Che vuoi ? 2009/2 N° 32

Couverture de CHEV_032

Article de revue

Père-version : le père comme symptôme

Pages 101 à 109

Notes

  • [1]
    Freud (S.), Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2006, lettre 112, p. 270.
  • [2]
    Ibid., lettre 113 du 17 décembre 1896, p. 274.
  • [3]
    Cf. M. Foucault, Les anormaux, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1999.
  • [4]
    Freud (S.), Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., lettre 119, p. 289.
  • [5]
    Ibid., lettre 119, p. 290.
  • [6]
    Ibid., lettre 129, p. 315-316.
  • [7]
    Ce désir apparaît déjà dans le rêve dit « de l’injection [Losung : solution] faite à Irma », rêve programmatique de la Traumdeutung. Cf. S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 98-112.
  • [8]
    Freud (S.), Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., « Manuscrit N », p. 316.
  • [9]
    Ibid., lettre 139 du 21 septembre 1897, p. 334-335.
  • [10]
    Freud y insistait : pater incertus est, mater certissima !
  • [11]
    Lacan (J.), La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 204.
  • [12]
    Ibid., séance du 28 novembre 1956.
  • [13]
    Ibid., séance du 19 décembre 1956.
  • [14]
    Ibid., p. 85.
  • [15]
    Cf. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 557.
  • [16]
    Lacan (J.), Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.
  • [17]
    Cf. J. Lacan, L’insu que sait de l’unebévue s’aile à mourre, séminaire inédit, 1977.
  • [18]
    Lacan (J.), RSI, séminaire inédit, séance du 27 janvier 1975.
  • [19]
    Cf. S. Freud, « L’homme aux rats », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1979, p. 250-251.
  • [20]
    Cf. J. Joyce, Stephen le Héros, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1948, p. 247-248. On peut reconnaître une vision semblable dans la peinture de Van Gogh.
  • [21]
    Il s’agit de l’école de Joyce.
  • [22]
    Lacan (J.), Le sinthome, op. cit., p. 94.
  • [23]
    Joyce (J.), Portait de l’artiste en jeune homme, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1943, p. 346.
  • [24]
    Lacan (J.), Le sinthome, op. cit., p. 16.
  • [25]
    Joyce (J.), Portait de l’artiste en jeune homme, op. cit., p. 362.
  • [26]
    Lacan (J.), Le sinthome, op. cit., p. 85.
  • [27]
    Cf. J. Joyce, Ulysse, chapitre II.
  • [28]
    Lacan (J.), Le sinthome, op. cit., p. 118.
  • [29]
    Cf. J. Joyce, Ulysse, chapitre XII.
  • [30]
    Lacan (J.), Le sinthome, op. cit., p. 19.
  • [31]
    Lacan : « La psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer […] à condition de s’en servir » ; ibid., p. 136.
  • [32]
    Joyce (J.), Portait de l’artiste en jeune homme, op. cit., p. 135.

1On se rappellera, pour commencer, avec quelle insistance ses premières cures conduisaient Freud à pointer du doigt le père comme étant à l’origine du symptôme. Cette constance avec laquelle le sujet, à un moment de l’analyse, se tourne vers le père pour le désigner comme étant au départ de sa souffrance, est au fondement de la neurotica. Centrée sur un événement traumatique, celle-ci est orientée vers la recherche de la chose derrière le signe. Le père vient répondre à cette quête, comme l’écrit par exemple Freud à Fliess le 6 décembre 1896 : « L’hystérie s’affirme de plus en plus comme la conséquence de la perversion du séducteur, l’hérédité de plus en plus comme une séduction par le père. » [1] C’est de cette « version du père » que Lacan a fabriqué son concept de « père-version », dégageant du même coup la notion même de perversion de sa gangue imaginaire, basée sur des préjugés moraux, pour ne l’appuyer que sur le symptôme. Cette étude se propose de suivre ce cheminement.

Le séducteur : histoire d’une fiction freudienne

2Le caractère mythique de la théorie traumatique élaborée par Freud en réponse à la question des origines de la névrose transparaît dans le fait que la mise en accusation du père « pervers » s’accompagne d’un certain mysticisme. Freud devint à l’époque friand lecteur d’histoires de sorcières. Dans une lettre à son ami Fliess, il fait remarquer que les « aveux [des sorcières] sous la torture, ressemblent tant à ce que communiquent les patients dans le traitement psychique » [2]. Notons en passant ce recours à la notion d’aveu, point commun entre l’Inquisition et le « traitement psychique » : la thèse de Foucault, voyant en la psychanalyse une « technologie de l’aveu » [3], ne pourrait trouver meilleur soutien. Mais si Freud utilise ici cette notion d’aveu, ce n’est pas pour assimiler son traitement psychique à un mauvais traitement, mais pour souligner que dans le discours de ses patients, il y un élément qui perdure : l’allégation de perversion contre le père. Il en est frappé à tel point qu’il va jusqu’à construire un premier mythe des origines de la névrose, bien avant celui de Totem et tabou, où la perversion serait le « reste d’un culte sexuel très ancien […], d’une religion du diable […] dont le rite se perpétue en secret » [4], et dont les pères seraient donc les officiants !

3Comment ne pas reconnaître après-coup dans ce mythe une première tentative de la part de Freud pour produire une articulation du signifiant au réel, à travers le nouage du symptôme au traumatisme via ladite perversion paternelle, qui n’est pas encore reconnue pour ce qu’elle est : une version du père (père-version) de la part du sujet. Mais pourquoi est-ce le père qui vient à cette place ? Freud se montre ici tributaire de la conception kantienne d’un référentiel dernier, que sa recherche a pour visée d’approcher, déchiffrant pour cela les signes qui le manifestent, même si sa saisie totale est censée échapper toujours, en dernier lieu, à l’enquête. Il décèle ainsi dans le style amoureux de l’hystérique les signes qui désignent le père comme agent et cause du symptôme. « Dans l’hystérie », écrit-il à Fliess, « je reconnais le pater à ceci : les exigences élevées que pose l’hystérique amoureux, son humilité devant l’être aimé ou son incapacité à se marier à cause d’idéaux inaccomplis. » [5] Exigence, humilité, idéal : la série conduit à l’attitude devant le père.

4On commence à voir que la référence au père est ici un effet de langage : il est mis en position de référent, usage autorisé par les significations charriées par le mot lui-même : géniteur, générateur, originaire, comme dans le fragment d’Héraclite : patèr pantôn, « père de toute chose ». Freud serait-il resté enfermé dans l’enclos de ces significations s’il n’était survenu un rêve impliquant ses propres sentiments « paternels » pour sa fille Mathilde ? Ce rêve semble en tout cas avoir donné une nouvelle direction à sa recherche. Nous en lisons le compte-rendu dans la lettre du 31 mai 1897 à Fliess : « Récemment j’ai rêvé de sentiments exagérément tendres pour Mathilde ». – Enfin ! aurait-il pu s’écrier, voilà que l’inconscient vient au secours de la théorie traumatique, montrant un père pris sur le fait et confirmant ainsi son rôle d’agent de la séduction. Fort heureusement, sa théorie de l’interprétation du rêve vint à son secours pour permettre une tout autre lecture : « Le rêve montre bien sûr mon souhait accompli, celui de prendre sur le fait un pater en tant qu’il est le générateur de la névrose, et il met fin aux doutes très vifs que je continue d’avoir. » [6]

5Nous savons aujourd’hui que ces doutes portaient justement sur la neurotica, que ce rêve fait apparaître pour ce qu’elle est : un fantasme de désir de Freud, désir de trouver « la solution » [7] du problème de la névrose et devenir celui qui aurait conquis pour la science un nouveau domaine du savoir. La question du père rencontre donc, avec l’interprétation de ce rêve, un premier point de bascule. Le père change de statut : d’agent, il devient un élément de discours, celui qui est visé par les vœux inconscients. Ce sont « les impulsions hostiles envers les parents (souhait qu’ils meurent) » qui sont à présent reconnues comme « partie intégrante de la névrose » [8]. Dans ce virage, commence à s’esquisser l’œdipe, mais se profile aussi la père-version, venant à la place de la supposée perversion paternelle. Dans la foulée, l’idée même d’un référentiel dernier est abandonnée, si, comme Freud l’écrira bientôt : « il n’y a pas de signe de réalité dans l’inconscient, de sorte que l’on ne peut pas différencier la vérité et la fiction investie d’affect. » Du coup, c’est cette fiction même qui tient lieu de vérité inconsciente : « La solution qui restait, c’est que la fantaisie sexuelle s’empare régulièrement du thème des parents. » [9]

6Mais tout en changeant de statut, le père reste le point de mire dans l’approche, par un sujet, de son symptôme. Il le reste en représentant le lien, même et surtout s’il est problématique : incertus[10]. Il permet d’amarrer l’échafaudage du symptôme sur un point de fuite, un élément manquant qui en assure la consistance, à la manière de la clef de voûte d’un édifice. C’est donc bien la carence paternelle, à savoir son caractère premier, qui fait d’un père réel l’agent de la castration. C’était déjà le cas dans Le petit Hans : rappelons-nous de l’homologie, indiquée par Freud, entre la figure barbue et moustachue du père et la bouche harnachée du cheval. Ici, le symptôme, à savoir la peur du cheval qui mord, supplée à la carence du père qui, justement, n’est point mordant ! Le démarquer du référent aura donc été le pas logique nécessaire pour faire de la psychanalyse autre chose qu’une technologie de l’aveu.

7Dès le séminaire sur La relation d’objet, Lacan disait que « toute l’interrogation freudienne se résume en ceci – Qu’est-ce qu’un père ? » [11] Mais plutôt que de fonder l’œdipe dans la nuit des temps, à la manière de Totem et tabou, Lacan procède autrement. Il prend acte de l’affirmation freudienne d’une impossibilité de distinguer entre vérité et fiction au niveau de l’inconscient. Or si la vérité n’est plus simple adéquation entre chose et représentation, il en résulte une relative autonomie du symbolique. Voilà l’enjeu du travail effectué autour du terme phallus dans ce séminaire : introduit comme élément tiers, il apparaît comme une inconnue qui troue pour l’enfant, lors de son entrée dans le langage, le personnage maternel. Cette opération s’appuie sur le « désir d’autre chose » : ainsi, les allées et venues de la mère (comme dans la scène du fort/da), posent à l’enfant l’énigme de son désir comme visant « autre chose » que lui-même [12]. Dans ce contexte, pour Lacan, parler de triangle œdipien ne tient pas compte du phallus comme troisième terme : « Le triangle est en lui-même préœdipien […]. Il ne nous intéresse que pour autant qu’il est ensuite repris dans le quatuor qui se constitue avec l’entrée en jeu de la fonction paternelle. » [13]

8Il y a donc, au départ, « une déception fondamentale de l’enfant », de constater non seulement qu’il n’est pas l’objet unique de la mère, mais que l’intérêt de celle-ci se porte vers le phallus. La reconnaissance du manque de la mère suscite dans un deuxième temps chez l’enfant l’appel à un terme qui soutienne cette relation insoutenable : et c’est le symptôme, qui entre en scène soutenu par l’éminence grise de la figure paternelle. Lacan évoque déjà ici la perversion comme ayant « la propriété de réaliser un mode d’accès à cet au-delà de l’image de l’autre qui caractérise la dimension humaine » [14]. Ceci tient à la particularité du Nom-du-Père comme signifiant. À la différence du « Désir de la mère », qui est donné pour l’enfant, celui-ci est introduit comme le signifiant qui manque au système pour qu’il procède d’« autre chose » que de lui-même. À travers la transmission symbolique, le Nom résout le signifié x du désir maternel, en lui donnant la signification du phallus [15]. Ainsi, la formule de la métaphore paternelle décrit l’opération symbolique qui consiste à identifier comme différentes les deux places auxquelles ce « Désir de la mère » s’est adressé : l’enfant d’abord, mais aussi bien cette « autre chose » symbolisée par ?. Et cette opération se renouvelle à mesure que le sujet parle, fabriquant ainsi du père, inlassablement : c’est la père-version, et c’est le symptôme du parlêtre.

Le père comme fiction : Joyce avec Lacan

9Joyce était nécessaire à Lacan pour pousser sa réflexion sur le père au-delà du point où l’avait menée Freud. L’histoire de leur rencontre est longue : n’est-il pas allé jusqu’à forger un souvenir-écran lui permettant d’avoir rencontré l’écrivain lors d’une lecture publique à la librairie d’Adrienne Monnier ? Or en réalité, à ce moment-là, lui-même était encore lycéen et Joyce n’était même pas à Paris, mais à Zurich ! Lacan revint vers Joyce à la fin de sa vie, invité cette fois par Jacques Aubert pour prononcer le discours d’ouverture d’un colloque international sur l’auteur, qui s’est tenu en juin 1975 à Paris. Cette deuxième rencontre, effective cette fois, mais avec l’œuvre joycienne, laissa des traces profondes dans l’enseignement de Lacan : il consacra à l’écrivain une année entière de son séminaire [16], son style en a été marqué au point de se mettre à le pasticher, et des thématiques nouvelles apparurent, accordant à lalangue et à la dimension poétique l’importance que l’on sait [17].

10L’œuvre de Joyce présuppose celle de Freud, dans la mesure où ses personnages, nous les connaissons comme de l’intérieur. C’est qu’il a inventé le procédé consistant à doter chacun de ses héros d’un monologue intérieur qui se distingue de celui des autres autant par la forme que par la structure, suivant le déroulement spontané des pensées sans égard aux règles des échanges sociaux ni à la censure des convenances. Le résultat, c’est une écriture d’une prodigieuse richesse langagière : « J’ai écrit dix-huit livres en dix-huit langages », disait-il de son Ulysse. On pourrait dire que ses héros : Stephen, Bloom, Molly, prennent la suite, dans l’histoire des lettres, de ces autres fictions que sont les cas freudiens : Dora, Hans, l’Homme aux rats, voire Schreber !

11Quel effet, la rencontre avec Joyce, a-t-elle eu sur la conception de la fonction du père chez Lacan ? Juste avant la rencontre, dans le séminaire RSI, il venait d’inventer une nouvelle approche du père, disant qu’il est « père-versement orienté », ou encore : celui dont la « père-version » est version particulière pour un sujet, en tant qu’articulée à « la fonction de symptôme, seule garantie de sa fonction de père » [18]. Ces développements sont la conséquence de l’introduction du nœud borroméen, qui permet de mettre en avant le trou dans la nomination : ainsi, « père » est un nom dont le référent n’est pas garanti par l’expérience mais repose sur la foi en la nomination. Le Nom-du-Père supplée à un trou dans la référence, mais il est lui-même troué par un réel. Cette approche rejoint la remarque de Freud, qui faisait de la paternité une de ces questions sans réponse qui nourrissent le doute obsessionnel (comme la durée de la vie, la vie après la mort, ou encore la fiabilité de la mémoire…) [19].

12Dans la conférence « Joyce le symptôme », comme dans le séminaire sur Le sinthome, les références au père de l’écrivain ne manquent pas. Lacan affirme que « le père est un symptôme » et que Joyce est en particulier « chargé de père » : ce père, « il doit le soutenir pour qu’il subsiste ». On est tenté d’ajouter que, soutenir le père, n’est pas l’apanage du seul Joyce, mais du névrosé. On pense à Dora, prête, pour soutenir son père défaillant, à subir les avances de Mr. K. On pense encore à l’homme aux rats qui, par ses obsessions, espérait assurer la protection de son père jusque dans l’au-delà ! Soutenir le père, c’est aussi d’une certaine façon l’enjeu de l’Odyssée d’Homère, qui fait le récit du voyage entrepris par Télémaque à la recherche de son père, autant que celui du retour de ce dernier et de leurs retrouvailles. Ulysse et Télémaque se mettent en route l’un vers l’autre et ce mouvement de retour, nostos, se fonde sur la nostalgie pour le père, un sentiment dont l’universalité traverse les âges et se déguise, comme nous l’avons vu, d’étranges façons.

13Joyce, avec son Ulysse, reprend cette quête du père et condense les dix années d’aventures homériques de l’Odyssée en quelques épisodes de la vie de tous les jours qui se déroulent tous en une seule journée, comme pour souligner que son Ulysse traverse et transforme le quotidien. La scène est à Dublin, la ville que Joyce, éternel exilé, ne quitta pourtant jamais en esprit. L’exil, la position d’étrangeté, a été la condition et le moteur de son œuvre, centrée autour de la notion d’épiphanie, qui suppose une absence comme fond d’une révélation. Elle consiste à se représenter son regard sur les choses et les êtres « comme des essais d’un œil spirituel cherchant à fixer sa vision sur un foyer précis. À l’instant où ce foyer est atteint, l’objet est épiphanisé […]. Son âme, son identité se dégage d’un bond devant nous du revêtement de son apparence [et] il prend un rayonnement à nos yeux. » [20] Nous n’allons pas, dans le cadre de cette étude, voir comment cette théorie s’appuie sur Saint Thomas d’Aquin et sa forme suprême du beau, claritas, mais plutôt nous concentrer sur ce qu’elle produit lorsqu’elle prend, comme chez Joyce, le père pour objet.

14Le Télémaque de Joyce se nomme Stephen Dedalus. Il est hanté par la mort de sa mère, qu’il a refusé d’adoucir par une quelconque concession sur le plan religieux. C’est une persona de l’auteur, et elle se retrouve au cœur de deux de ses précédents romans : Stephen le Héros et le Portrait de l’artiste en jeune homme. Il est surtout remarquable que Joyce s’y identifia et l’employa dès ses six ans, comme on peut le lire à la première page de son cahier de géographie :

15

« Stephen Daedalus est mon nom
L’Irlande est ma patrie
Clongowes Wood [21] est ma maison
Le ciel est mon aspiration » !

16Lacan dira que le désir de Joyce « d’être un artiste qui occuperait tout le monde [est] exactement la compensation de ce fait, que son père n’a jamais été pour lui un père. Que non seulement il ne lui a rien appris, mais qu’il a négligé à peu près toutes choses, sauf à s’en reposer sur les bons pères jésuites ». C’est à cette configuration que Lacan ramène en fin de compte « le cas Joyce » : il fait cas de cette « démission paternelle » qu’il assimile à une « Verwerfung de fait ». Du coup, « le nom qui lui est propre, c’est cela que Joyce valorise au dépens du père » [22]. En voici le portrait, brossé par l’auteur : « Étudiant en médecine, champion d’aviron, ténor, acteur amateur, politicien braillard, petit propriétaire terrien, petit rentier, grand buveur, bon garçon, conteur d’anecdotes, secrétaire de quelqu’un, quelque chose dans une distillerie, percepteur de contributions, banqueroutier et actuellement laudateur de son propre passé » [23] !

17Son père a été pour Joyce une source d’inspiration intarissable, au point que, pour Lacan, « Joyce a un symptôme qui part de ceci : que son père était carent, radicalement carent – il ne parle que de ça ». Il est à la source d’un véritable sentiment de détresse qui transpire dans sa collection de nouvelles Gens de Dublin, où il s’exprime par le mot paralysie : une atmosphère étouffante qui envahit l’espace confiné de la ville, empêche toute vie de s’épanouir, et suscite un cycle de violence qui passe de père en fils dans une existence subie de part en part, ne laissant d’autre issue que l’exil.

18Pour Lacan, Joyce, « le pauvre hère […] s’est conçu comme un héros » [24]. Dans ce mot, on entend autant l’errant que l’hérétique auquel l’auteur va s’identifier sa vie durant. Le nom qu’il se donne, Stephen, est celui du premier martyr chrétien, mort lapidé : il exprime la position de combat permanent qui fut la sienne, motivée par les déboires de son père, l’hostilité qui l’entourait, son parti pris pour Parnell, un héros nationaliste trahi par les siens. À cela il adjoint Dedalus, personnage mythologique, l’inventeur du labyrinthe qui abrita le Minotaure, moitié homme moitié taureau, fruit monstrueux des amours de Poséidon avec Pasiphaé. Après y avoir été enfermé à son tour pour avoir donné à Ariane le fil qui l’aida à en sortir avec Thésée, il inventa cette fois des ailes en cire pour s’évader. Mais il n’a pu sauver son fils Icare, dont les ailes ont brûlé au soleil et qui se noya en mer Égée. C’est sous ses auspices que se place l’auteur : « Antique père, antique artisan, assiste-moi maintenant et à jamais. » [25] Stephen Dedalus : c’est le combat et l’évasion, l’exil, mais aussi l’appel au père. De cet état surgit ce que Lacan appelle « cette idée loufoque de rédempteur » [26] : le sentiment qu’il lui revenait de racheter les fautes de son père, de sauver sa famille. « L’histoire », a-t-il écrit, « est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller. » [27] C’est d’avoir été aux prises avec cette question de cette manière radicale qui fut la sienne, que le cas de Joyce répond à une façon de suppléer au dénouement du nœud borroméen : il fait sinthome parce qu’il est à cet endroit « un pur artificier, un homme de savoir faire, ce qu’on appelle aussi bien un artiste » [28].

19Comment, sous sa plume, la figure du père se trouve-t-elle épiphanisée ? Dans son Ulysse, le personnage homonyme est incarné par Bloom, un juif de Dublin. Il porte l’héritage du père humilié : dans un pub, quelques piliers de bistrot se gaussent de son père, ce perverted Jew, Juif renégat, qui a changé de nom par décret avant de se donner la mort par empoisonnement. « Pauvre papa ! Pauvre homme ! », se dit alors Bloom en lui-même, se rappelant qu’il a aussi refusé de voir le visage de son père mort : « peut-être que ça valait mieux pour lui » [29]… Dans le déroulement d’Ulysse, ce pub dublinois représente l’antre du Cyclope, incarné par des personnages aveuglés par l’alcool, le nationalisme, la haine de l’étranger. Bloom, l’étranger, lui dont le nom même s’est perdu, est donc bien « Personne » à l’instar d’Ulysse. Bouc émissaire, il échappe au lynchage par les voyous comme le héros s’évadait jadis de l’antre du Cyclope. Entre lui et Stephen, il y a une relation de père à fils. Mais, fait remarquable, ce qui fait de l’un le père de l’autre n’est fondé sur aucune parenté entre eux, les deux ne faisant, comme le dit Lacan, que se rencontrer de temps en temps dans Dublin ! Et du coup la fonction du père peut nous apparaître à travers le roman pour ce qu’elle est : une fiction.

20En ceci, pour Lacan, « le père est un symptôme ou un sinthome, comme vous voudrez » [30] : il s’agit du quart élément qui permet de faire tenir ensemble le symbolique, l’imaginaire et le réel. Comme nous lisons encore dans le même séminaire : « La père-version est la sanction du fait que Freud fait tout tenir sur la fonction du père […]. L’amour s’adresse au père […] en tant que porteur de la castration. » En cela, nous l’avons vu, le cas de Joyce était exemplaire. Son œuvre peut être lue comme la tentative sans cesse renouvelée de se servir du Nom-du-Père afin de pouvoir s’en passer [31]. Y est-il parvenu ? Les énigmes dont son œuvre regorge incitent plutôt à la prudence. À suivre Lacan, sa réponse symptomatique, la solution qu’il invente face à la père-version, c’est une folisophie, un artifice d’écriture. Son message est une invitation au lecteur à trouver la sienne, renonçant pour cela à « la couronne d’épines de l’hérétique » [32].

Notes

  • [1]
    Freud (S.), Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2006, lettre 112, p. 270.
  • [2]
    Ibid., lettre 113 du 17 décembre 1896, p. 274.
  • [3]
    Cf. M. Foucault, Les anormaux, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1999.
  • [4]
    Freud (S.), Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., lettre 119, p. 289.
  • [5]
    Ibid., lettre 119, p. 290.
  • [6]
    Ibid., lettre 129, p. 315-316.
  • [7]
    Ce désir apparaît déjà dans le rêve dit « de l’injection [Losung : solution] faite à Irma », rêve programmatique de la Traumdeutung. Cf. S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 98-112.
  • [8]
    Freud (S.), Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., « Manuscrit N », p. 316.
  • [9]
    Ibid., lettre 139 du 21 septembre 1897, p. 334-335.
  • [10]
    Freud y insistait : pater incertus est, mater certissima !
  • [11]
    Lacan (J.), La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 204.
  • [12]
    Ibid., séance du 28 novembre 1956.
  • [13]
    Ibid., séance du 19 décembre 1956.
  • [14]
    Ibid., p. 85.
  • [15]
    Cf. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 557.
  • [16]
    Lacan (J.), Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.
  • [17]
    Cf. J. Lacan, L’insu que sait de l’unebévue s’aile à mourre, séminaire inédit, 1977.
  • [18]
    Lacan (J.), RSI, séminaire inédit, séance du 27 janvier 1975.
  • [19]
    Cf. S. Freud, « L’homme aux rats », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1979, p. 250-251.
  • [20]
    Cf. J. Joyce, Stephen le Héros, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1948, p. 247-248. On peut reconnaître une vision semblable dans la peinture de Van Gogh.
  • [21]
    Il s’agit de l’école de Joyce.
  • [22]
    Lacan (J.), Le sinthome, op. cit., p. 94.
  • [23]
    Joyce (J.), Portait de l’artiste en jeune homme, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1943, p. 346.
  • [24]
    Lacan (J.), Le sinthome, op. cit., p. 16.
  • [25]
    Joyce (J.), Portait de l’artiste en jeune homme, op. cit., p. 362.
  • [26]
    Lacan (J.), Le sinthome, op. cit., p. 85.
  • [27]
    Cf. J. Joyce, Ulysse, chapitre II.
  • [28]
    Lacan (J.), Le sinthome, op. cit., p. 118.
  • [29]
    Cf. J. Joyce, Ulysse, chapitre XII.
  • [30]
    Lacan (J.), Le sinthome, op. cit., p. 19.
  • [31]
    Lacan : « La psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer […] à condition de s’en servir » ; ibid., p. 136.
  • [32]
    Joyce (J.), Portait de l’artiste en jeune homme, op. cit., p. 135.
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