Notes
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[1]
Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006.
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[2]
Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Paris, Éditions de Minuit, 2007.
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[3]
Christian Meier, De la tragédie grecque comme art politique, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
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[4]
Les Einsatzgruppen étaient des groupes paramilitaires du III° Reich chargées de l’élimination des cadres polonais et soviétiques (puis des Juifs, des Tziganes et des indésirables).
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[5]
Babi-Yar est est un lieu-dit entre les villages de Lukianowka et Syriec (aujourd’hui dans le district de Kiev en Ukraine), où 100 000 civils, en majorité d’origine juive furent massacrés par les nazis.
1Le pavé de Jonathan Littell, Les Bienveillantes [1], se prête au-delà de toute espérance à une démonstration en faveur de la thèse défendue avec talent par l’auteur d’un essai récent intitulé Comment parler des livres que l’on n’a pas lus [2] ? Cette thèse est la suivante : il n’est nullement nécessaire d’avoir lu un livre, à quelque genre qu’il se rattache, pour en parler avec assurance, voire avec autorité et compétence. Je vais essayer de montrer qu’une connaissance des seuls titre, exergue et première phrase de ce roman de 894 pages suffisent à en parler longuement et avec pertinence, à en amorcer une critique qui va, d’un pas assuré, à l’essentiel.
2Le titre fait référence à la tragédie grecque. Les Bienveillantes est la traduction en français de Les Euménides qui est le nom que se voient attribuer à la fin de la pièce d’Eschyle éponyme les Erinyes, une fois que celles-ci se sont transformées de déesses de la vengeance et de la punition en puissances tutélaires de la Cité athénienne. Cette reconversion des « féroces justicières » en dispensatrices de prospérité signale le passage d’un régime de justice à un autre voire, selon Christian Meier (De la tragédie grecque comme art politique) [3], d’un régime politique à un autre – l’invention de la démocratie. En optant pour ce titre, Littell semble donc placer très explicitement son roman non seulement sous l’égide de la tragédie grecque mais, plus précisément, de ce mouvement décisif, inscrit au cœur de cette pièce d’Eschyle : le passage d’un temps de la justice-vindicte à un autre où l’ordre juridique va s’établir dans l’horizon de la nécessaire concorde entre les citoyens. Les Furies devenant Bienveillantes, c’est le spectre de la stasis, de la discorde civile, qui s’éloigne et c’est la possibilité pour la Cité de concentrer ses énergies vers l’extension de sa puissance et l’augmentation de sa prospérité.
3Mais à quel titre ou en quel sens se justifie cet effet d’intertextualité concerté entre le roman de Littell et la tragédie d’Eschyle ? C’est ce sur quoi il nous faudra revenir, si d’aventure nous décidons d’aller plus loin que la première phrase du premier de ces textes.
4Cette première phrase, compulsivement citée par les journalistes chargés du compte-rendu du livre (tous disciples spontanés de l’auteur de l’essai de Pierre Bayard dirait-on), est la suivante : « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé ». Par rapport au titre, le changement d’horizon de référence est patent. Qui parle de « frères humains » ? Les chrétiens, dans la suite d’un certain stoïcisme peut-être, inventeurs de cette notion, inouïe, au fond, d’une fraternité qui donne corps à la communauté humaine, reliant chacun à chacun et tous sans exception par un lien si intense, en principe, qu’il peut être dit de fraternité. Si tous les humains sont ainsi institués comme frères par le grand discours de la chrétienté, alors l’humanité est comme une grande famille. Or, il est extrêmement paradoxal de trouver cette formule dans la bouche d’un nazi, d’un ancien SS pas vraiment repentant. Mais surtout, ce qui va me troubler ici, avant même que je tente d’entrer dans la lecture du livre, c’est l’effet de chiasme entre les deux référents : dans quel « monde », dans quelle tradition, dans quel ordre de discours Littell inscrit-il ce travail monumental, quels effets d’intertextualité s’agit-il d’établir et de cultiver : allons-nous nous immerger dans les flots noirs de cette histoire criminelle en compagnie d’Oreste et d’Athéna, ou bien de Saint-Paul et François Villon ?
5Un soupçon naît ici, celui d’un usage éclectique, voire décoratif, des références culturelles, littéraires, mythologiques, qui produisent des effets de profondeur, effets assurément nécessaires pour un projet qui se donne une ambition aussi considérable que celui dont il est ici question. Mais Ulysse, je veux dire le roman de Joyce, est Ulysse parce qu’il va jusqu’au bout de son projet d’intrication d’une narration hypermoderne d’une traversée de la ville par un paumé et du récit homérique, parce qu’il repose sur un code d’intertextualité d’une rigueur extrême. Avec le roman de Littell, au contraire, l’éventualité est à envisager d’emblée, selon laquelle les grands mots déposés sur le seuil même du livre le seraient avec désinvolture, pour la montre, et nullement pour définir effectivement les conditions du récit.
6Cette impression est renforcée par l’exergue qui dit : « Pour les morts ». Quels morts ? Pas les morts en général, on peut le supposer qui sont légions et pour l’écrasante majorité d’entre eux, effacés de toutes les mémoires mais bien, dans le contexte annoncé du roman, les victimes de ces crimes qui vont être relatés par le menu : les morts de l’extermination raciale, de l’entreprise génocidaire nazie dont le narrateur du roman, Max Aue, se décrit lui-même comme un agent zélé. Ici donc, s’annonce un troisième référent, se prédispose un troisième ordre de discours, celui qui se donne comme horizon l’époque des génocides. C’est un discours de la mémoire régénérative, de la piété, de la fidélité aux morts et qui, d’une manière plus ou moins explicite, se réfère à la tradition religieuse juive. De la même manière que Shoah (le film de C. Lanzmann) le roman de Littell s’annoncerait donc comme un tombeau pour les victimes du génocide, victimes juives en premier lieu, puisque c’est de celles-ci qu’il est question essentiellement ici. Le roman transporte le lecteur dans à peu près tous les grands sites de l’extermination raciale en Europe de l’Est.
7Troisième signifiant-maître donc, mobilisé avant même que le récit ait commencé. Le malaise du lecteur s’accroît, qui, de plus en plus, est porté à se demander sous quel signe, au juste, un tel roman est écrit. Or, un grand roman peut-il s’écrire sous une quantité de signes disparates empruntés au panthéon des cultures et des époques ? On peut en douter…
8Reprenons maintenant successivement ces trois points – le titre, la première phrase, l’exergue – non plus dans l’optique d’une analyse de leurs conditions de com-possibilité, mais du point de vue de la cohérence interne de chacun. Que nous suggère au juste le titre Les Bienveillantes, sur quelle piste nous met-t-il ? S’agit-il de suggérer que Max Aue serait une sorte d’Oreste des temps modernes qui, son crime atroce accompli, se verrait condamné à errer en quête de purification ? Mais le moins que l’on puisse dire est que le rapprochement ici suggéré, boîte fortement : quel rapport entre le crime d’Oreste, ce matricide tout à la fois nécessaire et impardonnable, matrice de la tragédie – une action qui relève d’une obligation morale irrécusable et qui, simultanément, porte la marque du monstrueux – et l’engagement de conviction de Max Aue dans les rangs nazis puis sa participation, parfois quelque peu rétive, mais jamais remise en cause, à la mise en œuvre du programme d’extermination des races dites inférieures et des espèces « indignes de vivre » ? Ce serait une lecture terriblement biaisée du nazisme que celle qui statuerait que Max Aue, petit homme de la modernité européenne déjantée, fétu de paille emporté par les flots de l’Histoire cataclysmique du xxe siècle, est une victime du destin et à ce titre une pure figure tragique au même titre qu’Oreste… Oreste est l’instrument du destin, l’otage d’une guerre entre dieux jeunes et vieux. Rien n’oblige Aue, né d’une mère française et d’un père allemand, à choisir l’Allemagne nazie plutôt que, disons, la France du Front populaire puis celle de la Résistance : les deux trajectoires sont inscrites dans l’horizon de ses possibles dans les années 1930, il demeure en principe, dans ce maelström historique même, un libre, un majeur.
9Ou bien alors : s’agirait-il de suggérer que les crimes nazis perpétrés dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale seraient, comme le meurtre de Clytemnestre dans la pièce d’Eschyle (et ses suites au bout du compte heureuses), l’occasion où s’opère le passage d’une législation (archaïque, fondée sur la répétition) à une autre sous laquelle les vivants vont échapper à l’effroi dicté par la permanence de l’inexpiable ? Mais cette « leçon » serait encore plus douteuse, car elle accorderait au nazisme, à ses crimes, le statut du négatif dans une histoire dialectique de l’épreuve ou du moment désastreux destiné à être relevé au fil du processus d’accomplissement des bonnes fins de cette Histoire. Or, précisément, ce qui fait massivement époque, dans le monde d’après Auschwitz, c’est l’impossibilité de plier l’histoire des génocides et des crimes totalitaires aux conditions de cet appareil narratif et de cette téléologie de type hégélien : le propre des violences extrêmes dont il est ici question, c’est de se présenter à nos yeux comme l’irrelevable même. Vous ne pouvez pas dire : l’extermination des Juifs et des Tsiganes par les nazis est une circonstance bien malheureuse et un crime bien détestable, et pourtant demeure l’essentiel, qui est que ces cendres sont le terreau nécessaire et salutaire sur lequel s’est édifiée notre vie démocratique européenne après la Seconde guerre mondiale. Si vous cherchez à « hégélianiser » Auschwitz de la sorte, ou bien encore à reconduire cette histoire aux conditions de la dialectique politico-juridique à l’œuvre dans Les Euménides, vous êtes mort, intellectuellement et moralement discrédité, et vous ne l’avez pas volé. D’ailleurs le roman de Littell ne présente pas cette thèse révisionniste – mais alors on comprend de moins en moins le sens de l’emprunt de son titre à Eschyle…
10Dans tous les cas, en effet, l’Histoire de bruit et de fureur, de terreur et d’effroi qui constitue la trame du roman de Littell est d’une autre espèce que celle à laquelle fait référence le drame d’Eschyle – une pièce très politique au demeurant, très liée à l’actualité athénienne de son temps, si l’on en croit Christian Meier. Même si l’on accorde crédit au concept schmittien de « guerre civile européenne », le génocide perpétré par les nazis n’est aucunement réductible aux conditions d’une stasis, d’une discorde entre clans et factions, groupes politiques ou espèces sociales. Les Furies sont les déesses de la vengeance et c’est ainsi qu’elles activent la stasis et les passions qui la soutiennent ; mais la violence nazie est d’une tout autre espèce : une violence rationalisée, une violence non pas de vengeurs, mais d’ingénieurs.
11Rien, d’ailleurs, dans le scénario imaginé par Littell, n’évoque ce qui constitue l’enjeu majeur de la pièce d’Eschyle : l’invention d’un dispositif d’apaisement de la stasis. Après la chute du III° Reich, Max Aue, le narrateur, ne songe qu’à sauver sa peau et à brouiller les pistes, il ne regrette rien, comme il le dit explicitement, il ne « revient » sur rien : son approche de la relation entre les deux époques, guerre et après-guerre, temps des crimes et temps de la réintégration, de la métamorphose et de l’oubli, est infiniment cynique… Comme narrateur ou coryphée, si l’on veut, il est donc absolument étranger au protocole établi dans la pièce d’Eschyle : rien ne l’intéresse, dans la condition démocratique établie après cette « fin du monde » dont il a été l’un des protagonistes actifs – si ce n’est la possibilité pour lui, de renaître impuni et heureux d’avoir donné le change. Oreste était en quête de purification, car il s’éprouvait comme innocent au tréfonds de sa culpabilité même. Aue n’a pas ce genre de souci moral : être passé entre les gouttes suffit, non pas certes à son bonheur, mais à son contentement cynique et grinçant. Échappant à la justice des hommes, il poursuit, parmi eux, sa carrière de grand ou petit pervers, à jouir sans fin de son impunité… Bref, Oreste est un innocent-coupable tragique et pathétique, Aue est un perpétrateur totalitaire plus ou moins dépressif, un grand névrosé dans le crime comme dans le refoulement du souvenir de celui-ci… Peu de rapport, donc, entre les deux – alors pourquoi ce titre, longtemps exposé sur toutes les têtes de gondole, si ce n’est par pur et simple effet de chic ?
12Pour nous en convaincre tout en respectant scrupuleusement le précepte édicté par le talentueux essayiste mentionné au début de cet exposé – surtout ne jamais lire vraiment les livres avant d’en parler savamment –, passons directement aux deux dernières lignes du roman, page 894 donc : aux heures ultimes de l’agonie du Reich, le narrateur erre dans les ruines de Berlin, plus précisément parmi les animaux à l’abandon du Tiergarten. Il nous livre cette dernière clé du récit : « Je ressentais d’un coup tout le poids du passé, de la douleur de la vie et de la mémoire inaltérable, je restais seul avec l’hippopotame agonisant, quelques autruches et les cadavres, seul avec le temps et la tristesse et la peine du souvenir, la cruauté de mon existence et de ma mort encore à venir. Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace ».
13Vous avez dans ces deux phrases quelque chose comme un magistral condensé des recettes selon lesquelles s’est écrit ce livre : une solide réserve de platitudes (« poids du passé », « douleur de la vie », « mémoire inaltérable », « peine du souvenir » une touche de pittoresque un peu criard (le coup des autruches et de l’hippopotame agonisant dans Berlin dévastée…), sans oublier la part des contresens manifestes. Les historiens en ont relevé quelques uns, qui concernent l’histoire de la machine politico-militaire nazie, je voudrais insister sur celui qui s’expose en pleine lumière dans la dernière phrase, laquelle fait boucle avec le titre : « Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace ». Il est clair que Littell emploie ici le mot « Bienveillantes » comme synonyme de Furies. Ce qu’énonce distinctement le narrateur, c’est que les Furies, déesses de la mémoire et de la vengeance, ne vont pas, désormais, le laisser en paix – comme Oreste, après tout, n’a-t-il pas assassiné sa propre mère, tout comme ce dernier ? Mais alors, ce sur quoi s’assied l’auteur tout à fait cavalièrement, c’est sur cela même qui est l’objet du drame grec et dont l’enjeu et politique et philosophique et juridique est si considérable : la métamorphose des déesses de la vengeance et de la justice impitoyable en puissance de paix. Pour Littell, Furies et Bienveillantes, c’est tout un, au point que ces dernières vont pouvoir être désignées, contre toute évidence, en tant que principe de ma mémoire coupable. Davantage que comme une licence poétique ou un trait d’ironie, cette désinvolture doit être comprise comme ce qu’elle est : une malfaçon de première grandeur, dans une œuvre qui, encore une fois, énonce de si hautes ambitions.
14Pour un peu, le soupçon nous viendrait que l’auteur a feuilleté ses classiques comme on parcourt un catalogue de La Redoute, y pêchant un titre hautement décoratif et distingué, sans se soucier autrement de son sens même dans la pièce d’Eschyle. Quelque chose d’essentiel se dévoilerait ici du procédé de composition ou plus exactement de fabrication d’une œuvre comme celle-ci : plutôt qu’à des effets d’intertextualité, c’est à un montage assez virtuose de matériaux de seconde main que l’on aurait affaire : une profusion de fiches de lecture détaillées pour tout ce qui est de la dimension historique, comme l’ont également relevé plusieurs historiens irrités par ce procédé d’emprunt, et des souvenirs de lectures « classiques » plus ou moins anciennes ou distraites de l’autre. Dans tous les cas, le roman se monte comme un ordinateur ou un Meccano, à partir de composantes et pièces variées.
15Je reviens maintenant à la première phrase du livre : « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé ». La première chose qui me frappe, avant que je m’arrête à nouveau sur le « frères humains », c’est le ton vaguement débraillé, vaguement canaille de cet énoncé, ou plutôt le contraste entre le côté solennel de l’amorce – « Frères humains » – et cette sorte de vulgarité de la chute – « comment ça s’est passé ». C’est quoi, « ça » ? Tout cet enchaînement de faits et gestes qui constitue la trame de la désastreuse aventure nazie, ou bien plus spécifiquement ce qui est l’objet même de la faute – le génocide, les massacres, ce passé criminel qui ne passe pas et qui hante la mémoire ? Si l’on veut prendre tout à fait au sérieux l’inquiétante étrangeté de l’indéterminé/indéterminable – et c’est bien cela que désigne, en toute rigueur le Es, les forces obscures non pas de l’inconscient mais de l’Histoire – alors cela ne saurait se raconter à proprement parler. On peut en témoigner, on peut tourner autour, on peut tenter de prendre prise dessus de manière indirecte ou oblique, mais certainement pas le raconter comme une expérience ou une aventure ou même une mésaventure ou un drame. Cette phrase est donc assez problématique ou énigmatique.
16Ou bien alors, s’agit-il de mettre d’emblée le perpétrateur en situation, dans le monde d’après : à défaut de pouvoir faire face aux actions criminelles commises, à défaut de pouvoir présenter un récit sans fard de ce que lui-même et ses semblables ont fait, de pouvoir ou vouloir dire : voyez ce que nous avons fait, il fait recours à l’indéterminé des forces obscures – là où, bien sûr, toutes les vaches sont grises, toutes les fautes et les malheurs sont partagés : je vais vous raconter comment se sont déchaînées, dans la tempête de l’Histoire, ces forces obscures, ce grand Es qui nous a tous emportés et fait de nous, inextricablement (et pourquoi pas « fraternellement ») mêlés, des bourreaux et des victimes… Point de vue biaisé de bourreau donc, qui élude la responsabilité du crime en s’abritant derrière le grand Ça, ce qui devient alors rigoureusement contradictoire avec le dessein de nous raconter, d’un mouvement volontaire (et on va le voir, par le menu) comment ça s’est passé. Dès la première phrase se manifeste donc toute l’équivoque qui pèse sur cette narration et sur le point de vue qui la supporte : un perpétrateur qui entreprend de tout raconter, sans qu’il s’agisse d’une confession extorquée, contrainte, qui pratique une sorte d’anamnèse maniaque de la totalité de ses faits et gestes accomplis dans le contexte de la criminalité nazie, une confession que ne soutient aucun retour critique volontaire sur les actions commises au service de l’État nazi – voilà qui semble relever d’un régime du souvenir et de l’écriture assez insaisissable… En tout cas, le statut du « ça » demeure lui-même mal éclairci : quelle part y prend la désinvolture cynique du bourreau, quelle part son effroi face à ces forces obscures qui, post-factum, ne le laissent pas en paix, et quelle part, enfin, la maladresse de l’écrivain qui s’exprime dans une langue de seconde main, qui fait de cet exercice une performance propre à bluffer les journalistes, et qui, en contrepartie, livre un texte sans style, agréé par le correcteur d’orthographe de l’ordinateur et apprêté par le responsable de l’editing chez Gallimard ?
17La même indétermination pèse sur le « frères humains » liminaire : est-ce l’auteur qui racole le lecteur avec cet effet de manche un peu lourd, est-ce le narrateur qui élabore une stratégie destinée à lui permettre de réintégrer la communauté des vivants, en échangeant du récit contre du pardon ? Dans tous les cas, le lecteur sera porté à redouter que s’annonce, avec cette apostrophe provocante, un jeu de dupes. Prenons en effet l’hypothèse selon laquelle le récit annoncé du « ça » se concevrait comme offre d’une transaction : je vais vous raconter et vous, en échange, vous allez me redonner place parmi vous. Il ne s’agit pas d’échanger du récit contre la vie sauve, comme fait Shéhérazade, mais cela s’en rapproche : le perpétrateur sait bien que le simple fait d’adopter la position du narrateur, face à un public d’auditeurs qui, loin de se détourner de lui ou de se boucher les oreilles, vont prêter attention à son récit d’horreur jusqu’au bout, équivaut, ipso facto, à une réinclusion dans la sphère de la vie commune : le narrateur se situe de plain-pied dans la communauté des parlants laquelle n’est autre, Aristoteles dixit, que la communauté des vivants. Trouvant l’oreille des vivants en lançant son « frères humains », le perpétrateur cesse d’être le monstre, le sauvage exterminable, l’homo sacer qu’il persiste à être tant qu’il vit reclus dans le souvenir impartagé et obsédant de ses actions criminelles. Au fond, la prise de parole du perpétrateur n’a pas besoin de prendre la forme d’une confession autocritique, repentante ou fondée sur une conversion à d’autres articles de foi : il suffit qu’il s’engage dans le récit du grand Es, de « la chose » pour que se dessine l’espace commun d’un partage : celui de l’expérience passée. Le narrateur n’a pas non plus besoin d’annoncer des explications, des justifications, des excuses absolutoires, tout ce qui constituerait la trame d’un plaidoyer pro domo, il lui suffit de dire « je vais tout vous raconter » pour reprendre sa place, via le langage, dans la communauté des vivants.
18À ce titre, l’apparente emphase du « frères humains » n’est pas si déplacée que cela : il commence à parler, et une communauté du souvenir se forme. D’ailleurs, ironie volontaire ou non, sa formule ne peut manquer d’en évoquer une autre – celle que les historiens allemands ont gravée au xixe siècle au fronton de l’histoire savante : « wie es eigentlich gewesen [ist] », raconter le passé comme ça s’est vraiment passé, le es étant censé ici désigner l’objectivité des faits en eux-mêmes reconstitués en deçà de toute interprétation avec les moyens de tout un appareil d’objectivation. L’historien positiviste, établi dans la position de narrateur légitime du passé, mettait tout son soin à établir une distance entre son récit savant et ses convictions propres pour ne laisser place, pensait-il, qu’aux « faits eux-mêmes » – car telle était la règle qui présidait au régime de vérité dont il se voulait le promoteur. Le ça du perpétrateur s’énonce comme une parodie macabre de cette posture : en posant, sur le seuil de son récit, l’avocat de l’objectivation du récit du passé, il établit entre ses crimes et lui-même une distance infranchissable : ça cesse d’être le crime dont tel ou tel sera appelé à endosser la responsabilité pour devenir cette sorte de pâte anonyme de l’histoire terrible dont chacun sera convié à déplorer que les vivants aient à porter le fardeau sans fin…
19Ce ne peut donc être qu’un séducteur pervers qui nous lance cette apostrophe car celle-ci n’annonce aucune intention de quitter la posture du coupable impuni et que le récit annoncé ne lève en rien l’équivoque première : comment celui-là même qui a placé toute son intelligence et son énergie au service d’une cause et d’un dessein consistant à segmenter l’humanité pour séparer ce qui doit ou peut vivre de ce qui doit mourir, comment celui-là peut-il s’adresser à nous tous, indistinctement, qui sommes censés prêter l’oreille à son récit, sans prononcer au moins quelques mots simples tels que : je me suis trompé, j’ai erré, je regrette ? Le petit Eichmann qui s’adresse à nous s’efforce donc d’acheter notre bienveillance ou notre quitus avec de la fausse monnaie : celle d’un récit cynique des actions criminelles commises, vaguement déploratif, mais jamais fondé sur une prise en charge par le narrateur de la responsabilité politique et morale du désastre. La « proposition » explicite que comprend la première phrase du roman – « Laissez-moi… » – est donc irrecevable, scandaleuse : c’est un perpétrateur qui poursuit son entreprise nihiliste par d’autres moyens, un vampire qui s’efforce d’infiltrer le monde des vivants. Sa stratégie s’oppose à celle du négationnisme, mais elle en partage l’essentiel : le nihilisme. Voici comment : le négationniste va insister complaisamment sur les obstacles qui s’accumulent devant la formation d’un récit assuré et véridique du « comment ça s’est passé », il cultive le flou narratif en « transformant les faits en opinions », pour emprunter la formule célèbre d’Hannah Arendt. Il déclasse les faits qui portent la marque de la singularité du crime totalitaire, en premier lieu l’extermination par le gaz dans les usines de la mort nazies. Dans le roman de Littell, le perpétrateur-narrateur procède à l’inverse : il dit : je vais tout vous raconter, tout est racontable, et je suis bien placé pour en parler, car j’étais aux premières loges. Son récit, c’est une visite guidée sur les principaux sites de l’extermination, et qui ne nous épargne aucun détail : actions des Einsatzgruppen [4], massacre de Babi-Yar [5], destruction des ghettos, sélections et liquidations « industrielles » dans les grands centres de mise à mort en Pologne… Il ne s’agit donc pas d’entretenir le moindre doute quant à la réalité du dessein liquidateur des nazis et pas davantage quant à la spécificité des dispositifs techniques mis en place à cette fin. Tout au contraire, Max Aue, en bon nazi, est un maniaque du détail, un trait qui renvoie à la singularité du crime totalitaire. C’est donc sur un autre mode que va se manifester le tour pervers et nihiliste de son opération : là où ayant relaté par le menu la somme des actions qui composent le crime génocidaire perpétré par les nazis, il va relancer son apostrophe au lecteur sur le mode suivant : « On n’est pas votre frère, rétorquerez-vous, et on ne veut pas le savoir ».
20Comme vous le voyez, le jeu avec l’indéterminé prend ici sa pleine expansion : le ou les lecteur [s] qui rétorque [nt] ne di [sen] t ni « je » ni « nous », mais « on ». Et ce « on » ne dit pas « ce qui s’est passé », « ce que vous avez fait », « les crimes que vous avez commis », etc., non, il dit tout simplement « le ». Avec cette accumulation de marqueurs de l’indétermination prennent corps une relation des parlants (des sujets vivants) au passé, un rapport à l’Histoire tout à fait particulier : le « on » qui rétorque porte la même marque d’indétermination que le « ça » auquel il est supposé faire face. Il porte tous les traits de l’anomie que lui prête Heidegger, le fameux man. Et cette anomie va aussitôt se manifester dans un double effet : l’incapacité de dire le nom de la « chose », c’est-à-dire du crime historique, évacué par l’usage du « le » indistinct et la plus scandaleuse encore incapacité de répliquer à la proposition perverse du perpétrateur à la retraite de manière appropriée : « on », en effet, au lieu de répliquer qu’il ne saurait nouer quelque relation de fraternité que ce soit avec un nazi non repenti, au lieu donc de se tenir à la hauteur de sa condition d’historicité, « on » s’abaisse au niveau du perpétrateur qui dit « On ne veut pas le savoir ». À l’abjection du bourreau qui agit en escroc de la mémoire et aimerait se défausser de la responsabilité du crime en le bavardant jusqu’au moindre détail répond la bassesse du « on » (le lecteur lambda, l’homme de la rue, le « petit homme » de la vie démocratique qui, tout simplement, n’a pas envie qu’on vienne l’assommer avec ces vieilles histoires). Une complémentarité perverse s’établit entre le cynisme du bourreau impuni et la démission des vivants face à la dimension criminelle de leur histoire. C’est ici que s’identifie le trait nihiliste, dont on ne sait plus trop, au bout du compte, s’il est à attribuer au narrateur ou à l’auteur du roman.
21Faisant à la fois les questions et les réponses, parlant et faisant parler l’opinion qui est supposée lui faire face, Max Aue conclut cette adresse liminaire sur un ton de bateleur, avec cette sentence d’une éprouvante vulgarité : « Et c’est vrai qu’il s’agit d’une sombre histoire, mais édifiante aussi, un vrai conte moral, je vous l’assure ». Mais qui parle au juste ici ? N’est-ce pas, tout aussi bien, l’auteur qui, s’adressant au lecteur hâtivement assimilé au « on », lui susurre : je te comprends, tu en as marre de ces histoires qu’on ne cesse de te ressasser, mais fais-moi confiance : je m’en vais te la raconter, moi, comme tu ne l’as jamais entendue – non pas sur ce ton compassé qui est celui du devoir de mémoire, mais sur celui du récit sulfureux du bourreau ; le contre-emploi de l’adjectif « édifiant » signale ici le passage à un régime crypto-sadien du récit du désastre et des crimes. Au diable les relations éplorées, endeuillées et funèbres des victimes, au diable l’inflation des discours victimistes, voici venu le temps de récits de l’extrême un peu plus pimentés !
22Mais ce n’est là que l’amorce de l’opération nihiliste. C’est dès les premières pages de cette sorte de prologue au roman intitulée Toccata que les choses deviennent claires : là où le narrateur entreprend de capter en le falsifiant le discours savant de la banalité du mal, de la mobilisation des vertus et capacités de l’homme ordinaire au service de l’entreprise génocidaire, de la segmentation des actions qui entrent en composition dans la perpétration de l’extermination, un discours analytique jalonné par des noms comme ceux de T. Adorno, H. Arendt, G. Anders, Z. Bauman (etc.) pour faire entendre cette petite musique insinuante : ce que j’ai fait est assurément terrible – mais qui ne l’aurait pas fait à ma place, placé dans les mêmes circonstances ? Cela commence avec ce ton de familiarité écœurant du séducteur, du bateleur tentant d’accrocher l’attention du lecteur : « Et puis, cela vous concerne : vous verrez bien que ça vous concerne ». Et puis cela continue, sur la même pente : « Je ne fus pas le seul à perdre la tête, reconnaissez-le ». Et puis, cela devient tout à fait explicite : « Mais vous devriez quand même pouvoir vous dire que ce que j’ai fait, vous l’auriez fait aussi ». Et cela finit en apothéose : « Je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous ! »
23L’opération nihiliste est ici celle qui consiste à écraser le plan politique et moral sur le plan analytique. Le sophisme est énorme, mais efficace : les autorités philosophiques les plus éminentes ayant mis en lumière cette singularité du crime totalitaire. Il est le fait du quiconque placé dans des conditions particulières et non pas celles du monstre ou du criminel d’exception, il est distinct que les actions criminelles que j’ai commises, moi le bourreau, auraient pu l’être aussi bien par vous, les lecteurs, par toi le « on » interchangeable de la foule ; ergo devient futile et insignifiante la question de la responsabilité pour le crime, ses fauteurs étant virtuellement interchangeables. Et donc, qu’il me suffise de vous raconter « comment ça s’est passé » pour que vous puissiez vous convaincre qu’à ma place, vous auriez agi de même ; entre nous, donc, une seule différence, infime : celle qui sépare le criminel actuel du criminel potentiel.
24Ce paralogisme grossier fonde la stratégie du bourreau selon laquelle le procès-verbal des actions commises établi par lui-même suffit à lui valoir quitus aux yeux des vivants. Noyant le crime dans la généralité de la maxime approximative « Tout le monde aurait pu/peut le faire », dans l’indétermination du ça a eu lieu, il est destiné à éluder la question politique et morale fondamentale, celle de la responsabilité et donc de la justice. Qui a fait quoi ? Et donc : qui est appelé à rendre compte de quoi ? Le sens nihiliste de l’opération se dégage ici clairement. Il s’agit bien de dire qu’une fois l’histoire racontée, la question est réglée et l’on peut passer à l’ordre du jour. Que nul ne se mêle de juger, que nul n’aille mêler la justice à cette affaire – car chacun sait que le juge, placé dans les circonstances où s’est trouvé le bourreau aurait agi de même… C’est une leçon d’histoire nihiliste, car elle présuppose que les hommes, confrontés à des enchaînements de circonstances extrêmes ou du moins placées sous le signe de l’exception, ne sauraient être que le jouet de ces circonstances ou l’instrument du destin. Mais c’est précisément ce que dément toute condition de modernité : encore une fois, rien, rigoureusement rien, n’empêche un Max Aue, même un solide névrosé et pervers accompli comme Max Aue, de s’engager dans les rangs des Brigades Internationales en Espagne plutôt que de prendre sa carte au NSDAP en 1936… Le négationniste dit : concernant tout ce pan de l’histoire extrême, on ne peut pas établir les faits de manière assurée, il y a toute une zone grise dans laquelle il n’y a que des opinions et les nôtres valent bien les vôtres. Max Aue dit : les faits sont avérés, j’y étais, je ne suis pas un simple témoin, je suis l’œil universel qui a tout vu et tout consigné. Mais, dans la mesure où les crimes commis auraient pu l’être par quiconque, par vous comme par moi, toute tentative d’inscription de cette séquence dans un horizon de justice est vaine. La chose ayant été mise en récit, la question du ça est épuisée, laissons les morts reposer en paix et les vivants vaquer à leurs occupations. Le malheur est que d’aucune manière l’auteur ne laisse apparaître ici la moindre différence d’avec le narrateur…
25Car telle est bien sûr la première des apories de la machine narrative construite par Littell : partant du principe selon lequel les discours sur l’extrême, sur la Shoah, sur les génocides et les crimes contre l’humanité sont saturés par les positions victimistes et la rhétorique victimaire, il va tenter le diable avec ce coup de théâtre : et si, renversant radicalement le point de vue, on donnait cette fois-ci la parole au bourreau, lui confiant la charge de nous raconter tout ça ? Mais le piège est là, précisément, non pas un piège moral – il n’y a pas d’immoralité particulière à faire parler le bourreau, à le fictionner – ou bien alors il faut reconstruire la Bastille pour y ré-enfermer Sade –, mais bien narratif, diégétique : en effet, c’est un récit compact, linéaire, univoque qui va prendre forme aux conditions de cette « bonne idée », avec ce narrateur unique et son point de vue exclusif, celui d’un personnage contrasté, pas un monstre assurément, homme faillible, tourmenté, tantôt attendrissant, tantôt terrifiant… et dans tous les cas, la seule voix qui se fasse entendre, la seule sensibilité qui s’exprime tout au long du roman… Il est seul personnage donc, auquel le lecteur, s’il a la patience de le suivre de bout en bout de son récit, soit en mesure de s’identifier – après tout, il n’est pas si antipathique que ça, et puis sa rhétorique de la sincérité est si efficace… Au gré de ce renversement radical des points de vue, les victimes notamment redeviennent ce qu’elles ont été pour les exterminateurs : des mannequins, des Figuren dont les pauvres silhouettes vouées à la mort se succèdent interminablement. L’aporie majeure de l’entreprise scripturaire et du dispositif narratif mis en place par Littell est manifeste : tout nous porte, au fil de la lecture, à nous rapprocher du bourreau et donc à donner crédit à son entreprise de réconciliation agencée autour de l’apostrophe « frères humains ». D’une manière concertée ou non, le roman de Littell nous entraîne à nous rapprocher du bourreau dans la mesure même où nous sommes conduits à nous éloigner des victimes, pour la simple et bonne raison que Aue y apparaît au fond comme la seule figure de l’humain, la seule subjectivité (fût-elle en guerre perpétuelle contre elle-même) à laquelle nous soyons portés à nous confronter, à nous identifier, dans sa faillibilité même, dans son abjection même… Mais précisément, n’est-ce pas l’enjeu même de la stratégie du soupçon mise en œuvre par le romancier (coalisé, ici, avec le narrateur) que de nous mettre en garde ? : lecteur, ne va pas t’imaginer meilleur que le personnage dont les infamies sont livrées à ton regard ! Que ce criminel soit le miroir de toutes tes propres potentialités criminelles cachées ! Est-il utile de préciser qu’une telle stratégie du soupçon est tout sauf d’inspiration nietzschéenne : elle ne s’adresse pas au désir de grandir des hommes, mais à leur penchant à rapetisser et à mariner dans le jus amer de leur culpabilité indéterminée.
Notes
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[1]
Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006.
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[2]
Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Paris, Éditions de Minuit, 2007.
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[3]
Christian Meier, De la tragédie grecque comme art politique, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
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[4]
Les Einsatzgruppen étaient des groupes paramilitaires du III° Reich chargées de l’élimination des cadres polonais et soviétiques (puis des Juifs, des Tziganes et des indésirables).
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[5]
Babi-Yar est est un lieu-dit entre les villages de Lukianowka et Syriec (aujourd’hui dans le district de Kiev en Ukraine), où 100 000 civils, en majorité d’origine juive furent massacrés par les nazis.