans le Cours traité, Spinoza parle du “rouach” terme hébreu pour dire le souffle ou la vie, ou l’animation ou la puissance de la vie, ou quelque chose comme cela. Ce travail aurait pu s’appeler Différence et répétition, mais le titre est déjà pris. L’autre sens est cependant encore possible, et cet ouvrage pourrait donc porter comme titre L’Un et l’autre, ou bien encore Pour une dialectique de l’Un et l’autre. La citation de Plotin en exergue peut ici être rappelée : « L’Un donne ce qu’il n’a pas ». Il y a une générosité de l’Un qui donne ce qu’il n’a pas, pour qu’il puisse y avoir autre chose. Si l’Un avait déjà ce qu’il donnait, alors il serait plus qu’Un… Ainsi, si l’Un est au départ, il ne suffit cependant pas et il faut de l’autre. Un auteur comme Badiou qui cherche à se placer dans l’héritage grec de Platon a peut-être préféré la réduction à l’Un, en oubliant de prendre en compte l’importance de l’autre, et du dialogue incessant qu’il doit alors y avoir entre ces deux termes.

57Cet autre, et l’altération qu’il produit, porte alors à conséquence : dans le débat théologique comme dans le débat philosophique, avec tout ce qui peut alors s’ensuivre dans le domaine politique. C’est à ce prix qu’un espoir d’émancipation au sens fort, c’est-à-dire au sens messianique, est encore possible, et demeure encore digne d’espérance.

58marc.mardochee@yahoo.fr

59Professeur de philosophie au lycée, membre du Diwan occidental-oriental (Paris)

La bande à Bonnot. Mémoires imaginaires de Garnier. par Benoît Ladarre, Paris, Éditions du Monde Libertaire, 2008

figure im1

60« J’ai écrit ce texte à la demande d’un ami, Nicolas Corato, qui me proposa de participer à un recueil de nouvelles qui présentaient certaines grandes figures criminelles de l’histoire de France. Mes affinités me portèrent très vite à choisir deux personnages haut en couleurs, héros emblématiques de la cause anarchiste : Ravachol et Bonnot.

61J’avoue avoir pris plus de plaisir à écrire sur Bonnot et sa bande à partir des nombreux textes collectés, et notamment des Mémoires de Garnier, choisissant ce dernier comme narrateur de cette aventure extraordinaire qui défraya la chronique à la veille de la première guerre mondiale. Je suis parti d’extraits de ses mémoires que j’ai complétées en prenant la liberté de les modifier pour les fondre dans une écriture inspirée du parler « apache » de l’époque. Ma jubilation tint en grande partie au travail que je consacrais à imaginer cette langue riche et croustillante, n’ayant d’autres outils que deux dictionnaires d’argot. »

62Benoît Ladarre

63La bande à Bonnot, et Garnier en particulier, représentent la révolte poussée à un point de non-retour. Une révolte sans espoir qui intensifie la vie et détruit tout repère moral. Une course à un rythme trépidant qui ne pourra déboucher que sur la mort… et la gloire éventuellement. « Une ligne de fuite qui se transforme en ligne de mort » dirait Deleuze, le philosophe. « Vive la mort ! » s’exclament les héros au milieu du récit. L’absence d’états d’âmes de Garnier à terrasser tous les hommes qui se trouvent par malheur sur son passage laisse entrevoir une subjectivité au-delà des limites qui inquiète. D’une part, par-delà le bien et le mal, Garnier semble avoir reconquis sa dignité et sa puissance en choisissant de devenir l’ennemi de toute une société. Mais il s’est également transformé en « terrassier » (le surnom qui lui fut donné) par un étrange processus parallèle. Il n’est pas devenu un être froid et désaffecté pour autant. Ses mémoires rappellent que la révolte gronde en lui et le nourrit jusqu’à la fin. Et il la pousse jusqu’à son paroxysme en acceptant dès le départ sa propre mort. Dans ces conditions, plus il en emportera avec lui dans la tombe, plus sa revanche sera éclatante. Quand la mort se noue à l’absolu de son propre sacrifice, et qu’elle scelle un pacte d’amitié entre des hommes qui ont accepté de se battre ensemble, non plus par idéal, mais par simple défi, ils deviennent paradoxalement immortels et se rapprochent de la beauté. Est-ce un nihilisme vivifiant ? Un ressentiment exalté ? En tout cas, c’est une jouissance dérangeante qu’on tente toujours d’élucider. Une composition explosive qui sévit aujourd’hui sous d’autres formes. C’est de cette façon que l’auteur a vécu son branchement avec Garnier. Une façon de le remercier en lui dédiant ce texte qui, au départ, est le sien.

64Elias Jabre


Date de mise en ligne : 15/11/2012.

https://doi.org/10.3917/chime.068.0327

Notes

  • [1]
    René Schérer et Geoffroy de Lagasnerie, Après tout, entretiens sur une vie intellectuelle, Paris, Editions Cartouche, 2007, p. 53.
  • [2]
    Ibid., p. 63
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