Couverture de CHIME_066

Article de revue

Le cinéma, la mémoire sous la main

Pages 257 à 278

Notes

  • [1]
    S. Daney, « Le Travelling de Kapo », Persévérance, Paris, P.O.L, 1994, p. 34.
  • [2]
    S. Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main : cinéma, télévision, information, Lyon, Aléas Editeur, 1991, p. 136.
  • [3]
    S. Nadaud, Manuel à l’usage de ceux qui veulent réussir leur [anti] œdipe, Paris, Arthème Fayard, 2006, p. 175.
  • [4]
    Ibid., p. 143-198, sur les mécanismes d’oubli (actif/passif) dans la nostalgie et la mélancolie, à partir de Mishima, Freud, Nietzsche, Borges et Daney.
  • [5]
    S. Daney, « Le Travelling de Kapo », Persévérance, op. cit., p. 26.
  • [6]
    Ibid., p. 24.
  • [7]
    G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, p. 157 : « Godard et Lanzmann pensent tous deux que la Shoah nous demande de repenser notre rapport à l’image, et ils ont bien raison. Lanzmann pense qu’aucune image n’est capable de « dire » cette histoire, et c’est pourquoi il filme, inlassablement, la parole des témoins. Godard, lui, pense que toutes les images, désormais, ne nous « parlent » que de ça (mais dire qu’elle « en parlent », ce n’est pas dire qu’elles « le disent »), et c’est pourquoi, inlassablement, il revisite notre culture visuelle à l’aune de cette question. »
  • [8]
    J.-L. Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, Paris, Gallimard, 1980, p. 132.
  • [9]
    Je renvoie ici au texte très complet sur le sujet de G. Didi-Huberman, « Ouvrir les camps, fermer les yeux », Annales N° 5, 61e année, octobre 2006.
  • [10]
    S. Daney, « Le Travelling de Kapo », in Persévérance, op.cit., p. 24.
  • [11]
    H. H. Gerth & Wright Mills, From Max Weber, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1970, p.. 214, 215. Cité par Z. Bauman, in Modernité et Holocauste, La Fabrique, 2002, p. 42.
  • [12]
    M. Blanchot, La folie du jour, Paris, Gallimard, 2002, p. 19.
  • [13]
    G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, Paris, Rivages Payot, 2003, p. 52.
  • [14]
    Z. Bauman, Modernité et Holocauste, op. cit., p. 63.
  • [15]
    Z. Bauman, Modernité et Holocauste, op. cit., p. 174.
  • [16]
    G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit., p. 53.
  • [17]
    J. Derrida, Mal d’Archive, Paris, Galilée, 1995, p. 11.
  • [18]
    Ibid., p. 13.
  • [19]
    Ibid., p. 13.
  • [20]
    Ibid., p. 14.
  • [21]
    Ibid., p. 26.
  • [22]
    J’emprunte ici à Jean-Louis Déotte le concept d’appareil ; cf. L’époque des appareils, Paris, Lignes et Manifestes, 2004.
  • [23]
    Ibid., p. 34.
  • [24]
    M. Foucault, « L’écriture de soi » (1983), in Dits et Ecrits II, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 1239.
  • [25]
    Ibid., p. 1237.
  • [26]
    Ibid., p. 1237. Je souligne.
  • [27]
    Ibid., p. 1238.
  • [28]
    L’analyse des mécanismes de prise en charge des hypomnèmata par les industries culturelles et les circuits de consommation occupe une place centrale dans le travail de Bernard Stiegler aujourd’hui, dans la perspective précisément de « mettre en œuvre une politique industrielle des technologies de l’esprit », in Mécréance et Discrédit 2, Paris, Galilée, 2006, p. 175.
  • [29]
    Ibid., p. 1238.
  • [30]
    Ibid., p. 1240. Je souligne.
  • [31]
    J. Derrida,., p. 148.
« C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu. »
L. F. Céline, L’Eglise

1La mémoire travaille au présent. C’est ainsi qu’on aimerait désigner l’exercice politique, collectif et critique de reconnaissance des torts, exercice trop souvent absorbé par un dispositif cathartique qui convoque le souvenir de l’événement au moment voulu, pour un effort de mémoire attendu et immédiatement reconduit aux conditions de la commémoration. De telles démonstrations médiatiques ne nous donnent guère l’occasion de nous pencher sur le maintenant de notre expérience, ni de nous rendre attentifs à l’actualité du désastre.

2Lorsque Benjamin écrit que « la connaissance historique n’advient qu’à partir du “maintenant”, c’est-à-dire d’un état de notre expérience présente d’où émerge, parmi l’immense archive de textes, images et témoignages du passé, un moment de mémoire et de lisibilité qui apparaît – […] – comme un point critique, un symptôme, un malaise dans la tradition qui, jusqu’alors, offrait au passé un tableau plus ou moins reconnaissable », il signifie que toute position subjective a charge dans l’actuel et comme après-coup d’accueillir les expériences politiques et esthétiques par lesquelles le passé se rappelle à nous. C’est penser le présent aux conditions de la mémoire involontaire, aux conditions du maintenant de la mémoire subjective ; c’est penser la mémoire avec la connaissance historique aux conditions du symptôme.

3Mémoire attendue. Mémoire inattendue. La mémoire et la lisibilité de l’histoire sont d’abord les effets d’une crise, d’une maladie du temps au contact d’une subjectivité, de la singularité d’un moment ; avant, sans doute, d’être des effets de l’époque.

4Maladie du temps, ou des temporalités heurtées. La mémoire surgit comme une coupe synchronique dans le réel ; aussi toute expérience de mémoire souffre-t-elle de la folie de ce soulèvement anachronique, de cette rupture de la durée : retour du refoulé historique d’emblée traduit, imprimé, et réenregistré au présent.

5En le définissant comme « art du présent », d’un présent mélancolique, Serge Daney inscrit le cinéma dans cette perspective benjaminienne où la lisibilité de l’histoire ne va pas sans une subjectivité de la mémoire : « le cinéma est l’art du présent. Et si la nostalgie ne lui sied guère, c’est que la mélancolie est sa doublure instantanée [1]. ». Ceci, sans doute, parce que la mélancolie dit quelque chose de cette expérience synchronique où le présent devenu soumis au passé reste immobilisé au point de ne pouvoir se retourner vers lui. Le passé, l’histoire, ne sont pas tenus pour extérieurs à l’expérience subjective (comme y invite la nostalgie) : « La nostalgie valorise l’objet perdu, la mélancolie sait que cette perte est l’ombre du présent, son arrière-goût immédiat [2]. »

6Façon de dire que la mélancolie, comme processus, comme expérience à l’œuvre au cinéma, assume la perte et l’histoire comme principe de réalité : « la mélancolie signe un fonctionnement de la mémoire qui assume la Mort et la Vie [3]. »

7C’est l’histoire de l’histoire et c’est l’histoire du cinéma : faire œuvrer la mémoire entre mélancolie et amnésie, oubli actif et oubli passif[4]. Et la question s’impose plus fortement aujourd’hui, à l’heure de la table rase historique où repentance et concurrence des mémoires sont à proscrire.

Dette et transmission de l’histoire au cinéma

8Il y a ainsi une dette du cinéma vis-à-vis de l’histoire et de sa capacité réaliste à en témoigner. Cette dette, Daney en a mesuré le coût dans une œuvre qu’il a voulu aux frontières de l’expérience subjective (autobiographique), esthétique (cinématographique), et de la responsabilité historique.

9Mais c’est sans remords et sans nostalgie donc, que ce processus de reconnaissance des torts et des oublis de la mémoire cinématographique se développe pour Daney, au fil de l’historicité particulière (parce que douée d’expérience) qu’il réagence et invente dans l’art de la critique.

10À partir du fameux « travelling de Kapo » dans le film de Pontecorvo, pour lequel Jacques Rivette avait posé le diagnostique historique « d’abjection » cinématographique, Daney revient sur les questions ouvertes par le « cinéma à l’époque de la boucherie industrielle ». Filmer la mort, filmer l’époque, mais par quels moyens, quelles formes et dans quelle adresse au spectateur ? Le malaise éthique ouvert par le type « Kapo » soulève une réflexion sur la forme et la responsabilité du cinéma dans sa valeur critique, sa valeur de connaissance et de justesse historique. Un autre point est essentiel à cette crise de conscience que Daney relève : la place des générations dans ce processus, et le principe de transmission dont le cinéma est chargé. Dans une telle perspective, la mélancolie – cette maladie du temps qui ne passe pas – et ses mises en œuvre formelles, seraient une issue à la bonne conscience nostalgique :

11« Pas de construction de remords au cinéma : puisque les cinéastes n’ont pas filmé en son temps la politique de Vichy, leur devoir, 50 ans plus tard, n’est pas de se racheter imaginairement à coups d’Au revoir les enfants mais de tirer le portrait actuel du bon peuple de France qui, de 40 à 42 (…) n’a pas bronché [5]. »

12Se tisse ainsi dans l’histoire du cinéma contemporain un conflit de générations propre à l’histoire elle-même, entre « l’innocence, la grâce terrible accordée au premier venu » et la « justesse, fardeau de celui qui vient après [6] » la bataille ; la bataille, ou plutôt ici le désastre des camps dont il s’agit pour le cinéma de témoigner, en images.

13Conflit de générations, conflit de mémoire, conflit encore de légitimité. La dette du cinéma s’est ainsi concentrée autour des images qui ont été produites par la Shoah et des possibilités cinématographiques qu’elles ouvraient ou refermaient derrière elles ; comme si désormais, face à l’histoire, toutes les images du cinéma ne parlaient que de cela[7].

14Le cinéma moderne répond ainsi à la figure de cette fratrie mélancolique qui fit de la Shoah sa terrifiante scène primitive : une scène d’images interdites (rendues interdites ou illisibles), une scène originaire qui impliquait des décisions formelles et éthiques inédites.

15De cette fratrie maudite, il revint à chacun d’opter pour une direction, une issue. Un choix aussi, qui puisse rendre compte formellement de la violente introduction de ces images dans l’histoire, qui puisse restituer à l’expérience du regard l’épreuve d’un événement qui lui a échappé.

16Parmi les premiers venus, les premiers témoins qui pensèrent le déplacement de ces images d’archive vers le cinéma, on retiendra deux acteurs – deux enfants, deux fils : Alain Resnais, avec Nuit et Brouillard, et Samuel Fuller, qui filma l’ouverture du camp de Falkenau par les soldats Américains.

17Le choix esthétique de Resnais – par le montage d’images d’archive et d’images actuelles des camps déserts, vides de sujets – contrarie la synthèse et l’empathie en privilégiant la distanciation ; la temporalité convoquée reste ouverte à l’exercice critique d’une mémoire au présent, à partir des « marques du présent », et des documents du passé. Aucune évocation possible, le montage hétérogène et anachronique laisse le spectateur suspendu à l’enfance d’un regard en cours. Si pour Daney ces images ont « regardé son enfance », c’est bien parce que l’innocence qui revint à Cayrol et Resnais communique avec l’enfance du regard interpellée, comme surprise au spectacle de sa propre faute :

18« Les images nous choisissent invariablement au même âge. Celui-ci n’est pas un âge réel ni une enfance réellement vécue, plus assurément c’est une sorte de transition de l’enfance qui demeure immanquablement attachée à la première rencontre qui a lieu ici même [8]. »

19Les images de Samuel Fuller, comme celles de Georges C. Stevens, sont d’abord des témoignages militaires ; ce n’est qu’après coup, par le montage d’Emil Weiss de ces images avec d’autres extraits de films de Fuller, qu’elles prennent place dans une historicité cinématographique et une discursivité politique, éthique, capables d’engager une lisibilité singulière de l’expérience rapportée [9].

20Il s’agissait avant tout pour ces hommes de montrer ce qu’ils découvraient, dans la position ambivalente du vainqueur abattu devant le désenchantement de l’exploit. L’innocence ici se reconnaît à ce regard de « celui qui, filmant le Mal, ne pense pas à mal [10]. »

21Avec Shoah, la scène primitive a trouvé son père symbolique, sa version adultifiée : il n’y a pour Claude Lanzmann rien à voir sur les images d’archive, elles sont « sans imagination ». Ce qui relevait premièrement d’un choix – filmer la parole des survivants, en constituer l’archive – fut élevé en principe de vérité, en dogme. Il n’y a pas lieu de revenir ici sur le débat que les tenants de la parole du père continuent de susciter concernant les images des camps et l’imagination ; ce qui nous arrête tient plutôt à la problématique filiation que ces questionnements constituent et entretiennent. En somme, dans le travail de Lanzmann, cette archive faite d’images ne disait rien et devait être éloignée pour accueillir cette nouvelle archive par lui constituée. Il s’en attribua l’autorité et, ce qui reste plus problématique, l’éleva au statut de vérité pour l’histoire.

22Cette affaire toujours litigieuse de la filiation et de l’autorité de la mémoire se joue au présent, au contact de chaque nouvel objet – littéraire ou cinématographique – qui choisit d’intervenir sur l’histoire de la Shoah, en proposant de nouveaux points de vue, en prenant de nouvelles directions depuis ce désastre de la modernité.

23Revenons à ce que disait Daney : « tirer le portrait actuel du bon peuple de France qui, de 40 à 42 (…) n’a pas bronché ». La dette ici dépasse et incite au dépassement de la scène primitive ; elle n’invite pas à l’absence de regard sur ces images, mais elle appelle l’imagination à se déplacer vers le système qui les a produites. On peut entendre ceci aujourd’hui comme une possibilité ouverte de mettre en cause les pères, les premiers acteurs de la modernité ; également comme nécessité pour le cinéma de se rendre attentif aux possibles retours de la barbarie et des répétitions de l’histoire. C’est alors en appareil inactuel d’enregistrement du réel et de la mémoire qu’il faudra l’envisager, dans sa capacité à convoquer l’archive dans une nouvelle apparition, pour une seconde inscription.

Maladie de la norme/inhumanité de la technique

24Récemment, La Question humaine, film réalisé par Nicolas Klotz et écrit par Elisabeth Perceval à partir de l’ouvrage de François Emmanuel, a montré que de telles questions – de l’histoire, et de la filiation – pouvaient être posées ensemble et engager la réflexion sur le présent.

25Le cadre du film est celui d’une grosse entreprise, la SC Farb ; l’époque, rendue indéterminable par des décors à la fois modernes et démodés, se tient entre les années quatre-vingt et les années 2000. L’époque est avant tout celle de la modernité technique, bureaucratique et rationnelle. Notre époque donc, mais saisie dans l’anhistoricité symptomatique de son système économique, de son langage, de la norme. C’est sous cet angle que La Question Humaine nous attend, et si la Shoah y intervient assez directement dans l’intrigue, c’est sur les effets de son système bureaucratique que le film réfléchit, sur ce qui, de la Shoah, ne put être désigné comme exception, comme état d’exception, parce que relevant simplement de la norme, de la règle. L’archive mise au centre de ce travail, où le langage est mis progressivement en demeure de répondre de ses conséquences en actes, n’est pas alors archive du seul résultat (comme le sont les images des camps), mais archive du processus. En l’occurrence un document écrit, codé par l’administration nazie.

26Le protagoniste principal du film, Simon, interprété par Mathieu Amalric, est psychologue au sein de la SC Farb et intervient au département des Ressources Humaines. Son travail consiste ainsi à sélectionner le personnel qualifié pour les différents postes de l’entreprise ; à restructurer suivant les besoins et les mesures de sécurité requises à l’exécution des tâches… « Précision, rapidité, clarté, connaissance des dossiers, régularité, discrétion, unité, subordination stricte, réduction des frictions et des coûts matériels aussi bien que personnels – ces aspects sont poussés au maximum dans l’administration strictement bureaucratique… La bureaucratisation offre par-dessus tout l’opportunité maximale de promouvoir le principe de la spécialisation des fonctions administratives selon des considérations purement objectives… L’exécution « objective » des affaires signifie tout d’abord l’exécution d’une tâche selon des règles calculables et « sans considération pour les individus [11] ».

27Simon est un personnage multiple : on lui reconnaît ainsi la froideur de l’exécutant, du technicien, de l’expert, quelque chose d’un néo Eichmann qui s’ignore. Disons Eichmann comme Günter Anders ose le dire lorsqu’il écrit en s’adressant fraternellement au fils du dignitaire nazi : « Nous, fils d’Eichmann », nous, fils de la civilisation technique.

28Simon porte une part de cette identité-là, issue d’une généalogie monstrueuse et obscure. Il porte également les symptômes d’une généalogie toute autre, mélancolique dirait-on, malade en tout cas, et souffrant dans son corps les épreuves de la politique et du temps. Il s’apparente alors à Troppman du Bleu du Ciel de Georges Bataille, ou encore au sujet de La Folie du Jour de Maurice Blanchot qui se laisse ainsi toucher par le réel du jour :

29« À la longue, je fus convaincu que je voyais face à face la folie du jour ; telle était la vérité : la lumière devenait folle, la clarté avait perdu tout bon sens ; elle m’assaillait déraisonnablement, sans règle, sans but. Cette découverte fut un coup de dent à travers ma vie [12]. »

30La lumière du jour, comme le soulèvement synchronique de la mémoire irradiant subitement le présent, ont ainsi le pouvoir de jeter à terre celui qui leur fait face. L’histoire de Simon se déplie en basculant d’une filiation à une autre (de l’expert au témoin), d’un monde à l’autre (de l’amnésique modernité à la lumière aveuglante de l’histoire) ; cette déflagration a l’apparence d’une crise, elle est aussi le processus par lequel une subjectivité se relève et constitue une nouvelle inscription de la mémoire dont il se rend l’auteur.

31Une question primordiale est posée par La Question Humaine, une question formelle et cinématographique : comment peut-on filmer la norme bureaucratique, ses agents, et comment se rendre capable de distinguer la perversité de son langage ? Il ne s’agit pas ici de filmer la mort, mais de filmer l’appareil administratif et technique qui œuvre à la disparition de l’humanité. Ce procès, dont les réalisateurs tiennent à préciser la teneur de l’adresse, ne consiste pas dans l’assimilation des auteurs d’aujourd’hui aux assassins d’hier ; il engage plutôt la tentative d’un portrait de la modernité qui, à chaque époque singulièrement, a procédé à la déshumanisation du langage au profit d’une rationalité invisible.

32Le basculement subjectif que Simon va connaître face au présent de l’histoire a lieu à l’occasion d’une enquête qu’un supérieur, Karl Rose (Jean-Pierre Kalfon), le charge de mener auprès d’un autre dirigeant de l’entreprise, Mathias Jüst (Michael Lonsdale). Ce dernier ayant été jugé en mauvaise santé mentale par différents témoignages émanant du service, et particulièrement de sa secrétaire. C’est très rapidement que Simon se trouve confronté aux secrets de famille de ces hommes de pouvoir ; très rapidement que l’histoire s’en mêle. Mais c’est lentement au contraire que Simon évolue dans ce processus d’anamnèse où la narration (l’enquête) est supplantée dans le film par l’écoute des déplacements du langage et l’apparition de l’archive.

33Simon enquête, il interroge les uns les autres, les fait parler. Le monde de l’entreprise nous apparaît depuis ce langage qui se tient éloigné de ses objets et des sujets dont il manipule les fonctions. En effet, on ne voit rien du travail en cours à la SC Farb ; on ne verra aucun employé, aucune manipulation des produits chimiques ; les gestes sont ceux des patrons, du directeur général, du directeur commercial, des secrétaires. Des décisionnaires. Aussi, à l’éloignement et à l’invisibilité du travail et des hommes correspond l’abstraction du langage de la technique qui revient aux maîtres.

34Ce symptôme, que le film restitue en ne donnant pas à voir la finalité des décisions et l’effectivité du travail, Günther Anders le nommait justement le « décalage entre force de représentation et force de fabrication » ; le totalitarisme technique entrave la capacité d’imaginer, il la dépasse, maintenant le langage coupé de ses référents éthiques et de la portée de l’adresse : « ce que nous pouvons faire désormais est plus grand que ce dont nous pouvons nous faire une image ; [qu’] entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation, un fossé s’est ouvert […] [13] »

35Günther Anders, de même que Zygmunt Bauman, ont voulu considérer la Shoah dans la vaste séquence de la modernité, de ses évolutions techniques, de leurs effets. Dans une telle perspective, le « décalage » et la crise de l’imagination ne relèvent pas de « l’inimaginable » ou de « l’irreprésentable » a priori ; ils désignent l’inflation, l’avancée de la rationalité technique et ce qui en résulte du point de vue des critères humains et moraux. Ils sont les rouages du processus de la civilisation moderne elle-même pour Bauman, dont la Shoah, comme la bombe atomique, sont les produits ; il s’agit dans ce cadre d’« évaluer la preuve que le processus de civilisation consiste, entre autres choses, à dépouiller l’utilisation de la violence de tout calcul moral et à débarrasser tout désir de rationalité de toute interférence des normes éthiques ou d’inhibitions d’ordre moral [14] ». Dans un tel état de choses, l’efficacité et la rationalité techniques en viennent à supplanter insensiblement la responsabilité morale et individuelle.

36Simon écoute, et enregistre. Et c’est à ce processus qu’il nous rend attentifs, de par la distance qu’il instaure progressivement avec ce système qui l’a produit. Il écoute beaucoup. Ses supérieurs, ses subalternes, et ses amis de l’autre monde aussi, ceux auprès de qui il cherche à retrouver une simplicité d’affect, de désir, un semblant de fête et d’humanité. Il fait ainsi entendre au spectateur les puissants effets de la norme, au plus près du langage de la rationalité technique devenu souverain abstrait, sans sujets. Ainsi dépossédé de ses référents éthiques et moraux, le langage apparaît comme le mode de gouvernement de la bureaucratie sur ses exécutants : le gouvernement du langage.

37Au cours de cette enquête, Simon est comme rattrapé par l’histoire ; il l’est de plusieurs façons : d’abord parce qu’il se trouve investi et chargé de la parole des pères, ses patrons, qui s’accusent mutuellement d’avoir dissimulé un passé obscur, le passé de leurs propres pères au sein du parti nazi et de ses exactions. Mais Simon est aussi poursuivi par l’histoire jusque chez lui, jusqu’à son domicile, où arrivent successivement plusieurs courriers, eux aussi délatifs, puis cryptés, codés, mêlant des rapports de l’entreprise à d’autres rapports administratifs plus anciens, émanant de l’administration nazie.

38Qu’entendons-nous alors ? Par la mise en présence de ces différents documents dont Simon fait systématiquement la lecture à voix haute, différents niveaux de langage et différentes époques se répercutent dans l’espace du film. On est amené à percevoir l’opacité du discours technique de l’entreprise, le flou normatif des terminologies psychosociales et comportementales qui président à l’évaluation du personnel, avec, progressivement, la survenue de l’archive nazie qui s’immisce entre les lignes, presque à l’insu d’abord du lecteur innocent.

39Ces montages de langage, ces ressemblances monstrueuses que la modernité technique rend possible s’inscrivent sur fond de disparition des noms propres, des sujets et des singularités : « Réduits comme tous les autres objets de la gestion bureaucratique à de simples mesures dénuées de qualité, les objets humains perdent leur caractère particulier. Ils sont déjà déshumanisés – en ce sens que le langage dans lequel sont rapportées les choses qui leur arrivent (ou qui leur sont faites), préserve ses référents de toute évaluation éthique. En fait, ce langage est impropre à tout énoncé normatif ou moral. […] La déshumanisation est inextricablement liée à la tendance essentielle, normalisatrice de la bureaucratie moderne [15]. »

40La logique rationnelle de la « Solution finale » communique alors avec la factualité déroutante d’un rapport de restructuration de la SC Farb, puis avec les nouvelles technologies de contrôles des passagers clandestins (heartbeat detector), dans une triste image de l’époque, évocatrice de l’obscurcissement du monde décrit par Anders : « notre monde, se soustrayant aussi bien à notre représentation qu’à notre perception, devient de jour en jour plus obscur. Si obscur que nous ne pouvons même plus reconnaître son obscurcissement ; si obscur que nous serions même en droit d’appeler notre siècle un dark age[16]. »

41Mis en cause par ces lettres anonymes qu’il recueille et décrypte, Simon part à la recherche des noms que l’histoire recouvre encore, à la recherche de la filiation – des pères – dont il est sommé de payer la faute.

Autorité de l’archive/Autorité sur l’archive

42Plusieurs niveaux et différentes époques de l’archive se rencontrent au sein du film. Les archives du Quatuor Farb sont pour Simon la raison manifeste et le prétexte trouvé à l’enquête dans le cadre de l’entreprise. De ce premier accès aux archives, Simon anticipe déjà sur l’autorité que l’enquête lui confère ; car partant de ces archives anodines, d’autres plus anciennes et enfouies se soulèvent et lui parviennent, de par l’autorité qu’il a prise sur les premières. Mais ce sont bientôt tout autant des archives du présent qui s’agrègent, organisant une petite histoire de la technique anachronique, où passé et présent se télescopent, s’entrechoquent dans une actualisation accablante du crime technologique.

43Une parole de Mathias Jüst le rappelle dans le film : Arkhé dit à la fois le commencement et le commandement. Autorité s’entend donc ici dans la double acception du mot auctor, celui qui commande et celui qui est à l’origine, l’auteur.

44Jacques Derrida, dans un ouvrage qu’il consacre à la réflexion ouverte par Freud et la psychanalyse sur la question de l’archive, précise ainsi :

45« Arkhé […] ce nom coordonne apparemment deux principes en un : le principe selon la nature ou l’histoire, là où les choses commencent – principe physique, historique ou ontologique –, mais aussi le principe selon la loi, là où des hommes et des dieux commandent, là où s’exerce l’autorité, l’ordre social, en ce lieu depuis lequel l’ordre est donné – principe nomologique [17]. »

46Le pouvoir sur l’archive revient premièrement à l’autorité de la domiciliation : « le sens de « archive », son seul sens, lui vient de l’arkheîon grec : d’abord une maison, un domicile, une adresse, la demeure des magistrats supérieurs, les archontes, ceux qui commandaient [18] » ; ceux-ci ont « le pouvoir d’interpréter les archives [19] ».

47Il faut ainsi penser ensemble un principe d’autorité – des archontes, des citoyens investis du pouvoir politique –, un principe topologique ou institutionnel – la domiciliation -, un principe herméneutique – l’interprétation –, et un principe de rassemblement des textes – la consignation : « Par consignation, n’entendons pas seulement, dans le sens courant de ce mot, le fait d’assigner à résidence ou de confier pour mettre en réserve, en lieu ou sur un support, mais ici l’acte de consigner en rassemblant les signes. [20] »

48L’autorité que Simon (auteur) subit d’abord, puis reprend sur l’archive, ne ferait-elle pas de lui l’équivalent d’un archonte ? Et dans ce cas, en quoi l’autorité sur l’archive a-telle affaire avec la mémoire ? Un tel changement de position face aux traces de l’histoire peut-il engager des modalités de subjectivation politique capables d’inscrire la mémoire dans un travail au présent ?

49La tâche de l’archonte relève à l’évidence de la « justesse », du « fardeau de celui qui vient après », et qui ne peut résoudre sa position par le seul retour nostalgique d’un mouvement de mémoire dont il n’aurait pas saisi l’autorité. La mémoire involontaire, ici, trouve son mouvement dialectique en la charge d’un processus de mélancolie active, quand la violence du passé accable le présent sans répit, nécessitant bientôt une nouvelle inscription et une nouvelle consignation des archives afin de pouvoir enchaîner sur l’histoire.

50Il s’agit en somme de penser un déplacement de la mémoire depuis sa valeur d’immédiateté (le « maintenant »), vers le rapport institutionnel, politique, introduit en la présence de l’archive, du document historique, et de la possible fonction qui nous revient de pouvoir les lire, les commenter, les assembler. Et les réarchiver.

51La Question humaine prend position sur la ressemblance, la proximité des niveaux de langage inventés par la modernité technique ; mais le film prend position, au delà, sur la nécessaire distinction de l’expérience spontanée de la mémoire – mnème ou anamnesis- et de l’archive, de l’institution technique de la mémoire – hypomnèmata. Aussi considère-t-il la question de la Shoah à la fois dans l’actualisation de la technicité bureaucratique moderne, mais également dans les possibilités toujours reconduites d’en ouvrir les archives et de les mettre au travail face aux archives du présent. C’est ainsi très empiriquement que la mémoire s’inscrit, se tisse, s’actualise au contact des documents.

52Dans quelle mesure convient-il ici de poser la distinction entre ces deux acceptions de la mémoire ? Précisément parce que l’archive – et ceci vaut évidemment pour les archives en images – intervient comme tiers, comme dehors, au processus d’oubli, de destruction. Processus que Derrida rapporte aux effets de la pulsion de mort, au refoulement, suivant les termes de la psychanalyse. L’archive – hypomnèma – est face à la pulsion de mort, mais elle existe encore comme autorité institutionnelle à reconduire, à réenregistrer le passé et à transmettre. Derrida nous incite à revenir sur l’idée d’une « capitalisation de la mémoire » qui vaudrait définitivement : l’archive trouve une issue mélancolique à l’amnésie dans l’actualisation nécessaire d’un passé dont elle a charge d’éprouver la répétition :

53« Comme la pulsion de mort est aussi, selon les mots les plus marquants de Freud lui-même, une pulsion d’agression et de destruction (Destruktion), elle ne pousse pas seulement à l’oubli, à l’amnésie, à l’annihilation de la mémoire, comme mnème ou anamnesis, elle commande aussi à l’effacement radical, en vérité l’éradication de ce qui ne se réduit jamais à la mneme ou à l’anamnesis, à savoir l’archive, la consignation, le dispositif documentaire ou monumental comme hupomnèma, supplément ou représentant mnémotechnique, auxiliaire ou aide-mémoire. Car l’archive, si ce mot ou cette figure se stabilisent en quelque signification, ce ne sera jamais la mémoire ou l’anamnèse en leur expérience spontanée, vivante et intérieure. Bien au contraire : l’archive a lieu au lieu de défaillance originaire et structurelle de ladite mémoire.

54Point d’archive sans un lieu de consignation, sans technique de répétition et sans une certaine extériorité. Nulle archive sans dehors. […] s’il n’y a pas d’archive sans consignation en quelque lieu extérieur qui assure la possibilité de la mémorisation, de la répétition, de la reproduction ou de la réimpression, alors rappelons-nous aussi que la répétition même, la logique de répétition reste, selon Freud, indissociable de la pulsion de mort. Donc de la destruction. Conséquence : à même ce qui permet et conditionne l’archivation, nous ne trouverons jamais rien d’autre que ce qui expose à la destruction, et en vérité menace la destruction, introduisant a priori l’oubli et l’archiviolithique au cœur du monument. Dans le « par cœur » même. L’archive travaille toujours et a priori contre elle-même [21]. »

55Au-delà du partage entre la mémoire oublieuse (mnème) et la violence inhérente à l’archive (hypomnèma), La Question humaine ouvre la réflexion sur la possible participation de chacune de ces modalités au cœur d’une expérience subjective. Le « symptôme » d’où « émerge un moment de mémoire » pour Benjamin trouve son origine au contact des archives, et c’est à la rencontre de ces deux supports de la mémoire (l’appareil psychique et l’archive) que des propositions critiques de lisibilité de l’histoire apparaissent, par montage, et pour un nouveau montage sur l’histoire.

56Depuis cette perspective, qui convoque ensemble la mémoire, l’archive et le montage, c’est la position politique et historique du cinéma lui-même qui est interpellée : qu’il soit dit de fiction ou documentaire, le cinéma n’est-il pas toujours un lieu d’accueil de l’événement et de consignation des traces de l’histoire ? Le cinéma comme appareil d’enregistrement [22], de reproduction et d’archivation, appareille et produit de la mémoire : « la structure technique de l’archive archivante détermine aussi la structure du contenu archivable dans son surgissement même et dans son rapport à l’avenir. L’archivation produit autant qu’elle enregistre l’événement [23] ».

57C’est dans ce cadre où la technique (le dispositif d’archivation) supplée à la mémoire qu’il s’agit, me semble-t-il, de considérer la réflexion conflictuelle des archives de la Shoah (particulièrement les images), et leur devenir cinématographique.

Déflagration – Hypomnèmata – Éthique

58Mais on ne devient pas archonte d’un seul coup, ni sans violence.

59La trajectoire de Simon, depuis cette écriture, cette adresse anonyme qui lui parvient et dont il va restituer l’identité, fait figure d’initiation. Elle rend compte d’une expérience à la fois subjective et désubjectivante : une expérience intérieure.

60Simon se laisse modifier par cette adresse. Il est d’abord saisi par l’étrangeté de son propre langage, ce langage de la technique dont il éprouve soudain le différend qui fonde son gouvernement sur les vivants.

61Il en est atteint jusqu’au corps : il tombe malade de cette charge dont l’archive accable sa fonction dans le présent. Alors qu’il organisait la sélection du monde dans son entreprise, il s’aperçoit qu’il appartient au monde, précisément qu’il y prend part. Cette épreuve par laquelle il éprouve un retour d’affect et d’humanité est d’abord une épreuve de désubjectivation vécue au contact de l’archive, dans la violence de la répercussion synchronique de temporalités singulières, dans la violence aussi de la répétition d’une histoire qui a fait disparaître ses sujets, et ses noms.

62Dans cet intervalle nécessaire à la consignation et à l’interprétation de l’archive, Simon reste tenu dans un état d’indétermination dont témoigne le film ; état qui conduit d’une identité individuelle à une identité collective, d’une identité d’expert à une identité de témoin.

63L’enregistrement sonore qu’il constitue, ainsi que la voix off qui accompagne l’évolution de son parcours dans le film prennent sens dans la perspective de constitution d’une nouvelle archive, d’un témoignage de sa propre expérience et de son interprétation de l’archive. C’est le travail de mémorisation que Derrida rappelle sous le terme d’hypomnèma.

64Il s’agit d’observer ici dans quelle mesure l’autorité que Simon acquiert sur l’archive peut le rendre auteur de sa propre histoire, et restituer une historicité à sa fonction subjective et politique au présent. Il s’agit au delà de réfléchir sur la justesse de cette autorité, sur la justesse de cette proposition cinématographique qui met « les archives du mal » au cœur de sa construction formelle, et qui travaille au lieu où les archives s’actualisent.

65Expérience intérieure, expérience subjective : pour répondre à ce souci de justesse, d’éthique, il convient de reconnaître qu’on peut en passer par l’individualité, et par l’énigme posée par l’archive dans une destinée singulière.

66Mais comment passer de l’économie du pouvoir dont relève l’archive à une pratique de soi, à une modalité subjective de connaissance et de mémorisation ?

67L’abord que Foucault a donné des hypomnèmata propose une définition supplémentaire du point de vue, précisément, de la part subjective de ce travail de mémoire. Dans L’écriture de soi, les hypomnèmata sont considérées dans l’horizon de ce que nous désignons aujourd’hui par la pratique du journal intime et de la correspondance. Foucault tisse la généalogie de ces pratiques depuis la séparation antique entre la lecture et l’écriture : là où la lecture seule favorise la stultitia, « l’agitation de l’esprit, l’instabilité de l’attention, le changement des opinions et des volontés [24] », l’écriture vaut comme askêsis, « entraînement de soi par soi », elle a, au delà, « une fonction éthopoiétique : elle est un opérateur de la transformation de la vérité en êthos[25] ».

68Foucault date la pratique de cette écriture éthopoiétique au Ier et IIe siècle, et c’est sous la forme des hypomnèmata qu’elle apparaît le plus souvent : « les hupomnêmata, au sens technique, pouvaient être des livres de compte, des registres publics, des carnets individuels servant d’aide-mémoire. Leur usage comme livre de vie, guide de conduite semble être devenu chose courante dans tout un public cultivé. […] Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées ; ils les offraient ainsi comme un trésor accumulé à la relecture et à la méditation intérieure. [26] »

69Plus qu’un « simple support de mémoire […] ils constituent plutôt un matériel et un cadre pour des exercices à effectuer fréquemment : lire, relire, méditer, s’entretenir avec soi-même et avec d’autres, etc. Et cela afin de les avoir, selon une expression qui revient souvent, prokheiron, ad manum, in promptu. « Sous la main » donc, non pas simplement au sens où on pourrait les rappeler à la conscience, mais au sens où on doit pouvoir les utiliser, aussitôt qu’il en est besoin, dans l’action. [27] »

70Les archives, l’art de l’archonte relèvent d’une pratique des hypomnèmata, mais elles en sont le développement politique, l’institutionnalisation par le pouvoir d’une technique de consignation. Les archives prennent le pouvoir sur les hypomnèmata en s’en arrogeant l’autorité, en substituant la responsabilité individuelle d’une pratique de soi par une pratique de pouvoir, puis par une pratique de contrôle et d’influence [28].

71En effet, si les archives participent toujours, sur des supports et des modalités d’écriture différentes, d’une technologie du pouvoir, les hypomnèmata n’ont d’autre destination qu’une expérience individuelle, une communication avec soi-même à partir d’un matériel déjà existant : « il s’agit non de poursuivre l’indicible, non de révéler le caché, non de dire le non-dit, mais de capter au contraire le déjà-dit ; rassembler ce qu’on a pu entendre ou lire, et cela pour une fin qui n’est rien de moins que la constitution de soi. [29] »

72L’écriture des hypomnèmata détermine en ce sens un exercice de mémoire subjective, un montage répété d’éléments divers aux conditions d’une raison individuelle, du moment. Foucault précise que cette écriture éthopoiétique a fonction de constituer « du passé » ; mais ceci ne va pas sans penser la valeur performative qu’il lui accorde dans le présent de l’action : « l’écriture comme exercice personnel fait par soi et pour soi est un art de la vérité disparate ; ou, plus précisément, une manière réfléchie de combiner l’autorité traditionnelle de la chose déjà dite avec la singularité de la vérité qui s’y affirme et la particularité des circonstances qui en déterminent l’usage.[30] »

73Montage, démontage de l’archive. C’est ici la fonction éthique des hypomnèmata, mais aussi leur validité en termes de connaissance historique, de lisibilité de l’histoire, et d’information. C’est à cet endroit, me semble-t-il, que La Question humaine travaille l’histoire, quand une écriture (ou un enregistrement) ouvre à la possibilité d’une nouvelle compréhension du présent. Ainsi, au-delà du parti pris manifeste qui consiste à mettre en proximité deux moments de l’histoire, la Shoah et la modernité technique, il s’agit de percevoir ce qui est autorisé par l’écriture cinématographique, à savoir l’agencement comme hypomnèmata de déjà dit, de déjà-vu de l’histoire, dans un montage qui met en avant l’expérience subjective comme expérience politique valant pour elle-même.

74À travers le personnage de Simon, qui « combine l’autorité traditionnelle de la chose déjà dite avec la singularité de la vérité qui s’y affirme et la particularité des circonstances qui en déterminent l’usage », qui s’octroie en somme, l’autorité d’un montage anachronique sur l’archive, c’est l’auteur du film lui-même qui fait fonction d’archonte, de nouvel archiviste. Il devient souverain alors de cette écriture éthopoiétique, il devient souverain face à « l’autorité traditionnelle » qui le précède. Un souverain qui devra rester juste, de cette justesse mélancolique de celui qui vient après. Simon incarne sans doute la fragilité de cette position : témoin malgré lui de sa propre histoire, il est amené à devoir répéter, réenregistrer une part de l’histoire qui le précède pour s’inscrire dans l’humanité de sa condition.

75« On ne renonce jamais, écrit Derrida, c’est l’inconscient même, à s’approprier un pouvoir sur le document, sur sa détention, sa rétention ou son interprétation ». Et il poursuit, à la fin de son ouvrage : « Nul mieux que lui (Freud) n’a montré comment ce principe archontique, c’est-à-dire paternel et patriarchique, ne se posait qu’à se répéter et ne revenait pour se re-poser que dans le parricide. Il revient au parricide refoulé ou réprimé, dans le nom du père comme père mort. L’archontique, c’est au mieux la prise de pouvoir de l’archive par les frères. L’égalité et la liberté des frères. Une certaine idée vorace de la démocratie [31] ».

76La justesse, le défi posé à l’abjection au cinéma, mais aussi le parricide, la nécessité d’arracher les archives aux pères pour raconter l’histoire au présent.

77C’est de tout ceci qu’est chargée La Question humaine.

Notes

  • [1]
    S. Daney, « Le Travelling de Kapo », Persévérance, Paris, P.O.L, 1994, p. 34.
  • [2]
    S. Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main : cinéma, télévision, information, Lyon, Aléas Editeur, 1991, p. 136.
  • [3]
    S. Nadaud, Manuel à l’usage de ceux qui veulent réussir leur [anti] œdipe, Paris, Arthème Fayard, 2006, p. 175.
  • [4]
    Ibid., p. 143-198, sur les mécanismes d’oubli (actif/passif) dans la nostalgie et la mélancolie, à partir de Mishima, Freud, Nietzsche, Borges et Daney.
  • [5]
    S. Daney, « Le Travelling de Kapo », Persévérance, op. cit., p. 26.
  • [6]
    Ibid., p. 24.
  • [7]
    G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, p. 157 : « Godard et Lanzmann pensent tous deux que la Shoah nous demande de repenser notre rapport à l’image, et ils ont bien raison. Lanzmann pense qu’aucune image n’est capable de « dire » cette histoire, et c’est pourquoi il filme, inlassablement, la parole des témoins. Godard, lui, pense que toutes les images, désormais, ne nous « parlent » que de ça (mais dire qu’elle « en parlent », ce n’est pas dire qu’elles « le disent »), et c’est pourquoi, inlassablement, il revisite notre culture visuelle à l’aune de cette question. »
  • [8]
    J.-L. Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, Paris, Gallimard, 1980, p. 132.
  • [9]
    Je renvoie ici au texte très complet sur le sujet de G. Didi-Huberman, « Ouvrir les camps, fermer les yeux », Annales N° 5, 61e année, octobre 2006.
  • [10]
    S. Daney, « Le Travelling de Kapo », in Persévérance, op.cit., p. 24.
  • [11]
    H. H. Gerth & Wright Mills, From Max Weber, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1970, p.. 214, 215. Cité par Z. Bauman, in Modernité et Holocauste, La Fabrique, 2002, p. 42.
  • [12]
    M. Blanchot, La folie du jour, Paris, Gallimard, 2002, p. 19.
  • [13]
    G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, Paris, Rivages Payot, 2003, p. 52.
  • [14]
    Z. Bauman, Modernité et Holocauste, op. cit., p. 63.
  • [15]
    Z. Bauman, Modernité et Holocauste, op. cit., p. 174.
  • [16]
    G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit., p. 53.
  • [17]
    J. Derrida, Mal d’Archive, Paris, Galilée, 1995, p. 11.
  • [18]
    Ibid., p. 13.
  • [19]
    Ibid., p. 13.
  • [20]
    Ibid., p. 14.
  • [21]
    Ibid., p. 26.
  • [22]
    J’emprunte ici à Jean-Louis Déotte le concept d’appareil ; cf. L’époque des appareils, Paris, Lignes et Manifestes, 2004.
  • [23]
    Ibid., p. 34.
  • [24]
    M. Foucault, « L’écriture de soi » (1983), in Dits et Ecrits II, Paris, Gallimard Quarto, 2001, p. 1239.
  • [25]
    Ibid., p. 1237.
  • [26]
    Ibid., p. 1237. Je souligne.
  • [27]
    Ibid., p. 1238.
  • [28]
    L’analyse des mécanismes de prise en charge des hypomnèmata par les industries culturelles et les circuits de consommation occupe une place centrale dans le travail de Bernard Stiegler aujourd’hui, dans la perspective précisément de « mettre en œuvre une politique industrielle des technologies de l’esprit », in Mécréance et Discrédit 2, Paris, Galilée, 2006, p. 175.
  • [29]
    Ibid., p. 1238.
  • [30]
    Ibid., p. 1240. Je souligne.
  • [31]
    J. Derrida,., p. 148.
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