Che vuoi ? 2010/2 N° 34

Couverture de CHEV_034

Article de revue

Donner la trace de la mort, donner la mort

Pages 73 à 81

Notes

  • [1]
    Ce texte est une version entièrement remaniée de l’exposé fait en janvier 2010 à Rennes dans le cadre d’un colloque organisé par la Société bretonne de philosophie et les Champs Libres sur le thème « Tu ne tueras pas ». Une première version est parue dans la rubrique de Richard Zrehen du 11e Blog.
  • [2]
    À propos de Genèse 22, où Abraham est mis à l’épreuve par Dieu et commandé d’offrir son fils Isaac en holocauste, la tradition juive ne parle pas de sacrifice (où se lit l’influence de la lecture chrétienne du passage biblique identifiant le bélier, l’agneau pascal et le Christ) mais de ligature (en hébreu akeda) : Isaac a été ligoté, certes, mais il a été épargné.
  • [3]
    Je reviens ici sur un chapitre de De Freud à Kafka, paru en 2001 chez Calmann Lévy.
  • [4]
    Le principe de non contradiction établit que deux propositions contradictoires ne peuvent être à la fois vraies ou à la fois fausses.
  • [5]
    Le fait que l’animal sacrifié soit un bélier, un mouton adulte et non un agneau, me conduit à poser que contrairement à ce que pensent les lecteurs pressés et friands de différence tranchée, la tradition juive connaît ce que Freud a théorisé sous les espèces du « meurtre du père ». Elle le soutient sans le formuler explicitement, comme l’assez bonne mère chez Winnicott soutient l’illusion créatrice de l’enfant sans jamais formuler « la » vérité.

1La mère, quand elle est capable de cette folie maternelle primaire décrite par Winnicott, c’est-à-dire quand elle est capable de se mettre à la place d’un nouveau-né, assure qu’un objet puisse être à la fois bon et mauvais, intérieur et extérieur, objectif et subjectif. C’est elle qui garantit l’indétermination des objets et des phénomènes aussi longtemps que nécessaire. L’espace potentiel où les phénomènes et les objets ont un statut paradoxal ne tolère pas d’être mis à la question, d’être objectivé, sous peine d’être détruit. La chute précipitée dans le champ de la réalité, quand elle ne survient pas en son temps - tel objet perd sa double valence -, est une attaque de la capacité de l’enfant de se retourner sur le parent pour lui contester une séparation à laquelle ce dernier l’invite. Cette capacité de se retourner dépend de l’aptitude du parent à tenir sa place d’adversaire, un adversaire qui ne décrète pas la séparation mais se la laisse arracher.

2L’enfant reste interdit quand on lui demanderait s’il a créé son objet transitionnel ou s’il l’a trouvé parmi les objets autour de lui. Interdit car il ne peut ni sentir ni penser qu’il vient d’être brutalement chassé de l’espace potentiel dans lequel il évoluait, un espace qui caractérise le champ originaire où toutes choses sont à la fois intérieures et extérieures, bonnes et mauvaises, où la duplicité s’oppose à l’univocité qui règne dans l’espace objectif, réel. Le statut des objets qui peuplent cet espace et celui des phénomènes qui s’y déroulent est double et doit le rester tant que l’enfant n’en a pas décidé autrement.

3Enfant et parent, ensemble, inventent le moment où la chose perd son indétermination pour devenir un objet qui existe. L’objet transitionnel chute de son statut d’objet irremplaçable - parce qu’il est un objet moi-non-moi -, pour acquérir un nom commun objectif et un statut d’objet échangeable : il devient un morceau de tissu.

4Dans le jardin d’Eden où Il venait de placer l’humain, Dieu fit pousser du sol des arbres agréables à voir et à manger, l’arbre de vie et enfin l’arbre de la connaissance du bon et mauvais. Il ne planta pas un arbre de la connaissance du bien et du mal, non, celui-là il l’abandonnait aux philosophes et théologiens qui s’entêteraient à le voir pousser. Il ne planta pas non plus un arbre qui donne deux sortes de fruits, un bon et un mauvais, non, Il planta un arbre dont le fruit était bon et mauvais.

5Il n’en resta pas là et donna à l’homme un ordre aussi contradictoire que l’était le fruit de l’arbre, Il lui enjoignit de manger et de ne pas manger du fruit de cet arbre.

6« Dieu ordonna à l’homme en disant : de tous les arbres du jardin tu mangeras, je dis bien tu mangeras, et de l’arbre du connaître le bon et mauvais tu n’en mangeras pas car du jour où tu en mangeras de mort tu mourras. »

7Cette double injonction laissait entendre que l’humain devait à la fois manger de l’arbre de la connaissance, compris dans l’ensemble de « tous les arbres », et n’en pas manger. Dieu ne l’invitait pas à manger de tous les arbres du jardin à l’exception de l’arbre de la connaissance mais à manger de tous les arbres du jardin et à ne pas manger de l’arbre de la connaissance. Il n’énonçait pas là une interdiction assortie d’un chantage à la mort mais une injonction paradoxale. L’humain était placé dès cet instant dans la situation d’avoir à manger et à ne pas manger de cet arbre de la connaissance.

8Un enseignement de la tradition propose de lire dans ce chapitre un procès semblable à d’autres procès dans le livre de la Genèse. Tel par exemple celui autour de Sodome où Abraham négocie âprement avec Dieu pour épargner ne serait-ce que cinquante justes, pour obtenir enfin la vie sauve pour dix. Abraham s’appuie pour faire appel de la condamnation prononcée, sur une parole de Dieu qui avait promis d’être juste et bon. Adam, lui, dans cette scène inaugurale, ne saurait se soutenir d’un pré-dire de Dieu et ne peut que se sentir accusé quand Dieu l’appelle : « J’ai entendu ta voix dans le jardin ; et j’ai eu peur car je suis nu et je me suis caché. »

9Adam, dès l’instant où il a mangé de l’arbre ne saurait se remémorer le temps où le fruit était bon et mauvais, le temps où il ne se savait pas nu. Dire qu’Adam aurait le souvenir du temps où il était nu, mais sans en avoir connaissance, serait établir une continuité qui est la caractéristique de la psychologie et du bon sens. Il nous faut au contraire placer une discontinuité entre les états de conscience d’Adam avant et après qu’il ait « mangé de l’arbre » sur les instigations de Femme et de Serpent. Parce que celui qui a mangé de l’arbre est sorti de l’espace paradoxal où toutes choses sont indistinctement moi et non moi, intérieure et extérieure, bonne et mauvaise. À l’instant, il se trouve « chassé » de cet espace paradoxal. Cet exil, co-naturel d’un oubli originaire - dont l’analogon dans le jeu de langage psychanalytique serait « refoulement originaire » -, a pour effet de rendre Adam incapable de plaider sa cause. Et personne n’est là pour témoigner du caractère paradoxal de l’exigence de YHWH de manger ne pas manger de l’arbre de la connaissance.

10Personne n’est là pour plaider, mais Serpent. Pourquoi la Tora choisit-elle cet animal-ci ? Ne serait-ce pas parce que son nom, comme souvent dans la Tora, serait lié à sa fonction ? Et la racine trilittère du NahaSh, serpent, est celle du verbe qui en hébreu signifie « deviner ». Serpent serait là pour deviner, mais deviner quoi ? Il serait là pour deviner, disons, que les « engendrements » passent par le franchissement du paradoxe « mange-ne mange pas », que tout engendrement exige de repasser par le défilé du paradoxe où le sujet est reconduit fugitivement dans l’espace potentiel paradoxal. Femme - elle n’a pas encore de nom -, tiendrait de sa complicité avec Serpent la faculté de deviner qu’elle est la gardienne de cet espace potentiel où les choses peuvent être à la fois bonnes et mauvaises, où homme et femme peuvent être différents et semblables. Et cette faculté lui ferait prendre le risque de porter la responsabilité d’une entorse à la logique, au principe de non-contradiction. Dans ce procès où la tradition ne voit pas de défenseur pour Adam quand il est cité à comparaître par YHWH, Serpent et Femme seraient ceux qui auraient inventé une issue à l’aporie, un passage qui symboliserait l’injonction paradoxale originelle.

11La culpabilité inconsciente procède du passage d’un régime logique à un autre. Elle est la trace de la symbolisation du paradoxe originel et du temps où deux régimes logiques coexistent. Dans l’un, toutes choses ont des valeurs contraires, telles bonne et mauvaise ou moi et non-moi, dans l’autre règne le principe de non-contradiction. Cette culpabilité apparaît comme la trace du passage d’un régime à un autre. Elle symbolise à la fois la coexistence chez l’humain de deux régimes logiques et le passage d’un régime à un autre. Femme et Serpent trouvent une issue sur le chemin où Adam ne voit qu’aporie. Ils trouvent un passage qui donne accès à la connaissance et donne lieu aux « engendrements" d’Adam et donc à la Vie. Et Femme, Isha, de devenir Ève, HaVa, la vivante, quelques versets plus loin.

12*

13Je ferai une lecture de la ligature d’Isaac [2] comme du récit sous lequel se lit une réplique de l’injonction paradoxale fondatrice. Le récit, bien connu pour relater d’une part la grandeur d’âme d’Abraham et d’Isaac et d’autre part le miracle d’une intervention divine venant interrompre une épreuve cruelle, peut aussi se lire comme le récit où on voit un père soutenir l’injonction paradoxale « tue et ne tue pas ». De la situation ainsi créée père et fils échappent, comme échappe un escalier, en offrant un bélier en sacrifice à Dieu.

14En opposition à ce récit je parlerai de la clinique psychanalytique du meurtre d’âme, cet événement catastrophique qui saisit l’enfant avec une violence telle qu’il n’en a pas le souvenir parce que ses possibilités d’inscription psychique sont transitoirement annihilées. À l’instant, il est comme mort, psychiquement. Pour illustrer cette clinique je reprendrai le récit de Kafka intitulé Le Verdict[3] où je lis l’antithèse de la ligature d’Isaac. Là un père donne la mort au fils, il meurtrit l’âme de son fils.

15Je tiens avec Winnicott et Freud que la figure du paradoxe va de pair avec l’existence, qu’elle lui est connaturelle. Pour Winnicott, cette figure caractérise l’espace potentiel que partagent l’enfant et la personne qui assure la fonction maternelle. La « mère suffisamment bonne » est celle qui donne le sein et ne le donne pas, celle qui présente le sein (ou le biberon) au moment, et là, où l’enfant peut le créer. Ici, le sein est tout d’abord partie de l’enfant et ce que la mère donne à l’enfant c’est l’illusion vitale que le sein fait partie de lui, un sein perçu pour autant qu’il « ait pu être créé exactement ici et maintenant ». Cette aire de l’illusion où le principe de non contradiction [4] n’a pas cours - c’est là le don maternel -, est une aire neutre d’expérience où l’enfant exerce sa capacité de jouer et de créer. Préservée tout au long de la vie de l’individu, elle se prolongera dans le champ de la création, que celle-ci soit technique, scientifique ou artistique.

16Il en est de même de l’image et du sein. Quand la mère suffisamment bonne regarde son nourrisson, elle le mange… [des yeux] et ne le mange pas. Ce couple manger/ne pas manger ne se résout pas mais échappe, et ce dans la formation de l’image que la mère se fait de l’enfant. C’est dans le regard maternel que l’enfant se mire et crée l’image de lui-même. Mon image est mienne d’avoir transité par l’autre maternel. Si la mère est crispée sur ses défenses, si elle est appliquée à faire obstacle à la résurgence d’une expérience traumatique, si elle est coupée de l’événement qui la fonde, alors l’enfant voit, et il voit quoi ? le visage de la mère. Et ce objectivement comme on voit le nez au milieu de la figure. Un tel enfant, privé de la capacité de jouer à créer sa propre image, se trouve alors débarqué prématurément sur le quai de la réalité. C’est à de telles expériences que fait penser la jeune fille schizophrène qui cherche en vain un reflet de son visage dans le miroir.

17Chacune des parties de la psyche-soma existe d’avoir été investie libidinalement par l’autre, d’avoir été vue, accueillie et réfléchie par l’autre, l’autre maternel. La trace de la mort est un des éléments constitutifs de la psyche-soma. C’est d’elle dont je parlerai ici.

18*

19L’injonction paradoxale « tue et ne tue pas » camouflée en une épreuve où un père est appelé à immoler son fils aimé est une réplique de l’injonction originelle « mange et ne mange pas ». Là, sur le mont Moria, l’instance transcendante, que l’univers hellénico-romano-chrétien désigne du nom de « Dieu », demande à Abraham, tout à la fois, de tuer son fils Isaac : « fais le monter en holocauste », et de ne pas le tuer : « n’envoie pas ta main sur le garçon et ne lui fais rien ». La scène s’interrompt pour donner lieu au sacrifice d’un bélier. Le prix à payer pour échapper est double : d’une part Abraham paye de sa personne, il est reconduit dans ce temps de détresse que tout enfant traverse et d’autre part il offre un bélier. Je propose de voir dans le sacrifice de cet animal adulte non pas le substitut du fils attaché au bûcher mais la symbolisation du meurtre de l’adulte tout puissant, du meurtre du père imaginaire. Le sacrifice du bélier qui se substitue à l’agneau attendu - quelques versets plus haut Isaac demandait à son père : « Mais où est l’agneau ? » - symbolise le renoncement d’Abraham à la toute puissance, au caractère illimité de son pouvoir. Abraham, dans ce geste, accepte la succession des générations et donne corps à la temporalité. Il donne, symboliquement, la trace de la mort à Isaac en immolant un substitut du père imaginaire qu’il porte en lui [5].

20Chez Freud, la figure de l’injonction paradoxale se trouve loin de l’origine, au temps de la résolution du complexe d’Œdipe. Il en est ainsi dans toute l’histoire des sciences où le fondateur se place loin de l’origine et laisse à ses successeurs le soin de s’en approcher, comme en astrophysique celui de s’approcher du big bang. Ainsi dans le corpus de Freud cette figure paradoxale trouve sa formulation la plus claire dans Le Moi et le Ça, en 1923. Elle s’énonce ainsi : « Tu dois être ainsi (comme le père) [et] tu ne dois pas être ainsi (comme le père). » Tu dois être comme lui, tu dois avoir toutes ses qualités et tu ne dois pas prétendre à sa qualité d’époux de sa femme, ta mère. De telle sorte que le fils a le loisir de jouer, dans cette aire de l’illusion transportée là, à être comme son père l’époux de sa mère avant que ne se révèle à lui l’impossibilité de l’être.

21Non pas l’interdiction mais l’impossibilité. L’important ici encore est que l’interdiction ne soit pas formulée à l’enfant mais qu’elle se révèle à lui. L’interdit ne saurait être formulé parce que « ce qui peut être montré ne peut pas être dit », comme l’énonce Wittgenstein dans son Tractatus. L’interdiction n’est pas posée mais si les conditions sont remplies, si les deux parents ont soutenu leur fonction, c’est-à-dire s’ils ont protégé l’aire de l’illusion où il n’y a pas de contradiction, l’enfant a le loisir d’échapper et de s’approprier une singularité de fils, position où s’intriquent continuité et discontinuité.

22J’en viens au meurtre d’âme et au texte de Kafka intitulé Das Urteil, Le Verdict, ou littéralement « séparation originaire », dont je reprends la lecture ici. Ce récit met en scène, au contraire de celui de la Genèse, au lieu de la donation d’une aire d’illusion vitale, l’exigence d’une telle couverture mais adressée à l’enfant.

23Le Verdict est construit en deux parties qui s’articulent autour du signe couverture, point de catastrophe sur lequel l’ action bascule pour projeter le Fils, Georg Bendemann, dans la rivière où il court réaliser la dénonciation du Père.

24Dans la première partie, Georg, « par un très beau dimanche matin de printemps », songe au destin d’un ami à qui il vient d’écrire pour lui annoncer ses fiançailles. Cet ami, exilé, solitaire et malade s’est « manifestement fourvoyé » en partant à l’étranger et Georg a longtemps hésité avant de lui écrire l’heureuse nouvelle car il craint de le blesser. Sur les instances de sa fiancée il s’y est résolu et maintenant il vient le dire à son vieux père alité avec qui il vit depuis la mort de la mère.

25Mais le père, au grand étonnement de Georg, ne l’entend pas de cette oreille. Il fait allusion à l’ami - « Comment ça va à Saint-Petersbourg ? » - avant d’insinuer qu’il doute d’une telle amitié de son fils : « As-tu vraiment un ami à Saint-Petersbourg ? », pour bientôt accuser son fils de vouloir le tromper car, affirme-t-il maintenant, à la vérité, « tu n’as jamais eu d’ami à Saint-Petersbourg ». Georg essaie d’abord de détourner la conversation, il prend soin de son père, le transporte dans son lit et attend le moment favorable pour revenir à la charge et lui redemander d’attester son souvenir : « N’est-ce pas que tu te souviens de lui maintenant ? » Mais le père répond par une autre question et demande à son fils s’il est bien couvert. Le fils le rassure : « Sois tranquille tu es bien couvert. »

26À cet instant et sur ce mot, Kafka place ce que Holderlin appelle une césure anti-rythmique, un instant où le temps est suspendu avant de se précipiter vers la résolution catastrophique,

27

« – Non ! cria le père en enchaînant la réponse sur la question, en rejetant la couverture (Decke) avec une telle force qu’elle plana un instant toute déployée, et en se dressant debout dans le lit avec juste une main qui s’appuyait légèrement au plafond. « Tu voulais me recouvrir (zugedeckt) je le sais, mon mignon, mais je ne suis pas encore recouvert (zugedeckt). Et même si ce sont mes dernières forces elles suffiront pour toi, elles seront trop pour toi. Oui, je connais ton ami. Ce serait un fils selon mon cœur. C’est d’ailleurs pourquoi tu l’as trompé pendant toutes ces années… Mais heureusement un père n’a besoin de personne pour percer son fils à jour. Quand tu as cru l’avoir écrasé, tellement écrasé que tu pourrais t’asseoir le derrière dessus et qu’il ne bougerait plus, alors monsieur mon fils a décidé de se marier. »

28En quelques mots qui tombent sur lui comme le toit de la maison, Georg se voit retirer père, mère, travail et ami :

29

« Je suis encore le plus fort et de beaucoup. Seul peut-être aurais-je été contraint de reculer, mais il se trouve que ta mère m’a passé sa force, qu’avec ton ami j’ai conclu une magnifique alliance et que ta clientèle je l’ai là dans la poche. »

30Dans la figure de l’ami de Saint-Pétersbourg dont la barbe « cache mal les traits qu’on lui connaît depuis l’enfance », dans cet ami que le père conteste au fils, je propose de voir celle de l’enfant meurtri que le père a été et qu’il ne peut pas reconnaître mais que le fils connaît. Et cet enfant-là, Georg le ménage, le protège et le traite avec tous les égards dont il est capable, malgré le déni et au delà du déni que le père lui oppose. Au delà du déni je veux dire par là que Georg a répondu très tôt à l’appel qui émanait de l’enfant interdit dans son père, qu’il a eu très tôt une perception corporelle, autrement dite inconsciente, de cet appel. Et qu’y répondre allait de soi. Cet enfant dans son père, celui qui a une existence clivée de son hôte, exige de Georg qu’il lui assure une aire d’illusion, qu’il réponde inconditionnellement à son appel. Dans le même mouvement ce père, cette fois-ci son Moi, attend que Georg reste à sa place d’enfant. Situation qui fait de Georg cet être susceptible d’être à tout instant dénoncé comme imposteur, à tout instant dénoncé dans sa prétention à usurper la place de parent inconditionnel qu’on exige de lui.

31Tout à l’opposé du père de Georg, Abraham soutient l’injonction paradoxale « tue et ne tue pas ». Il n’esquive pas la position contradictoire qui le voit gravir le Mont Moria avec les bois du bûcher, ligoter son fils aimé et retenir son bras. Abraham lui n’est pas clivé, un commentaire médiéval le décrit en pleurs, et tout se passe comme si le travail sur lui-même le conduisait à symboliser la contradiction et à trouver une issue à l’aporie dans le sacrifice offert l’instance transcendante. Ce faisant, Abraham interrompt le cours monstrueux de la Nature où il n’y a pas de temporalité, où il n’y a que des « choses » présentes, et où un être puissant a tout loisir de supprimer sa progéniture avant qu’elle ne le tue le jour où, devenu trop faible, il ne pourra plus y parer. Par ces actes, Abraham donne le temps à Isaac et instaure la suite des générations. En soutenant cette contradiction il choisit la vie et garantit à son fils une couverture, une aire d’illusion dans laquelle celui-ci trouvera à s’inventer.

32*

33Reste à penser la fonction de cet acte d’écriture pour son auteur. Elle est pour moi l’équivalent d’une analyse où l’écrivain décrirait le piège qui conduit un fils à la folie ou à la noyade. À travers ce texte, Kafka fait exister le piège et atteste l’impossibilité d’y vivre. C’est là l’équivalent d’une construction en analyse mais l’acte d’écriture ne vaut pas seulement reconnaissance de 1’expérience vécue jusque-là au bord du suicide mais vaut surtout pour « l’objection à la mort » qu’elle pose. Dans cette nuit passée à écrire, Kafka symbolise le meurtre d’un fils et donne naissance à un écrivain :

34

« J’ai écrit ce récit d’une seule traite, de dix heures du soir à six heures du matin, dans la nuit du 22 au 23 [septembre 1912]. Je suis resté si longtemps assis que c’est à peine si je puis retirer de dessous la table mes jambes ankylosées… »
« cette histoire est sortie de moi-même, comme au cours d’une naissance en règle, couverte de souillures et de glaires et il n’y a que moi qui aie la main capable de pénétrer jusqu’au corps et qui y éprouve du plaisir. »

35J’ajoute enfin que ce thème de la naissance-renaissance est encore lisible dans l’immersion finale. Quand je rapportai la lecture que je faisais du Verdict à Bernard Maruani qui anime le groupe d’études auquel je participe, ce récit lui fit évoquer le rituel de l’immersion dans le bain rituel. Pour se purifier de l’impureté acquise, par exemple au contact d’un mort, le corps entier est immergé de telle sorte que bouche et nez sont nécessairement clos. Cette occlusion est mise en relation avec la section de 1’œsophage et de la trachée dans l’abattage rituel. L’immersion symbolise la mise à mort et la renaissance de celui qui a été au contact d’un mort, qui a été rendu impur par la mort. Je pense que Kafka a été non pas au contact d’un mort, mais bien de morts-vivants semblables à ceux qu’il évoque dans son Troisième cahier in octavo, un 20 octobre.

36

« Nombreuses sont les ombres des défunts qui s’emploient uniquement à lécher les flots du fleuve de la mort… Le fleuve se soulève de dégoût, se met à couler à rebours et rejette les morts dans la vie. Eux cependant sont heureux, ils chantent des actions de grâce et caressent le révolté. » (F. Kafka)

37Ces défunts qui font se soulever le fleuve de la vie de dégoût sont ceux-là même qui ont subi un meurtre d’âme et mènent leur barque à la va comme j’te pousse depuis qu’à l’entrée du Styx un coup sur le gouvernail l’aura déroutée. Ainsi pour la barque du père de Georg comme pour celle du chasseur Gracchus. Un tel parent, mort-vivant, doit la vie à son enfant et ne saurait donner la trace de la mort, il attend de l’enfant qu’il lui donne une ombre, celle qui lui fait défaut et dont il a été dépossédé.

38Au contraire, Abraham soutient le paradoxe et donne la trace de la mort à son fils. Un paradoxe qui ne saurait être réduit tout au long de l’existence et pas seulement pendant la période des soins nourriciers comme le dit Winnicott dans le post scriptum écrit à la fin de Jeu et Réalité :

39

« Je fais l’hypothèse d’un paradoxe essentiel, que nous devons accepter et qui n’est pas destiné à être résolu. Ce paradoxe fondamental dans ce concept, il nous faut l’autoriser et l’autoriser pendant toute la période où des soins sont prodigués à l’enfant. »

40À quoi Wittgenstein répond en écho :

41

« Les masques divers et mi-plaisants du paradoxe logique n’ont d’intérêt que parce qu’ils rappellent à chacun qu’une forme sérieuse du paradoxe est nécessaire pour qu’on comprenne bien sa fonction. »

Notes

  • [1]
    Ce texte est une version entièrement remaniée de l’exposé fait en janvier 2010 à Rennes dans le cadre d’un colloque organisé par la Société bretonne de philosophie et les Champs Libres sur le thème « Tu ne tueras pas ». Une première version est parue dans la rubrique de Richard Zrehen du 11e Blog.
  • [2]
    À propos de Genèse 22, où Abraham est mis à l’épreuve par Dieu et commandé d’offrir son fils Isaac en holocauste, la tradition juive ne parle pas de sacrifice (où se lit l’influence de la lecture chrétienne du passage biblique identifiant le bélier, l’agneau pascal et le Christ) mais de ligature (en hébreu akeda) : Isaac a été ligoté, certes, mais il a été épargné.
  • [3]
    Je reviens ici sur un chapitre de De Freud à Kafka, paru en 2001 chez Calmann Lévy.
  • [4]
    Le principe de non contradiction établit que deux propositions contradictoires ne peuvent être à la fois vraies ou à la fois fausses.
  • [5]
    Le fait que l’animal sacrifié soit un bélier, un mouton adulte et non un agneau, me conduit à poser que contrairement à ce que pensent les lecteurs pressés et friands de différence tranchée, la tradition juive connaît ce que Freud a théorisé sous les espèces du « meurtre du père ». Elle le soutient sans le formuler explicitement, comme l’assez bonne mère chez Winnicott soutient l’illusion créatrice de l’enfant sans jamais formuler « la » vérité.
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