1J’ai su qu’il avait peur. Comment l’expliquerai-je ? Je l’ai senti dans mon ventre. Alors, j’ai posé la main doucement sur la couverture du lit à hauteur de ses pieds. Il n’a pas bougé.
2- C’est notre plus ancien malade.
3- Quel âge a-t-il ? ai-je demandé.
4- Cinq ans.
5La surveillante m’a regardée. Derrière les lunettes, les yeux noirs ont fait posément le tour de mon visage.
6Je détournai la tête. Le temps de voir les vitres opaques de la fenêtre. Et tout de suite après, l’infirmière qui venait d’arriver et qui, plantée dans l’embrasure de la porte, disait en souriant :
7- C’est un futur pilier d’hôpital.
8Pilier d’hôpital…
9Le médecin-chef le répétait. Plus doucement, peut-être. Mais sans faire attention. Déjà, il quittait la chambre.
10Avant de partir, je me penchais vers l’enfant.
11- Comment t’appelles-tu ?
12- Thierry.
13La visite continuait. Classique et sur mesure, parfaitement bien élevée.
14- Pourquoi est-il ici ?
15La surveillante savait de qui je parlais.
16- Il a été malade.
17- Mais maintenant…
18- Sa mère doit venir le chercher… mais elle ne viendra pas.
19- Pourquoi ?
20- Elle veut l’abandonner.
21Nous arrivions au bout du couloir et faisions demi-tour. Revenant à notre point de départ, cette fois-ci sans nous arrêter. Dans le bureau, le médecin-chef enlevait sa blouse.
22Ma première matinée d’hôpital, comme stagiaire de médecine. J’en étais étourdie. Ne sachant pas si j’étais gaie ou triste. Me retrouvant dans la rue sans y avoir pris garde.
23*
24Le portail de l’hôpital était ouvert. N’importe qui en passant pouvait voir la cour, les bâtiments. Je n’avais pas remarqué hier qu’il y en avait tant.
25Ça klaxonnait. Une ambulance entrait, amenant un malade. Combien y en avait-il derrière les murs ? Je continuais à marcher. Peut-être, plus lentement. Vers le bâtiment qui fermait l’horizon.
26Le bureau de la surveillante était vide. Le médecin-chef n’était pas arrivé. Sa blouse était encore pendue à la patène. Je prenais la mienne, l’enfilais. Devais-je attendre ?
27Déjà, je me trouvais dans le couloir. À la porte de sa chambre, qui était entrouverte. Il semblait ne pas avoir bougé depuis la veille.
28- As-tu bien dormi ?
29Il me regarda avec une curiosité insolite pour son âge. Toute droite et sans ciller.
30- Pourquoi viens-tu ?
31- …
32- Je ne suis pas malade.
33- Es-tu sage ?
34- Je ne pleure jamais.
35À voir la gravité de son visage, je me demandais si parfois il riait.
36- Veux-tu que je te raconte une histoire ?
37- Quelle histoire ?
38- Celle de l’oiseau bleu.
39Je m’asseyais au pied du lit. - - - Il y avait une fois, dans les plaines de Hongrie, un pauvre paysan. Il habitait une chaumière et se nourrissait de galettes de maïs. Un jour qu’il allait aux champs, il rencontra une vieille femme qui regardait de tous côtés. Il lui demanda : « Que cherchez-vous ? – Quelqu’un, répondit-elle, qui serait suffisamment bon pour acheter mon oiseau. Vous, par exemple. – Mais je n’ai pas d’argent. – Je vous le donne. Nourrissez-le bien. » Il allait refuser, mais la vieille femme avait disparu. À sa place, il y avait l’oiseau. Bleu comme la mer, et si beau qu’il en resta tout étonné. Il le ramena chez lui, se demandant comment il allait faire pour le nourrir. Un oiseau aussi grand devait beaucoup manger. Et lui qui était si pauvre - - - C’était l’histoire qui avait bercé mon enfance, celle que mon père me racontait le soir avant de m’endormir. Avais-je le même visage que celui de Thierry ? Ce même regard émerveillé ?
40- Le docteur vous attend pour faire sa visite.
41L’infirmière était là. Un sourire moqueur aux lèvres. Je me levais sans répondre.
42- Pourquoi as-tu rougi ?
43- …
44- Je ne l’aime pas. Toi non plus…
45La perspicacité de l’enfant me surprit. Je le regardais. Il m’observait. De nouveau sur le qui-vive. Seul, à la tête d’un lit beaucoup trop grand pour lui.
46- Il ne faut pas lui raconter.
47- Pourquoi ?
48- Elle tuerait l’oiseau.
49*
50Sa chambre était encore plus triste que celle des autres enfants. Propre et nue, à souhait. Sans aucun jouet pour l’égayer.
51Un après-midi, je lui ai fait la surprise de venir.
52- C’est pour toi.
53Il m’a regardée, méfiant. Sans toucher à la boîte déposée sur le lit.
54- Ouvre-la.
55Il la prit avec précaution, et commença à défaire la ficelle très lentement. Puis il enleva les papiers de soie, un par un. Tête penchée, il resta à regarder son cadeau. Je ne voyais plus que ses cheveux blonds.
56- Te plaît-il?
57Il sortit le mouton en peluche et, le tenant à deux mains par le cou, le contempla.
58- Il a les yeux bleus comme toi, dit-il doucement en me montrant les yeux de verre et en les touchant du doigt.
59Dans le couloir, des gens passaient. C’était l’heure des visites. À me voir près de l’enfant, on pouvait me prendre pour sa mère. Cette idée me fit mal.
60- Tu pars déjà ?
61J’allais inventer un mensonge. Mais il a dit très vite en baissant les yeux :
62- C’est mon premier jouet.
63Et nous sommes restés l’un à côté de l’autre, sans parler.
64*
65Quand j’arrivai, le médecin-chef était au chevet d’une fillette qui respirait à peine.
66- Je vais lui faire une ponction, disait-il pour moi.
67Il prenait le tube et le trocart des mains de l’infirmière qui aidait l’enfant à s’asseoir.
68- Une petite piqûre… Surtout ne bouge pas.
69D’un geste sec, il enfonçait l’aiguille au-dessous de l’omoplate. Un liquide jaunâtre commença à couler. Je levais les yeux pour me distraire et ne pas risquer de me trouver mal. Alors, j’aperçus derrière la vitre de la cloison, qui séparait la chambre de celle de Thierry, le visage du petit garçon. Il devait être debout sur son lit. Et même dressé sur la pointe des pieds. Pour mieux voir. Rien d’autre que ce trocart bougeant à chaque respiration ne semblait retenir son attention. Il était comme obnubilé par ce spectacle. Et j’eus envie de quitter la pièce pour aller le voir. Mais le médecin-chef me parlait de pleurésie et de microbes. De purulence et d’antibiotique. De tout ce qu’il fallait entreprendre. J’en avais la tête submergée. Pensant déjà, mais sans le savoir, qu’il y avait d’autres choses à voir et à entendre. Enfin, je le laissais discuter avec l’interne qui allait être de garde cette nuit-là. Je partais voir Thierry.
70Il était sur son lit. À quoi réfléchissait-il ? Impossible pour moi de lui parler de la fillette voisine. Bêtement, je lui demandai :
71- As-tu des amis ?
72- Non. Ici, on est malade.
73Il remettait les choses à leur place. Avec une telle lucidité que j’en restais étonnée.
74Soudain, j’entendis des pas dans le couloir. Aussitôt, l’enfant se tut et son visage prit un air tendu, voire inquiet. Je tournais la tête, juste au moment où une femme en blouse grise passait. En m’apercevant, elle sembla surprise. Quelques secondes, à peine. Puis elle sourit. Je crus qu’elle allait s’arrêter. Mais il n’en fut rien.
75- Qui est-ce ?
76- L’assistante sociale.
77- …
78- Elle est laide.
79Et il me confiait sans rire qu’elle avait de grandes dents.
80*
81- Je t’attendais, m’a dit Thierry.
82- C’est gentil.
83- Tu es la seule personne qui vient me voir.
84- Et la surveillante…
85- Ce n’est pas pareil. Elle va voir tout le monde. Toi… tu es comme ma maman.
86Je baissais la tête, ne sachant que répondre. Mon silence l’a inquiété.
87- Tu n’es pas fâchée ?
88- Mais non.
89- Alors, embrasse-moi.
90D’un ton impératif et tendre.
91- Tu sens bon.
92- Aimes-tu l’eau de Cologne ?
93- Je ne sais pas.
94- Demain, je t’en apporterai.
95Il sauta du lit et pieds nus courut à l’armoire de sa chambre. Il revint avec un crayon à la main.
96- C’est pour toi.
97Je le prenais.
98- Te plaît-il?
99- …
100- Je l’ai pris dans le bureau… Je voulais te faire un cadeau.
101Je l’avais encore dans la main, quand la surveillante est entrée. S’est-elle aperçue de mon trouble ?
102- Venez. Nous avons au 3 un cas intéressant.
103Et nous avons rejoint le médecin-chef, qui auscultait un petit garçon.
104En fin de matinée, je passais devant la chambre de Thierry. Il dormait.
105Cette nuit-là, je fis un rêve : - - - Un enfant marchait derrière moi De temps en temps, je me retournais. Il était vraiment très petit - - - Mais pourquoi n’avait-il qu’une chemise sur le dos ? Une chemise camisole lui battait les mollets. Il faisait si froid - - - Comme tout est blanc et vide. Quel silence. Je me mets à courir. Il m’appelle - - - Je m’arrête. Où est-il ? La plaine est déserte - - - Mais qu’y a-t-il là-bas ? En fin d’horizon. Comme la tête d’un mouton qui sourit fixement - - -
106Je me réveillai en sursaut.
107Ce matin-là, j’arrivai à l’hôpital plus tôt que d’habitude. La fille de salle lavait encore le carrelage du couloir. Sans prendre le temps d’enfiler ma blouse, je me rendais dans la chambre de Thierry. Elle était vide. Revenant sur mes pas, j’entrai dans le bureau de la surveillante.
108- Où est-il ?
109Encore une fois, elle devinait. Son sourire était grondeur et bienveillant, peut-être triste.
110- Le voilà.
111Il lâchait la main de l’assistante sociale et se précipitait vers moi.
112- Qu’as-tu ? Tu es malade…
113Planté devant moi, dans la capote de l’assistance publique bien trop longue pour lui, il m’inspectait avec le plus grand sérieux. Avant de dire à voix basse :
114- Tout à l’heure, j’ai vu un oiseau sur la pelouse. Il n’était pas bleu… ce n’était pas le nôtre.
115L’assistante sociale le priait de ne pas dire de bêtises et d’aller se coucher. Sur le pas de la porte, l’enfant se retournait :
116- Quand m’emmènes-tu ?
117Le téléphone sonnait. J’entendais la surveillante dire : « C’est impossible. Je ne peux plus recevoir de malades. Le service est complet. Dirigez-la à l’hôpital Saint-Vincent de Paul. » Et tout de suite après, il y eut ce dialogue auquel je n’étais pas conviée :
118- Vous n’allez pas pouvoir le garder ici.
119- Je sais. Mais où va-t-il aller ?
120- Je vais m’occuper de lui.
121- J’enverrai une nouvelle lettre à sa mère.
122- Elle n’y répondra pas.
123- Elle est venue le voir.
124- Une fois, pour lui apporter un camembert.
125- Pauvre Thierry.
126- Il sera mieux dans un centre d’enfants.
127- Peut-être.
128- Il pourra jouer.
129- Mais il est hémophile.
130La surveillante insistait sur ce mot, dont j’allai chercher la définition dans mon dictionnaire médical le soir même - - - hémophile : atteint d’hémophilie - - - hémophilie : anomalie du sang, caractérisée par un retard ou une absence de coagulation et dans laquelle la moindre blessure peut être à l’origine d’une hémorragie importante - - - De la façon dont elle l’avait dit, je sentais qu’elle s’en servait. Comme d’un prétexte. Qu’allait-il se passer ? Je me sentais inquiète. Je suis allée dans la chambre de l’enfant. Le mouton trônait sur la chaise.
131- Pourquoi es-tu triste ?
132- Mais non.
133- Veux-tu que je te raconte à mon tour une histoire ?
134Je me suis assise au pied du lit. - - - II y avait une fois, dons un grand hôpital, une jeune fille en blanc. Chaque matin, elle venait voir un petit garçon. Un jour, elle lui dit : « Je suis venue de loin pour t’apporter un présent. Tant que tu le garderas, personne ne pourra te faire de mal. » Il allait la remercier, mais elle avait disparu. À sa place, il y avait un mouton. Bleu comme la mer, et si beau qu’il en resta tout étonné. Les méchants, quand ils le voyaient en passant, n’osaient plus entrer dans sa chambre. La nuit… Oui, seulement la nuit, le mouton parlait. Il disait : « Elle reviendra. Attends-la sagement. Il faut qu’elle se marie. Alors, elle nous emmènera, toi et moi le mouton, très loin de cet hôpital, dans une maison où il y aura des pelouses avec des oiseaux bleus - - -
135Des larmes me venaient aux yeux.
136- Oh ! mais ce n’est pas triste.
137- …
138- Tu vas voir comment elle finit mon histoire.
139Mais l’assistante sociale arrivait, avec son discours modèle plein la bouche :
140- Aimerais-tu aller à la campagne ?
141- …
142- Et jouer avec d’autres enfants ?
143- …
144- Tu aimes les fleurs, n’est-ce pas ?
145- …
146- Il y en a là-bas.
147- …
148- Des fleurs, des animaux… et des petits enfants comme toi.
149- …
150- Tu n’es plus malade.
151- Je peux le redevenir.
152Elle se mit à rire, à petits coups.
153- Pourquoi te moques-tu de moi ?
154- Parce que tu es un comédien.
155- Un comédien… qu’est-ce que c’est ?
156- Quelqu’un qui joue.
157- Mais je ne joue pas… je suis tout seul.
158Je faillis crier : « Arrêtez. » Mais j’ai senti, rien qu’à la regarder, qu’il ne fallait pas que j’intervienne. Pas maintenant. À la porte, je me suis retournée pour le voir. Peut-être, pour lui sourire. Il regardait droit devant lui, farouchement silencieux.
159*
160J’allais avoir tout un week-end pour réfléchir. Sûr, que je trouverai une idée. Pour que, même s’il partait, je puisse continuer à le voir. Et le visage de la surveillante vint en arrière-plan de mes préoccupations, comme une image bienfaisante.
161Dans l’après-midi du samedi, j’ai feuilleté le Rouvière. Découvrant, à chaque page, des os, des muscles et des tendons. Mais très vite, mon regard a glissé de l’atlas anatomique de première année de médecine vers quelque chose qui était à l’intérieur de ma tête. Une petite image, à la fois floue et tenace. Les yeux fermés, je l’ai regardée grandir. M’envahir. Il n’y avait plus de place pour rien d’autre. Longtemps, je suis restée ainsi. Puis, peu à peu, le visage de l’enfant m’a abandonnée. Alors, il y eut en moi comme une sensation douloureuse et tendre. Avec du bleu, autour. « Demain »… je l’ai dit à haute voix, en ouvrant les yeux. Et j’ai commencé à attendre.
162Ce n’était plus l’heure des visites. Et pas encore celle de la nuit. Il faisait cet entre-temps indécis et tranquille des fins de journée d’automne. Dans la cour, j’accélérai le pas.
163Au premier étage du pavillon, tout était calme. Personne dans le bureau pour me demander où j’allais. La garde de nuit n’était pas encore arrivée.
164J’entrai dans la chambre de Thierry. M’étais-je trompée de porte ? L’enfant, assise à la tête du lit, était une petite fille. J’allais ressortir, quand j’ai vu le jouet sur la chaise. Son mouton. Je restai là, à le regarder.
165- Il me l’a donné.
166- Pourquoi ?
167- Il est parti.
168Je répétai la question, d’une voix sans doute bizarre. Car la fillette se dressa soudain sur son céans, criant presque :
169- Il ne l’aimait pas. Moi non plus, je ne l’aime pas… le mouton. Et puis il est laid… Il n’a qu’un œil.
170C’était vrai. Un des yeux avait été arraché. Et avec quelle violence. Comme pour mieux voir, je me baissai. Du trou sortait de la bourre de laine. Je me relevai, et sans tourner la tête vers l’enfant qui maintenant sanglotait, je sortis.
171Longtemps, je me suis promenée. Au hasard des rues. Quand je suis rentrée chez moi, il faisait nuit.
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173La surveillante marchait devant moi. Le médecin-chef à ses côtés. Et nous nous sommes retrouvés au pied du lit d’un petit garçon.
174- C’est une néphrite, me disait-on.
175Mais pour moi, c’étaient des yeux tout ronds et qui avaient cinq ans.
176- Avez-vous recueilli ses urines ?
177On parlait d’albumine, de sucre, de je ne sais quoi d’autre. Je regardais les mains parfaitement immobiles, à plat sur le revers du drap. « Est-ce grave? » …soudain, j’avais besoin qu’on me rassure. Mais personne ne me répondait. Alors, j’ai su qu’à l’hôpital il fallait se taire.