Notes
-
[*]
Voir le texte dans ce numéro : La porvince abattoir, p.29
1Jean-Claude Kebabdjian m’avait demandé de dire quelques mots sur la Shoah en tant que telle, de sa spécificité, je ne dirais pas de son unicité, parce que dans les temps actuels où sévit le compassionisme victimaire, chacun étant plus victime que l’autre, nous sommes entrés dans une concurrence de victimes dommageables à tous. Or, il suffit de lire le rapport de Leslie A. Davis [*], le fameux consul américain en Turquie, pour voir toutes les passerelles qui unissent les génocides et je n’en prendrai qu’une, c’est combien le génocide n’est pas seulement le crime d’un appareil d’État ou d’une bureaucratie mais aussi d’une société civile. Je pense au passage sur les spoliations, combien la société turque s’est tout entière enrichie par le génocide des Arméniens, combien un certain nombre d’Ukrainiens, de Polonais et surtout la société allemande a bénéficié de la mise à mort des Juifs. Ça ne signifie pas que tel était le motif de la mise à mort, mais certains à-côtés font que toute une société civile est impliquée par un génocide.
2Ce qui fait la spécificité de la Shoah et l’inscrit dans l’histoire des génocides du xxe siècle, c’est que nous sommes en présence ici d’un crime de masse aux racines exclusivement idéologiques. Ce qui est unique dans la Shoah, ce n’est pas seulement le bilan meurtrier, très lourd – 5 à 6 millions de victimes. Ce qui est au cœur de l’unicité de la Shoah, ce sont les motivations des assassins : un délire idéologique millénariste, purificateur et exterminateur. Il est essentiel de comparer les tragédies passées afin d’en distinguer les spécificités, de jeter des passerelles pour montrer ce qu’est la violence des masses au xxe siècle, ses liens avec les appareils d’État et avec les crimes de guerres. En quoi ces derniers, enfin, peuvent être les vecteurs des crimes génocidaires. On remarquera par exemple que les trois grands génocides du xxe siècle ont lieu dans un contexte de guerre. Première guerre mondiale, Seconde guerre mondiale et guerre – à propos des Tutsis – entre le FPR et l’appareil gouvernemental hutu. Poser ensemble les génocides, et on le sait au Mémorial de la Shoah où nous avons consacré un gros numéro au génocide des Arméniens en 2003, ce n’est pas établir des équivalences et procéder à des amalgames, mais mettre en lumière des différences. Le comparatisme n’est pas une banalisation, mais bien l’inverse : il lui fait barrage.
3Quand je parle de la spécificité de la Shoah, de même qu’il y a une spécificité du génocide des Arméniens ou des Tutsis ou du crime de masse perpétré par Staline contre les Ukrainiens en 1932-1933, je fais d’abord référence à l’aire géographique du génocide des Juifs. Il n’y a pas ici de limites géographiques aux tueries. Si les Allemands l’avaient pu, ils auraient tué le dernier des Juifs sur la Terre de Feu, ou au Cap Nord ou au fin fond du Kamtchatka. Ils ne l’ont pas pu. En Europe, quand ils ont pu le faire, ils ont assassiné le dernier des enfants juifs depuis Bayonne jusqu’au Cap Nord, depuis les Iles anglo-normandes jusqu’à Corfou. On invoque aujourd’hui – quand on parle de la Shoah – l’amas de crimes générés par la colonisation pour conclure à une similitude des situations : Arméniens, Tutsis, Juifs, Cambodgiens… et traite des Noirs… Les crimes coloniaux sont probablement l’un des vecteurs des massacres génocidaires du xxe siècle. Et pas seulement de la Shoah. Mais ils n’obéissent pas, sauf exception, à un programme venu d’en haut. Le massacre des Indiens d’Amérique n’est pas programmé par les Rois catholiques Isabelle et Ferdinand, ni par Charles Quint, mais perpétrés en dépit des Rois catholiques et de Charles Quint.
4On confond aussi la Shoah avec la politique barbare menée par les Allemands en Europe orientale, ce que les Allemands appelaient le Generalplan Ost (plan général de politique à l’Est), en Europe slave. La Shoah peut peut-être s’inscrire dans ce « plan général de l’Est ». Mais cette barbarie que les historiens allemands Götz Aly et Susanne Heim ont bien mise en lumière dans un livre intitulé Les architectes de l’extermination, c’est le moyen d’une politique. Or la Shoah n’est le moyen d’aucune politique. Parce que c’est une politique en soi. Si la Shoah s’expliquait uniquement par la politique allemande de germanisation, ou de réduction drastique du nombre de bouches à nourrir en Europe orientale, pourquoi les 44 enfants d’Izieu, en France, devaient-ils être massacrés ?
5La compassion victimaire qui caractérise notre époque mélange aussi ce qui s’est passé en Yougoslavie, en Arménie et au Rwanda. On met sur le même plan le génocide et le nettoyage ethnique. La différence qui les sépare n’est nullement synonyme de hiérarchie des victimes. Dans le cas du nettoyage ethnique, on donne la priorité à la fuite des victimes hors du territoire convoité. Le massacreur dit à sa victime : tu es de trop sur ma terre. Dans le cas du génocide, c’est l’inverse, on ferme toutes les portes pour mieux exterminer. C’est ce que fait Berlin à partir du 18 octobre 1941 quand la décision est prise de fermer les portes de l’Europe aux émigrants juifs. C’est alors, probablement entre septembre et début novembre 1941, qu’est décidé le génocide. À partir du moment où l’on décide d’en finir avec tous les Juifs d’Europe, et pas seulement ceux d’Union soviétique, les frontières sont fermées. Le génocideur dit à sa victime : tu es de trop sur la terre. C’est pourquoi il ira la chercher jusqu’au bout de la planète, si c’est nécessaire.
6On confond aussi, ici, camps de concentration et génocide. Quatre des six lieux de mise à mort des Juifs d’Europe n’étaient pas des camps de concentration, mais des centres de mise à mort, structures légères montées en quelques semaines et démontées tout aussi rapidement. Deux tiers des victimes de la Shoah furent assassinées là ou par d’autres moyens. Deux tiers des victimes ne sont donc jamais entrées dans un camp de concentration, mais tuées dans ces « usines de fabrication de cadavres » que furent Belzec, Chelmno, Treblinka, Sobibor, Birkenau. Seule une petite partie des victimes de la Shoah est entrée dans des camps dits de concentration.
7Comprendre suppose d’intégrer la rapidité du processus, laquelle explique la facilité du passage à l’acte. Cinquante pour cent des victimes de la Shoah sont mortes au cours de la seule année 1942. La Shoah, pour l’essentiel, c’est 1942-1943. Fin 1943, le sort des Juifs d’Europe est joué. Deux tiers des victimes ont péri en 18 mois, de mars 1942 à septembre 1943. Il y a rapidité et concomitance du processus d’un bout à l’autre de l’Europe. Prenons l’exemple français : 76000 Juifs ont été déportés de France. Deux tiers d’entre eux le furent entre mars 1942 et mars 1943.
8Un autre facteur-clé, l’idéologie, explique des différences de bilans étonnantes. En voici un exemple simple à propos du bilan des victimes en Belgique et aux Pays-Bas, deux pays aux conditions géographiques quasi identiques. En Belgique, 44 % des Juifs ont péri, aux Pays-Bas, 80 %. Parmi les facteurs explicatifs, il faut mentionner la collaboration idéologique qui a joué un rôle important aux Pays-Bas, moins en Belgique excepté le cas précis de la Flandre.
9Comprendre c’est également réfléchir à la spécificité du processus. Il s’agit de mettre en lumière qu’un déporté juif et un déporté non juif n’ont pas le même destin. 60 % des déportés non juifs de France, politiques pour l’essentiel mais aussi droits communs, sont revenus en 1945. 3 % des Juifs déportés de France étaient de retour la même année. Par ailleurs, et cette spécificité se retrouve également dans le cas des Arméniens et des Tutsis, le génocideur s’attaque en priorité aux enfants, l’avenir d’un peuple. Un million et demi d’enfants juifs de moins de quinze ans ont été assassinés dans la Shoah. Les Juifs ne sont certes pas les seuls à avoir souffert au cours de la Seconde guerre mondiale (je pense en particulier aux peuples slaves en Europe), mais ils sont les seuls à avoir vu leur jeunesse massacrée dans de telles proportions.
10Nous sommes rarement nos propres contemporains. Comme le disait Günther Anders « nous ne pensons pas à la hauteur de ce que nous vivons ». Les destructions anciennes dont furent victimes les Juifs, le premier Temple, le deuxième Temple, l’expulsion d’Espagne en 1492 par exemple, avaient des motivations religieuses, économiques et politiques. Dans la Shoah, les motivations ne sont ni religieuses, ni économiques, ni politiques, même s’il y a des travers économiques, politiques et religieux à ce massacre. Ce qui donne à la tuerie son côté inexpiable est son caractère idéologique.
11Auschwitz fut une fin en soi. L’Ukraine en 1932, Hiroshima et Nagasaki en 1945 furent des horreurs absolues, mais c’étaient les moyens d’une politique. Avec Hiroshima et Nagasaki, les Américains ne veulent pas génocider le peuple japonais, mais mettre fin le plus vite possible à la guerre et imposer par la bombe atomique, leur suprématie face à l’Union soviétique. En 1932, le but de Staline est de mettre au pas le peuple ukrainien et de briser les dernières résistances à la collectivisation. Il ne s’agit pas pour lui de génocider l’ensemble des Ukrainiens.
12Cette radicale singularité est une chose difficile à nommer pour les Juifs eux-mêmes. À la fin de la guerre, ils ne savaient pas comment désigner la destruction dont ils avaient été victimes. Ils se sont rabattus sur un terme déjà utilisé pour la destruction du premier et du deuxième Temple : hourban qui signifie en hébreu destruction. Churchill avait montré la voie dès le mois d’août 1941 lorsque, parlant à la BBC des massacres perpétrés par les Einsatzgruppen à l’Est, il déclarait : « Nous sommes en présence d’un crime qui n’a pas de nom ». Dès la fin de la guerre, dans les milieux ashkénazes, on s’est mis à parler de troisième hourban, tout ayant le pressentiment que ce terme ne convenait pas. Parce qu’après un hourban, on peut reconstruire : après le premier Temple on a construit le deuxième, après l’expulsion d’Espagne, il y eut toute une floraison du judaïsme espagnol dans le bassin méditerranéen. Ici, on ne peut plus reconstruire ce qui a été détruit. Construire autre chose, peut-être, mais pas re-construire. C’est pourquoi s’est progressivement imposé en Israel, dès les années cinquante, le mot shoah qui signifie, en hébreu, dévastation, tempête. Ce n’est pas un terme liturgique, mais un mot du vocabulaire ordinaire même si l’on spécifie souvent que le mot figure treize fois dans la Bible.
13Deux mots pour conclure. On nous dit qu’il faut aller à Auschwitz pour voir, et voir pour savoir. À Birkenau, Auschwitz II, lieu central de la mise à mort des Juifs, il n’y a plus grand-chose à voir excepté le porche d’entrée et les ruines des crématoires et des chambres à gaz au bout de l’immensité du camp. Ici et là, quelques baraques conservées.
14Ce que nous apprend la visite à Auschwitz, ce n’est pas tant qu’il faille aller là-bas pour savoir, c’est plutôt l’intime conviction que cette machinerie de meurtre posée dans la plaine silésienne n’est pas un dérapage du monde européen mais l’un des points d’aboutissement de l’histoire de l’Europe. On comprend aussi, intimement, qu’Auschwitz n’est pas une usine de morts : la mort est une notion humaine et l’on est ici dans un lieu de déshumanisation absolue. Pour reprendre le mot de Arendt, Auschwitz est une « usine de fabrication de cadavres ». Figure paradigmatique de la Shoah, Auschwitz marque une rupture radicale avec la notion d’humanité. Ce qui s’est passé ici va au-delà du seul peuple juif assassiné. C’est pourquoi la mémoire d’Auschwitz n’est pas la mémoire des seuls Juifs, mais celle de l’humanité, de la même façon que l’histoire des peuples génocidés appartient à la mémoire universelle et n’est pas le patrimoine des Arméniens seuls, ou des Juifs, ou des Tutsis ou de tant d’autres. Auschwitz a transformé l’avenir de l’humanité parce que le destin de chaque personne humaine y a été transformé en objet.
15La Shoah a entamé le statut de la personne humaine. Ce ne fut pas une plongée dans la barbarie, mais un certain visage du progrès humain au contraire, celui offert par une conception biologique de l’humanité qui voit l’espèce humaine réduite au corps biologique.
16Dès lors qu’une partie du genre humain institue des seuils d’humanité et décide en conséquence de qui a le droit ou non d’habiter la planète, dès lors que la créature se prend pour le créateur, un seuil est franchi qui nous fait entrer dans un nouvel âge de l’humanité, celui de la bio politique où le génocide devient un moyen de gouvernement des hommes.
Notes
-
[*]
Voir le texte dans ce numéro : La porvince abattoir, p.29