Chimères 2006/2 N° 61

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Article de revue

Portail de la terreur : Trois musiciens de l'angoisse

Pages 121 à 143

Note

  • [1]
    Von Weizsäcker (Viktor), Le Cycle de la structure, Bruxelles, Desclée de Brouwer, 1958, p. 209. Nous empruntons ici à ce livre, dont Michel Foucault annonça la traduction dès 1953. Nonobstant l’amitié de Foucault, rien ne certifie que Barraqué en ait eu connaissance. Réalisée en 1957, avec Daniel Rocher, cette traduction parut dans la Bibliothèque neuro-psychiatrique de langue française, avec une préface de Henry Ey.
  • [2]
    Ibid., p. 207.
  • [3]
    Deleuze (Gilles), Mile plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 364.
  • [4]
    Leclere (François), Premières pierres, Paris, Michel de Maule, 1987, p. 19.
  • [5]
    Souvtchinski (Pierre), « Pour une explication », in Dossier Je an Barraqué, Champigny-sur-Marne, 2E2M, 1974 ; repris in (Re)lire Souvtchinski (1892-1985), La Bresse, Éric Humbertclaude, 1990, p. 267.
  • [6]
    Foucault lui dédia sa fameuse introduction au texte de Binswanger en ces termes : « Ce livre, mon cher Jean, je ne te le donne pas : il te revient par la force de droits fraternels qui en font un bien commun, et un signe qui ne pourrait s’effacer. » Cf. Binswanger (Ludwig), Le Rêve et l’Existence, Paris, Desclée de Brouwer, 1954.
  • [7]
    Kierkegaard (Soeren), Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949, p. 74 et 92.
  • [8]
    Barraqué (Jean), « Propos impromptus » (1969), in Écrits, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 181.
  • [9]
    Ibid., p. 183.
  • [10]
    Ibid., p. 181.
  • [11]
    Barraqué (Jean), « Une analyse : la Cinquième Symphonie de Beethoven », in Écrits, op. cit., p. 436.
  • [12]
    I n Griffiths (Paul), The Sea on Fire, Jean Barraqué, Rochester, Rochester University Press, 2003, p. 187.
  • [13]
    Barraqué (Jean), « Une analyse : la Cinquième Symphonie de Beethoven », op. cit., p. 463. Admis à plusieurs reprises à La Verrière, Barraqué fut suivi, de 1959 à sa mort, par le psychiatre Paul Sivadon. Il ne s’agit ici en aucun cas ni de rabattre l’analyse musicale sur l’analyse clinique, ni de débusquer le symptôme dans l’œuvre, mais de mettre en évidence un socle de résonance, de se risquer à une anthropologie de l’art et à la description de structures ou, selon Binswanger, d’étudier les « moments structuraux » constitutifs d’un monde.
  • [14]
    Binswanger (Ludwig), Trois formes manquées de la présence humaine, Puteaux, Le Cercle herméneutique, 2002, p. 21-22.
  • [15]
    Ce « Ja » sonnant comme un « Heil ».
  • [16]
    Zimmermann (Bernd Alois), « Du und Ich und Ich und die Welt », Berlin, Akademie der Künste, 1998, p. 44.
  • [17]
    Bayer (Konrad), der sechste sinn, in Sämtliche Werke, Vienne, ÖBV-Klett-Cotta, 1996, p. 672.
  • [18]
    Cité in Gielen (Michael), « Vorwort », in Verzeichnis der veröffentlichten Werke, Mayence, Schott, 1995, p. 5.
  • [19]
    « Composer, c’est avant tout et sans cesse prendre des décisions ; la liberté du compositeur n’est autre que la liberté de décider. Le lieu spirituel du compositeur est déterminé par la somme de ses décision au sein des multiples réfractions de la vie spirituelle, telle qu’elle l’entoure ; ses moyens stylistiques sont des suites de délibérations qui résultent des comportements déterminant l’image du compositeur et des décisions ainsi déterminées, une chaîne continue de décisions », écrivait Zimmermann. Cf. Zimmermann (Bernd Alois), « Über das produktive Missvergnügen » (1958-1960), in Interval un d Zeit, Mayence, Schott, 1974, p. 21.
  • [20]
    Sciarrino (Salvatore), « Terribile e spaventosa storia del Principe di Venosa e dela bela Maria, musica per l’opera dei pupi » (1999), in Carte da suono (1981-2001), Rome, CIDIM, 2001, p. 109.
  • [21]
    Sciarrino (Salvatore), « Macbeth, tre atti senza nome » (2001), ibid., p. 111.
  • [22]
    Sur ce sujet, voir Maitre (Jacques), Mystique et Féminité, essai de psychanalyse sociohistorique, Paris, Cerf, 1997.
  • [23]
    In Perseo e Andromeda, Milan, Teatro alla Scala, 1992, p. 79.
  • [24]
    Sciarrino (Salvatore), « Sestetto per archi » (2003), texte inédit.
  • [25]
    Sciarrino (Salvatore), Le figure dela musica da Beethoven a oggi, Milan, Ricordi, 1998, p. 67.
  • [26]
    Sur ce sujet, voir notamment Maldiney (Henry), « La dimension du contact au regard du vivant et de l’existant » (1990), in Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 1991.

1Dans ses dernieres mesures, la Sonate pour piano (1950-1952) de Jean Barraqué atteint une densité rare, au cours d’une séquence lyrique, excessivement large, de déflagrations, fffff, sur de denses harmonies, barrières gigantesques creusant les silences attenants, comme autant de dislocations, d’évidements ou d’élisions. L’œuvre se cherche encore, à travers des accents secs, vifs et marqués. C’est le chas d’une crise où le sujet, mis en demeure d’être soi ou de n’être pas, se risque à l’anéantissement. Une telle crise désigne non seulement le passage d’un ordre à un autre, mais aussi l’abandon, sinon le sacrifice de la continuité ou d’une identité, dans une déchirure ou un « bond dans le vide », d’où surgira une variation, une mutation ou une transformation reconnaissable en tant que telle. Là, l’expérience change de dimension et entre dans la hauteur et la profondeur où l’écoute se perd et, d’un même mouvement, descend en soi-même et s’élève. Là, s’inaugure et se forge soi-même non une succession liant la cause à l’effet, mais une décision radicale. Dans la quête rigoureuse de cette dernière, le discours musical ne décrit aucune trajectoire ferme, assurée, immuable, son unité ne se constituant que dans une « inlassable restauration par-delà les variations et les crises [1] ». En d’autres termes, il ne saurait se donner tant que domine une continuité. « La crise est un passage du fini instable à la stabilité d’un fini, par l’intermédiaire d’une transcendance [2]. » Alors le discours se reconstruit à tout instant, tout en risquant de disparaître à jamais lors d’une crise. Ainsi, la Sonate se reconsidère et tente fugitivement de retourner à son commencement : après un court point d’orgue, l’œuvre s’achève sur l’énoncé monodique, à nu, de la série de base en miroir, finissant sur la note initiale de l’œuvre, mi, entre « rapide » et « lent », selon l’étrange indication métronomique de la partition – un temps sans tempo, aboli, sinon retrouvé. Cette sonate, peu à peu évidée, est l’expérience terrifiante d’une telle limite, où la musique affronte son ennemi, le silence, face au son, mais aussi à la forme. « Il faudrait étudier comment chaque musicien fait fonctionner de véritables blocs d’oubli : par exemple ce que Barraqué dit des tranches d’oubli et des développements absents chez Debussy [3] », écrivait Gilles Deleuze. Les dernières mesures de la Sonate nous offrent « l’image d’un trajet temporel qui aurait été conçu comme partant d’une multiplicité complexe pour s’arrêter quand elle rejoint le germe grammatical qui a permis sa construction [4] ». La série s’accomplit, atteint un ultime rien silencieux, enclos dans son projet.

2Barraqué fut un musicien sériel, mais il le fut en « romantique noir [5] », radicalement de son temps, mais tout aussi enraciné dans le xixe siècle. Au début des années cinquante, son sérialisme résulta d’un athéisme difficilement conquis. Le 1er décembre 1952, alors qu’il achève la Sonate, Barraqué écrivit dans une lettre au compositeur canadien Sylvio Lacharité : « Nous arrivons à un point de la sensibilité humaine où nous savons (car le Je ne peut plus exister, nous prenons connaissance historiquement des états de fait) que l’histoire de Dieu n’a été que l’histoire de l’oubli, de la lâcheté de l’homme. Sans un dieu, aucun sens à la vie et nous allons proclamant que tout est absurde. Mais quel homme peut d’une façon conséquente, accepter que ses actes soient sans aucun sens ? […] Et moi, le malin, avec les autres des créateurs, ne sommes-nous pas, à la fin du compte, les hommes de la plus grande FOI ? les grands mystiques de notre temps. Et si je réponds oui, je sais que nous n’avons pas avancé d’un pas. Il me semble que nous quittons, non pas une civilisation, mais une énième partie de l’histoire de l’homme : l’histoire religieuse. » Or, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, Barraqué devint athée avec Kierkegaard, faisant du « désespoir rigoureux » sa croyance. Dès 1949, avant son amitié avec Foucault, nourrie de dialogues sur Nietzsche, Husserl et Heidegger, Bataille et Dostoïevski, mais aussi sur Ludwig Binswanger dont il fut un lecteur attentif du « Rêve et l’existence [6] », où la geste musicale de l’un forma une même constellation avec la geste philosophique de l’autre, tendue vers un sujet en disgrâce, déposé, s’absentant dans l’acte créateur en lequel il se manifeste, et vers une vision de l’homme ainsi délivrée de la présomption humaniste, Barraqué lut le Traité du désespoir. Il en annota la première partie, dont la pensée lui fut déterminante, instaurant un « commentaire de soi-même » et désignant le mal de ne pouvoir mourir, cette maladie visant et la destruction et son impossibilité. Ou bien le désespéré veut être lui-même, « mais alors, c’est qu’il ne veut pas se débarrasser de son moi », ou bien « l’homme, au sentiment englouti dans l’imaginaire, verse toujours plus dans l’infini, mais sans devenir toujours plus lui-même, puisqu’il ne cesse de s’éloigner de son moi [7] ». Barraqué incarna ce vacillement : « Soi-même est étranger. Soi-même est impossible », écrivait-il. Dans ce clivage, l’individu, monstrueusement enlisé en soi et supposant une totalité inaccessible, découvre sa discordance, sa mésentente avec soi-même, et crie d’effroi. Lisant encore le Journal du voleur de Jean Genet, Barraqué y scruta une déclinaison contemporaine de son désespoir, dans l’« irrémédiable destruction de son œuvre et de soi-même ». S’il assume les périls de son œuvre, l’artiste s’interdit toute frivolité, fait de sa présomption un drame et se condamne à vivre la création dans la terreur et l’austérité. Aucune modestie donc, mais une grandiloquence, la dramatisation de soi dans le tragique et le sublime. « Le compositeur est un artiste, c’est-à-dire un homme qui est obligé d’être le plus grand ; il lui faut considérer l’Histoire, lui donner un sens à son usage, être lui-même l’Histoire, la dépasser, la continuer, lui donner une descendance [8]. » Barraqué recherchait dans son ars combinatoria une éthique et une esthétique de l’existence, un éclairage de la vie selon ses termes, une conduite de l’œuvre qui synthétise l’événement sonore et la nécessité de la subjectivation qui l’articule : « Je crois que la musique… enfin je vais employer un terme très âpre : empêche d’être un salaud [9]. » Son sérialisme est une morale, adhésion aux règles, aux valeurs et aux principes de la série, ascèse et exercice de soi. La litanie barraquéenne autour de soi, ce « commentaire lyrique de soi-même », dont il s’abreuva à la source de La Mort de Virgile de Hermann Broch, ce débat, ce dialogue, cette réflexion sur soi, et sur soi-même à travers l’œuvre, se tournent vers la mort. La destruction du son dans le silence, du développement dans son élimination, de l’archétype dans une forme ouverte, autogène, en sont des expressions musicales. « Tous ceux qui ont véritablement créé – pour tous, l’objet dernier qui est la grande angoisse de l’homme, c’est la mort. Tout dépositaire de la création doit l’accepter, comme il accepte sa propre mort. Même sur le plan technique, son art doit évoluer vers la mort, il doit s’achever dans l’inachèvement sans cesse [10]. » Si toute mort, toujours mienne, singularise, si nul ne peut en décharger l’autre, naît l’angoisse, cette « détermination de l’esprit rêveur », comme l’écrivait Kierkegaard. Comment discipliner, sinon maîtriser cette angoisse, menace constante d’effondrement où le Soi découvre le monde et soi-même dans le monde, esseulé, scrutant le rien ? Cette Angoisse, fondamentale, rend possible la peur, chantée dans… au-delà du hasard (1958-1959), pour quatre formations instrumentales et une formation vocale, et la « terreur » de Chant après chant (1965-1966), pour six batteurs, voix et piano. Le sol s’y dérobe et suscite le resserrement, l’étranglement, jusqu’à la paralysie d’une présence obstruée, rétrécie, sinon délirante. À cette aune, Barraqué mesura deux formes délétères, dans La Mer de Claude Debussy et dans la Cinquième Symphonie de Ludwig van Beethoven.

3Chez Debussy, les mesures initiales installent une force d’inertie, contraire à l’exposition classique dont Barraqué rappelle qu’elle fut une force en mouvement, dynamique. Le statisme y désigne non une fin, mais la promesse d’un autre univers, résultant d’une recréation, d’une reconsidération, d’une catalyse, d’une coagulation propulsive ou d’irisations imbriquées recoupant d’autres univers existants ou créés à l’occasion. Le développement se déroule en un essentiel statisme, se résolvant dans un tournoiement thématique, une « hallucinante giration », vision évanescente du mouvement en son entier. Comme Olivier Messiaen, Barraqué fut un analyste d’une autre forme délétère, le développement par élimination dans la Cinquième Symphonie de Beethoven. Dans le premier mouvement, ce développement, inscrit dans une variation, enveloppé en un immense decrescendo, mène à une coupure où se trouvent métamorphosées, sublimées, les qualités harmoniques, mélodiques, rythmiques, dynamiques et timbriques de la cellule génératrice, ou « idée musicale ». Le motif, « chêne foudroyé », perd peu à peu de ses notes. L’orchestration austère, sinon volontairement maladroite, malhabile, accentue la neutralité. À la troisième élimination, la cellule se réduit à une note seule. Comment l’auditeur sait-il que cette note est l’acmé de la destruction d’un thème ? Le développement tonal, cyclique, sur lequel reposait l’ensemble du mouvement, atteint une limite. « Tout est fini. La cellule n’existe plus. C’est la mort complète. Il était impossible de continuer [11]. » L’œuvre s’est détruite. Là, l’idée musicale affronte une tâche terrifiante, la suppression de sa forme finie. Sur ce faîte étroit s’ouvrent les angoisses, les fureurs ou les silences, dont l’œuvre barraquéenne est trouée. À travers ces deux formes délétères, Barraqué sut traduire une altération du temps vécu, oscillant entre la saccade, la brisure par l’imminence de la peur ou de la terreur, et le mythe d’une éternité inerte, évidée, entre le morcellement de l’angoisse et le tournoiement du délire.

4Qu’est-ce alors que l’écriture sérielle dans la Sonate ? La série se définit comme douze notes égales et comme succession de onze intervalles. Sur Séquence (1950-1955), pour voix, batterie et divers instruments, sur des poèmes de Nietzsche, Barraqué écrivait ainsi : « Sa conception sérielle repose sur un dualisme espace-temps qui englobe de façon originale, pensons-nous, les acquisitions essentielles que résume aujourd’hui le mot série. La première forme est l’intervalle. Il y a concomitance ou non entre les deux aspects de l’intervalle : l’espace qui sépare les deux sons et le temps mis à le franchir. La seconde forme est la note. Chaque note possède en soi sa densité, elle [peut ?], dans le courant de l’œuvre, être privilégiée de quelque manière : soit au moyen d’accents, soit par une mise en registre, soit par élision [12]. » Analysant Debussy quelques années plus tard, Barraqué distingua la note-son, singulier phénomène de timbre, de dynamique, de durée ou de couleur instrumentale, de la note-ton, incluse dans l’harmonie tonale. Puis, Barraqué mit en évidence, chez Beethoven, la « note d’effroi », d’angoisse, sorte de note-son sans ton, isolée, étrangère au monde, arrachée à la mondanéité, dans la Marche funèbre de l’Héroïque. Si intense d’étrangeté, le la bécarre des seconds violons et des altos, « en dehors », confère aux mesures contiguës un caractère trouble et relativement incohérent. « Tout s’arrête. Cela rappelle ces schizophrènes chez qui, brutalement, plus aucune faculté ne fonctionne. Ce la bécarre est donc une note surpassant les autres [13]. » Note et intervalle, note-ton et note-son, note d’effroi et milieu – l’œuvre de Barraqué décrit une lente ascension sur un axe vertical : si, selon Binswanger, la hauteur, vide illimité, figure l’espace de l’avenir, et le sol celui du passé, la disproportion anthropologique entre la montée vers le haut et le manque d’appui horizontal sur le sol, ou l’étendue de la marche, désigne une forme manquée de la présence humaine : « Le trait essentiel que nous avons souligné dans le fourvoiement fourvoyé, est la disproportion entre l’ampleur de l’expérience et la hauteur de la problématique de la présence humaine, ou bien, pour reprendre les mots d’Ibsen, l’inadéquation entre la hauteur du pouvoir bâtir et son propre pouvoir monter[14]. » Les déflagrations des percussions à hauteur indéterminée expriment, chez Barraqué, ces moments d’extrême tension, où le son s’échappe, dans le bruit, du strict ordonnancement sériel. Sans doute est-ce là, en une écriture resserrée, en une crispation si fébrile, que son œuvre porta les stigmates de sa propre expérience.

5*

6Dans le Requiem pour un jeune poète (Requiem für einen jungen Dichter, 1967-1969), pour récitants, soprano, basse, trois chœurs, sons électroniques, orchestre, jazz-combo et orgue, Bernd Alois Zimmermann collecta poèmes et documents d’actualité, en grec ancien et moderne, latin, anglais, allemand, français, hongrois, russe et tchèque, retraçant son destin et celui de l’Europe, de la Révolution d’Octobre à l’entrée des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie. Tout au long du dernier mouvement, les trois chœurs et les deux voix solistes chantent, passionato, passionato molto, quasi gridato et gridato, Dona nobis pacem, fragment de l’Agnus dei, en latin – ce texte est celui du commun, et n’appartient pas à la Messe des morts, dont la prière est Dona eis requiem. Au commencement, un bref montage sur les quatre pistes de la bande magnétique présente sept documents d’actualité et deux autres sources, musicales.

7Sur la piste 1 :

8

une note au gouvernement russe, lue par le ministre allemand des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop, qui annonce l’attaque allemande et surtout l’entrée en guerre de l’Urss : « Le bolchévisme s’oppose au national-socialisme avec une hostilité mortelle. La ville bolchévique de Moscou est sur le point d’attaquer par derrière l’Allemagne nationale-socialiste dans son combat vital. L’Allemagne n’a pas l’intention de rester inactive face à cette grave menace contre ses frontières à l’est. »,

9

un communiqué d’une division allemande sur d’imminents bombardements.

10Sur la piste 2 :

11

un fragment du quatrième mouvement de la Neuvième Symphonie de Beethoven,

12

un fragment du fameux discours de Joseph Goebbels au Palais des Sports de Berlin, le 18 février 1943 : « Je vous le demande : voulez-vous la guerre totale ? [Cris de l’assistance : Oui [15]] La voulez-vous, si nécessaire, plus totale et plus radicale que nous ne pouvons même nous la représenter aujourd’hui ? [Cris : Oui]. »,

13

une déclaration du major Otto-Ernst Remer au Tribunal du Peuple. Remer, capitaine blessé à huit reprises au cours des premières années de la guerre, décoré de la Ritterkreuz, et commandant de l’unité d’élite stationnée aux environs de Berlin et chargée de prévenir toute révolte, ordonna à ses troupes, après l’attentat manqué contre Hitler du 20 juillet 1944, de prendre place autour du ministère de la Propagande, où se trouvait Goebbels. Mais celui-ci le mit en contact avec Hitler, pour lui prouver que le Führer était en vie. Rendu responsable de la sécurité militaire de Berlin, Remer rejoignit alors les soldats de Heinrich Himmler et donna l’ordre de supprimer toute résistance, participant énergiquement aux arrestations sous la direction du Général Fromm – ce qui lui valut le grade de major. Lorsque le tribunal condamna les conjurés à mort, la sentence fut exécutée par des soldats du bataillon de Remer, lequel fut l’un des artisans du néonazisme en Allemagne, fondant au début des années 1950 le parti SRP. La Haute Cour de Brunswick le condamna en 1952.

14Sur la piste 3 :

15

un fragment de Hey Jude des Beatles,

16

une déclaration de Winston Churchill à la BBC, sur la collaboration entre la Royal Navy et la Royal Air Force, caractéristique « remarquable » de cette guerre.

17Sur la piste 4 :

18

un fragment de Hey Jude des Beatles,

19

un fragment, en allemand et en russe, d’un discours radiodiffusé de Staline au peuple russe (3 juillet 1941) contre l’arrogance des « propagandistes fascistes fanfarons ». Ce discours, repris dans la Pravda du même jour et dans Sur la Grande Guerre de l’Union Soviétique pour le salut de la Patrie, fait suite à l’attaque allemande du 22 juin 1941 et s’inscrit dans le même contexte que la citation de Ribbentrop, piste 1,

20

des insultes de Roland Freisler, après l’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944. Emprisonné en Sibérie lors de la Première Guerre mondiale, farouchement anticommuniste, Freisler réussit à s’enfuir en 1920, adhéra au parti nazi dès 1925 et franchit tous les échelons de l’administration hitlérienne. Nommé directeur du personnel du ministère de la Justice, puis secrétaire en charge de combattre le sabotage, il participa en 1942 à la conférence de Wannsee. Président du Tribunal du Peuple de 1942 à 1945, le plus craint du Troisième Reich, il présida les procès des conjurés du 20 juillet 1944. Traitant les accusés de « salauds » ou de « porcs », après les avoir fait torturer, il leur prédit « l’enfer et pour bientôt » et en condamna plus de deux cents à une mort atroce, suspendus à de grands crochets « comme ceux qu’utilisent les bouchers pour accrocher les bêtes », selon un témoin. Environ deux mille suspects auraient été tués dans les semaines qui suivirent le 20 juillet 1944.

21« Le temps, avec sa notion de chaos, dans le sens de cratère, est devenu pour moi une idée fixe à laquelle je ne puis me soustraire, d’autant moins que je ressens, devine et vois quotidiennement la monstrueuse désorganisation de la vie spirituelle. C’est un processus qui me recouvre d’un poids paralysant et qui désagrège tout mon organisme, infailliblement, et avec une lenteur révoltante », écrivait Zimmermann dans son journal, à la date du 7 juin 1945 [16]. Lecteur de Husserl et de Heidegger, dont son ami Walter Biemel l’entretenait, soucieux de suspendre la linéarité du temps, contre l’avancement de la mort, le musicien s’inscrivit dans la conception augustinienne d’une unité du temps, où l’âme humaine outrepasse, en un élargissement spirituel, l’instant fugace, englobant le passé et le futur dans un présent non ponctuel, mais épais, perpétuel, « permanent » selon l’adjectif de Zimmermann, ou l’éternité qui s’y loge. Si l’univers et nos instruments de mesure nous astreignent à l’écoulement, dans notre réalité intime, seule une « mince couche de glace » distingue encore le passé du futur. Ils ne tarderont pas à s’entrecroiser. Zimmermann introduit en effet dans les années cinquante l’idée d’une sphéricité du temps : « Le temps se courbe et forme une sphère », écrit-il. Cette image désigne chez lui, indifféremment, le rythme, la forme des œuvres ou les époques de l’histoire de la musique, même si la forme sphérique du temps résulte d’abord de représentations spatiales, car théâtrales. En 1960, Zimmermann adopte la notion, déclinée à l’envi dans ses écrits et ses entretiens, de pluralisme, corrélat compositionnel de la sphéricité du temps, dont les strates métaphorisent l’expérience esthétique et métaphysique d’une simultanéité, car la musique est l’art qui convient le mieux à sa représentation. Indifférent aux ruptures stylistiques, considérant le style comme un anachronisme, Zimmermann réalisa montages et collages d’extraits musicaux, mais aussi, comme ici, de documents, à l’aide de proportions rigoureusement extraites d’une série de base. Et la citation est hommage, dette, image intérieure, réalité perçue par l’artiste ou commentaire d’un inachevé du passé. Mais comment citer l’art de l’avenir ? Cette aporie dévoile-t-elle la temporalité du mélancolique, son inclination vers le passé ou, plus précisément, vers le vécu jusqu’à présent, où l’advenu, insistant, se subroge à l’existence et ne laisse au présent rien d’autre qu’une plainte peu ouverte en direction de l’avenir ? Ou l’exercice de la citation en tant que tel traduit-il une absorption par le présent pur, volatile, fugace, où la direction de l’expérience fonde la structure du maniaque, libéré par la danse, le ballet, le bondissement, l’aspiration à la festivité et au contact fusionnel avec le tout joyeux, absorbé dans une chaîne d’instants isolés ?

22Suit, dans le Dona nobis pacem, un développement choral et orchestral, peu à peu assourdissant, et dont la matrice mélodique s’apparente au chant Brüder, zur Sonne, zur Freiheit (Frères, vers le soleil, vers la liberté). Cette similitude, difficilement sensible dans les canons et les contrepoints initiaux du chœur d’hommes, devient perceptible lorsque les cuivres jouent la mélodie en fanfare, au-dessus du tumulte des tutti. D’une tonalité, d’un climat voué au sombre, à la lenteur, sinon au ralentissement, à la stagnation, à l’enlisement du mouvement basal de l’œuvre, à l’orchestration et à l’harmonie résistantes, lourdes et adhérentes, toujours retenues, l’humeur de ce moment est dominée par la gravité, le désespoir roide, fixe, pesant, sans autre déroulement qu’une rétention. Puis, les quatre pistes de la bande magnétique présentent des bruits : une action de destruction (Zerstörnungsaktion), dont le fracas met un terme, momentané, à la démesure vocale et instrumentale, des klaxons, des sifflements stridents, des bruits de moteur à l’allumage, des cris violents et isolés, des slogans contre la guerre du Vietnam, la clameur de manifestations autour de 1968 à Prague, à Paris et en Allemagne. Silence, et très distinctement, récité en allemand, un fragment du sixième sens de Konrad Bayer : « comme chacun sait. comme chacun savait. comme tous savaient. comme tous savent. tous le savent-ils ? impossible qu’ils le sachent tous. comme beaucoup le savent. comme maints travailleurs paysans généraux hommes d’état le savent. comme de nombreux hommes savent. comme presque tous les hommes savent. presque tous les hommes le savent. tous les hommes devaient le savoir. ce que chaque homme devait savoir. un grand nombre d’hommes le savent. ce que je savais. comme je savais. comme moi, marcel oppenheimer et les dames, nous savions. comme moi et melitta mendel, nous savons. comme nina et moi savions. comme chacun pouvait voir. comme presque chacun pouvait voir. comme chacun pouvait voir à quelque distance. comme chacun peut voir. comme tout homme peut voir [17]. » Après un brutal accord de l’orchestre, les chœurs hurlent, con tutta la forza, un dernier et terrifiant Dona nobis pacem, sur une riche harmonie incluant toutes les notes de l’échelle chromatique – une totalité finalement atteinte, désormais sans manque, et en laquelle l’œuvre se dénoue. Ainsi, cette dernière section décrit un mouvement global du montage au crescendo symphonique, sinon au martèlement, à la rumeur bruitiste, au langage seul, en creux, et au cri, passant du plein, sollicitant tout l’effectif, au vide.

23L’origine de ce requiem remonte au milieu des années cinquante. Zimmermann avait envisagé la composition d’une œuvre chantée avec cinq solistes instrumentaux, pour laquelle il souhaitait utiliser des fragments de L’Ecclésiaste. Il projeta bientôt d’adjoindre le Psaume 139 qui honore l’omniscience et l’omniprésence de Dieu, et les louanges au Seigneur du Psaume 148, la tripartition de l’œuvre se faisant « symbole de la Trinité » – de ce projet d’oratorio se détachera en 1957 la cantate Omnia tempus habent, pour soprano et dix-sept instruments, sur un texte de la Vulgate (L’Ecclésiaste, 3, 1-11). En novembre 1956, Zimmermann établit la liste des nouvelles sources littéraires de son oratorio, dont il avait déjà dactylographié la majeure partie, et consigne les premières idées relatives à la forme musicale. Mais en septembre 1963 naît un autre projet d’oratorio, une Majakowskij-Kantate, et quelques mois plus tard, la radio WDR lui commande une cantate, À Serge Essénine, d’après Vladimir Maïakovski. Zimmermann étudie alors les chants révolutionnaires et ouvriers. Dans une lettre à Herbert Schernus, chef de chœur de la WDR, le musicien esquisse l’idée de combiner des chœurs professionnels avec un « chœur d’ouvriers d’au maximum 300 chanteurs ». Son projet prévoit en outre une utilisation intense du montage sur bande magnétique. En 1965, Zimmermann donne le titre Requiem pour un jeune poète à cette partition, qu’il compose de 1967 à 1969, travaillant en studio de janvier à mars 1969, et dont l’effectif considérable (3 chœurs et 8 haut-parleurs entourant les auditeurs, 2 récitants, soprano et basse solo, 4 flûtes, 4 hautbois, 4 clarinettes, 2 saxophones, 3 bassons, 5 cors, 5 trompettes, 5 trombones, 1 tuba, percussions, timbales, orgue, harpe, 2 pianos, accordéon, mandoline, 10 violoncelles, 8 contrebasses et jazz combo incluant saxophone, cornet, piano, basse et percussion) accuse, par ce gigantisme et par la dissémination des gestes, un vide existentiel, espace déserté ou existence dans le vide dévorant l’espace, cette figure héritée de l’Ecclésiaste, d’une vie humaine jetée dans un monde étranger, dans une temporalité désespérée et anhistorique, désormais sans relation dialogique avec Dieu – effondrement du monde et de soi. L’outrance du projet, ou plutôt l’incapacité d’y satisfaire avec la perfection requise, manifestation d’une insuffisance, d’un manque, d’une dette à l’égard de soi, sinon d’une faute, ce dont témoignent l’écriture fébrile du manuscrit et, dans certaines sections, la grossièreté de la notation musicale, traduisent un autre trait essentiel du mélancolique, fidèle à l’ordre, à ses obligations, à ses engagements et aux règles des relations sociales, soumis à un dilemme entre exactitude et quantité de son œuvre, sans marge de sécurité : selon Tellenbach, ce type mélancolique doit faire ce qu’il s’est fixé, qui est ici considérable, sans rien négliger ni remettre.

24Dédié Ad Honorem St. Hermanni-Josephi, un saint enterré au cloître de Steinfeld où Zimmermann avait fait ses études, daté du 17 août 1969 « OAMDG » (Omnia ad majorem Dei gloriam), sous-titré Lingual, où résonnent lingua et ritual, le Requiem pour un jeune poète fut créé le 11 décembre 1969, en l’absence du compositeur, souffrant, qui ne l’entendit jamais en concert : à la suite de la composition du Requiem pour un jeune poète, Zimmermann subit une dépression si grave qu’il passa plusieurs mois en cure de sommeil dans une clinique psychiatrique. Une lettre du 12 octobre 1969 laisse entrevoir ce que cette œuvre, monumentale et testamentaire, représentait pour Zimmermann : « Dans la plus grande détresse ! – il y a des concerts qui doivent avoir lieu, même dans les pires conditions, puisque le moment de l’exécution est d’une importance fondamentale pour l’existence intellectuelle du compositeur. C’est ici le cas […]. J’écris cela non pas parce que je suis dans un état d’esprit tel je ne l’ai jamais été, mais parce qu’en fait absolument TOUT en dépend – et c’est un état des choses objectif [18]. » Sitôt émises, les suffocantes récitations des innombrables textes retenus implorent le silence, qui nous est ici refusé. Œuvre d’un déjà mort à ses semblables suicidés, Bayer, Essénine et Maïakovski, œuvre d’un moi « oppressé d’une angoisse indicible, à bout de forces, plus rien qu’un souffle de détresse », pour emprunter aux Hymnes à la Nuit de Novalis qui parcourent les esquisses, le Requiem pour un jeune poète révèle la vanité de toute musique. Le suicide est donc moins le thème littéraire de ce requiem, que son projet musical. Dans ses deux dernières lettres, Zimmermann faisait part de sa conclusion que « la musique, comme art ou anti-art, s’est assassinée elle-même ». Le nœud de la tragédie se resserrant, le Requiem pour un jeune poète unit, magistralement, l’œuvre et la vie à la mort. C’est l’unité de la biographie, de l’histoire et d’une tragédie de la création musicale. Angoisse rendue à la durée d’une œuvre, le Requiem pour un jeune poète illustre ce que Zimmermann théorisa sous le nom d’étirement du temps (Zeitdehnung), où s’énonce un laminage, entre-naître-et-mourir. Plus rien, donc, entre l’instant et la mort en présence de laquelle Zimmermann vivait sans cesse. Le suicide de l’œuvre n’est en rien une faillite, une fuite ou une résignation, une dernière manifestation nihiliste, mais un dernier matériau de combustion, un dernier accrochage décisionnel à la vie [19], avant que le compositeur ne se donne la mort, le 10 août 1970, à Gross-Könisgdorf. Ce Requiem pour un jeune poète est tel qu’il entend à la fois se supprimer et conserver encore l’existence dans cette suppression.

25*

26L’opéra en deux actes Luci mie traditrici (1998) nous représente une histoire inspirée de celle de Carlo Gesualdo, prince napolitain et musicien sur lequel Salvatore Sciarrino compose aussi Le Voci sottovetro (1998), transcriptions d’une chanson et de trois madrigaux, et Terribile e spaventosa storia del Principe di Venosa e della bella Maria (1999), action dramatique pour récitant, quatuor de saxophones, percussion, destinée aux marionnettes (puppi) siciliennes.

27Son histoire commence comme un véritable conte de fée. C’est celle de l’un des plus illustres princes napolitains de la fin du xvie siècle, qui a épousé l’une de ses cousines, célèbre pour sa rare beauté, et dont il a eu un fils. Le mariage, longtemps contrarié par le pape, qui refusait de donner son accord, est couronné par quelques années d’une existence splendide et heureuse.

28Mais un jour. Oui, un jour, son épouse le trompe, la relation est vite connue de tous, et les deux amants dépassent avec insolence toute limite, toute décence. Même s’il le voulait, Gesualdo ne pourrait feindre l’ignorance !

29Il ne lui reste qu’une solution, le code chevaleresque. Les plus hautes autorités font secrètement pression sur lui pour qu’il s’y conforme. Selon l’usage, le mari devra surprendre les deux amants et les tuer pour rétablir l’équilibre et recouvrer son honneur. Alors Gesualdo tue, contre son gré, il tue son épouse.

30Cet assaut meurtrier est documenté dans les procès-verbaux du jugement. Gesualdo dit partir à la chasse. En réalité, il attend que tombe la nuit et que sa femme accueille son amant dans sa chambre. Le moment venu, il sort de sa cachette et envoie devant lui ses domestiques qui ouvrent follement le feu : est-ce le hasard, de la retenue ou un geste de mépris suprême ? Puis, presque dément, il fait demi-tour et poignarde avec acharnement les corps. Il revient, et revient encore pour ouvrir le corps de son épouse du ventre à la gorge [20].

31Luci mie traditrici repose sur un drame baroque de 1664, Il tradimento per l’honore de Giacinto Andrea Cicognini, retraçant, cinquante ans après les faits, le destin de Gesualdo, entre-temps devenu mythe populaire. Évoquant la loi et l’adultère, la coercition et le désir sexuel, n’excluant ni l’érotisme cru ni l’indifférence morale, le drame de Cicognini figure dans l’Index librorum prohibitorum de 1911, l’inventaire des livres interdits du Vatican, où étaient recensées les œuvres contraires à la foi et à la doctrine chrétienne, et où Benedetto Croce le découvrit au cours des années trente. La modernité de cette opera tragica tient au tableau de la vie domestique, annonçant les couleurs de la commedia dell’arte. Mais dans son livret, Sciarrino supprime ces éléments, et introduit intermèdes et évidentes symétries. Seuls restent quatre personnages. Et les duos dissimulent souvent une troisième silhouette. Dans Luci mie traditrici, les assauts et les meurtres résultent d’un désir triangulaire : il y faut le Duc, la Duchesse, le Visiteur ou le Serviteur éconduit – et au-dessus, le code chevaleresque. Tour à tour, l’un des personnages est nié : le Serviteur s’immisce dans les duos d’amour des scènes II et IV, de la Duchesse avec le Duc, puis avec le Visiteur, et ce dernier gît, derrière les rideaux du lit, dans le duo ultime entre les époux. Ce désir est désir d’un autre toujours double, miroité, mais soustrait sinon à l’écoute, du moins au regard. Alors, dans la dernière scène de Luci mie traditrici, l’instant terrifiant du meurtre, ou de l’abandon amoureux, est celui du reflet : « Voulez-vous que je meure ? –Mirez-vous dans le lit. – Y a-t-il un miroir ? – Plus fidèle que tout verre étamé. » Ainsi se fait jour l’opposition interne au miroir, la distinction séculaire entre un miroir humain, trompeur et fallacieux, celui de l’apparence et du fantasme, et le miroir sine macula, où se reflète l’image dans la pureté originaire de sa lumière, celui énigmatique de la spéculation, de la philosophie et de l’anamnèse. « Déchirez donc l’autre image », chante alors la Duchesse. Dans cet art du simulacre, d’une « image sans ressemblance » selon les mots de Deleuze, de la dissimilitude et du détournement intériorisé, abîmé dans la dissemblance, qu’est-ce qui est en vérité ? Qu’est-ce qui n’est pas reflet ? Avec l’évanescence du miroir, tout s’irréalise, s’absente – ce que les Wunderkammern de l’imaginaire maniériste et baroque renvoient jusqu’à la nausée.

32Les assassinats et la cruauté de Luci mie traditrici, mais aussi d’autres œuvres de Sciarrino, parmi lesquelles La Morte di Borromini (1988) et l’extatique Infinito nero (1998), témoignent d’un obsession du sang et d’une blancheur laiteuse.

33Luci mie traditrici s’achève d’ailleurs sur cette réplique : « Lavez-moi dans le sang. Adieu, adieu, pour toujours je vivrai dans le tourment. » En ces noces de l’écriture et de la déraison, le langage énonce le martyre du corps, la matérialité violente de la chair et du cri, qui suinte de toute chose. L’homme, en effet, a soif de carnage. Même la plus discrète épine d’une rose nous fascine, car elle promet la blessure qui gangrène. Elle entre et sort de la chair, comme l’épée sur laquelle ploie Borromini, avant de s’effondrer sur le pavement. À propos de son œuvre lyrique suivante, Macbeth, trois actes sans nom (2001) : « Que veut dire actes sans nom ? Ce sont des actions scélérates, des assassinats si violents que ni la langue ni le cœur n’osent les dire. Il leur est nécessaire de les garder en une silencieuse mémoire : la vieille odeur de sang est toujours là en embuscade. Mieux vaut en prendre conscience, avant qu’elle ne s’éveille [21]. » Ce sang, Infinito nero le chante sur des textes de Maria Maddalena de’ Pazzi, oscillant entre l’énonciation la plus rapide et le mutisme le plus complet : « L’âme se changeait en sang, à ne rien entendre que le sang, à ne rien voir que le sang, à ne rien goûter que le sang, à ne rien sentir que le sang, à ne rien penser d’autre qu’au sang, à ne pouvoir penser à rien d’autre qu’au sang. » Béatifiée par Urbain VIII, avant d’être canonisée en 1669 par Clément IX, Maria Maddalena de’ Pazzi, dans ses états d’exaltation, parlait avec une extrême vélocité, huit novices l’entouraient, quatre répétaient ses propos, les quatre autres écrivant ce qui leur était répété. Contemporaine de Gesualdo, la florentine retrouva les accents de la dévotion au sang, née aux xiie et xiiie siècles, avec La Quête du Graal. Ses premières extases eurent trait au drame du Golgotha : stigmates, couronne d’épines, sang s’écoulant des plaies de la Passion, mariage mystique avec le Fils de l’homme. Dans les fragments choisis, il culmine dans un sentiment océanique lavant la sainte de ses souillures et se fait écriture.

34« Il écrit sur moi avec le sang. Tu écris avec le lait de la Vierge. L’Esprit écrit avec les larmes. » Le sang résulte de la transformation christique du lait maternel, et la plaie latérale du dieu de la chrétienté est la voie par laquelle Celui-ci nous a mis au monde. Le Crucifié nous allaite du sang qui s’en écoule [22].

35Comment Sciarrino traduit-il, non sans ravissement, la terreur, l’imminence du sacrifice ? Dans Luci mie traditrici se ralentit et se fige immensément la phrase, solennisant le son et le mot, au-delà de toute mesure, et suspendant, dans la vocalise, l’ornement et la figure obstinée, les répliques écourtées de Cicognini. Et la musique s’abandonne à l’accueil des rumeurs, du bourdonnement du monde : « Je suis ici et maintenant : qu’est-ce que j’entends ? Toutes mes compositions viennent de cette question [23]. » Ainsi, Luci mie traditrici imite des sons que les personnages écoutent, à l’image du merle, dont le chant affleure dans la scène V du premier acte, annonce de l’épure de l’acte II. Son art est art du temps – comment pourrait-il en être autrement pour une œuvre musicale ? –, mais aussi art de l’espace, du paysage, clair ou obscur, intérieur ou extérieur. Toutefois, les protagonistes du drame, en cet instant de terreur, écoutent surtout leur corps – un body art musical en somme, au sens strict, rigoureusement physiologique, à l’image de la dernière scène, où les pulsations du cœur et les rythmes du souffle sont confiés les uns aux coups de langue du basson, les autres à l’inspiration et à l’expiration de la flûte et du trombone. Cette écriture culmine dans les trois intermèdes de l’opéra, sur une ancienne élégie de Claude Le Jeune, peu à peu décharnée, squelettique, puis sépulcrale, avant la mise à mort de la Duchesse. Musicien de la vanité, de ce genre allégorique suggérant l’écoulement du temps et la caducité des choses, Sciarrino retourne à l’étymologie de la vanitas latine, cet état de vide et de non-réalité, la vaine apparence et le mensonge. Le mot désigne la vacance dans laquelle gravite une œuvre où le musical, atténué, sinon lacunaire, se livre dans l’écriture infime des détails, et où le sens de la nature morte est déjà présent. Dès lors, le discours évolue souvent aux confins du silence, par lequel les sons se dramatisent. Écouter le silence, le rien d’où vient le son et auquel il retourne, saisir la densité du vide, aux sensations affilées – et Sciarrino d’inventer le signe o<, qu’il utilise en abondance, et où le son doit commencer « à zéro » et miroiter sa nudité originelle. Toute œuvre se risque aux limites de la perception, là où son et silence se confondent. Le musicien appelle de ses vœux une telle « écologie de l’écoute ». Les timbres, inouïs, en attestent, où les modes de jeu traditionnels forment exception : sons flûtés, infimes grattements, ombres de souffle… À la suite de silences corrodant ces timbres délicats, des éléments d’une certaine dureté accentueront l’alternance, le relief, ce que Sciarrino nomme, avec ironie, des little bangs.

36Un dernier élément, essentiel, de la terreur : la dynamique du son. Musicien de la lontananza ou de l’horizon, que scrutent jusqu’à l’aveuglement certains personnages de ses œuvres scéniques, Sciarrino donne sens à l’éloignement et déclôt le centre trop étroit, le repli en lequel nous évoluons, sous l’effet de notre quotidien et plus encore de nos craintes. La distance, ni mathématique, ni géométrique, ni physique, ni même biologique, sera un phénomène originel. Chacun de nous se trouve orienté vers le monde, est au centre d’un paysage : « Nous sommes au centre, notre sang est le centre [24]. » L’acuité de Sciarrino tient en une écoute, moins exercice analytique, critique, qu’expérience ou affect de ce type, de l’ordre moins du percevoir que du sentir. « L’intensité est le paramètre qui préside à l’une des qualités fondamentales du son : la dynamique, c’est pourquoi nous distinguons le piano et le forte. Cette distinction s’enracine dans la spatialité. Un son forte se tend pour nous toucher, il nous menace, nous attaque, nous renverse ; un son piano s’éloigne et nos pulsations s’apaisent. Notre musique a pris en soi, à travers un chemin millénaire, l’illusion de la proximité et de l’éloignement, c’est-à-dire de l’espace ambiant [25]. » Dans ses esquisses, outre l’écriture de la hauteur et de la durée, Sciarrino utilise la couleur, ou l’épaisseur du trait, pour désigner la dynamique et créer ainsi un espace musical à trois dimensions, en profondeur. La dynamique introduit dans le discours musical une distance, quand bien même illusoire, une tension entre le proche et le lointain. Un lointain, piano, par lequel le son s’esquive, affûte l’écoute, en nous rendant sensibles aux infimes mouvements de l’œuvre, comme nuitamment ; un proche, forte, celui du repos, de la familiarité et de la main, par lequel le musicien éprouve l’angoisse de l’intouchable, d’une relation avec soi comme chair [26], corps sensible, instrumental, en ce point d’implosion et d’explosion qu’est la jouissance, et qui, dans l’œuvre de Sciarrino, se charge de soudaines, comminatoires et brutales irruptions.

Note

  • [1]
    Von Weizsäcker (Viktor), Le Cycle de la structure, Bruxelles, Desclée de Brouwer, 1958, p. 209. Nous empruntons ici à ce livre, dont Michel Foucault annonça la traduction dès 1953. Nonobstant l’amitié de Foucault, rien ne certifie que Barraqué en ait eu connaissance. Réalisée en 1957, avec Daniel Rocher, cette traduction parut dans la Bibliothèque neuro-psychiatrique de langue française, avec une préface de Henry Ey.
  • [2]
    Ibid., p. 207.
  • [3]
    Deleuze (Gilles), Mile plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 364.
  • [4]
    Leclere (François), Premières pierres, Paris, Michel de Maule, 1987, p. 19.
  • [5]
    Souvtchinski (Pierre), « Pour une explication », in Dossier Je an Barraqué, Champigny-sur-Marne, 2E2M, 1974 ; repris in (Re)lire Souvtchinski (1892-1985), La Bresse, Éric Humbertclaude, 1990, p. 267.
  • [6]
    Foucault lui dédia sa fameuse introduction au texte de Binswanger en ces termes : « Ce livre, mon cher Jean, je ne te le donne pas : il te revient par la force de droits fraternels qui en font un bien commun, et un signe qui ne pourrait s’effacer. » Cf. Binswanger (Ludwig), Le Rêve et l’Existence, Paris, Desclée de Brouwer, 1954.
  • [7]
    Kierkegaard (Soeren), Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949, p. 74 et 92.
  • [8]
    Barraqué (Jean), « Propos impromptus » (1969), in Écrits, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 181.
  • [9]
    Ibid., p. 183.
  • [10]
    Ibid., p. 181.
  • [11]
    Barraqué (Jean), « Une analyse : la Cinquième Symphonie de Beethoven », in Écrits, op. cit., p. 436.
  • [12]
    I n Griffiths (Paul), The Sea on Fire, Jean Barraqué, Rochester, Rochester University Press, 2003, p. 187.
  • [13]
    Barraqué (Jean), « Une analyse : la Cinquième Symphonie de Beethoven », op. cit., p. 463. Admis à plusieurs reprises à La Verrière, Barraqué fut suivi, de 1959 à sa mort, par le psychiatre Paul Sivadon. Il ne s’agit ici en aucun cas ni de rabattre l’analyse musicale sur l’analyse clinique, ni de débusquer le symptôme dans l’œuvre, mais de mettre en évidence un socle de résonance, de se risquer à une anthropologie de l’art et à la description de structures ou, selon Binswanger, d’étudier les « moments structuraux » constitutifs d’un monde.
  • [14]
    Binswanger (Ludwig), Trois formes manquées de la présence humaine, Puteaux, Le Cercle herméneutique, 2002, p. 21-22.
  • [15]
    Ce « Ja » sonnant comme un « Heil ».
  • [16]
    Zimmermann (Bernd Alois), « Du und Ich und Ich und die Welt », Berlin, Akademie der Künste, 1998, p. 44.
  • [17]
    Bayer (Konrad), der sechste sinn, in Sämtliche Werke, Vienne, ÖBV-Klett-Cotta, 1996, p. 672.
  • [18]
    Cité in Gielen (Michael), « Vorwort », in Verzeichnis der veröffentlichten Werke, Mayence, Schott, 1995, p. 5.
  • [19]
    « Composer, c’est avant tout et sans cesse prendre des décisions ; la liberté du compositeur n’est autre que la liberté de décider. Le lieu spirituel du compositeur est déterminé par la somme de ses décision au sein des multiples réfractions de la vie spirituelle, telle qu’elle l’entoure ; ses moyens stylistiques sont des suites de délibérations qui résultent des comportements déterminant l’image du compositeur et des décisions ainsi déterminées, une chaîne continue de décisions », écrivait Zimmermann. Cf. Zimmermann (Bernd Alois), « Über das produktive Missvergnügen » (1958-1960), in Interval un d Zeit, Mayence, Schott, 1974, p. 21.
  • [20]
    Sciarrino (Salvatore), « Terribile e spaventosa storia del Principe di Venosa e dela bela Maria, musica per l’opera dei pupi » (1999), in Carte da suono (1981-2001), Rome, CIDIM, 2001, p. 109.
  • [21]
    Sciarrino (Salvatore), « Macbeth, tre atti senza nome » (2001), ibid., p. 111.
  • [22]
    Sur ce sujet, voir Maitre (Jacques), Mystique et Féminité, essai de psychanalyse sociohistorique, Paris, Cerf, 1997.
  • [23]
    In Perseo e Andromeda, Milan, Teatro alla Scala, 1992, p. 79.
  • [24]
    Sciarrino (Salvatore), « Sestetto per archi » (2003), texte inédit.
  • [25]
    Sciarrino (Salvatore), Le figure dela musica da Beethoven a oggi, Milan, Ricordi, 1998, p. 67.
  • [26]
    Sur ce sujet, voir notamment Maldiney (Henry), « La dimension du contact au regard du vivant et de l’existant » (1990), in Penser l’homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 1991.
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