1Nous étions au début des années soixante-dix et je venais d’être nommé interne. C’était mon premier poste de responsabilité, dans ce service qui ne recevait, pour quelques mois encore, que des femmes.
2J’étais un tout jeune médecin plein d’allant, les cheveux assez longs et barbu comme il convenait à cette époque, mais je croyais être sérieux puisque je venais de la science (j’avais longtemps hésité entre les sciences et la psychiatrie) et j’approchai toute chose avec un esprit positiviste.
3Était arrivée en même temps que moi une externe, mon externe comme on le disait à l’époque, qui dès l’abord semblait penser différemment.
4Une fois par semaine, les infirmières et les médecins se réunissaient en réunion d’équipe (on l’appelait inter-équipe à l’époque) pour parler des patients, de leur évolution clinique et des décisions à prendre.
5Lors de la première inter-équipe, que je voulais solennelle, une jeune femme, complètement nue fit irruption dans la salle de réunion, à mon grand scandale. Elle fut promptement sortie et rhabillée et la réunion se poursuivit.
6Lors de la seconde réunion, répétition, la même jeune femme fit irruption dans la même tenue d’Eve. Elle fut de nouveau sortie et rhabillée.
7À la fin de la synthèse, je demandais à mon externe, que je reconnaissais plus futée que moi pour certaines choses, ce qu’elle en pensait. Elle me dit : « Tu en est la cause », et elle poursuivit par un discours savant dont je n’entendis pas grand-chose, mais où je perçus le mot transfert. Je compris de son discours : « C’est de ta faute. »
8J’allai voir le médecin chef, homme d’esprit, mais assez ambivalent pour ce qui concernait l’inconscient et lui demandai conseil sur le transfert.
9Était-ce pour me tranquilliser, il me répondit qu’il ne connaissait qu’une sorte de transfert : le transfert des capitaux. Je devais m’apercevoir, plus tard, qu’il y avait du vrai dans cette assertion, que le transfert des capitaux procédait d’un mécanisme différent du transfert de fonds, avec tout ce que ce dernier avait de sonnant et de trébuchant.
10Ce transfert concernait quelque chose de capital qui, par un simple jeu d’écriture, passait d’un lieu à un autre. J’avais aussi compris que j’étais pour quelque chose dans ce qui arrivait et que le soin ne participe pas d’une activité classificatoire pourvoyeuse de la bonne procédure et du bon médicament mais nécessite un engagement d’une autre nature qui réclame les forces de vie (la libido) qui font que nous sommes soignants pour un sujet qui nous sollicite.
11Mais avant d’en arriver là, j’interrogeais le savoir, la lecture des œuvres pieuses que lisait notre confrérie, puis ma vie, que je questionnais sur un divan.
12Et je continue de m’interroger toujours sur ce mot que m’avait balancé « mon externe » pour m’interpréter la conduite de cette Ève rebelle et provocatrice.
13Je crois que tout ce qui nous arrive dans le champ de la psychiatrie, les procédures, les protocoles, le comptage, l’évaluation, la bureaucratisation, les économies que nous subissons, le langage managérial et gestionnaire qui a fait faillite partout, les mots comme normalisation, réadaptation ne sont que tentatives pour faire taire à bon compte ce qu’a d’irrépressible, de scandaleux, d’insupportable, de rebelle à tout ordre établi, la folie, folie que tous, nous portons aussi, au plus profond de nous.
14Ce bâillon que la société gestionnaire met sur nos bouches, nous y participons.