1Que serait l’homme sans l’amour du fantasme ? Et que serait la psychanalyse sans l’exploration audacieuse du mystère des sexes, jusque dans ses replis les plus obscurs ?
2Le fantasme est un intermédiaire entre le préconscient et l’inconscient, disait Freud, il est comparable à un « sang-mêlé ». Amigorena avance la métaphore d’un être hybride, « mi-bouc, mi-lapin, agile à la course » (p. 7), et il nous entraîne à sa poursuite dans un style qui associe métaphores, concision et humour à une érudition joyeuse.
3Mi-poème, mi-essai de psychanalyse, l’ouvrage est publié dans la belle collection « Notule » dont l’emblème figure le flux et le reflux de la mer, à l’instar d’une pensée en mouvement. Il est divisé en neuf chapitres dont les titres sont à la fois des sortes de haïkus et des fanaux qui éclairent le mystère tout en l’approfondissant. Les trouvailles abondent, certaines sont rassemblées sur un bristol illustré au verso par de multiples objets hybrides et colorés faits de plumes, insectes, crustacés ou hameçons - réplications de l’œuvre-leurre de Didi Lacroce. Texte dans le texte, ces aphorismes ciselés nous conduisent au plus près du fantasme lui-même, sur le versant de sa structure grammaticale. Ainsi le livre est-il construit comme son objet, et peut-il se lire de multiples lectures.
4La couverture est faite de deux feuillets superposés. La découpe d’un carré sur le feuillet externe de couleur noire laisse apparaître un fond bleu. Ce carré nous évoque le poinçon de la formule du fantasme de Jacques Lacan, « fenêtre ouverte sur le réel » disait-il. Amigorena nous transporte entre le noir et l’azur, dans un paysage à la Escher où les chemins se croisent et s’invaginent, conduisant le lecteur à revenir sans cesse sur ses pas.
5Le réel n’est-il pas, pour l’homme, l’Autre sexe, jamais atteignable qu’à travers l’amour du fantasme ? Il préfère parfois faire joujou avec son i-phone. Amigorena explore le monde de l’imaginaire masculin dans un véritable précis d’érotologie masculine.
6Dans une première approche, - l’amour du fantasme est amour du nom, associé au nombre - l’un des chemins nous mène de Dante à Don Juan. La figure de Béatrice est évoquée dès l’envoi, elle nous accompagnera le long des neuf chapitres. Le chiffre IX n’indiquait-il pas, dans la Commedia, le rang de Béatrice dans la liste des soixante plus belles dames de la cité ?
7Un premier décalage est introduit au premier croisement, nous sommes invités à lire Dante avec Nabokov : « Dante s’achemine vers la rencontre pour faire l’apothéose de la possession dans la perte, Humbert Humbert s’achemine vers sa perte pour rejoindre une fillette depuis longtemps perdue » (p. 13). Amigorena nous fait voyager d’un texte à l’autre, et il éveille une lecture renouvelée en suivant « l’élan métonymique qui meut l’amour du fantasme » (p. 11).
8À d’autres carrefours nous retrouverons Dante en compagnie de Borges, Albert Flamen avec Breton et Éluard, Casanova avec Sade-laissons au lecteur la découverte de ces rapprochements qui stimulent toujours l’intelligence. Nous avons particulièrement apprécié la conjonction de Bernini et Lautréamont, la rencontre de l’ange avec Thérèse ou d’une machine à coudre avec un parapluie.
9« Dans le fantasme les hommes disposent du sexe et le sexe dispose des femmes » (p. 29). La domination du mâle est repérée depuis la Bible. Notons ici que, dans la Genèse (3, 16), le désir est situé du côté de la femme, la domination étant le propre de l’homme : Veèl icheh. tchoukateh. vehou imchal bah, soit littéralement : « Tu désireras ardemment ton homme et lui te dominera » (Chouraqui traduit : « À ton homme ta passion : lui te gouvernera »). Quand Amigorena évoque la Genèse, c’est pour nous dire que « de cette pomme, nous n’avons que les terrifiants pépins de la réalité » (p. 21). Si le réel humain est celui du non-rapport sexuel, l’amour chanté par les poètes est amour du fantasme. « Ce qui est essentiel au sexe échappe à l’acte sexuel et se joue sur une scène où l’homme ne craint plus de perdre sa virilité aux eaux de Salmacis, ni sa raison au lac de Narcisse » (p. 72). Dans ce numéro de Che vuoi ? consacré à la métaphore, nous citerons la définition qu’en donne Amigorena :« Pour réduire l’écart qui le sépare de la femme, l’homme utilise un instrument surprenant de subtilité, la métaphore, qui lui permet justement d’approcher la femme tout en s’éloignant d’elle » (p. 27).
10Ève, Béatrice, Lolita, nous accompagnent à l’intérieur de l’imaginaire masculin dont « une fonction prostituante accole l’animalité à la féminité pour concevoir putes et sirènes » (p. 49). Le dialogue avec les peintres, poètes et écrivains auquel nous sommes conviés vient éclairer l’expérience du transfert dans l’analyse : la talking cure n’est-elle pas une ouverture du chemin qui mène à l’Autre en donnant accès au « présent illimité » (p. 7) du fantasme ? Amigorena rend compte d’une façon originale de la chose freudienne en restant au plus près de sa vérité. En conviant le lecteur à une traversée de l’illusion esthétique, ne fait-il pas saisir ce qu’est la traversée du fantasme dans une cure bien conduite ?
11Le promeneur cultivé parcourra ce livre avec plaisir. S’il est psychanalyste, il ne pourra s’en dispenser. Et puisque l’éros humain ne peut se passer d’une note de mélancolie, laissons pour conclure la parole au poète, chanteur et diplomate Vinicius de Moraes : « Une samba sans tristesse, c’est comme une femme qui n’est que belle. »