Che vuoi ? 2010/1 N° 33

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Article de revue

Les deux cliniques

ou Un « trouble de l'identité »

Pages 29 à 34

Notes

  • [1]
    Rédaction d’un exposé fait lors d’une journée de l’Association lacanienne internationale en février 2003. Texte mis en forme avec le concours de Danièle Lévy.

Une séquence clinique

1Dans un service de chirurgie, une reconstruction mammaire vient d’être effectuée sur Madame K. Cinq ans après la mastectomie, comme cela se pratiquait à l’époque, et suivant une technique de l’époque, qui consistait à prélever un des muscles abdominaux. Cette reconstruction a été souhaitée, décidée après mûre réflexion, approuvée par le mari. Il s’agit d’une chirurgie réparatrice à la suite d’un cancer du sein.

2Je rencontre Mme K. à la demande de son chirurgien qui la trouve « bizarre, étrange », alors que tout se passe bien et qu’il n’y a aucune complication médicale.

3Elle m’accueille fort bien, se dit très satisfaite de cette reconstruction qu’elle souhaitait depuis longtemps. Elle a attendu le moment propice, ses enfants sont grands, elle a environ 50 ans ; son mari n’était pas hostile à l’intervention. Elle décrit sa vie comme bien organisée et affirme fortement qu’elle est construite sur quatre piliers solidement amarrés…

4Elle a maintenant deux beaux seins parfaitement symétriques, et « un ventre plat de jeune fille ». « Quand je me regarde dans la glace, je trouve cela joli, mais en même temps cela me paraît étrange, surtout ce ventre plat… Je ne me retrouve pas. » Après un silence, elle ajoute : « De plus, mon nombril est déformé et déplacé. » En disant cela, elle semble troublée et embarrassée. Ce trouble et cet embarras m’alertent.

5Elle enchaîne en parlant de son père. Elle est allée le voir la veille de son entrée à l’hôpital, avec son fils aîné. Une nouvelle fois, elle lui a demandé de lui remettre le livret de famille, qu’il promet toujours de lui donner, mais qu’elle n’a jamais pu voir.

6Je relève : livret de famille ?

7Devant mon air étonné, elle précise que ses parents ont divorcé quand elle était très jeune. Dès son plus jeune âge, elle a été élevée par son père et sa belle-mère. Elle parle longuement de cette dernière, de façon à la fois confuse et ambivalente.

8Je ne comprends pas grand chose à cette histoire. Lorsqu’elle parle de sa mère, il est impossible de la distinguer de la belle-mère. Je finis par comprendre que Mme K. est née pendant la guerre, alors que son père était prisonnier. Dès son retour, les parents se sont séparés et le père a emmené la petite fille.

9Mme K. revient ensuite avec insistance et de façon répétitive à cette question de livret de famille. Cherchant à se repérer dans l’histoire de sa petite enfance, elle réalise que les dates ne coïncident pas avec les événements tels qu’ils lui ont été rapportés. Elle est alors troublée, perdue et cherche à se raccrocher à son mari et à ses enfants.

10Au bout de quelques entretiens, elle commence vraiment à se poser des questions et à se demander si son père « est vraiment son père ». En réalité, sans oser se l’avouer, elle a toujours eu des doutes à ce sujet, doutes d’ailleurs insidieusement entretenus par sa belle-mère.

11De retour chez elle, elle interrogera directement son père, qui finira par lui révéler qu’en effet, il n’est pas son père. La mère aurait « fait des choses honteuses », reprises sous forme allusive dans les insinuations de la belle-mère. Il a trouvé l’enfant en mauvais état et l’a prise avec lui.

Commentaires

12Ce cas m’a renvoyée après-coup à la différence entre deux cliniques repérables chez Lacan : la clinique du signifiant et la clinique de la jouissance.

  • La clinique du signifiant a sa place du côté du fantasme, du côté où se produit le sens, avec ses trous et ses trop. Les interprétations portent sur le sens, en le déplaçant : signifiant, fantasme, œdipe, elles mettent en relation le désir et le sujet.
  • Une clinique autre se situe du côté de la lettre, du réel, de la jouissance. Le sens ne fait aucunement repère, il n’est pas un guide. Au contraire, il alimente la jouissance. Cette clinique est du côté de l’acte.

Pourquoi ne pas intervenir sur le signifiant ?

13J’ai le sentiment que si je l’avais fait, par exemple à partir du « nombril » ou du « déplacé et déformé », le travail n’aurait pas pu se faire. Pourquoi ne fallait-il pas mettre en rapport directement la marque sur le corps et le réel de l’histoire ?

  1. C’était confirmer une collusion qui n’est déjà que trop présente dans l’esprit de ces malades. Il est extrêmement fréquent que la maladie, le risque de mort et les interventions, spécialement sur des lieux du corps hautement symboliques, renvoient directement les malades à des formations imaginaires plus ou moins archaïques. Parmi ces dernières, le mythe d’une étiologie psychique n’est pas le moins répandu : je suis tombée malade parce que… (une perte, un choc, une faute ancestrale). On est dans le mythe, c’est-à-dire à la limite du délire. Il faut prendre garde de ne pas l’alimenter. Sinon, on n’en sort plus.
    Ayant quelquefois produit une effloraison fantasmatique excessive par des interprétations hâtives, trop évidentes, en fait induites par la malade, j’ai compris qu’il ne fallait pas renforcer la collusion entre la marque sur le corps et l’histoire personnelle, mais laisser la malade en venir d’elle-même aux questions qui l’agitent sans qu’elle le sache, mais pas tout à fait à son insu. Ne pas prendre appui sur ce qui est lisible, mais sur ce qui ne cadre pas.
  2. D’autant plus que dans le transfert, on se trouverait situé exactement à la place du partenaire fantasmatique : j’aurais pris la place de la belle-mère qui enferme la petite dans un œdipe redoublé, ce qui ne lui laisse aucune chance de s’en sortir. D’où l’importance de laisser le sujet en venir à ses questions et de ne pas les court-circuiter par des interprétations hâtives.
Au contraire, répondre au niveau du livret de famille a fonctionné comme une ouverture. Le saut du nombril au livret de famille a réveillé une question pendante depuis toujours. C’est entre ces deux étrangetés, celle du nombril déformé et déplacé et la bizarrerie dans la filiation qu’il y avait collusion. La question sur les origines était à la fois masquée et étouffée par la fantasmatisation made in belle-mère.

14Ne pas coincer le sujet dans une représentation de fantasme inconscient, mais lui permettre d’agir.

Que s’est-il passé au niveau de la réalité psychique ?

15Je suis alertée par le ton angoissé avec lequel elle parle de son nouveau corps. Au milieu de cette angoisse il y a l’étrangeté du nombril, c’est-à-dire la marque, la cicatrice 1) d’une maladie qui aurait pu être mortelle et 2) d’une reconstruction ayant lieu au même endroit (reconstruction du corps). La reconstruction marque aussi la fin d’un épisode puisque Mme K. a reconstruit sa vie « plus solidement qu’avant » : les « quatre piliers ».

16À l’issue de la reconstruction du sein, qui devait être le couronnement du processus de reconstruction, il y a d’une part qu’elle se trouve avec un corps de jeune fille, ce qui ne peut manquer de la renvoyer à ses premières expériences érotiques (y compris infantiles). Et en plein milieu de cette image, ce nombril étrange, presque étranger. Ce point d’étrangeté renvoie à une étrangeté centrale, celle qui porte sur son origine. Cette question n’avait jamais trouvé sa place, n’ayant été ni acceptée ni récusée mais toujours éludée par le père.

17Plus tard on comprendra que le doute sur l’origine (mon père est-il vraiment mon père ?) était noyé et recouvert par les fantasmatisations liées aux insinuations de la belle mère.

18Mme K. ne pourra revenir sur ces insinuations qu’après avoir mené à bien la démarche auprès de son père. Elles ne prendront leur sens qu’après-coup, reliées aux fantasmes qu’elles portent (chez la belle-mère et aussi chez elle).

19N’étant intervenue ni sur le nombril (trace de l’origine), ni sur le déplacé déformé, ni sur le sentiment d’étrangeté, je me trouve devant cette association saugrenue qui consiste à passer directement du nombril au livret de famille. Je me demande de quel livret de famille il s’agit puisqu’elle en a déjà un, celui des quatre piliers…

20Lorsque je reprends sur un ton étonné « livret de famille ? », elle accueille mon intervention avec soulagement, comme si elle se réveillait de quelque chose, et semble sortir de cet état anxieux diffus que le chirurgien avait perçu.

21Elle raconte l’histoire du divorce de ses parents et du fait que son père l’a « prise » alors qu’elle était toute jeune, et enchaîne sur les insinuations de la belle mère. C’est alors seulement qu’elle s’aperçoit que les dates des récits ne coïncident pas. Ses doutes lui reviennent et elle décide d’en avoir le cœur net. Cette fois elle réussira.

22Il y a eu collusion entre deux réels, marqués chacun d’une lettre : l’une en excès, comme marque qui n’est pas à sa place, l’autre en défaut, l’absence du livret de famille.

Comment la collusion s’est elle défaite ?

23Le chirurgien repère très finement quelque chose d’étrange chez sa patiente : quelque chose dont elle ne souhaite pas lui parler, dont il suppose que ce n’est pas sans rapport avec l’opération mais qui ne concerne pas seulement son domaine.

24Dès la première rencontre, elle fait part de son trouble en évoquant « ses deux beaux seins et son ventre plat de jeune fille », puis son nombril. L’image que lui renvoie son corps la ramène à son histoire, à la question de ses origines, question qui la touchait depuis toujours.

25Ce trouble n’est relié dans ce premier temps qu’aux allusions perfides contenues dans les propos que lui tenait sa belle-mère dans son enfance et particulièrement au moment de son adolescence. Ces allusions l’angoissaient, lui donnaient des cauchemars et entretenaient ses doutes concernant sa mère et l’identité de son père.

26Mais le malaise lié au nombril « déplacé et déformé » la renvoie aussi à un autre malaise, celui qui est lié au quelque chose qui cloche dans la filiation, donc dans le symbolique : au questionnement sur son père. À l’issue de nos rencontres, elle se trouvera en mesure d’affronter « son père », en même temps que la réalité concernant les circonstances de sa naissance. Cela lui fournira enfin un éclairage de vérité sur sa mère dont jusqu’ici elle entendait parler de façon pour le moins ambiguë.

27Le « père » rétablira la vérité concernant sa naissance, lui apprenant en particulier qu’elle est issue d’une rencontre amoureuse, même si celle-ci a été interrompue du fait des évènements.

28La confrontation avec son père lui permettra de réaliser qu’en lui cachant la vérité sur sa naissance, il tentait de la protéger et préservait également, pour lui et pour elle, la mémoire de sa mère. Ce qui éclaire les propos allusifs de la belle-mère.

29L’inscription de l’origine ayant trouvé une place, le sentiment d’étrangeté disparaît. Une collusion s’est défaite et la psychothérapie a pu commencer. D’un côté, pour se faire à ce nouveau corps, et de l’autre, par la même occasion, revisiter une histoire qui pouvait désormais devenir la sienne à condition de pouvoir y repenser sa place.

Fonction et place de la lettre

30Rencontre et collusion, ou collision, de deux réels. Puis, leur séparation. N’aurions-nous pas affaire aux deux temps de l’écriture ? Premier temps, le ravinement, qui crée des reliefs et des failles, des presque figures, traces du fait qu’il s’est passé quelque chose. Deuxième temps, le temps du trait, qui dégage une forme où vient s’inscrire une identité.

31Lacan : la lettre, entre l’écrit et la parole.

32La clinique du signifiant autoriserait l’accès au plaisir, à un « minimum de satisfaction »…

33La clinique du réel débouche sur des actes qui ne sont pas des passages à l’acte, mais des actions, des actes ouvrant la voie au sujet. De tels actes permettent au sujet de se mettre en place pour commencer à exister. Renouvelant l’acte qui a inscrit le trait unaire ? C’est alors que les signifiants deviennent mobilisables.

34Les deux cliniques ne me paraissent pas à opposer comme deux façons de pratiquer la psychanalyse. Je crois plutôt qu’elles ont chacune leur temps et qu’elles se bornent, se bordent mutuellement.

Notes

  • [1]
    Rédaction d’un exposé fait lors d’une journée de l’Association lacanienne internationale en février 2003. Texte mis en forme avec le concours de Danièle Lévy.
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