Notes
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[1]
Reprise d’une intervention aux journées du Cercle freudien (18 et 19 octobre 2008).
-
[2]
Levi (P.), Si c’est un homme (1947), Paris, Press Pocket, 1987, p. 262.
-
[3]
Samuel Auguste Tissot, 1728-1797.
-
[4]
Les lettres de Multatuli (pseudonyme d’Edouard Douwes Dekker, penseur anarchiste néerlandais de la fin du XIXe siècle), ont été publiées en 1906 par W. Spohr. On peut noter au passage que Freud qu’on accuse souvent de conformisme bourgeois se réfère à un penseur anarchiste sur les questions de la sexualité !
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[5]
« Les explications sexuelles données aux enfants » (1907 b), in La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 8.
-
[6]
Freud (S.), Trois Essais sur la théorie sexuelle (1905 d), Paris, Gallimard, 1987, p. 119 (traduction de Philippe Koeppel).
-
[7]
Freud (S.), Trois Essais, op. cit., p. 54.
-
[8]
Ibid., p. 69.
-
[9]
Freud (S.), Œuvres complètes, tome VI, Paris, PUF, 2006, p. 80.
-
[10]
Le terme Geschlecht n’a rien à voir avec l’usage anglo-saxon du mot gender qui renvoie à la façon dont est vécu l’être homme ou l’être femme.
-
[11]
Paul-Julius Moebius, neurologue (1853-1907).
-
[12]
Freud (S.), Trois Essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 88.
-
[13]
Souligné par Freud dans le texte. Ce que Freud entend ici par « inné » correspond à ce que nous appellerions un facteur structurel ou constitutionnel.
-
[14]
Freud (S.), Trois Essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 88-89.
-
[15]
Freud (S.), Trois Essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 121.
-
[16]
Freud (S.), « Les théories sexuelles infantiles », in La Vie sexuelle, op. cit.. p. 14-27. Ce texte de 1908 est écrit après et à partir du petit Hans. Il s’agit de « théories sexuelles » (Sexualtheorien) construites par les enfants et qui accompagnent l’élaboration de leur image du corps, et non des « théories de la sexualité » (Theorien über die Sexualität), selon la première traduction française.
-
[17]
Freud (S.), « Au-delà du principe de plaisir » (1920 g), in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1973, p. 52.
-
[18]
Freud (S.), « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 274 (souligné par moi).
-
[19]
La première théorie est la représentation de la femme au pénis, ou théorie hermaphrodite. La deuxième théorie est la théorie cloacale, selon laquelle l’enfant est expulsé comme une selle par l’orifice intestinal, ce qui amène l’enfant à se vivre comme un fragment du corps maternel. La troisième théorie est la théorie sadique du coït où, à la place de la différence des sexes, survient la relation fort/faible, actif/passif : le rapport sexuel est alors perçu comme un acte de violence.
-
[20]
Molière, Dom Juan, Acte I, scène 2.
-
[21]
Revue La Cigüe, n° 1, janvier 1958, Hommage à G. Bataille.
-
[22]
Lettres portugaises (1669), Paris, Folio classique, Gallimard, 1990, p. 99.
-
[23]
Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782), Paris, Garnier Flammarion, 2006.
-
[24]
Préface de Au cœur des ténèbres, Paris, Garnier Flammarion, 1979, p. 40.
-
[25]
Freud (S.), Trois Essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 165.
Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux sont les hommes ordinaires.
1Dans le champ de la sexualité, Freud opère un véritable déplacement par rapport aux théories de son époque. Ce déplacement est produit à deux niveaux. D’une part, il met à jour une sexualité infantile antérieure à la puberté ; d’autre part, il se démarque totalement des théories antérieures sur la sexualité, qu’elles soient inspirées par des recherches médicales, des préceptes religieux ou la laïcisation morale du religieux.
2La sexualité a été profondément marquée et normée, en Occident, par la théologie de saint Augustin. Ce qui n’empêche pas, par exemple, le pape Sixte IV, à la Renaissance, d’autoriser la sodomie trois mois par an, les mois de grandes chaleurs ! Que penser aussi du Dr Tissot [3], pourtant considéré comme un médecin matérialiste des « Lumières », quand il publie en 1760 un Traité sur l’onanisme où il pourfend la masturbation, médicalisant ainsi ce qui relève de la morale religieuse. Il sera d’ailleurs relayé par le non moins laïc Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire du XIXe siècle.
3À l’époque de Freud, que ce soit dans une visée moraliste ou médicale, qu’il s’agisse de stigmatiser les déviations sexuelles ou de les encourager, de nombreux médecins se contentent d’inventorier les différentes postures ou pratiques. Des catalogues précis détaillent divers comportements, sans véritable réflexion sur la sexualité. Beaucoup de ces démarches ne sont qu’une transposition dans le registre de la pathologie de ce qui relève en fait de préceptes ou de tabous moraux et religieux, variables selon les époques et les cultures. C’est par exemple au psychiatre Richard von Krafft-Ebing (1840-1902) qu’on doit les termes de sadisme et de masochisme. Dans sa Psychopathia sexualis, qui paraît en 1886, il publie les « confessions » de nombreux « malades », faisant entendre une parole différente des scénarios fantasmatiques de Sade.
4Quelques autres contemporains de Freud tentent cependant de dépsychiatriser l’homosexualité, au nom d’une militance médicale : c’est le cas d’Albert Moll (1862-1939), avec « Les sensations sexuelles opposées », et de Havelock Ellis (1859-1939), avec « L’inversion sexuelle ». De son côté, Freud tourne le dos à la démarche comportementaliste confinée dans de simples catalogages. Son originalité réside dans son approche, qui ne vise plus les théories de la sexualité, mais la théorie sexuelle en tant que telle. En mettant à jour l’existence d’une sexualité infantile, il s’interroge sur l’origine de la sexualité, qu’il découvre intrinsèque à la construction de l’enfant, et sur l’enjeu subjectif qu’elle représente. Sur les traces de Multatuli [4], Freud refuse de pathologiser les tâtonnements sexuels initiaux et remet en question le concept même de perversion que certains médecins brandissaient comme le mal absolu. En 1907, il écrit dans « Les explications sexuelles données aux enfants » :
« Que vise-t-on lorsqu’on veut cacher aux enfants – ou disons aux adolescents – de telles explications sur la vie sexuelle des êtres humains ? […] Je me rappelle cependant que dans les lettres du grand penseur et ami de l’homme Multatuli, j’ai trouvé quelques lignes qui sont plus qu’une simple réponse : “D’une façon générale, il y a des choses qui, selon moi, sont trop voilées. On a raison de conserver la pureté de l’imagination de l’enfant, mais cette pureté n’est pas garantie par l’ignorance. Je crois plutôt que le fait de cacher quelque chose aux garçons et aux filles leur fait soupçonner d’autant plus la vérité. Par curiosité, on cherche à pénétrer des faits qui, s’ils nous étaient communiqués sans beaucoup de détails, ne susciteraient que peu ou pas du tout notre intérêt. Si encore on pouvait conserver cette ignorance, je pourrais me réconcilier avec cela ; mais ce n’est pas possible. L’enfant prend contact avec d’autres enfants ; on lui met en main des livres qui le mènent à réfléchir et justement cette cachotterie de ses parents sur ce qu’il a cependant découvert ne fait qu’accroître son exigence d’en savoir davantage. Cette exigence, qui n’est satisfaite qu’en partie et secrètement, échauffe le cœur et gâte l’imagination ; l’enfant pèche déjà tandis que les parents pensent encore qu’il ne sait pas ce qui est coupable.” Je ne sais pas ce qu’on pourrait dire de mieux à ce sujet […]. » [5]
6L’invention freudienne tient à ce postulat, démédicalisant, déculpabilisant, que « nous sommes tous un peu hystériques » selon la formule de Moebius, et à la mise en évidence, à partir du « polymorphiquement pervers » inhérent à la sexualité infantile, d’une « prédisposition à toutes les perversions [qui] est un trait universellement humain et originaire » [6].
7Il n’est pas toujours facile de différencier la perversion, les actes pervers et le pervers. Je voudrais donc me situer dans une perspective strictement freudienne, voire paléo-freudienne, pour tenter de montrer comment Freud a pu penser les actes pervers comme relevant du polymorphiquement pervers, qui est le champ dans lequel va se construire le corps. Pour les distinguer, d’autre part, de la perversion dans sa dimension noire, sinistre, du sadisme notamment, dans lequel un sujet s’exclut de l’humanité, indifférent à la banalité du mal et banalisant la différence entre le bien et le mal.
8Dès 1905, dans les Trois Essais sur la théorie sexuelle, Freud constate que l’infantile a été complètement négligé jusque-là, sans doute parce qu’on ne considérait pas que les tout-petits enfants puissent avoir une activité sexuelle ou une sexualité. Une telle affirmation ne pouvait que scandaliser ses collègues et ses contemporains. Il revient sur ces résistances à reconnaître l’importance de la sexualité infantile en 1920, dans sa nouvelle préface aux Trois Essais sur la théorie sexuelle :
« Si les hommes savaient tirer la leçon de l’observation directe des enfants, il n’aurait pas été utile d’écrire ces trois essais. […]
Mais pour ce qui concerne l’“extension” du concept de sexualité nécessitée pour l’analyse des enfants et de ce qu’on appelle des pervers, qu’il nous soit permis de rappeler à tous ceux qui, de leur hauteur, jettent un regard dédaigneux sur la psychanalyse, combien la sexualité élargie de la psychanalyse se rapproche de l’Eros du divin Platon. »
10Il rappelle à ce sujet que la culture antique est marquée par une prévalence de la pulsion sur l’objet, alors que dans la pensée judéo-chrétienne, l’objet extérieur est valorisé aux dépens de la pulsion. Au-delà de l’aspect polémique, il est intéressant de relever ce terme d’extension du concept de sexualité, nécessitée pour « l’analyse des enfants et de ce qu’on appelle des pervers ». Notons que Freud utilise plusieurs fois les mêmes termes pour ces deux catégories, qu’il situe sur le même plan métapsychologique.
11Dans sa découverte de la sexualité infantile, celle qui est antérieure à la puberté et à la sortie de l’Œdipe, Freud a eu besoin d’inventer des concepts nouveaux. Deux termes, qui devraient avoir valeur conceptuelle, sont au cœur de notre réflexion. Or, ils sont souvent passés inaperçus ou déformés par les traductions. Il s’agit de Geschlechtstrieb (que je traduis ici par « pulsion de genre ») et de Verlötung (soudure).
12On trouve ces deux concepts réunis dans un même paragraphe, en conclusion de la première section du premier des Trois Essais :
« Il nous apparaît que nous nous représentions le lien (die Verknüpfung) entre la pulsion sexuelle (Sexualtrieb) et l’objet sexuel sous une forme trop étroite. L’expérience des cas considérés comme anormaux nous apprend qu’il existe dans ces cas une soudure (Verlötung) entre pulsion sexuelle et objet sexuel, que nous risquons de ne pas voir en raison de l’uniformité de la conformation normale, dans laquelle la pulsion semble porter en elle l’objet. Nous sommes ainsi mis en demeure de relâcher [ou assouplir : zu lockern] dans nos pensées les liens entre pulsion et objet. Il est vraisemblable que la pulsion sexuelle [traduction inexacte : il s’agit ici de la pulsion de genre, Gechlechtstrieb] est d’abord indépendante de son objet et que ce ne sont pas davantage les attraits de ce dernier qui déterminent son apparition. » [7]
Der Geschlechtstrieb
14Dès la première édition des Trois Essais, en 1905, Freud écrit : « Aucun auteur à ma connaissance n’a clairement reconnu la régularité d’une pulsion de genre (Geschlechtstrieb) durant l’enfance […]. Une fois adulte, nous ne savons rien de tout cela par nous-mêmes », dans la mesure où, comme la sexualité infantile, cela a été refoulé chez le névrosé.
15Jusqu’à présent, les traductions françaises (tout comme la Standard Edition) ne faisaient pas de différence entre les termes allemands Sexualtrieb – que Freud emploie pour désigner la pulsion sexuelle adulte ou pulsion sexuelle devenue autonome [8] – et Geschlechtstrieb, que Freud utilise dans ses ouvrages sur la sexualité infantile. Ces deux termes étaient indistinctement traduits par « pulsion sexuelle » ou « sexual instinct » en anglais. La première édition à différencier les deux types de pulsion est la traduction française des Œuvres complètes aux éditions PUF, où Geschlechtstrieb est traduit par « pulsion sexuée » [9].
16On peut faire l’hypothèse que si Freud a pris soin de différencier Sexualtrieb et Geschlechtstrieb, c’est parce qu’il considérait que la pulsion sexuelle infantile ne reconnaît ni la différence des sexes, ni la sexualité adulte. De par sa dépendance au narcissisme primaire, qui est anobjectal, elle est orientée vers le genre humain (das Geschlecht [10]), et vaut comme quête d’identité, antérieure à toute forme de sexuation. Aussi opterons-nous pour le choix prudent de traduire Geschlechtstrieb par « pulsion de genre » : une pulsion identitaire qui fait l’économie de tout processus d’identification comme condition d’une reconnaissance de soi. C’est la pulsion de genre – et non la pulsion sexuelle, comme l’induit la traduction – qui est « vraisemblablement [et non “probablement”] totalement indépendante de son objet ».
17La pulsion de genre, asexuée, n’existe pas face à des objets externes. Elle va, à la différence de la pulsion sexuelle, constituer, créer des objets conformes au sujet en construction. En proposant de traduire Geschlechtstrieb par « pulsion sexuée », la nouvelle traduction française des Œuvres complètes méconnaît, me semble-t-il, le fait que cette pulsion originaire n’est ni sexuelle ni sexuée. En effet, elle trouvera sa finalité ultérieure dans la pulsion d’emprise, qui consiste non pas à investir un objet, mais à arraisonner un objet pour maintenir un lien fixe avec cet objet. Autrement dit, il s’agit d’éradiquer la dimension aléatoire de tout objet extérieur par la maltraitance qu’on fait subir à un objet qui doit toujours être maintenu à ma portée ; cet objet doit être radicalement conforme à la visée de la pulsion asexuelle, qui crée et anime son objet, telles les marionnettes des contes d’Hoffmann.
18Pour Freud, la vie sexuelle de l’adulte ne dérive pas de celle de l’enfant qu’il a été. Il souligne qu’à travers les errances (Abirrungen) des pulsions sexuelles et la multiplicité des découpages de l’attrait sexuel imputés à l’objet sexuel, la pulsion sexuelle ne vise pas à créer un objet, mais à retrouver dans tous les objets, sur la scène de la réalité, des traces de l’objet originaire, qui reste unique et irremplaçable.
Die Verlötung
19Les cas considérés comme anormaux, dit Freud, sont ceux dans lesquels existe une soudure (Verlötung) entre pulsion sexuelle et objet sexuel, autrement dit, un lien fixe à l’objet. L’articulation entre la pulsion et un objet qui lui serait totalement adéquat n’est le fait que de cette soudure. En outre, ce ne sont pas les attraits de l’objet qui déterminent son apparition comme objet, ce qui mettrait en jeu un double processus d’investissement d’un objet extérieur au sujet et d’identification à des traits de cet objet externe. Avec l’objet « soudé », nous quittons la pulsion sexuelle pour une autre pulsion, non sexuelle celle-là, la pulsion de genre, totalement détachée de tout objet externe.
20Cela vaut pour l’enfant et, selon l’expression de Freud, « ceux qu’il est convenu d’appeler pervers ».
L’enfant polymorphiquement pervers
21Les caractéristiques de la sexualité infantile conduisent Freud à généraliser une prédisposition « polymorphiquement perverse » de cette sexualité. Il ajoute – précision capitale – que même chez l’adulte, « l’égale prédisposition à toutes les perversions est un trait universellement humain et originaire » (p. 119). Cette « égale disposition à toutes les perversions » ne doit pas être confondue avec la « perversion » comme mode constitué du rapport à l’autre tel que Freud l’avance dans son texte sur « Le fétichisme », en 1927, et qui peut aller jusqu’à détruire l’objet dans la rage à l’égard du réel et la haine de la vie.
22Dans la « Note sur l’infantilisme de la sexualité » qui clôt le premier Essai, Freud abordait déjà la question de la perversion :
« En démontrant le rôle des motions perverses comme agents de la formation de symptômes dans les psycho-névroses, nous avons augmenté de façon tout à fait extraordinaire le nombre des humains susceptibles d’être comptés parmi les pervers. Ce n’est pas seulement que les névrosés eux-mêmes constituent une classe très nombreuse, mais il faut considérer que les névroses s’estompent le long d’une chaîne ininterrompue qui va de leurs diverses manifestations à la santé ; moyennent quoi Moebius [11] a pu dire à juste titre : nous sommes tous un peu hystériques. C’est ainsi que la propagation extraordinaire des perversions nous oblige à admettre que la prédisposition aux perversions n’est pas, elle non plus, un trait exceptionnel, mais qu’elle est un élément de ce que l’on tient pour la constitution normale. » [12]
24L’hystérie est en effet structurelle, elle organise en quelque sorte le premier mode de rapport à l’autre : c’est l’aspiration à l’autre, présente notamment dans l’aspiration vers le père. Freud ajoute plus loin :
« Nous sommes à présent en mesure de conclure qu’il y a en effet quelque chose d’inné à la base des perversions, mais quelque chose que tous les hommes ont en partage [13] et qui, en tant que prédisposition, est susceptible de varier dans son intensité et attend d’être mis en relief par les influences de l’existence. » [14]
26Lorsque Freud parle de perversion, il n’entend pas ce que nous désignons aujourd’hui par « pervers ». L’expression qu’il emploie dans les Trois Essais mérite d’être examinée de près : il ne définit pas l’enfant comme un « pervers » (substantif) « polymorphe » (adjectif), selon l’expression couramment utilisée parmi nous. Il le définit comme étant « polymorphiquement pervers » : adverbe et adjectif sont ici inséparables.
27Ce qu’il appelle « polymorphiquement pervers », c’est le fait structurel qu’il n’y a pas d’objet adéquat à la pulsion sexuelle. Or, c’est précisément ce contre quoi la pulsion de genre va essayer de s’organiser, par un déni de la séparation, comme l’illustre la remarque de Freud déjà citée, dans les Trois Essais : « L’expérience des cas considérés comme anormaux nous apprend qu’il existe dans ces cas une soudure [Verlötung] entre pulsion sexuelle et objet sexuel, que nous risquons de ne pas voir en raison de l’uniformité de la conformation normale, dans laquelle la pulsion semble porter en elle l’objet. Nous sommes ainsi mis en demeure de relâcher [ou assouplir : zu lockern] dans nos pensées les liens entre pulsion et objet. » Il n’y a pas d’articulation fixe, permanente ou nécessaire, entre la pulsion, c’est-à-dire un sujet, et l’objet investi comme autre sujet sur la scène de la réalité.
28Autrement dit, la disposition polymorphiquement perverse de la sexualité infantile est pour Freud le contraire de la perversion au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Cette disposition polymorphiquement perverse constate l’inadéquation initiale, originaire, entre la pulsion et les objets disponibles sur la scène de la réalité, que la pulsion va pourtant investir.
La pulsion d’emprise (Der Bemächtigungstrieb)
« Le caractère infantile est en général facilement porté à la cruauté, car c’est relativement tard que se forme l’obstacle qui arrête la pulsion d’emprise devant la douleur de l’autre, par la capacité à compatir [Einfüllung], c’est-à-dire par la sublimation. » [15]
30Même si cette notion est implicitement présente dans « Les théories sexuelles infantiles » [16], le terme de « pulsion d’emprise » apparaît pour la première fois en 1915, dans la réédition des Trois Essais, qui comprend un nouveau texte intitulé « Les recherches sexuelles infantiles » où Freud approfondit la pulsion de savoir (der Wisstrieb). Freud définit la pulsion d’emprise comme une pulsion de maîtrise sur autrui ou sur le monde, une violence contre le réel. Et la pulsion de savoir sera en partie la sublimation de cette pulsion d’agression à l’égard du réel. D’où le lien effectif entre la pulsion d’emprise et la sublimation, que Freud traite aussi bien dans les Trois Essais que dans son Léonard de Vinci.
31Dans le chapitre II d’« Au-delà du principe de plaisir », Freud revient sur la pulsion d’emprise, à propos de son petit-fils Ernst Wolfgang, âgé de 18 mois, dont il a observé le jeu lorsqu’il était dans son lit, en l’absence de sa mère. Dans un premier temps, Freud remarque que lorsque sa mère partait, l’enfant ne pleurait pas, mais il avait coutume de jeter au loin tout ce qu’il trouvait à sa portée. En même temps, il émettait avec une expression d’intérêt et de satisfaction un « o-o-o-o », fort et prolongé, qui, de l’avis commun de la mère et de l’observateur, n’était pas une interjection, mais signifiait « parti » [17]. Ils rapprochent en effet ce phonème du terme allemand Fort qui signifie « loin », « va-t-en ». Dans cette expérience d’impuissance et de déplaisir, ce qui l’empêche de pleurer, c’est donc cette capacité de détruire l’objet qui disparaît, sa mère. C’est ce mouvement de pulsion clastique que Freud appelle la pulsion d’emprise, un mouvement de rage impuissante contre l’indépendance de sa mère qui lui échappe. En jetant des objets, il arrive dans un premier temps à détruire la mère absente.
32Mais après le Fort clastique intervient une autre étape, un second temps qui n’a pas toujours été remarqué ni suffisamment différencié du premier par les commentateurs. Dans le berceau se trouve une bobine attachée à une ficelle, et l’enfant va jouer à un autre jeu qui est le Fort und Da : lancer au loin la bobine, puis la ramener, en disant Da, qui signifie « voilà ». Dans cette expérience, il ne s’agit plus de destruction, de pulsion d’emprise, mais de surmonter autrement l’expérience de déplaisir provoquée par la mère manquante. Il restaure l’objet détruit par la pulsion d’emprise, en le faisant revenir. Et dans cette restauration de l’objet s’opère non seulement l’élaboration de l’absence de la mère, qu’on n’a plus besoin de détruire, mais surtout un travail psychique sur soi-même, une maîtrise (Bewältigung) psychique de soi qui se substitue à la pulsion d’emprise. Maîtrise qui, à ce moment-là, dépasse la destruction et la contrainte de répétition. C’est ce que Freud appelle la pulsion d’élaboration psychique (Bewältigungstrieb), dans laquelle on peut non seulement élaborer l’absence de la mère, mais aussi s’absenter de la mère pour devenir seul, séparé du corps maternel, et ne plus se trouver dans un état de perte d’appui (Hilflosigkeit). Le terme « désarroi » pourrait traduire l’effet psychique de cette perte. Dans ce processus de double élaboration de l’objet et du sujet s’opère la séparation qui restitue à l’objet sa liberté.
33Pour Freud, ce double mouvement n’est possible que par la pulsion de savoir, liée à l’arrachement maternel, qui produit du deux, là où il n’y avait encore que du un. Or, lorsqu’une mère dit à propos de son enfant : « il me fait une grippe », elle se situe au niveau où il n’y a qu’un appareil psychique pour deux corps, dans un déni de la différence des corps et des pensées. Tel est l’état maniaque d’indifférenciation de l’un et de l’autre, qui culminera ultérieurement avec la jalousie paranoïaque.
Perversion
34Pour Freud, le « polymorphiquement pervers » de l’enfant est le contraire absolu de la perversion.
35Dans le langage courant, le concept de sadisme peut varier de la désignation d’une attitude simplement active envers l’objet sexuel, puis d’une conduite violente, jusqu’à celle de la liaison exclusive de la satisfaction (Befriedigung : apaisement) à l’asservissement de l’objet et aux sévices qui lui sont infligés. À strictement parler, seul ce cas extrême mérite le nom de perversion. Autrement dit, ce qui entre dans le processus de sublimation, ce n’est pas la perversion mais ce sont les traits pervers, liés à l’inadéquation de l’objet de la pulsion, toujours révisable.
36Cela lève une confusion fréquente. En effet, dans la perspective freudienne, au plan métapsychologique et clinique, il n’y a pas de différence de fonctionnement entre la perversion et la paranoïa. Toutes deux visent à la maîtrise de l’autre, et dans les deux cas, la pensée conserve un lien étroit avec la sexualité.
37- Du côté de la paranoïa, on vise à maîtriser les pensées de l’autre. Arraisonner les pensées de l’autre, c’est vouloir réaliser un appareil psychique pour deux corps. Selon ma définition personnelle, le paranoïaque opère une soudure avec les pensées de l’autre, là où le pervers se veut l’instrument et l’auteur de la jouissance de l’autre. Et ce, dans la mesure où il ne peut avoir lui-même accès à la jouissance inconnue de lui, dans la mesure où à la différence de la satisfaction, la jouissance représente une perte de représentation pour le sujet.
38Dans un texte de 1922, Freud décrit ainsi le comportement soupçonneux d’un mari paranoïaque, dans un délire de relation ou délire de liaison (Beziehungswahn) :
« Il montrait à toutes ces manifestations de l’inconscient de son épouse une attention extraordinaire et s’entendait à les interpréter toujours correctement, de sorte qu’il avait à vrai dire toujours raison et pouvait encore invoquer l’analyse pour justifier sa jalousie. À proprement parler son anormalité se réduisait à ceci qu’il observait l’inconscient de sa femme et lui accordait une importance beaucoup plus grande qu’il ne serait venu à l’idée de tout autre. » [18]
40Chez le paranoïaque, l’activité de pensée vise à maîtriser la pensée de l’autre, à connaître ses pensées et à les diriger. Nous sommes ici dans le registre de la seconde des théories sexuelles infantiles, la théorie cloacale [19], qui correspond à l’état maniaque, un appareil psychique, une psyché pour deux corps, de façon à ce que ni l’autre ni ses pensées ne m’échappent et qu’elles ne soient pas étrangères aux miennes.
41- Du côté de la perversion, il s’agit de maîtriser, au sens de l’emprise (Bewältigung), la jouissance de l’autre, dans la mesure où l’on est soi-même exclu de la jouissance. Le pervers méconnaît l’inadéquation fondamentale de la pulsion à l’objet qui est toujours substituable à un autre.
42Le donjuanisme nous donne un exemple éclairant de cette quête sans fin, dans ce besoin de changer constamment d’objet, en étant successivement déçu par les objets trouvés, et revigoré par de nouveaux objets à conquérir, faute d’accéder à l’objet originaire, irrémédiablement perdu. Dom Juan, chez Molière, séduit pour « vaincre les résistances », c’est-à-dire pousser l’autre au-delà de ses limites. Et lui-même refuse toute limite, comme les « grands conquérants… qui ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits » [20]. G. Bataille fait écho à ce déni des limites dans « La Planète encombrée » : « Ce que je veux et que veut en moi l’être humain : je veux un instant, excéder ma limite, et je veux, un instant, n’être tenu par rien. » [21]
43L’idéalisme passionné est une forme de perversion, dans la mesure où tout objet est toujours substituable à un autre, parce que ne renvoyant jamais à l’insubstituable objet. L’autre n’est dès lors que le support de l’idéalisation. C’est ce qu’illustrent les Lettres portugaises, ce roman épistolaire écrit, en réalité, par le comte de Guilleragues en 1669. Dans la cinquième des lettres que la prétendue religieuse adresse au chevalier français qui l’a abandonnée, elle écrit : « J’ai éprouvé que vous m’étiez moins cher que ma passion. » [22] Témoignage éclatant du fait que la passion à elle seule, constitue les objets qu’elle va investir, dans le déni de leur singularité et de leur autonomie propre. Cela relève d’un phénomène de croyance dans les retrouvailles possibles avec l’objet perdu. La croyance préexiste toujours à l’objet qu’elle investit, quaerens quem devoret (cherchant ce qu’elle peut dévorer).
44Maîtriser et s’emparer de la jouissance de l’autre, c’est ce que met en scène Laclos dans Les liaisons dangereuses [23]. Ce roman épistolaire se déroule selon un scénario immuable et répétitif entre deux personnages aussi pervers l’un que l’autre : la marquise de Merteuil qui manipule le vicomte de Valmont et le pousse à séduire d’autres femmes, et Valmont qui accumule les conquêtes, comme s’il s’agissait de conquêtes militaires (tout comme Dom Juan qui se compare à Alexandre) : « Vous sentez bien qu’il me faut ici un triomphe complet et que je ne veux rien devoir à l’occasion » – « occasion » signifie ici le hasard de la rencontre qu’il veut conjurer à tout prix. Il collectionne les femmes pour les humilier, les dominer, les vaincre, avant de les laisser tomber. « La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu’elle pourrait me résister ! » Ainsi, au-delà du libertinage sexuel, le pervers vise à provoquer la chute et l’avilissement de l’autre, à substituer la force à l’amour. Il se situe ainsi dans le registre fort/faible, actif/passif, celui de la troisième des théories sexuelles infantiles. Il veut arraisonner, déstabiliser l’autre, le décérébrer pour qu’il ne puisse plus penser et, que, sans prendre la peine de le séduire, l’autre de lui-même se livre totalement en venant sur son propre terrain. « Ce n’est pas assez pour moi de la posséder, je veux qu’elle se livre », écrit Valmont : qu’elle entre donc d’elle-même, spontanément, dans un processus de soumission.
45Ce qui meut le pervers, c’est donc la haine du réel, la nécessité de sidérer l’autre et de le manipuler, pour qu’il perde toute autonomie de pensée et de jugement et qu’il soit enfin pensé par l’autre. Voici ce qu’écrit Joseph Conrad dans un texte intitulé « Lettre à un homme d’État anglais » (en préface de Au cœur des ténèbres) :
« L’homme est un animal méchant. Sa méchanceté doit être organisée ; le crime est une condition nécessaire de l’existence organisée. La société est essentiellement criminelle, ou elle ne serait pas. Voilà pourquoi je respecte les extrêmes anarchistes. Je souhaite l’extermination générale. » [24]
47Ce peut être aussi la figure du totalitarisme, avec une stricte équivalence du bien et du mal, dans la mesure où le pervers ne reconnaît pas de limite, donc pas de règle. Le refrain que scande obsessionnellement un ami de la marquise de Merteuil, qui est le sosie de Valmont, lorsqu’il est acculé à s’expliquer devant la femme qu’il a bafouée : « Ce n’est pas ma faute », ce refrain souligne combien le pervers se situe dans une logique d’imputation. Je ne suis pour rien dans ce que je fais. Je ne fais que suivre les lois de la nature.
48Ainsi, le pervers se caractérise par une apathie, au sens étymologique du terme, par une impossibilité de connaître l’autre, de reconnaître ce que l’autre peut éprouver, faute de processus d’identification possible. C’est exactement le contraire du to pathei mathos de la tragédie grecque d’Eschyle (Agamemnon, vers 176) : « Zeus a ouvert aux hommes la voie de la prudence ou de l’intelligence [phronèsis], en leur donnant pour loi de souffrir pour comprendre [to pathei mathos]. » Il n’y a de connaissance de soi qu’en sortant de l’apatheia, l’insensibilité. Apprendre en éprouvant. L’épreuve et la douleur de la perte originaire, c’est ce qui ouvre la voie de l’humanisation.
49La perversion freudienne, héritière de la pulsion d’emprise, est la tentative de maintenir un lien fixe à l’objet par une « soudure » (Verlötung), et de méconnaître le fait de l’inadéquation fondamentale de la pulsion à l’objet qui est toujours substituable à un autre. C’est ce qui est insupportable au pervers. L’insubstituable objet, l’irremplaçable objet est celui que vise pathétiquement le pervers, dans son fantasme d’« unité du sujet et de l’objet » (G. Bataille à propos de Sade). Au contraire, chez le non pervers, la démarche d’investissement d’objet tente seulement de retrouver des traits de l’objet inéluctablement perdu. « La trouvaille de l’objet n’est à vrai dire qu’une retrouvaille » [25], retrouvaille avec des traits de l’objet perdu et non avec l’objet perdu.
Notes
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[1]
Reprise d’une intervention aux journées du Cercle freudien (18 et 19 octobre 2008).
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[2]
Levi (P.), Si c’est un homme (1947), Paris, Press Pocket, 1987, p. 262.
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[3]
Samuel Auguste Tissot, 1728-1797.
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[4]
Les lettres de Multatuli (pseudonyme d’Edouard Douwes Dekker, penseur anarchiste néerlandais de la fin du XIXe siècle), ont été publiées en 1906 par W. Spohr. On peut noter au passage que Freud qu’on accuse souvent de conformisme bourgeois se réfère à un penseur anarchiste sur les questions de la sexualité !
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[5]
« Les explications sexuelles données aux enfants » (1907 b), in La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 8.
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[6]
Freud (S.), Trois Essais sur la théorie sexuelle (1905 d), Paris, Gallimard, 1987, p. 119 (traduction de Philippe Koeppel).
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[7]
Freud (S.), Trois Essais, op. cit., p. 54.
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[8]
Ibid., p. 69.
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[9]
Freud (S.), Œuvres complètes, tome VI, Paris, PUF, 2006, p. 80.
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[10]
Le terme Geschlecht n’a rien à voir avec l’usage anglo-saxon du mot gender qui renvoie à la façon dont est vécu l’être homme ou l’être femme.
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[11]
Paul-Julius Moebius, neurologue (1853-1907).
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[12]
Freud (S.), Trois Essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 88.
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[13]
Souligné par Freud dans le texte. Ce que Freud entend ici par « inné » correspond à ce que nous appellerions un facteur structurel ou constitutionnel.
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[14]
Freud (S.), Trois Essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 88-89.
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[15]
Freud (S.), Trois Essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 121.
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[16]
Freud (S.), « Les théories sexuelles infantiles », in La Vie sexuelle, op. cit.. p. 14-27. Ce texte de 1908 est écrit après et à partir du petit Hans. Il s’agit de « théories sexuelles » (Sexualtheorien) construites par les enfants et qui accompagnent l’élaboration de leur image du corps, et non des « théories de la sexualité » (Theorien über die Sexualität), selon la première traduction française.
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[17]
Freud (S.), « Au-delà du principe de plaisir » (1920 g), in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1973, p. 52.
-
[18]
Freud (S.), « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 274 (souligné par moi).
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[19]
La première théorie est la représentation de la femme au pénis, ou théorie hermaphrodite. La deuxième théorie est la théorie cloacale, selon laquelle l’enfant est expulsé comme une selle par l’orifice intestinal, ce qui amène l’enfant à se vivre comme un fragment du corps maternel. La troisième théorie est la théorie sadique du coït où, à la place de la différence des sexes, survient la relation fort/faible, actif/passif : le rapport sexuel est alors perçu comme un acte de violence.
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[20]
Molière, Dom Juan, Acte I, scène 2.
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[21]
Revue La Cigüe, n° 1, janvier 1958, Hommage à G. Bataille.
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[22]
Lettres portugaises (1669), Paris, Folio classique, Gallimard, 1990, p. 99.
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[23]
Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782), Paris, Garnier Flammarion, 2006.
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[24]
Préface de Au cœur des ténèbres, Paris, Garnier Flammarion, 1979, p. 40.
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[25]
Freud (S.), Trois Essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 165.